Audition de MM. Olivier Jacob, secrétaire général adjoint du ministère de l'Intérieur, directeur de la modernisation et de l'administration territoriale, Marc Tschiggfrey, adjoint au directeur de la modernisation et de l'administration territoriale, et Sébastien Audebert, chef du bureau des élections et des études politiques.
La séance est ouverte à 16 heures 45.
Présidence de M. Xavier Breton, président.
. Votre présence parmi nous s'imposait dans la mesure où, selon les textes du décret qui organise la direction de la modernisation et de l'administration, celle-ci « prépare, met en œuvre et codifie la législation relative aux élections politiques et au financement de la vie politique. Elle organise les élections politiques et assure une mission d'analyse politique ».
. Nous ne menons pas d'études approfondies sur les causes de l'abstention électorale. Nous constatons a posteriori les grandes tendances de l'électorat français et nous nous reposons sur des études menées par d'autres acteurs.
Il s'observe une tendance de long terme de baisse de la participation électorale. Une élection échappe à cette tendance, la présidentielle, mais depuis le milieu des années 1990, on constate, élection après élection, une décrue de la participation. Au milieu des années 1990, nous avions encore plus de 70 % de participation aux élections régionales ; aux dernières élections, nous étions tombés à 45 %. Pour les élections législatives, de même, la participation est passée de 70 à 49 %. Le même phénomène s'observe pour les élections cantonales, départementales et municipales.
Nous avons toutefois constaté un rebond de participation aux élections européennes, avec une augmentation de 8 points, pour atteindre les 50 % en 2019 – même s'il faut rappeler que nous étions à 57 % au début des années 1980.
La Fondation Jean-Jaurès s'est intéressée aux raisons de l'abstention lors du double scrutin de 2021. L'abstention est étroitement liée à l'âge des électeurs, à leur appartenance à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle, au sexe, au niveau de diplôme. En exagérant, on pourrait dire que plus on est riche et plus l'on vote, plus on est âgé et plus l'on vote, plus on a un niveau de diplôme élevé et plus l'on vote – plus on appartient à une catégorie socioprofessionnelle élevée, et plus l'on vote.
La Fondation Jean-Jaurès divisait les abstentionnistes en deux catégories : d'une part, les abstentionnistes désintéressés, avec des électeurs désabusés appartenant aux classes moyennes ou supérieures, surreprésentées parmi les jeunes de 18 à 24 ans ; d'autre part, les abstentionnistes protestataires, plutôt composés d'hommes âgés appartenant à des catégories modestes, ouvriers, chômeurs – abstentionnistes que l'on retrouvait plutôt parmi l'électorat de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon.
Il existe une série d'outils que l'on peut utiliser pour essayer de pallier l'abstention, notamment sur l'inscription ou la procuration. À l'Assemblée nationale comme au Sénat, il y a eu des réflexions sur des outils qui n'existent pas aujourd'hui en France, comme le vote par correspondance, par procuration, par Internet. Je pourrai faire état du regard que nous portons sur ces outils.
Une révolution silencieuse a eu lieu sur la tenue des listes électorales : la création du répertoire électoral unique (REU), vaste base de données qui recense les 47 millions d'électeurs français et qui a permis en 2019 de fiabiliser les listes électorales et d'éliminer les doubles inscriptions, parfois nombreuses. Cela a pu avoir une influence, que nous estimons minime, sur le taux de participation, car lorsque l'électeur ne s'exprimait pas, nous avons privilégié la dernière inscription sur une liste électorale, ce qui ne correspondait pas toujours au lieu de résidence.
Avec le REU, nous avons notablement amélioré l'inscription en ligne sur les listes électorales. La Déclaration d'inscription sur les listes électorales (DILE) est un système d'information que le ministère de l'Intérieur porte avec la direction de l'information légale et de l'administration (DILA). Vous pouvez vous inscrire « à l'ancienne », à la mairie, ou de manière dématérialisée – méthode plus souple qui a du succès, puisqu'en 2021, 46,7 % des inscriptions sur liste électorale ont été effectuées via cet outil très simple d'utilisation.
