Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 12h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • britannique
  • concept
  • critiquer
  • ethnique
  • identité
  • intégration
  • multiculturalisme
  • musulman
  • religion

La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition du Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l'université de Bristol.

La séance est ouverte à 12 heures.

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. Nous poursuivons les auditions dans le cadre de la mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme dans la société française. Nous avions initialement prévu un déplacement au Royaume-Uni mais, en raison de la situation sanitaire, nous avons décidé d'effectuer à la place plusieurs auditions à distance de personnalités britanniques.

Dans ce contexte, nous avons l'honneur de recevoir M. Tariq Modood, professeur de sociologie, spécialiste du multiculturalisme et des questions liées à l'égalité raciale et au sécularisme. Monsieur Modood, vous êtes le fondateur et le directeur du Center for the Study of Ethnicity and Citizenship (« Centre pour l'étude de l'ethnicité et de la citoyenneté »).

Nous sommes heureux de vous entendre après avoir auditionné ce matin M. Trevor Phillips, qui défend des positions très différentes des vôtres au sujet du modèle multiculturaliste britannique. Vous nous avez transmis la semaine dernière des documents proposant une définition précise du concept d'islamophobie qui, selon vous, n'empêche pas une critique raisonnable et légitime de l'islam. Si notre étude ne se limite pas à l'islam, la situation actuelle – en particulier dans la société française – appelle à étudier spécifiquement le risque du séparatisme lié à l'influence des réseaux islamistes. Nous savons que le regard porté sur l'intégration de la communauté musulmane et le rapport à la laïcité sont totalement différents au Royaume-Uni. Votre analyse nous sera précieuse.

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. Le multicularisme et l'universalisme sont deux modèles différents. Monsieur Trevor Phillips concluait ce matin qu'aucun modèle n'est meilleur qu'un autre – chacun est le fruit d'une histoire. Je serais curieuse de connaître les avantages et les inconvénients du modèle multiculturaliste à vos yeux, notamment s'agissant des aspects concrets de l'accès au logement, à la santé et à l'emploi.

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Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l'université de Bristol

. Je vous remercie pour votre invitation. Personnellement, je ne conçois pas le multiculturalisme et l'universalisme comme deux concepts totalement opposés, même s'ils impliquent une approche différente de l'intégration. « L'intégration » suppose qu'une partie de la population soit différente du reste des citoyens, soit pour des raisons culturelles, soit pour des raisons identitaires ou sociales relatives à la race, à l'ethnicité ou aux religions.

Différents modèles d'intégration existent. Le modèle classique d'intégration en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis est l'assimilation. Elle suppose que le nouveau venu s'assimile au reste de la population, se fonde dans celle-ci et lui ressemble jusqu'à ne plus pouvoir en être distingué. Le multiculturalisme est un autre modèle d'intégration. Il ne s'oppose pas forcément, en ce sens, à l'universalisme.

Je vais tenter d'expliquer le multiculturalisme par l'angle de la valeur républicaine de laïcité. Dans le multiculturalisme, les individus sont libres de mener la vie qu'ils veulent, quelles que soient leur identité ethnique ou leurs convictions religieuses. Dans l'assimilation, la liberté individuelle existe aussi, mais elle est plus restreinte : il s'agit avant tout, pour s'assimiler, de se fondre dans un moule social préexistant. Ainsi, aucun élément nouveau ne peut être ajouté à ceux déjà présents et qui composent le moule du citoyen national.

Pour les partisans du multiculturalisme, l'assimilation est un facteur de division de la population. Le modèle assimilationniste implique de distinguer les personnes considérées comme des citoyens « normaux » et les autres, qui doivent tout faire pour devenir des citoyens « normaux ». Cette idée est incompatible avec l'idée d'égalité, puisque tous les citoyens n'ont alors pas la liberté d'exercer leurs propres choix de la même manière. Selon moi, il ne devrait pas être possible d'ériger une partie de la population en modèle auquel devrait se conformer le reste de la population.

Le multiculturalisme apporte un éclairage très intéressant au concept d'égalité. Dans le monde anglo-saxon, l'égalité est conçue comme une égalité de droits. Toute construction politique est fondée sur la volonté des individus et sur leurs droits individuels. À l'inverse, la conception républicaine met en avant le concept de collectivité, comme si les individus devaient une forme d'allégeance à l'État et à la République. Le libéralisme anglo-saxon considère ainsi que la république, la nation ou l'État est une construction politique ou un artefact, rendu possible par la volonté des individus, qui ont conclu des contrats leur reconnaissant des droits mutuels. L'État n'a pas d'autre signification que de faire respecter les droits des individus. Je note sur ce point une différence entre les traditions française et anglo-saxonne.

