Mardi 28 mai 2019
L'audition débute à dix-sept heures cinquante-cinq.
Présidence de Mme Jacqueline Dubois, présidente de la commission d'enquête
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La commission d'enquête sur l'inclusion des élèves handicapés dans l'école et l'université de la République, quatorze ans après la loi du 11 février 2005, procède à l'audition de Mme Jocelyne Dubois, présidente de l'Association des parents et amis des instituts nationaux (APA-INJ), et parent d'élève INJA, Mme Laura Catry, secrétaire de l'APA-INJ, parent d'élève INJS et élue au CVS et au CA de l'INJS, Mme Christine Hénault, parent d'élève INJA, élue au CVS et au CA de l'INJA, Mme Laëtitia Appourchaux, parent d'élève INJS, Mme Catherine Vella, présidente de l'Association nationale de parents d'enfants sourds (ANPES), et M. Philippe Quentin, vice-président de l'Union nationale des associations de parents d'enfants déficients auditifs (UNAPEDA).
Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions par celle de trois associations de parents d'enfants aveugles, sourds ou déficients auditifs. Je souhaite la bienvenue à Mme Jocelyne Dubois, présidente de l'Association des parents et amis des instituts nationaux des jeunes sourds et jeunes aveugles (APA-INJ), parent d'élève de l'Institut national des jeunes aveugles (INJA), à Mme Laura Catry, secrétaire de l'APA-INJ, parent d'élève de l'Institut national de jeunes sourds de Paris (INJS), élue au conseil de la vie scolaire et au conseil d'administration de l'INJS, à Mme Christine Hénault, parent d'élève, élue au conseil d'administration de l'INJA, à Mme Laetitia Appourchaux, parent d'élève, éducatrice spécialisée à l'INJS de Paris, à Mme Catherine Vella, présidente de l'Association nationale des parents d'enfants sourds (ANPES), et à M. Philippe Quentin, vice-président de l'Union nationale des associations de parents d'enfants déficients auditifs (UNAPEDA). Je précise que Mme Appourchaux bénéficie pour notre réunion des services d'une interprète en langue des signes française (LSF).
La situation des enfants sourds ou aveugles est naturellement au coeur des réflexions sur l'école inclusive. Ces enfants sont aujourd'hui accueillis dans des classes ordinaires, dans des ULIS, dans des établissements médico-sociaux, ainsi qu'au sein d'instituts spécifiques, les quatre instituts nationaux de jeunes sourds (INJS) et l'Institut national des jeunes aveugles (INJA). Votre expérience sera donc très utile à la commission d'enquête.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Mmes Jocelyne Dubois, Laura Catry, Christine Hénault, Laetitia Appourchaux et Catherine Vella et M. Philippe Quentin prêtent serment.
À mon tour je vous souhaite la bienvenue, et vous dis toute l'importance que nous attachons, depuis le début de nos travaux, à la parole des acteurs, dont les associations de parents, car leur expertise nous semble déterminante
Nous venons d'auditionner les organisations syndicales : elles nous ont alertés sur les fragilités qui pèsent sur l'avenir des instituts. Votre parole nous intéresse donc pour étayer notre analyse de ce sujet, ainsi que pour mieux apprécier quelles sont les marges de progression pour favoriser une transition inclusive bénéficiant à l'ensemble des jeunes en situation de handicap, afin de concrétiser les beaux et généreux principes de la loi de 2005.
J'ajouterai juste un petit mot pour que nous nous concentrions bien sur ce qui est le plus important pour vous. En lisant vos documents, j'ai été extrêmement surprise d'apprendre que les enseignants n'appliquent pas la loi, qu'ils n'accueillent pas de la manière que l'on attendrait les enfants porteurs de handicap, qu'ils les mettent en situation d'exclusion au lieu de les mettre en situation d'inclusion. Ce sont des points importants. À votre avis, comment on peut répondre à ces problèmes et quels sont les leviers pour cela ?
