La séance est ouverte à quinze heures.
Mes chers collègues, pour son avant-dernière audition, la mission d'information reçoit Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Nous avions fait le choix, avec M. le rapporteur, d'auditionner les ministres au terme de nos travaux, après avoir entendu et recueilli les contributions de nombreuses personnes qui, par leur fonction, leur titre ou leur action pouvaient nous aider à comprendre la nature de l'événement survenu à Rouen, la façon dont les pouvoirs publics sont intervenus et en tirer tous les enseignements. L'accident de Lubrizol a marqué non seulement le territoire de la Métropole rouennaise mais aussi tous les lieux abritant des sites Seveso. Nous nous efforcerons, dans les prochains jours – sous l'impulsion de notre rapporteur, avec l'ensemble des membres de la mission – de faire des propositions.
Le rapporteur et moi-même vous poserons chacun trois questions, puis je donnerai la parole à nos collègues, en leur demandant de se limiter, dans un premier temps, à une question, afin de conserver un caractère le plus vivant possible à notre audition.
Connaissons-nous, à l'heure actuelle, la nature des produits enflammés ayant constitué le panache de fumée qui a survolé la Métropole rouennaise et le Pays de Bray ? On a beaucoup parlé des hydrocarbures polycycliques aromatiques – tels que le benzène ou le toluène –, ainsi que des métaux lourds et de l'amiante. Ces substances nombreuses, considérées comme cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) étaient présentes sur le site. Elles sont connues pour leur toxicité et sont référencées dans les tableaux des maladies professionnelles. Quels sont les seuils à partir desquels on peut dire qu'il y a un risque pour la santé ? Quelle autorité les définit : des scientifiques, les services de l'État ? Ces seuils évoluent-ils avec les progrès de la recherche, notre connaissance des effets produits par ces substances sur l'homme ? Sont-ils propres à la France ou correspondent-ils à des normes internationales ? À quel moment et de quelle façon les mesures ont-elles été prises ? Ont-elles été réalisées lors de l'événement, tandis que les pompiers intervenaient, avec le concours des services de l'Agence régionale de santé (ARS) ? Enfin, quel est le degré d'incertitude des mesures réalisées ?
Merci, madame la ministre, de nous aider à faire toute la lumière sur ce qu'il s'est passé sur le site de Lubrizol et de Normandie Logistique, à Rouen. Vous l'avez ressenti quand vous vous êtes rendue sur les lieux, dans les heures qui ont suivi l'incendie puis quelques jours après : la tension était très forte, en raison des craintes que nourrissaient les habitants pour leur santé. D'ailleurs, le 27 septembre, après votre déplacement, vous avez affirmé que la ville était polluée.
Quels éléments vous ont permis d'établir ce constat à cet instant ? Le 11 octobre, soit quinze jours après l'incendie, vous êtes retournée à Rouen, en compagnie de vos collègues Mme Élisabeth Borne et de M. Didier Guillaume, et vous vous êtes montrée rassurante ; vous avez indiqué que la crise sanitaire aurait un effet limité, en vous appuyant sur le faible nombre de consultations constatées aux urgences – 246 au cours des deux premiers jours. À partir de ce moment, considériez-vous que la situation était sous contrôle d'un point de vue sanitaire ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous apporter quelques précisions concernant le suivi épidémiologique ? Comme vous le savez, la procédure de suivi et ses différentes étapes ont donné lieu à un vif débat au plan local. Pouvez-vous confirmer que la première étape aura lieu en mars 2020, comme annoncé ?
Enfin, les experts de Santé publique France sont-ils en mesure de modéliser le lien existant entre une exposition à un instant « t » et l'apparition d'effets sanitaires dans plusieurs années ? Ne serait-il pas plus commode de cibler certaines populations, telles que les personnels impliqués dans la lutte contre l'incendie et les premiers prélèvements, les femmes enceintes et allaitantes, les jeunes enfants ou encore les malades chroniques ?
J'ai deux autres questions à vous poser, madame la ministre. La première concerne les personnes qui ont procédé elles-mêmes, ou par le biais de collectifs citoyens, à des analyses. Est-il encore temps qu'elles les confient à l'administration, par exemple à vos services ? Ces analyses entreront-elles en ligne de compte dans le cadre du suivi médical et épidémiologique ? Ma dernière question a trait à l'indemnisation des dommages. L'exploitant a conclu, en lien avec les services de l'État, des conventions d'indemnisation avec les acteurs économiques – notamment les agriculteurs – et les collectivités. Par ailleurs, des citoyens peuvent bénéficier d'indemnisations – certains se sont rapprochés, à cette fin, de l'exploitant –, par exemple pour financer des actions de nettoyage. Toutefois, un grand nombre d'entre eux s'étonnent que l'exploitant leur demande au préalable de s'engager à ne pas exercer d'action en justice, par la suite, à son encontre. On peut comprendre que quelqu'un qui a reçu une indemnisation pour nettoyer un bien personnel affecté par la pollution due au panache ne puisse, dans la foulée, porter l'affaire en justice. En revanche, si, dans quelques années, cette même personne a des problèmes de santé, dont on peut prouver qu'ils sont liés à l'événement, pourrait-elle malgré tout ester en justice ? Peut-on établir une telle distinction ?
Dans le cadre de la mission d'information, nous avons auditionné l'agence régionale de santé et les professionnels de santé. Ils ont souligné la complexité de la communication, d'une part entre les professionnels, notamment avec ceux qui ne travaillent pas au sein d'un établissement et, d'autre part, à destination de la population. Nous avons constaté que beaucoup d'habitants ont eu comme premier réflexe de consulter leur médecin traitant. Or certains praticiens se sont trouvés un peu démunis, par manque d'informations. Quelles seraient vos propositions pour rendre plus performant le système d'information et d'alerte à destination des professionnels ? Ne devrions-nous pas nous appuyer davantage sur l'ordre des infirmiers, qui ont également été très sollicités, même s'ils n'ont pas participé aux premières réunions de crise ? Ces derniers disposent en effet de listes très à jour des personnels de santé.