Depuis 2019, la procédure dématérialisée concerne toutes les communes, alors qu'elle ne concernait auparavant que les communes de plus de 9 000 habitants. Nous avons également instauré en 2020 un dispositif d'inscription automatique sur les listes électorales des personnes détenues lors de leur mise en détention. Il existe aussi un dispositif d'inscription automatique des mineurs devenus majeurs, grâce à des liens informatiques entre le ministère des Armées et l'INSEE, qui gère le REU. Il s'agit d'un moyen de faciliter l'inscription sur les listes électorales, et donc la participation.
Plus nous avons facilité et simplifié l'inscription des jeunes sur les listes électorales, et plus nous avons constaté que leur participation diminuait. Je ne suis pas sûr que ce soit lié aux outils que nous avons mis en place, mais en augmentant le nombre de jeunes inscrits, le taux de participation a diminué depuis 2019, en dépit des facilités mises en œuvre en matière d'inscription automatique et sur la possibilité de changer son bureau de rattachement.
Le vote par procuration est une habitude électorale ancienne en France, puisqu'elle a été mise en place en 1975. Le vote par correspondance a été supprimé cette même année en raison de fraudes conséquentes constatées dans certaines parties du territoire français. La procuration est une procédure classique qui impose de remplir un formulaire Cerfa. Cette année, nous avons développé le dispositif maprocuration.fr, qui permet d'établir cette précaution, mais pas de façon entièrement dématérialisée, puisqu'il faut encore se présenter devant un officier de police judiciaire. Auparavant, la circulation de papiers était conséquente entre le mandant, le commissariat de police ou la brigade de gendarmerie, et la mairie. Ce nouveau dispositif a rencontré un grand succès. Nous estimons qu'en 2021, environ 42 % des procurations établies l'ont été via ce système. Nous pouvons connaître très précisément les procurations établies de manière dématérialisée ; en revanche, nos chiffres sont moins précis sur l'évaluation des procurations papier.
Pour faciliter les procurations, le Gouvernement a autorisé la double procuration lors du scrutin du second tour des municipales et lors du double scrutin du printemps 2021. Le Gouvernement a choisi de ne pas renouveler ce dispositif lors des prochaines échéances.
Vous nous avez posé des questions sur des outils qui existent dans d'autres pays mais pas en France, tels que le vote à distance, le vote par anticipation ou le vote par Internet. Les machines à voter constituent une autre manière de voter, mais qui nécessite toujours de se déplacer dans le bureau de vote. En 2008, le gouvernement et les ministres successifs ont décidé de cristalliser le nombre de communes utilisant ces machines à voter, ce nombre (82 communes) ne pouvant pas augmenter. Depuis, ce ne sont plus que 63 communes, représentant 1 500 bureaux de vote et 1,3 million d'électeurs, c'est-à-dire 3 % du corps électoral. Le moratoire posé depuis une douzaine d'années commence à poser des problèmes. Il concerne les communes, mais aussi les matériels utilisés, si bien que ceux-ci ne peuvent pas être renouvelés. Certaines machines ont considérablement vieilli et sont de plus en plus fragiles.
Le ministre de l'Intérieur M. Gérald Darmanin nous a demandé de réfléchir à une levée du moratoire. Nous avons interrogé l'Agence nationale pour la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui doit nous remettre son avis incessamment et formuler des remarques sur le type de matériel pouvant être utilisé. En fonction de ces remarques, nous pourrons lever le moratoire, mais pas pour les prochaines élections.