J'ai un fils de 14 ans, malvoyant, qui a d'abord connu l'inclusion avant d'être actuellement scolarisé à l'institut des jeunes aveugles.
Les jeunes malvoyants sont affectés par un handicap évolutif, pouvant de surcroît survenir à n'importe quel moment de la vie de l'enfant. L'enfant peut donc commencer sa scolarité sans que l'on sache qu'il est porteur de ce handicap, et prendre ainsi au dépourvu à la fois les familles et les enseignants. C'est un point de difficulté.
Mon fils a été diagnostiqué à 9 ans, alors qu'il était déjà bien inséré dans l'école, en CE1. L'ophtalmologiste qui m'a envoyée vers un hôpital spécialisé nous a expliqué les démarches à suivre auprès de la MDPH pour faire reconnaître le handicap. Nous avons a réussi à avoir une prise en charge par un service qui fait intervenir des professionnels dans l'école pour des séances d'orthoptie, de psychomotricité, etc.
À l'école ordinaire, ce sont l'adaptation du matériel et les demandes d'AVS qui ont posé le plus de problèmes. Le matériel adapté de mon fils est tombé en panne et le service spécialisé de l'Éducation nationale nous a dit que, le budget étant épuisé, on ne pouvait pas réparer le vidéo-agrandisseur qui permettait à mon fils de voir au tableau. Si je n'avais pas payé la facture moi-même, il aurait dû terminer l'année sans pouvoir voir ce qu'écrivait son instituteur ! L'adaptation des documents n'est pas non plus toujours faite dans les délais, ce qui place le jeune malvoyant en position délicate.
Plus le handicap s'aggrave, plus il faut adapter la pédagogie. Certains élèves malvoyants peuvent écrire au début en « noir agrandi », mais, avec l'aggravation de la malvoyance, ont de plus en plus besoin de matériel, et doivent apprendre à suivre les cours de l'enseignant. Tant que l'enfant est en primaire, c'est un peu compliqué car la plupart des enseignants en école ordinaire n'ont pas de formation spécifique à la déficience visuelle. Ils ne savent pas toujours comment adapter leur support de cours. Si l'on veut que le support soit adapté, il faut l'envoyer préalablement au service spécialisé qui doit ensuite le renvoyer. Cela exige des enseignants qu'ils anticipent, ce qui n'est pas évident car beaucoup d'entre eux ne sont pas formés.
Quand la malvoyance de l'enfant s'aggrave – ce qui était le cas de mon fils, au point qu'il ne peut plus écrire à la main –, il faut lui fournir un matériel plus évolué et mettre à sa disposition des ordinateurs avec logiciels adaptés. Mais cela suppose qu'il soit formé à leur utilisation, et qu'il suive des cours de dactylographie qui, la plupart du temps, ne sont pas assurés dans les écoles de quartier. Bref, il est indispensable de prévoir une pédagogie adaptée aux jeunes malvoyants.
Je suis maman d'un enfant totalement aveugle, qui n'a pas les neurones pour s'imaginer seulement ce que c'est que voir. Ce n'est pas un voyant qui fermerait les yeux et qui aurait tous les « logiciels » dans la tête. Il a eu un parcours alterné : inclusion en maternelle, primaire spécialisé, inclusion en collège, lycée spécialisé.
Pour répondre à vos questions, le principal obstacle à surmonter est la mauvaise compréhension de ce qu'est réellement la cécité. Je vais vous donner quelques exemples.