Ma deuxième question concerne les craintes exprimées par les professionnels sur les conséquences possibles, à long terme, de l'incendie de Lubrizol. Plusieurs d'entre eux ont mis en lumière l'existence d'un risque pour l'appareil respiratoire, lié à la pyrolyse des phosphates, laquelle présente un danger en raison de la formation de nanoparticules. Une chercheuse de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a mis en avant le risque de contamination par l'amiante, qui peut entraîner des pathologies comme le mésothéliome. Par ailleurs, les médecins rouennais appartenant au sous-groupe « santé » issu du comité pour la transparence et le dialogue affirment ne pouvoir totalement exclure un risque pour la santé à plus ou moins long terme. Quel dispositif l'État proposera-t-il pour étudier les risques évoqués par les professionnels ? Pensez-vous qu'il serait possible, le cas échéant, d'établir un lien de cause à effet entre l'accident et une pathologie lourde que certaines personnes pourraient développer ?
Madame la ministre, je m'adresse à vous en tant que membre de la mission d'information, mais également en ma qualité de président du Conseil national de l'air. Je voulais revenir sur les nombreuses mesures de substances chimiques dans l'air qui ont été effectuées lors de l'incendie et dans les jours qui ont suivi. Pour certaines des substances détectées, il n'existe pas, à ce jour, de valeur sanitaire de référence qui permettrait d'estimer rapidement leur effet sur la santé. Je prendrai l'exemple symbolique du naphtalène, cet hydrocarbure polycyclique aromatique dont on connaît la toxicité et qui est présent dans beaucoup de formulations chimiques. Dans quelle mesure le retour d'expérience sur l'accident de l'usine Lubrizol vous permettra-t-il de compléter la base de données des valeurs sanitaires de référence ? Les substances concernées devraient être considérées comme prioritaires à l'avenir.
Mesdames, messieurs les députés, je tiendrai un propos liminaire, qui devrait répondre en partie à vos questions, auquel j'apporterai ensuite des compléments.
L'incendie de l'usine Lubrizol, site classé Seveso « seuil haut », survenu de nuit, au cours des premières heures du jeudi 26 septembre dernier, a suscité une profonde inquiétude dans l'ensemble de la population rouennaise et, plus largement, parmi nos concitoyens concernés par les conséquences du panache de fumée. Il a engendré de nombreuses interrogations – légitimes – sur les effets de cet accident industriel sur la santé. Je souhaite donc vous expliquer ici de manière méthodique les actions engagées par mon ministère.
S'agissant tout d'abord des mesures de gestion de crise et de la diffusion des premières recommandations sanitaires, je tiens à vous indiquer que l'ensemble de mes services, le centre opérationnel du ministère de la santé, l'Agence régionale de santé de Normandie, les agences sanitaires nationales – Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), Santé publique France –, ainsi que l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) ont été mobilisés dès la nuit de l'incendie pour appuyer les services de la préfecture de région.
Les priorités ont été la prise en charge d'éventuelles victimes ainsi que l'évaluation des effets sanitaires immédiats du panache de fumée, compte tenu de la présence de très nombreux produits toxiques stockés en masse sur le site. Les recherches de toxiques dans l'air, réalisées en urgence par les sapeurs-pompiers du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) 76, ont permis de rassurer les services de santé et la population concernant les risques sanitaires immédiats. En effet, aucune substance toxique présentant des concentrations pouvant induire un risque sanitaire aigu majeur n'a été détectée dans le panache. Toutefois, pour prévenir l'effet des fumées sur la population se trouvant sous le panache, notamment pour les personnes les plus sensibles, et pour assurer une prise en charge adaptée, mes services ont, dès le matin du 26 septembre, recensé dans la Région Normandie et dans les régions limitrophes les capacités d'hospitalisation en réanimation en cas de détresse respiratoire. Les capacités de renforcement du Samu de Seine-Maritime en équipes médicales et en matériel ont également été identifiées en urgence. Ces dispositions n'ont heureusement pas dû être mises en oeuvre. Les indicateurs d'activité remontés par le Samu et les établissements de santé du secteur – autrement dit, les services d'urgence – ont également été surveillés très attentivement dès le 26.
Ces informations ont permis de constater l'absence de cas graves en lien avec l'incendie et d'observer un recours modéré aux services d'urgences hospitaliers ; on a ainsi enregistré cinquante et un passages aux urgences sans critère de gravité en lien avec cet événement le 26 septembre.
Mes services se sont dès les premières heures attachés à définir des recommandations sanitaires permettant de limiter l'exposition des populations aux particules émises par l'incendie puis aux retombées. Nous avons ainsi immédiatement donné des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies : nettoyer son environnement « à l'humide » en se protégeant, ou encore éviter toute consommation d'aliment souillé, notamment dans les potagers. De nouvelles recommandations, plus spécifiques, ont ensuite été diffusées par mes services, qui portaient, par exemple, sur la gestion des déchets verts ou la conduite à tenir pour les sports en extérieur.
Je suis venue à Rouen, sur le site de Lubrizol, dès le lendemain de l'incendie, pour soutenir les secours et les professionnels de santé, mieux comprendre la situation sanitaire et le ressenti, dire ce que nous savions et ne savions pas, et m'assurer en particulier de la mesure en temps réel et du suivi des conséquences sanitaires sur le terrain.
J'en viens à présent à la surveillance et au bilan de l'impact sanitaire immédiat. Afin d'assurer une surveillance de la population dans les jours qui ont suivi l'incendie, j'ai saisi Santé publique France pour obtenir en urgence une synthèse des conséquences sanitaires observées. L'analyse des données de surveillance épidémiologique a montré un effet réel mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, puis 2 à 5 passages quotidiens. Il s'agissait essentiellement de pathologies asthmatiformes ou de consultations liées à des nausées, vomissements ou céphalées. Au total, 10 personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je l'indiquais, aucun cas grave n'a été rapporté durant cette phase aiguë, et ce bilan sanitaire a été confirmé par l'ANSES. Les cas signalés par les centres antipoison n'ont pas présenté un caractère clinique de gravité pouvant révéler la présence d'une substance porteuse de risques sanitaires élevés à court terme au sein de la population générale. La cellule d'appui psychologique instituée à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population et assurer le soutien et l'écoute des habitants a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours.