Le vote par anticipation et le vote à distance n'existent pas dans le droit français. Le droit électoral est souvent le fruit d'une longue histoire, d'une longue tradition très française. Lorsque j'avais été auditionné par le Sénat, les sénateurs m'avaient dit que le ministère de l'Intérieur n'était pas très ouvert à de nouveaux dispositifs. Nous sommes ouverts à tout ; simplement, nous dressons les contingences qui pourraient exister si l'on décidait de passer à un dispositif tel que le vote à distance ou le vote par anticipation. Nous rappelons aussi la tradition électorale française, qui est fortement ancrée dans notre esprit national et qui est celle du lien avec le bureau de vote. Un peu comme dans une tragédie, il y a une unité de temps, de lieu et d'action. Le vote se tient sur une seule journée. D'autres pays, comme les États-Unis, ont des traditions différentes et votent sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Nous sommes rattachés à un bureau de vote, qui est souvent très accessible. Enfin, il y a unité d'action car le moment politique se joue et s'arrête à un moment donné. La campagne s'arrête, il y a une journée de pause, puis c'est le vote. D'autres systèmes, comme le vote par anticipation et le vote à distance, remettent en cause cette tradition électorale. Cela est possible, mais il faut avoir conscience qu'aller dans cette voie bouleverserait certains fondamentaux de notre système, qui sont la condition de la confiance que place le peuple dans le système électoral français, lequel est un peu rustique mais nous permet de faire connaître sans erreur, le dimanche soir, le nom de la personne élue. Nous savons ce qui a pu se passer dans une autre grande démocratie, la démocratie américaine, avec les contestations autour du décompte des voix. Ce qui est essentiel dans un système électoral, c'est la confiance que le peuple accorde au processus électoral.
Le vote par anticipation signifierait de voter quelques jours, voire quelques semaines avant l'élection. La campagne électorale continuerait donc à se dérouler tandis que les premiers électeurs voteraient. Les difficultés à résoudre porteraient sur le stockage des bulletins de vote et des urnes, qui ne peut se faire en préfecture. Les garants du déroulement de l'élection sont les juges, en lien avec les préfectures et les maires. Comment serait-il possible de tenir un bureau de vote sur plusieurs jours ? Lors du double scrutin de 2021, l'une des préoccupations des élus municipaux portait justement sur la tenue des bureaux de vote. Sans doute faudrait-il mettre en place un système de roulement, au moins pour les assesseurs. La question de la pérennité du président du bureau de vote se poserait.
Une autre solution serait celle du vote à distance, lequel peut prendre plusieurs formes : par voie postale ou par Internet. Le vote par Internet est impossible à organiser de façon sécurisée car il faudrait qu'il le soit avec une identité numérique fiable. Les Français de l'étranger peuvent voter à distance, mais pour des circonscriptions électorales définies, ce qui permet de limiter le risque en cas de cyberattaque ou de fraude.
Le vote par voie postale recouperait le vote à distance et le vote par anticipation. Il faudrait distribuer des enveloppes recommandées aux électeurs – logistique envisageable mais qui nécessite d'être anticipée. Il faudrait savoir également où sont stockées les enveloppes de manière sécurisée.
Ces votes simplifieraient la vie des électeurs. Ils permettraient de ne pas se déplacer, de voter depuis son domicile en cas de crise sanitaire d'importance. Le vote à distance faciliterait aussi le dépouillement.
Le vote à distance pose la question de la sincérité du scrutin et du libre consentement de l'électeur. Nous n'avons pas toujours voté dans un isoloir en France mais les progrès ont fait qu'il est devenu le symbole de l'isolement de l'électeur et de l'absence d'influence exercée sur lui. L'isoloir préserve le libre consentement de l'électeur.
Notre système actuel permet à l'électeur de vérifier, en voyant l'urne – laquelle n'a pas toujours été transparente – les bulletins de vote qui y sont glissés. Cela participe de la confiance qu'il a dans le système électoral.
Enfin, nous réfléchissons, à propos de l'inscription sur les listes électorales et des procurations, à des évolutions qui ne pourront pas se faire jour pour le printemps 2022, mais ultérieurement. Nous réfléchissons ainsi à un système rendant automatique l'inscription sur la liste électorale en cas de déménagement, à partir du moment où l'adresse est modifiée dans la déclaration fiscale ou lors d'un changement de carte crise.
S'agissant de maprocuration.fr, nous étudions la possibilité de recourir à des tiers de confiance, c'est-à-dire de faire que la vérification d'identité ne se fasse plus par un officier de police judiciaire mais par un tiers de confiance. Cela pose d'autres questions, notamment sur le niveau de sécurité. Certaines sociétés proposent ce service, mais il ne présente pas un niveau de sécurité suffisamment élevé.