En cours d'anglais, on projette des images, puisque la pédagogie est basée de plus en plus sur l'image, et l'enfant aveugle entend une phrase en anglais qui décrit une image qu'il n'a pas sous les yeux. Mais il a à côté de lui une AVS ou un camarade qui va lui expliquer l'image en français, et qui lui dit : voilà, il y a un personnage qui porte une casquette « schtroumpf », qui tient une « schtroumpf » à la main, qui fume la « schtroumpf » et qui est vêtu d'une cape. Mais, aujourd'hui, qui porte une cape sinon pour jouer à Zorro – ce qui, pour un enfant aveugle, n'a aucune signification ? Et quel enfant a déjà vu une pipe, que les grands-pères ne fument plus, ou une casquette écossaise ? C'est très compliqué à expliquer à un aveugle. Et je ne parle pas de la loupe… L'AVS, donc, lui explique tout ça à toute vitesse, mais pendant ce temps le professeur a ajouté autre chose, sans faire de pause. L'enfant a donc une sorte de vide intersidéral dans la tête, il a imaginé un personnage avec une casquette style « 9.3 » qu'on met à l'envers. Il est très loin d'avoir reconnu Sherlock Holmes !
Deuxième exemple : l'enfant entend le professeur de maths qui s'applique à verbaliser ce qu'il écrit au tableau et qui dit « a puissance n sur deux ». Je vous invite à l'écrire vous-mêmes, car si vous comparez avec votre voisin, il y a toutes chances que vous ayez des versions différentes, étant donné qu'il y a cinq façons de faire…
Ces exemples montrent que, même avec la meilleure volonté du monde, on loupe quand même beaucoup de choses. Il faut donc tout reprendre, le soir, avec les parents – sauf qu'après sa journée de classe, l'enfant n'en a pas tellement envie.
L'inclusion, donc, ça peut être pas mal : on se fait des copains, on n'a pas trop de pression scolaire parce que les enseignants sont bienveillants, mais on se retrouve avec beaucoup de lacunes. C'est pour cette raison que les parcours alternés sont bénéfiques.
Le braille est également un problème important. Il faut six mois pour transcrire en braille un manuel scolaire. C'est incompressible, car il ne s'agit pas simplement de transcrire mais aussi d'adapter. Or, l'enseignant qui a dans sa classe un élève aveugle le sait en général le jour de la prérentrée, ou l'avant-veille, ou, dans le meilleur des cas, au mois de juin. Or le choix du manuel scolaire relève de sa sacro-sainte liberté pédagogique. Et là, c'est la loterie : soit le livre existe déjà en braille – ce qui est le cas le plus rare –, soit on va commencer à le transcrire à la rentrée, ce qui va prendre six mois. Bien sûr, cela pourra se faire chapitre par chapitre : on va courir après le temps, mais, dans la réalité, l'élève n'aura jamais son livre en braille. La seule solution consiste à obliger l'enseignant à choisir parmi trois ou quatre manuels. Peut-être faut-il pour cela réunir une commission qui décidera quels sont ces trois ou quatre manuels, par matière et par classe, qui sont à transcrire. Il faudrait une obligation, et pas simplement un partenariat reposant sur la confiance.
Le problème est identique pour les supports de cours que les professeurs distribuent – ou pas. Leur liberté pédagogique les autorise à écrire le cours la veille, voire la nuit, s'ils en ont envie. Leur imposer de donner leur cours quinze jours avant serait une petite entorse à cette liberté pédagogique, mais si cette entorse était prévue par la loi, cela permettrait au moins que les outils existants soient utilisés à plein.
Je terminerai en évoquant le deuxième grand problème : celui de l'AESH ou de l'AVS qui n'a pas la formation, la compréhension nécessaire pour être pleinement utile en classe et qui, du coup, se transforme en nounou, amène l'enfant à la cantine, le sert à table, etc. L'enfant n'a pas besoin de cet obstacle entre lui et ses camarades. Ceux-ci peuvent très bien l'amener à la cantine, remplir son plateau, le guider d'une classe à l'autre, voire lui expliquer des petites choses qui se passent dans la classe, comme un élève qui se fait gronder. L'AVS, dans ces situations, est même contreproductive – ou contreproductif si c'est un homme.