Je souhaite également vous apporter quelques précisions sur le contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, lequel, rappelons-le, relève de la compétence pleine et entière de mes services. Une surveillance renforcée de la qualité de l'eau a été mise en oeuvre par l'ARS de Normandie, qui a réalisé des analyses immédiatement après l'incendie, en complément de celles effectuées régulièrement dans le cadre du contrôle sanitaire des eaux. Il convient de rappeler que le risque immédiat de contamination des eaux de consommation en Seine-Maritime était limité, car l'alimentation en eau de ce territoire est assurée par des ressources souterraines, qui ne proviennent ni de la Seine ni d'autres rivières. La surveillance renforcée a également été effectuée par les ARS des Régions Hauts-de-France et Grand-Est, également concernées par le panache. Ces analyses, qui ont été largement poursuivies depuis lors – un vaste plan de surveillance des captages ayant été défini pour un grand nombre de substances – ont permis de confirmer l'absence de contamination des ressources en eau destinée à la consommation humaine. L'eau du robinet a donc pu continuer à être consommée sans inquiétude et mes services, en lien avec les préfectures concernées, ont communiqué en ce sens auprès des populations.
Le ministère a suivi avec attention les résultats des analyses effectuées par les différents services de l'État pour caractériser la contamination dans les autres milieux, concernant notamment plusieurs substances préoccupantes telles que l'amiante, les dioxines, les hydrocarbures aromatiques polycycliques ou le plomb, pour ne citer que celles-ci. Notre objectif était d'adapter, le cas échéant, les recommandations sanitaires diffusées aux populations, mais cela n'a pas été nécessaire. En effet, les résultats d'analyses transmis à ce jour n'ont pas mis en évidence de données non conformes aux valeurs seuils.
J'en viens maintenant à une question cruciale, qui a légitimement suscité l'inquiétude des populations touchées : l'incidence de l'accident, à moyen et long terme, sur leur santé et celle de leurs enfants. Nous ne pourrons pleinement rassurer les habitants de ces territoires qu'au moyen d'une démarche rigoureuse d'évaluation quantitative des risques sanitaires et de surveillance épidémiologique adaptée des populations. Dès le 2 octobre, nous avons ainsi saisi l'INERIS et l'ANSES pour qu'ils procèdent à l'évaluation précise des conséquences de l'incendie, à moyen et long terme, sur l'environnement et la santé. Ce travail rigoureux est complexe mais essentiel. Il a été engagé en trois étapes. Il s'agissait, d'abord, d'identifier les contaminants susceptibles de s'être formés à la suite de l'accident et pouvant avoir des conséquences sanitaires. Les agences ont répondu sur ce point le 9 octobre, ce qui a permis de mettre fin à l'application des mesures de gestion préventives – je pense notamment aux séquestres du lait. La deuxième étape, engagée depuis l'arrêté préfectoral du 14 octobre dernier, consiste en une campagne ciblée de prélèvements – dans les sols, les végétaux – pour rechercher ces contaminants dans les milieux : c'est ce qu'on appelle la surveillance de pollution environnementale. Les services du ministère de la transition écologique et solidaire sont en charge du suivi de l'interprétation de l'état des milieux. La dernière étape consistera à réaliser, sur la base de l'ensemble des résultats disponibles, une fois tous les prélèvements opérés, une étude quantitative des risques sanitaires. Il s'agira d'analyser l'impact sanitaire potentiel, principalement pour une exposition chronique. L'arrêté préfectoral du 14 octobre a mis à la charge des exploitants Lubrizol et Normandie Logistique la réalisation de cette étude quantitative. Ses résultats, attendus au premier trimestre 2020, seront expertisés par les agences sanitaires nationales.
En complément, j'ai saisi Santé Publique France le 8 octobre afin de disposer d'un avis sur les actions de surveillance sanitaire à engager pour assurer le suivi à long terme des effets de l'incendie sur la santé des populations. L'agence Santé Publique France déclinera son action de la manière suivante : d'abord, une étude de santé déclarée en population, puis une enquête de bio surveillance, suivie d'une surveillance dans le temps des indicateurs de santé et, enfin, d'un suivi des travailleurs des deux entreprises et des intervenants sur site engagés pour la maîtrise du feu et la dépollution. Par l'étude de santé déclarée en population, l'agence a notamment pour objectif d'être à l'écoute de la population exposée aux fumées et aux retombées des suies. Les interrogations des habitants concernant les conséquences sanitaires seront recueillies lors des entretiens et des « focus groupes ». Des adultes et des enfants seront interrogés sur leur ressenti en termes de nuisances et de symptômes, d'incidences sur la qualité de vie et au regard des conséquences psychologiques et sociales. L'approche est donc pleinement participative. Les résultats de cette enquête pourront justifier des actions d'information et de prise en charge adaptées aux besoins et aux attentes de la population.
En parallèle, si l'interprétation de l'état des milieux – dont les résultats sont attendus aujourd'hui – et de l'évaluation quantitative des risques sanitaires conclut à l'existence d'un risque pour la santé de la population exposée, une enquête de bio surveillance – autrement dit, la mesure de certaines substances chimiques dans des prélèvements biologiques –, pourra être conduite. Les mesures obtenues seront alors comparées aux résultats du programme national de bio surveillance, afin de déterminer si l'incendie a pu surexposer la population rouennaise à des substances chimiques.