. Vous avez balayé le champ global de ce que nous proposions dans notre questionnaire. Je voudrais revenir sur la procuration. Ne pensez-vous pas que l'on puisse d'ores et déjà légiférer, étudier comment nous pourrions faciliter la procédure de la mise en place des procurations ? Le fait de se trouver devant un officier de police judiciaire peut constituer parfois un frein, par manque de temps.
Comment pouvons-nous faire pour qu'une personne, mobilisée pour raison professionnelle dans un endroit de France et ne pouvant rentrer à son domicile, puisse, grâce au dispositif REU, voter dans n'importe quelle mairie de France, que son vote soit pris en compte, et cela de manière tout à fait sécurisée ?
Enfin, avez-vous un retour d'expérience sur l'utilisation et les résultats des machines à voter ?
. Comme je vous l'ai dit, nous attendons l'avis de l'ANSSI. Celle-ci devrait nous faire une recommandation sur un certain type de machine, qui pourrait entraîner la nécessité d'imprimer le bulletin de vote. Aujourd'hui, le système est totalement dématérialisé. D'après les discussions que nous avons avec elle, l'ANSSI pourrait recommander que la machine imprime le bulletin de vote avec un système de lecture de bande passante, qui permettrait ensuite, dans une urne capable de lire cette bande passante, d'avoir un mix entre la machine à voter et l'impression d'un bulletin papier. Cette solution technique existe. L'un des principaux avantages de la machine à voter est de ne pas avoir à dépouiller. Les résultats sont immédiatement constatés. Avec cette solution, l'on pourrait avoir l'avantage du bulletin de vote, qui permet d'anticiper toute contestation sur le résultat du vote, mais également la facilité permise par ces machines à voter, notamment la rapidité dans le dépouillement.
Comment voter n'importe où ? C'est une réflexion que nous menons. Cette solution est envisageable pour des élections à circonscription électorale unique. Nous pourrions imaginer un dispositif, par exemple pour les élections présidentielles, dans lequel l'électeur, ayant averti l'administration suffisamment tôt, pourrait voter en tout point du territoire. Le REU, d'une certaine manière, le permet. C'est simple dans l'idée, mais cela l'est moins dans les faits, car nous sommes toujours rattachés à un bureau de vote. Dans les bureaux de vote, il faudrait réserver des urnes pour les personnes votant ainsi. Cela aurait des conséquences sur les analyses électorales, qui seraient plus compliquées à réaliser si les Français s'emparaient vraiment de l'outil. Nous pensons que le système de la procuration permet d'apporter une réponse pragmatique à cette préoccupation.
À partir du 1er janvier 2022, le dispositif maprocuration.fr franchit une nouvelle étape : la déterritorialisation. Jusqu'ici, un lien était fait entre le mandant et le mandataire, qui devaient résider dans la même commune. Ce lien ne sera plus exigé. La seule condition sera que le mandataire jouisse de ses droits civiques. Cela facilitera les procurations à vocation familiale ou amicale.
La déterritorialisation est un élément pour faciliter la procuration. Une autre idée, trop fragile pour l'instant, est celle de recourir à un tiers de confiance. Des sociétés proposent de reconnaître les identités à distance, par exemple par visioconférence. Ce qui nous inquiète est que les services de ces sociétés ne sont pas toujours situés en France. Pour adopter une telle solution, il faudrait un niveau d'homologation et de sécurisation très élevé. Nous ne pourrions pas nous permettre d'avoir un système de vérification d'identité par des sociétés qui transfèrent leurs services en Roumanie, au Maroc, ou ailleurs. Mais c'est l'une des pistes envisagées. Elle nécessiterait l'accord du ministère de la Justice, car la procuration fait partie d'une chaîne qui relève de ce ministère. Les procurations peuvent d'ailleurs être enregistrées devant un magistrat ou un officier de police judiciaire.
Je vous remercie pour les réponses apportées, qui nous ont permis d'approfondir le sujet. S'agissant des machines à voter, je suppose que vous présenterez prochainement les conclusions de vos travaux.
. Oui, d'autant que nous devons rendre au Parlement un rapport sur le sujet avant le 1er octobre.
La séance est levée à 17 heures 25.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Erwan Balanant, M. Xavier Breton, M. François Cornut-Gentille, Mme Isabelle Florennes, Mme Marion Lenne, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Stéphane Travert