Nous pouvons vous faire passer des documents en relief qui pour moi, sont une aberration parce qu'ils obligent les élèves à passer par le dessin, donc par une représentation visuelle destinée à remplacer ce qu'on ne voit pas pour rendre les choses plus faciles à comprendre. C'est leur demander un effort terrible : imaginer visuellement quelque chose qui passe par le toucher. C'est une démarche aberrante, qui les formate pour qu'ils se comportent le plus possible comme des voyants, et qui leur complique la vie plus qu'autre chose. Ils n'ont pas besoin de ça. Si vous touchez ces documents sans les voir regardés avant, vous allez tout de suite comprendre qu'il est absolument impossible de s'en servir en classe. Ce n'est pas une aide, c'est un obstacle.
Au bac, par exemple en SVT, on leur demande même quelque chose de pire : dicter le dessin à un secrétaire, sans savoir ce que le secrétaire dessine effectivement. Cela rappelle les exercices de communication interpersonnelle qu'on fait dans les formations en entreprise : on s'amuse beaucoup en voyant ce que l'autre a dessiné d'après la description qu'on lui a faite, et qui n'a souvent aucun rapport. Mais là, il ne s'agit pas de s'amuser : il y a une note au bout et le correcteur ne sait pas que le candidat est aveugle.
La carte de géographie montre un problème intéressant, car je pouvais croire que c'était au contraire un bon support.
Je suis maman de trois enfants. L'aîné a 26 ans, il est malentendant, il fait des études de dentiste ; le deuxième est entendant ; le troisième a 16 ans, il est sourd, implanté. Mon mari et moi avons donc une certaine expérience de la scolarisation des enfants malentendants ou sourds.
Vous demandiez pourquoi les professeurs n'arrivent pas à intégrer dans leur classe un enfant différent. C'est parce qu'il faut du temps : c'est un autre rythme. Chaque enfant a un rythme différent et a besoin d'une pédagogie particulière. La question de l'inclusion ne se pose pas de la même façon avec n'importe quel élève, n'importe quel enfant, n'importe quel handicap. Chaque handicap a sa spécificité. Nous savons maintenant qu'une vraie pédagogie a été développée pour les aveugles et pour les sourds. Il faudrait vraiment s'appuyer sur cette pédagogie, sur les équipes pluridisciplinaires expérimentées qui ont fait des recherches et qui les ont appliquées.
Nous voyons les évolutions survenues depuis vingt ans, notamment depuis la loi de 2005, et nous avons été obligés, depuis 2007, de protéger l'école spécialisée où était mise en oeuvre cette pédagogie. Nous avons vraiment l'impression que cette loi d'inclusion a été faite pour faire des économies. Au lieu de développer les équipes pluridisciplinaires, de faire appel aux professionnels qui connaissent bien les handicaps spécifiques que sont la surdité et la cécité, on démantèle les établissements pour saupoudrer ces professionnels un petit peu partout. C'est contreproductif.
(Interprétation en langue des signes française.) Bonjour, je suis Laëtitia Appourchaux, mère de deux enfants sourds de treize et dix ans. Je suis moi-même sourde ainsi que mon mari, nous sommes donc sourds tous les quatre. Nous sommes une famille ouverte, la langue des signes est ma langue maternelle, et pour moi l'oral est une langue étrangère, et nous fonctionnons de cette façon.
Au départ, j'étais contente que ma fille soit acceptée en inclusion dans l'école du quartier. Elle est locutrice de la langue des signes. Il y a quand même de gros problèmes de pédagogie, car la logique visuelle et cognitive d'un enfant sourd n'est pas celle d'un entendant, et ça rend les choses très compliquées. Ma fille n'était pas du tout imprégnée des codes spécifiques aux enfants sourds. Elle n'avait pas de vocabulaire, n'acquérait pas grand-chose, avait des difficultés d'expression ; j'ai donc dû lui donner tout ça. Et je me disais : je suis sa mère, ce n'est peut-être pas mon rôle. En tout cas, elle s'est retrouvée en échec.