Par ailleurs, un suivi dans le temps des indicateurs de santé, tels que les pathologies cardiovasculaires, les pathologies pulmonaires, les cancers et les troubles psychologiques sera mené, dans le but d'identifier un éventuel excès de survenue de ces pathologies parmi la population exposée aux fumées et suies issues de l'incendie. Ce suivi, qui démarrera en juillet 2020 avec la réalisation de l'état sanitaire de référence – autrement dit, l'exposé de la situation avant l'incendie – permettra d'informer la population et les praticiens des conséquences potentielles de l'accident, et d'élaborer des préconisations concernant le suivi et la prise en charge des malades.
La quatrième approche de Santé Publique France concerne le suivi des travailleurs de l'entreprise et de ceux qui sont intervenus sur le site pour maîtriser le feu et dépolluer. Ce travail est coordonné par le groupe d'alerte en santé travail, animé par cette agence. Ce groupe, composé de spécialistes des risques pour la santé des travailleurs, pourra adresser des recommandations aux médecins du travail dans le cadre du suivi de cette population, qui a pu être particulièrement exposée aux fumées et aux suies.
Enfin, un groupe santé a été constitué au sein du comité pour la transparence et le dialogue mis en place par le préfet de Seine-Maritime. Constitué d'associations, de maires, de députés, de médecins libéraux et hospitaliers, de représentants des collectivités locales, il constitue l'interlocuteur privilégié de Santé Publique France et contribuera à la construction des enquêtes et à l'analyse des résultats, afin de privilégier une approche participative.
Pour conclure, je voudrais vous livrer mon analyse de l'événement. Comme vous pouvez le constater, je me suis engagée dès le premier jour pour comprendre et expliquer la situation avec rigueur et en toute transparence. Je resterai engagée pour tirer toutes les leçons de la crise. Il convient de souligner le caractère singulier de cet accident industriel, qui a heureusement fait peu de blessés, mais qui a impliqué un très grand nombre de personnes. La gestion de crise liée à ce type d'événement est de fait intersectorielle et implique plusieurs ministères et services de l'État au niveau territorial. Malgré cette complexité, les services de l'État ont su mener – il faut le souligner – une action coordonnée et cohérente pour protéger les populations. Je voudrais insister sur la qualité et la diligence des expertises mobilisées dès les premières heures. De même, l'engagement de tous les professionnels de santé s'est révélé, à chaque fois, à la mesure des enjeux, et je tiens ici à les en remercier à nouveau. Je veux également souligner le rôle important de mes services dans la gestion de la crise. À la demande du Premier ministre, et en appui à la cellule post-accident activée à la préfecture de Seine-Maritime, la direction générale de la santé a accueilli et animé, dès le 1er octobre et jusqu'au 18 du mois, une cellule nationale d'appui, afin d'assurer un soutien aux autorités locales et à la cellule post-accident, et de coordonner les actions interministérielles, notamment pour mobiliser les bonnes expertises.
Cependant, malgré cette mobilisation d'ampleur et notre volonté de faire toute la transparence, nous n'avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment au sujet des risques sanitaires et environnementaux liés à d'éventuelles contaminations. Il conviendra donc de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d'information et de communication auprès de la population – j'y reviendrai. Plus largement, il nous faudra mener dans les prochains mois une réflexion sur les modes de réponse à apporter, au niveau national, à ce type de crises. Les conclusions de votre mission d'information y contribueront évidemment.
Je vous remercie de me donner à présent l'occasion de répondre plus précisément à vos questions.
Quand je me suis rendue à Rouen, j'ai senti l'odeur, j'ai vu les fumées, j'ai ressenti, comme tout le monde, qu'un événement s'était produit. La pollution était, pour moi, de l'ordre du ressenti et de la constatation visuelle, indépendamment de toute notion de gravité ou de toxicité. On ne pouvait pas nier qu'un événement s'était produit, tant il était visible.
Nous connaissons l'ensemble des substances qui ont été déclarées par les responsables des deux usines ; je précise que toutes ne sont pas des CMR, et que toutes n'ont pas brûlé. Ce qui est plus difficile à expertiser, c'est l'« effet cocktail » créé par l'incendie. Nous connaissons la toxicité individuelle de chaque substance, y compris à l'état volatil, mais la consumation entraîne leur destruction, et on ne retrouve pas tout à fait les mêmes produits dans le panache de fumée. Ce sujet est du ressort du ministère de la transition écologique et solidaire. L'ANSES travaille sur les « effets cocktail » et sur l'incidence de la combustion sur ces produits.
La question des seuils de concentration des substances est pertinente car, en l'occurrence, elle se pose dans tous les milieux – dans l'air, l'eau et les sols. La surveillance en routine de la qualité de l'air est prévue par les textes, qui définissent notamment les polluants mesurés – parmi lesquels on peut citer l'ozone, les particules ou le dioxyde d'azote – et les seuils associés. En revanche, les polluants pouvant être émis lors d'un incendie sont multiples et ne sont pas mesurés dans le cadre de la surveillance de routine. L'ANSES mène des travaux de fond pour établir des valeurs toxicologiques de référence (VTR), afin d'évaluer les risques ; ces valeurs sont déterminées en fonction de l'avancement des connaissances et des risques sanitaires connus. L'ANSES établit une « priorisation » annuelle avec les ministères de tutelle, qui peuvent lui demander de définir une valeur de référence en situation d'urgence. Nous nous appuyons également sur les valeurs retenues par l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), les seuils connus internationalement, mais – c'est l'une des difficultés que nous rencontrons, car chaque événement est unique – il n'en existe pas pour toutes les substances ni pour tous les types de contamination.
Madame Vidal, l'un des retours d'expérience les plus précieux de la crise concerne le rôle des professionnels de santé dans la communication auprès de la population. Nous ne nous sommes pas suffisamment appuyés sur eux, même s'ils ont été tenus informés. L'alerte et l'information des professionnels de santé au sujet de toutes les questions liées à la sécurité sanitaire des Français sont primordiales. Les praticiens sont en effet en première ligne, et les Français leur font confiance. À cet effet, nous avons à notre disposition deux dispositifs d'alerte. Le système MARS (« Message d'alerte rapide sanitaire ») permet l'envoi d'un message d'alerte aux établissements de santé, au Samu, au centre 15. Nous avons demandé à chaque structure de disposer d'un « contact alerte », auquel l'ARS peut adresser ses propres alertes, et qu'elle mobilise en cas de crise.
Nous disposons d'un outil plus large, la liste de diffusion « DGS-urgent », qui nous permet d'envoyer un message en temps réel aux professionnels de santé inscrits à un ordre, tels que les médecins, les pharmaciens, les infirmiers ou les podologues, pour ne citer qu'eux. Ce dispositif, institué en 2016 par la loi de modernisation du système de santé, a été profondément amélioré. Chaque praticien est désormais tenu de communiquer à son conseil de l'ordre une adresse électronique de contact. Les ordres, qui disposent des listes les plus à jour, sont donc associés au système d'information. La base de données compte aujourd'hui 823 000 professionnels, qui reçoivent des courriels sécurisés, pouvant être ciblés par département et par profession. Ces deux outils sont régulièrement utilisés dans le cadre des alertes sanitaires. À titre d'exemple, des messages ont été diffusés hier pour tenir informés les professionnels des effets d'un nouveau coronavirus en Chine, qui est à l'origine d'une épidémie.
Le ministère a par ailleurs conclu une convention avec le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens, afin de diffuser des messages liés aux alertes sanitaires, par le biais du dossier pharmaceutique.
Concernant Lubrizol, l'ARS a adressé une information synthétique aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS) dès le jeudi 26 septembre. Les responsables de ces unions ont notamment été prévenus que la consommation d'eau n'était pas soumise à restriction. L'ARS n'ayant pas demandé à recourir aux outils nationaux, ils n'ont pas été utilisés. Il nous a semblé que les URPS ont peu communiqué avec leurs professionnels ou, du moins, qu'ils l'ont fait de manière inégale. Certains médecins se sont donc sentis isolés face à l'inquiétude de leur patientèle. Cependant, compte tenu des premiers résultats toxicologiques, de l'absence de remontée de cas grave ou inhabituel, il n'y a pas eu de recommandation de prise en charge particulière lors de la phase initiale de l'événement.
Enfin, nous avons mis en place très rapidement un numéro vert, pour que chacun puisse s'informer au niveau national, et nous avons alerté la presse régionale et nationale par des conférences de presse quotidiennes assurées, vous le savez, par le préfet, en lien avec l'agence régionale de santé, qui était à ses côtés.
Vous m'interrogez aussi, madame Vidal, sur d'éventuels effets secondaires à long terme : les enquêtes de Santé Publique France nous éclaireront parfaitement sur ce point. La présence d'amiante dans l'environnement, en tout cas, ne doit pas susciter de craintes. L'explosion du toit de l'usine a effectivement entraîné la propulsion d'amiante, mais seulement sous la forme de gros débris – dont la préfecture a organisé le retrait par des équipes ad hoc – et non de fibres. Le niveau de fibres d'amiante dans l'air et sur les sols n'est pas supérieur au seuil admis : il n'y a donc aucun risque de mésothéliome.
Monsieur le rapporteur, tout est fait pour que l'enquête épidémiologique soit lancée au plus vite, selon le calendrier qui a été annoncé. Mais nous devons, au préalable, disposer des résultats environnementaux, car nous ne pourrons rien faire tant que nous ne connaîtrons pas les substances que nous devons rechercher. Les principales substances toxiques connues n'ont pas été trouvées dans l'environnement, mais nous en cherchons à présent de plus rares, liées par exemple à un « effet cocktail ». Nous avons besoin de ces résultats pour proposer une surveillance ciblée sur un organe en particulier ou sur une population donnée. L'enquête de Santé publique France devrait débuter en mai 2020, lorsque nous disposerons de tous ces éléments. En attendant, nous veillons à recueillir le ressenti de la population et à la rassurer. Nous mènerons une enquête de bio surveillance si nous retrouvons dans l'environnement des substances toxiques issues d'un « effet cocktail ».
Madame la ministre, des analyses ont été faites pour contrôler la présence d'hydrocarbures dans le lait maternel : en avez-vous reçu les premiers résultats ?
Par ailleurs, vous avez évoqué l'isolement qu'ont pu ressentir les médecins, surtout dans les premiers jours, et rappelé qu'il existe une convention entre votre ministère et l'Ordre des pharmaciens. Pourquoi ne pas conclure le même type de convention avec l'Ordre des médecins ? Vous pourriez ainsi vous adresser directement à tous les médecins en cas de crise sanitaire.
Madame la ministre, avez-vous trouvé, dans les archives de votre ministère, la trace d'une catastrophe comparable à celle-ci par son ampleur, par sa complexité, par le nombre de personnes impliquées et par le nombre d'administrations concernées ?
Avez-vous le sentiment, à présent que le stress est retombé, que l'espoir est en train de renaître ? Pensez-vous qu'à terme nous pourrons prendre des dispositions susceptibles d'éviter ce type de catastrophe ?
Madame la ministre, je vous remercie pour votre exposé très détaillé, qui montre que la chaîne de responsabilité, au sein de votre ministère, a bien fonctionné. J'ai deux questions à vous poser, qui ne sont ni scientifiques, ni techniques.
Le fait que de nombreux ministères aient été concernés par cette crise n'a certainement pas facilité les choses, mais comment expliquez-vous que des messages aussi contradictoires aient pu être émis, par exemple au sujet de la commercialisation du lait ? Ils n'ont fait qu'affoler la population.
Deuxièmement, êtes-vous certaine que la réouverture, même partielle, de l'usine Lubrizol n'est pas un peu prématurée, compte tenu du niveau d'inquiétude de la population ?
Madame la ministre, avec le recul, quels sont selon vous les moyens de renforcer la culture du risque, ou du moins la culture de la gestion des risques ? Ces questions relèvent peut-être davantage du ministère de la transition écologique et solidaire ou de celui de l'intérieur, mais j'aimerais connaître votre sentiment.