Je dois préciser que, même si la langue des signes est ma langue, nous utilisons ponctuellement l'oralisme, car je n'ai rien contre, mais j'étais quand même obligée d'expliquer un certain nombre de choses, il fallait l'emmener à l'orthophonie, nous n'avions plus de vie de famille, de temps d'échange avec nos filles, etc. car tout était très, très compliqué. J'étais obligée de pallier toutes ses lacunes scolaires en fin de journée pour lui permettre de rattraper son retard.
Donc, l'inclusion, oui, sans doute, mais en partenariat avec un institut spécialisé, une structure spécialisée, qui permette à l'enfant d'avoir tous les supports dont il a besoin, notamment au niveau de la surdité, des codes sociaux, des identifications, des références identitaires et autres. Des professionnels intervenaient régulièrement dans l'école de ma fille, avec une pédagogie adaptée, essentiellement visuelle, qui lui permettait de progresser à son rythme. Et là, j'ai vu ma fille s'épanouir et rattraper son retard.
Chaque famille a sa liberté de choix, mais il ne faut pas croire que le simple fait de mettre un interprète dans la classe va changer les choses. Il faut une pédagogie, il faut des professionnels eux-mêmes sourds, il faut que l'enfant soit en interaction avec ses pairs comme avec professeurs, car lorsque ma fille n'avait pas ce soutien de professionnels spécialisés, elle était comme un légume au fond de la classe, elle ne comprenait rien. Elle n'arrivait pas à progresser au niveau de la trace écrite, car le français est très compliqué à apprendre pour une personne sourde.
C'est grâce à ce partenariat avec un institut spécialisé que j'ai vu ma fille s'épanouir et progresser. Il y avait des orthophonistes, donc nous n'avions plus besoin de l'emmener chez l'orthophoniste, etc. C'est grâce à cela que nous avons pu retrouver une vie familiale normale.
Attention : je n'ai rien contre l'inclusion, mais je suis pour une inclusion sous conditions, c'est-à-dire avec une pédagogie adaptée au handicap – et je peux certifier qu'il y a des professionnels, notamment pour la surdité, qui sont qualifiés pour cela. Je ne peux pas accepter de voir certains enfants sourds qui ont un retard scolaire énorme, irrattrapable. Donc, inclusion, oui, mais avec une pédagogie adaptée et des professionnels adaptés. Je ne suis pas vraiment persuadée, par exemple, de l'apport des AVS ou des AESH : je ne pense pas que soixante heures de formation de base, même au niveau de la langue des signes, suffisent pour s'adapter à l'enfant dont on a la charge. On court le risque de voir le niveau des enfants sourds s'abaisser de plus en plus, jusqu'à être en décalage complet par rapport à celui des entendants. Bien sûr, les niveaux sont disparates aussi chez les enfants entendants, mais il faut absolument veiller à ne pas perdre en route les enfants sourds. J'ai une certaine expérience dans mon métier : j'ai vu nombre d'enfants en inclusion ou en intégration revenir en établissement spécialisé parce qu'ils n'arrivaient pas à s'épanouir ; il a fallu rattraper les choses.
Les contraintes budgétaires posent aussi problème : être en intégration sans interprète et être obligé de lire sur les lèvres toute la journée est une maltraitance, une souffrance, qui peut parfois provoquer des dépressions infantiles. Or, on peut dire tout ce que l'on veut : il est essentiel de permettre à nos enfants de progresser et d'évoluer dans un monde où ils puissent s'épanouir. On parle beaucoup d'inclusion, mais les professeurs ne sont pas tous formés et n'ont pas le bagage nécessaire. Surtout, il faut laisser aux parents la liberté de choisir, pour leur enfant, entre l'inclusion et un institut spécialisé. Je suis prête à participer à des réunions si les membres de cette commission ont besoin de débattre ou d'échanger sur ce sujet.
Je préside l'Association nationale de parents d'enfants sourds (ANPES), qui ont fait le choix de la langue des signes comme langue de communication.
Je suis maman d'un petit garçon sourd de 12 ans qui est en collège, en ULIS. Il a fait sa première année de maternelle en inclusion. Pour reprendre ce que disaient mes collègues : c'était le petit roi de la classe, parce qu'il avait son AVS à lui, alors que les autres enfants partageaient la même institutrice. Il est parti en classe bilingue français-LSF, dans une école de quartier, mais avec un groupe d'enfants sourds. Il y a appris la citoyenneté, la socialisation, il était un élève ordinaire parmi d'autres élèves ordinaires, qui avait une langue, la langue des signes, un enseignant qui la maîtrisait parfaitement, ce qui permettait aux élèves de construire leur langue dès la maternelle. J'ai voulu vous envoyer un document par messagerie, mais il est trop lourd ; je vais donc vous le remettre. J'y ai repris les textes de l'Éducation nationale selon lesquels la maternelle est faite pour construire sa langue. Mais comment un enfant sourd dont la langue est la langue des signes peut-il la construire s'il n'est pas avec d'autres enfants sourds et, surtout, avec un adulte qui la maîtrise parfaitement ?
Je ne sais pas comment faire pour vous expliquer. Par exemple, en dernière année de maternelle, une AVS avec un petit niveau en LSF a remplacé un jour la maîtresse. Elle a demandé aux enfants ce qu'ils voulaient faire plus tard, sauf que le signe qu'elle a employé signifiait « tard » dans le sens de « en retard », si bien que les enfants sont restés un peu interloqués et n'ont pas répondu à la question, faute de l'avoir comprise. Il faut donc faire très attention.
J'ai inclus aussi dans ce document les nouveaux programmes de français de CP, où tout repose sur le son, la phonétique, la phonologie, les rythmes. Comment un interprète, même le meilleur du monde, ou une AVS qui maîtriserait la LSF parfaitement, va-t-il pouvoir traduire à un enfant sourd, en intégration individuelle : Écris la syllabe manquante – pi, fi, bi, mi – dans les mots avec un trou – par exemple « bobine » – ? Il faudra qu'il lui traduise en phonologie, c'est-à-dire qu'il va lui donner la réponse… J'ai réuni un florilège d'exercices de français qui vont transformer l'enfant sourd en « plante verte » dans la classe : comme me disait l'une de mes collègues : ça va lui passer au-dessus, il ne va pas comprendre et ne progressera pas en français. On sait bien que l'enjeu, pour un enfant sourd, est la maîtrise du français écrit – qui est une deuxième langue. Or c'est vraiment très difficile car elle ne se construit pas du tout comme la langue des signes.
Pour assurer l'accès des jeunes sourds à cette langue, il faut des professionnels, notamment des professionnels sourds. Mais quelle place auront-ils dans un système inclusif ? Pourront-ils être intégrés à l'Éducation nationale ?
La langue des signes est une langue, et pour partager une langue, il faut être plusieurs. Être seul dans une classe ne sert strictement à rien. Dans l'ULIS, mon fils a une professeure de français – spécialement affectée à l'ULIS… – qui n'est pas vraiment acculturée, qui ne sait pas vraiment ce qu'est un enfant sourd. Elle fait conjuguer la phrase : « je n'entends plus le vent dans les arbres », elle leur fait étudier le présent de l'indicatif avec la phrase « nous avons tous cinq sens, l'ouïe, l'odorat, etc. », elle leur apprend « je suis en train de faire la cuisine » sans leur expliquer que la cuisine n'est pas « dans le train » et qu'il s'agit juste d'une locution. Tous les soirs, je dois refaire les cours de français et expliquer à mon fils ces expressions qu'il ne comprend pas.