Ne serait-il pas souhaitable d'améliorer la communication avec le public et de le solliciter de façon plus régulière, et pas seulement au moment de l'élaboration d'un plan particulier d'intervention ou lorsqu'une crise survient ? Comment, enfin, pouvons-nous lutter contre la propagation des fake news et faire mieux entendre les discours scientifiques ?
Madame la ministre, vous avez indiqué que 259 passages aux urgences avaient été comptabilisés dans les jours qui ont suivi l'incendie. Ces données sont-elles fiables ? Pouvez-vous nous indiquer comment elles ont été collectées ? Par ailleurs, vous avez indiqué que 823 000 professionnels étaient recensés dans la base de données « DGS-urgent ». En pourcentage, que représente ce nombre ?
Vous avez indiqué que les premières analyses relatives à la pollution environnementale devaient être rendues aujourd'hui. Votre ministre, ou celui de la transition écologique et solidaire, les a-t-il reçues ?
S'agissant du suivi épidémiologique, j'ai le sentiment que la procédure existante est très anxiogène pour la population, qui supporte mal de devoir attendre plusieurs mois pour avoir des informations. Prévoyez-vous, dans le cadre du retour d'expérience sur la crise de Lubrizol, de modifier cette procédure pour mieux prendre en compte l'anxiété de la population ?
Pouvez-vous nous dire, enfin, pourquoi le suivi des pathologies à long terme ne commencera qu'en juillet 2020 ?
Notre collègue Bruno Millienne vous a interrogée sur l'autorisation de réouverture de l'usine Lubrizol. Votre ministère et l'ARS ont-ils été consultés au sujet de cette réouverture ? Si tel est le cas, quels critères sanitaires ont été retenus ?
Monsieur le président, je ne peux pas répondre à la question que vous m'avez posée tout à l'heure au sujet de l'indemnisation et du document que les personnes concernées doivent signer, car ce point juridique n'entre pas dans le champ de mon ministère.
Madame Firmin Le Bodo, vous m'avez interrogée au sujet du lait maternel. Des prélèvements sur l'urine et le lait ont été prescrits par des médecins traitants pour neuf femmes allaitant et habitant la région rouennaise, pour l'analyse de trois sous-produits de la pyrolyse que l'on peut détecter à la suite d'accidents industriels et d'incendies : le toluène, l'éthylbenzène et le xylène. Ces prélèvements ont été réalisés le 7 octobre par le CHU de Rouen, soit dix jours après l'incendie, et analysés au CHU de Limoges. Cela n'entre pas dans le cadre d'une étude de recherche menée par le CHU de Rouen.
De nouveaux prélèvements ont été réalisés pour ces mêmes femmes les 13 et 14 novembre. Des échantillons de lait congelé stockés au CHU de Rouen avant l'incendie de l'usine Lubrizol ont aussi été analysés, ainsi que des échantillons de lait de femmes résidant ailleurs, afin d'avoir une idée de l'imprégnation de fond de la population.
Les substances recherchées ont été retrouvées dans les prélèvements réalisés pour les femmes rouennaises – à une concentration comprise entre quelques picogrammes et quelques dizaines de picogrammes par litre. Toutefois, l'association entre ces résultats biologiques et l'incendie de l'usine Lubrizol ne peut être établie et il convient d'interpréter avec prudence les données brutes de ces analyses. Il existe, en effet, différentes voies d'exposition à ces trois substances – or nous n'avons pas d'informations précises sur l'exposition possible de ces femmes à celles-ci – et la présence de ces substances dans les urines et le lait est difficilement interprétable, au vu de leur absence dans les prélèvements environnementaux, d'une part, et de la demi-vie de ces substances, d'autre part.
Les analyses de l'air réalisées par l'INERIS à la suite de l'incendie de Lubrizol les 26 et 27 septembre dernier en plusieurs points de l'agglomération rouennaise n'ont pas mis en évidence de contamination de l'air par le toluène, l'éthylbenzène et le xylène : toutes les valeurs mesurées étaient inférieures à la limite de quantification. Très volatiles, ces substances ne sont pas rémanentes dans l'environnement et ont des demi-vies très courtes dans l'air, de l'ordre de vingt-quatre heures.
J'en viens aux résultats des analyses comparatives avec des laits maternels et des urines provenant d'autres villes, ou réalisées à Rouen avant l'incendie. Ces substances ont été retrouvées dans le lait prélevé avant le 26 septembre, c'est-à-dire avant l'incendie, de cinq femmes résidant à Rouen, dans le lait de huit femmes résidant à Dijon ou à Lille et dans les urines de dix femmes résidant à Toulouse ou à Dijon.
D'après les toxicologues du CHU de Rouen, les différentes concentrations retrouvées et leur variation dans le temps pour les femmes rouennaises sont impossibles à interpréter, car les effectifs et le nombre de prélèvements par femme sont trop limités. L'analyse statistique retrouve significativement plus d'éthylbenzène dans le lait du 7 octobre, par rapport aux échantillons prélevés avant le 26 septembre, mais les échantillons prélevés le 7 octobre semblent trop distants de l'incident pour que l'on puisse établir un lien.
Ces résultats tendent à démontrer que les valeurs mesurées dans les prélèvements des femmes rouennaises correspondent à un « bruit de fond », qui est observé à Rouen avant l'incendie, mais également dans d'autres villes de France. Les recommandations concernant l'allaitement maternel à la suite de l'incendie de Lubrizol ne sont donc pas remises en cause et demeurent inchangées : il n'y a pas de contre-indication à l'allaitement maternel dans la région rouennaise. Il convient par ailleurs de rappeler que le suivi sanitaire de la population a été élaboré par les scientifiques de Santé Publique France.
J'en viens à votre deuxième question, qui portait sur l'ordre des médecins. Il serait effectivement utile d'établir une convention avec celui-ci : nous y travaillons, mais ce n'est pas facile. L'ordre des pharmaciens dispose d'un système d'alerte plus rapide que celui des médecins, grâce au dossier pharmaceutique qui existe dans toutes les officines.