Je suis d'accord pour que tous les enfants soient des enfants de la République, je suis pour l'égalité des droits et des chances, mais il faut s'en donner les moyens, notamment humains et en termes de formation, et il faut surtout que les enfants qui apprennent la LSF le fassent entre pairs, car c'est comme cela qu'ils vont vraiment apprendre, communiquer et se socialiser. L'école inclusive ne doit pas être en fait une école exclusive : elle doit être une école qui fasse l'enfant entrer dans la société. Car ce dont je rêve, c'est d'une société inclusive, où chacun, quel qu'il soit, ait sa place.
Vu la complexité de la question, je renvoie la commission au document que je lui ai envoyé et à ceux que je lui laisserai en partant.
Je suis père d'un « petit » de 43 ans, qui est implanté, qui oralise, mais je voudrais témoigner ici que, même pour les sourds profonds, implantés ou qui ont eu des prothèses, et qui oralisent, les choses ne sont pas simples. La question de la LSF est donc tout à fait centrale, mais elle ne doit pas faire oublier ces très nombreux sourds qui n'ont pas recours à LSF, qui oralisent, qui s'en sortent bien, mais qui, à l'école, rencontrent des difficultés majeures.
Je reviens à ce qui a été dit tout à l'heure sur le partenariat entre l'Éducation nationale et le monde spécialisé – j'y intègre les établissements plus ou moins fermés, mais aussi les SESSAD et les services comme les SEFIS ou les SAFEP, qui sont vraiment une chance. En général, les parents souhaitent avant tout que les enfants aient une vie scolaire, périscolaire, culturelle, etc., proche de chez eux. Notre document fait état d'une expérience, avec notre beau slogan « Associons nos compétences », entre professionnels de la surdité, enseignants et parents. Il me semble que c'est quelque chose de très important
Il y a un écart considérable aujourd'hui entre les textes et les pratiques, ce qui est très anxiogène pour les parents : on leur dit que l'école est ouverte, etc., mais dans les faits ça ne suit pas vraiment et les handicaps sensoriels restent très méconnus. Donc, vous dites que les enseignants n'appliquent pas la loi, mais je dirais plutôt que l'État ne se donne pas les moyens de ses ambitions, ni même ceux de piloter les nouveaux dispositifs qu'il crée.
Lors de la journée nationale que nous avons organisée le 4 octobre sur « scolarité et surdité », nous avons eu droit à un exposé du service statistique de l'Éducation nationale, qui mettait d'un côté ce qui se passait dans les établissements spécialisés, et de l'autre ce qui se passait dans les classes ordinaires. Mais il mélangeait tout au niveau des statistiques : les intégrations « sauvages », avec les parents qui se débrouillent le soir sans accompagnement, les inclusions avec AVS ou AESH – dont nous pensons tous que ce n'est pas une solution très professionnelle – et les intégrations accompagnées par un SESSAD. Donc, nous avons eu des statistiques très générales, sur les résultats aux examens ou sur d'autres sujets, mais on ne pouvait absolument pas distinguer l'apport du médico-social, éventuellement celui des AVS et des AVSH.
Cette extrême diversité des situations appelle une souplesse des réponses. Nous avons vraiment besoin d'une Éducation nationale adossée au médico-social, mais sans mélange des genres, sans que l'un « avale » l'autre.
Je tenais à vous remercier, madame la présidente, d'avoir invité ces personnes aujourd'hui, car je me reconnais au moins dans la moitié d'entre elles.
Je voudrais demander à Mme l'interprète combien de temps elle a mis pour atteindre ce niveau en langue des signes : trois ans ? Cinq ans ? Je pose la question pour souligner que c'est une langue dont nous avons peine à imaginer la complexité. Ceux qui la connaissent un peu savent que sa maîtrise demande énormément de travail et que les AVS et les AESH ne peuvent atteindre un tel niveau avec seulement 60 heures de formation. Il faut aussi que la personne qui se forme soit assurée de pouvoir pratiquer durant le reste de sa carrière.
Il en va de même pour la formation des parents, que ce soit en LSF ou en braille – que je connais moins bien. Il faut bien quatre à cinq ans pour parvenir à maîtriser la LSF, et le coût, très élevé, est entièrement à leur charge.
Je voudrais également parler des pôles d'enseignement des jeunes sourds (PEJS). En théorie, il devrait y en avoir un dans chaque région. Or il n'y en a que trois ou quatre qui soient de bon niveau et certaines régions en sont encore dépourvues.
Cela fait plaisir à la société de se dire qu'elle va intégrer les enfants, mais cela ne doit pas être fait de n'importe quelle façon, sous peine de les mettre en situation de sur-handicap. Nos enfants sont généralement beaux, leur handicap, bien que gravissime, est souvent invisible, et la société tend à passer à côté.
Pour résumer, et pour vérifier si j'ai bien compris : vous dites « inclusion, oui, mais pas à n'importe quel prix, et en aucun cas sans moyens » ; vous dites « articulation à renforcer entre le secteur médico-social et le milieu scolaire » ; vous dites « rôle spécifique des instituts, au service de la souplesse et d'allers-retours entre l'enseignement spécialisé et le milieu ordinaire ». Est-ce que je me trompe ? Non ? Alors, ça me va.
Merci pour cette synthèse, monsieur le rapporteur !
Vos témoignages nous ont fait toucher du doigt le fait que l'on pense et appréhende le monde de manière totalement différente lorsqu'on est atteint d'un handicap sensoriel. Il faut veiller à ce que l'école ne devienne pas, dans ces cas spécifiques, excluante plutôt qu'inclusive.
Pour prendre un exemple de ce que peuvent être les mauvais côtés de l'inclusion, la classe de 6e de mon fils réunit six élèves sourds, qui sont en LSF et qui sont suivis – heureusement – par le SEFIS, mais le directeur n'a pas eu l'idée de mettre, entre midi et deux heures, un surveillant qui maîtrise la LSF, si bien que les bêtises se sont vite multipliées. Après, on nous a expliqué qu'on ne s'était pas méfié parce que les élèves « avaient l'air mignons »… Bien sûr ! Mais il ne faut pas oublier comment sont les ados de douze ans, sourds ou non : s'il n'y a personne pour leur rappeler les règles, on ne s'en sort pas ! Heureusement que le SEFIS est là, car l'Éducation nationale, elle, ne met pas les moyens.
Je me suis formée toute seule, je connais tout le braille, y compris le braille informatique et le braille abrégé. L'INJA est le seul endroit où j'ai rencontré des gens qui m'apprenaient des choses, de vrais experts, dont l'expertise venait d'une seule chose : le fait qu'ils avaient des enfants aveugles dans leur classe, auprès de qui ils exerçaient leur vrai métier, qui est d'enseigner. Si on leur enlève cela pour en faire de simples accompagnants, on perdra cette expertise et les enfants vont régresser, comme en Italie, dont aime bien parler Mme Cluzel, mais qui est le pire exemple qu'on puisse imaginer. En Italie, les aveugles ne savent plus se promener avec une canne, ils n'ont pas de cours de locomotion, ils ne connaissent pas le braille.
Qu'en est-il de la Suède, l'autre pays que l'on cite souvent en exemple ? Avez-vous des informations ?
Merci à tous pour cet éclairage extrêmement riche sur le handicap sensoriel, qui est le plus difficile à appréhender – ce dont je ne me rendais pas compte.
L'audition s'achève à dix-huit heures quarante.
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Membres présents ou excusés
Réunion du mardi 28 mai 2019 à 17 heures 30
Présents. – M. Patrice Anato, Mme Géraldine Bannier, Mme Jacqueline Dubois, Mme Marianne Dubois, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, M. Olivier Gaillard, M. Sébastien Jumel
Excusés. - M. Christophe Bouillon, M. Bertrand Bouyx, Mme Nathalie Sarles