Monsieur le rapporteur, vous m'avez demandé la proportion de praticiens inscrits dans la base de données de « DGS-urgent ». La grande majorité d'entre eux y figure, mais il y a constamment de nouveaux entrants et des sortants dans les professions de santé, si bien qu'il est impossible d'avoir des informations parfaitement à jour et de s'adresser à tous les personnels de santé de façon exhaustive. J'ajoute que tout professionnel a le droit, de façon proactive, de s'inscrire à « DGS-urgent ».
Monsieur Lassalle m'a demandé si nous avions déjà connu pareille catastrophe. Chaque accident est singulier, mais je songe évidemment à l'explosion de l'usine AZF, dont les conséquences ont été très lourdes, puisqu'elle a causé des morts, des blessés et d'importantes destructions. D'une certaine façon, je crois que l'accident d'AZF nous a un peu « prémédiqués », si vous me permettez ce terme médical. Le matin de l'incendie de l'usine Lubrizol, nous avons été soulagés de voir qu'il n'y avait pas d'explosion, mais ce soulagement nous a peut-être fait oublier qu'il fallait aussi rassurer la population au sujet du panache de fumée. Je songe aussi à la catastrophe de Seveso, en Italie, qui fut beaucoup plus grave, puisque c'est de la dioxine qui s'est répandue massivement dans l'environnement, avec des conséquences dramatiques pour la population.
La grande nouveauté, en matière de gestion de crise, c'est l'impact des réseaux sociaux, qui favorisent la diffusion des fausses informations et compliquent la tâche des services de l'État. Ces derniers font des conférences de presse, alertent les professionnels, ont leur propre chaîne de commandement et leurs propres réseaux de communication, mais il leur est tout de même difficile de contrecarrer l'influence des réseaux sociaux.
Vous m'interrogez, monsieur Millienne, sur ce que vous appelez des « messages contradictoires » ; votre question rejoint celle de Mme Natalia Pouzyreff au sujet de la culture du risque. Il me paraît important de mener un travail d'éducation du public sur ce qu'est un risque, d'une part, et d'améliorer la culture scientifique dans notre pays, d'autre part. Il faut faire comprendre à la population qu'on peut ne pas savoir quelque chose et qu'il est légitime, à un moment donné, de ne pas savoir. Le pire, c'est de vouloir trop en dire quand on ne sait pas ou de ne pas oser dire qu'on ne sait pas. Pour ma part, je veille toujours à dire que je ne sais pas quelque chose, lorsque c'est le cas. En matière de communication, moins on est nombreux et mieux c'est ! L'idéal aurait été d'avoir un seul porte-parole, afin d'éviter les messages contradictoires. Le problème, c'est que nous avons été confrontés à des sujets d'ordre environnemental, industriel, agricole et sanitaire, qui impliquaient de nombreux ministres, y compris celui de l'intérieur, pour l'intervention des pompiers.
Il faut aussi faire preuve de bon sens : tant qu'on ne sait pas s'il y a un danger, on met les gens à l'abri. Certaines personnes nous disaient que si on leur demandait de mettre des gants pour toucher les suies, c'est qu'elles étaient toxiques. En réalité, c'est parce que je ne savais pas si elles l'étaient que je leur ai demandé de ne pas les toucher. Mais cette idée est très difficile à faire passer…
La transparence est indispensable et elle doit être très précoce, y compris – et même surtout – quand on ne sait pas : moins on sait, plus il faut le dire vite. Il importe de mieux associer les professionnels de santé à ce travail de communication, car ils sont apaisants. Les URPS n'ont manifestement pas été le bon canal et les documents d'information que nous leur avons proposés n'étaient probablement pas assez précis. C'est une leçon à tirer : il aurait sans doute été préférable que l'ARS produise des documents d'information à destination des professionnels, au lieu de leur fournir des informations brutes. Ces informations, soit les professionnels ne les ont pas diffusées à leur réseau, soit ils n'ont pas su s'en emparer. La transparence est la meilleure arme contre les fake news : il faut organiser des conférences de presse et utiliser les organisations non gouvernementales (ONG), qui sont aussi un vecteur de confiance.
Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogée sur la fiabilité des chiffres dans les services d'urgence. Nous avons un système de surveillance permanent dans les services d'urgence, qui nous permet d'identifier la cause de chaque passage – nous connaissons par exemple le nombre de visites liées à la grippe. Nous effectuons également un suivi syndromique, qui permet au ministère de repérer des risques, car certains syndromes, comme les nausées ou les vomissements, doivent nous alerter. Santé publique France recueille ces informations en temps réel, qui sont extrêmement fiables.
Je n'ai pas encore reçu les analyses environnementales qui devaient nous être remises aujourd'hui : il faudra interroger la ministre de la transition écologique et solidaire. Vous me demandez aussi pourquoi nous ne lancerons qu'en juillet le suivi des pathologies à long terme. Je rappellerai d'abord que nous parlons de pathologies chroniques – pathologiques cardiovasculaires, cancer – qui n'apparaissent pas immédiatement. Par ailleurs, nous devons commencer par faire un bilan de l'état de santé de la population rouennaise avant l'accident, notamment de ses facteurs de risque particuliers, pour avoir une référence à l'instant t zéro. Nous devons aussi attendre le rapport environnemental, afin de savoir si certaines substances sont susceptibles de causer des pathologies particulières.
Le ministère des solidarités et de la santé n'a pas été consulté au sujet de la réouverture de l'usine Lubrizol : il ne s'exprime jamais sur l'ouverture d'un site industriel.
Je crois avoir répondu à toutes vos questions. Pour résumer, je pense que le rôle des professionnels de santé devrait être mieux valorisé, qu'il importe de faire un travail d'éducation de la population et que nous devons mobiliser davantage les collectifs de citoyens et les ONG. Aujourd'hui, les collectifs de citoyens peuvent s'adresser aux médecins traitants et à Santé Publique France pour partager leur ressenti et contribuer au suivi de l'impact sanitaire, psychologique et social de l'événement.
Les défis écologiques sont devant nous. Nous connaîtrons d'autres événements de ce type, probablement très différents – car ils sont tous différents. Nous apprenons de chaque événement, mais tout nouvel événement nécessite une adaptation. Ce qui me paraît évident, c'est que nous devons renforcer la coordination interministérielle pour faire face aux événements liés au changement climatique. Je pense notamment aux canicules, qui seront fréquentes à l'avenir, mais auxquelles notre société n'est pas du tout préparée. Aujourd'hui, nous gérons chaque canicule comme une crise, alors que nous devrions modifier nos comportements et notre environnement en profondeur. C'est une question cruciale pour mon ministère.
La Convention citoyenne pour le climat réfléchit à ces questions environnementales et, dans le cadre du comité interministériel pour la santé, animé par le Premier ministre, nous lancerons en février le nouveau plan national santé-environnement, dans lequel ces sujets seront abordés de manière spécifique.
Dans les collectivités, nous faisons parfois des exercices de gestion de crise, mais nous ne remontons jamais jusqu'à ce niveau de la coordination interministérielle, qui est pourtant essentiel. Il est clair que nous n'avons pas la culture du risque en France et qu'il faudrait, dans le cadre de ces exercices, aborder la question de la coordination entre les différents ministères, car tant qu'on ne l'a pas fait, on ne sait pas comment faire.
J'aimerais revenir sur l'inquiétude, et même l'anxiété, de la population. La mission d'information a lancé une consultation citoyenne et a reçu plus de 4 000 contributions. Ce qui me frappe, c'est que la question de la santé y est centrale. Madame la ministre, constatez-vous, au sein de la société, une préoccupation croissante pour la santé ? Si tel est le cas, cela ne doit-il pas, à terme, modifier notre façon de gérer ce type de crise ? En matière d'épidémiologie et de suivi médical, nous respectons une méthodologie qui est clairement définie, nous en suivons toutes les étapes, mais certains s'interrogent sur le calendrier et déplorent que les choses n'aillent pas assez vite. Le retour d'expérience peut-il nous amener à modifier notre façon de procéder ? Vous avez bien expliqué que nous avons besoin d'un bilan à l'instant « t - zéro » pour mesurer des évolutions : cela paraît logique, mais ne pourrions-nous pas, sur certains points, changer notre façon de faire ?
Dans le prolongement de la question du président, jugez-vous réalisable et opportune l'instauration d'un préjudice d'anxiété, en rapport avec ces risques technologiques ?
Cette dernière question me semble à la fois légitime et terriblement difficile. L'anxiété est réelle, mais elle concerne tellement de sujets en lien avec la santé qu'il paraît très difficile de trouver le bon curseur, surtout si l'on parle de verser une indemnité. Je pense qu'il vaut mieux travailler sur les causes que sur la réparation. Mon rôle, c'est de limiter l'anxiété en étant beaucoup plus performante dans la réassurance de la population, car presque tous les sujets que j'ai à traiter suscitent de l'anxiété, qu'il s'agisse par exemple des médicaments ou des risques alimentaires. Vous avez raison, monsieur le président, la santé est effectivement devenue la préoccupation numéro un des Français : c'est très impressionnant. D'ailleurs, les sites internet liés à la santé explosent – avec toutes les manipulations que cela peut impliquer.
En matière de gestion de crise, j'identifie deux enjeux majeurs. Premièrement, il importe d'accorder autant d'importance à la santé qu'à l'aspect sécuritaire, de traiter ces questions à égalité. Ce qui est frappant dans toutes les crises, c'est que les gens sont beaucoup plus préoccupés de leur santé à long terme que du risque immédiat. Le deuxième enjeu, c'est celui de la communication. Mme Firmin Le Bodo a évoqué les exercices de gestion de crise. Il est vrai que dans ces simulations, on gère parfaitement la mise à l'abri, l'intervention des pompiers, l'ouverture du centre de crise, mais que personne ne travaille sur la communication. Or il est clair que cela est devenu l'enjeu principal.
J'aimerais, pour conclure, vous rapporter une anecdote qui montre que notre société n'est pas encore prête à répondre à l'inquiétude des Français sur les questions de santé. Il se trouve que j'ai dû, en tant que présidente de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), gérer l'accident de Fukushima en 2011. Je suis restée quinze jours au centre de crise de l'IRSN pour analyser en temps réel ce qui se passait dans la centrale. C'est un lieu magnifique, avec une pièce dédiée à chaque question, par exemple à l'environnement ou à la météorologie, et même une salle qui permet de contrôler toutes les données de la centrale et presque de la piloter à distance. Mais on s'est vite rendu compte que le seul enjeu, dans cette crise, c'était la communication. Tous les médias français ne parlaient que de l'accident. Nous donnions une conférence de presse par jour. Or nous n'avions pas de salle dédiée à la communication. Nous n'avions pas non plus de salle affectée à l'évaluation sanitaire des risques, alors que nous devions faire des analyses de radioactivité pour les Français qui arrivaient de Tokyo ou encore pour les pilotes d'Air France.
Les centres de crise sont conçus pour faire face à l'accident, pour gérer les problèmes industriels et environnementaux, mais ils ne prennent pas en considération les questions relatives à la santé et aux médias.
L'IRSN, lui, a tiré les leçons de cet épisode et son centre de crise a été réorganisé après le retour d'expérience de Fukushima. Dans les expérimentations que nous faisons autour des sites Seveso et dans les villes qui les entourent, nous devons effectivement mettre la communication et la santé au coeur de nos préoccupations.
L'audition s'achève à seize heures quinze.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen
Réunion du mercredi 15 janvier 2020 à 15 heures
Présents. - M. Damien Adam, M. Christophe Bouillon, M. Dominique Da Silva, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Jean-Luc Fugit, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Jean Lassalle, M. Bruno Millienne, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Annie Vidal
Excusé. - M. Pierre Cordier