Dans le modèle britannique, il n'y a pas cependant pas que l'État et les individus : l'État reconnaît également l'existence de groupes d'individus. Ces groupes peuvent se voir reconnaître certains droits ; ou, plus exactement, les individus appartenant à des groupes le peuvent. Il en résulte une société composée d'individus, jouissant de droits, ainsi que de groupes d'individus, qui ne sont pas placés sur un pied d'égalité avec les premiers, mais qui jouissent également de certains droits. S'agit-il de droits collectifs, de droits accordés à des groupes ? Pas exactement. Les individus sont porteurs de droits. Les individus appartenant à des groupes peuvent bénéficier de certains droits qui leur sont spécifiquement accordés au titre de leur appartenance au groupe.

Par exemple, dans le monde anglo-saxon – aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne – les membres de la communauté sikhe portent un turban. Dans d'autres pays, comme la France, on peut exiger d'eux qu'ils le retirent. En Grande-Bretagne, au contraire, nous pensons que le turban a une signification très importante pour les sikhs et que ceux-ci doivent pouvoir le porter quand ils le souhaitent. Nous sommes allés jusqu'à adapter les uniformes de police pour ne pas dissuader les sikhs d'y entrer : les policiers sikhs peuvent porter le turban à la place du képi.

Le groupe en tant que tel n'obtient pas de droits ; en revanche, les membres individuels de chaque groupe se voient conférer certains droits spécifiques en raison de leur appartenance à une communauté. Pourquoi devons-nous respecter les droits des communautés ? Parce que l'égalité recouvre deux aspects, l'égalité des droits et l'absence de discriminations. Dans le modèle multiculturaliste, nous respectons « l'identité de groupe » dès lors que les individus appartenant à ce groupe y attachent de l'importance. Je parle bien d'une identité qui ne relève pas de la sphère privée, mais de la sphère publique : elle est affichée et revendiquée comme telle au sein de la société.

Contrairement au modèle républicain, qui a une interprétation monistique de l'identité collective, le multiculturalisme reconnaît davantage l'importance de l'appartenance à un groupe infranational dans la définition de l'identité individuelle.

Les individus s'attachent à demeurer unis, se considérant tous citoyens de la même nation ; mais, pour ce faire, ils doivent respecter les différences qui existent entre eux. Le respect et la reconnaissance des identités singulières confortent alors le sentiment d'appartenance à la nation britannique. Ainsi, il est possible d'être musulman britannique, noir britannique, écossais, gallois, etc. Nous devons donc reformuler l'identité nationale pour y inclure les identités multiculturelles, plutôt que, à la façon du Président Macron, reformuler les identités de groupe pour faire en sorte qu'elles se conforment à l'identité nationale. Nous ne devons jamais forcer qui que ce soit à se fondre dans une identité collective.

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. Le concept d'islamophobie est très décrié en France parce qu'il porte en germe l'impossibilité de critiquer une religion. Dans la tradition française, la liberté recouvre la liberté de culte mais également la liberté de critiquer les religions, voire de blasphémer. Quel équilibre trouver entre l'interdiction du « racisme envers les musulmans » et la liberté de critiquer la religion ?

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. Vous avez ouvert votre propos en expliquant que le multiculturalisme et l'universalisme ne sont pas opposés, mais n'avez-vous pas une nette préférence pour le modèle multiculturaliste ? Je note que vous parliez de « musulmans britanniques » ; en France, nous dirions plutôt « Français musulmans » car, comme vous l'avez suggéré, nous plaçons toujours la nation en premier dans l'ordre des identités.

Vous nous avez livré des exemples très intéressants sur le port du turban et de l'uniforme. Je souhaiterais aborder également la question du logement. La mixité sociale et ethnique est-elle un idéal poursuivi et atteint par la société britannique ?

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Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l'université de Bristol

. Le multiculturalisme convoque la liberté, l'égalité et la solidarité – comme le modèle républicain – mais il va au-delà. Il dépasse l'approche libérale classique de ces concepts et donc l'interprétation républicaine. C'est selon moi la différence, qui n'est pas une opposition, entre les deux modèles. Pourquoi ? Les libéraux abordent ces concepts sous l'angle de l'individu. La République a une interprétation trop monothéiste et autoritaire de ces concepts.

Je suis pour la mixité sociale, mais la difficulté est d'y parvenir. L'État ne peut pas ordonner la mixité. Il n'est pas possible de régir la façon dont les individus vivent ni d'imposer un mode de vie à qui que ce soit dès lors que nous sommes attachés au principe de liberté. L'État doit respecter la liberté des musulmans (par exemple) de se mélanger ou de ne pas se mélanger.

Je conviens que l'absence de mixité sociale ou raciale peut causer un problème durable pour la cohésion sociale. Dans plusieurs villes d'Angleterre, on assiste à un nombre de phénomènes relevant de ségrégations ethniques, raciales ou religieuses. Mais l'État n'a pas véritablement les moyens de lutter contre la ségrégation ; on ne peut pas dire, comme j'entends parfois : « Il y a trop d'Algériens dans ce quartier, empêchons d'autres Algériens de s'y installer ».

La ségrégation peut s'expliquer par des facteurs sociaux ou économiques. Certaines personnes se regroupent dans un quartier parce que les prix y sont moins élevés, ou parce qu'ils rejoignent d'autres membres de leur communauté. Au fur et à mesure que des minorités s'installent dans ces quartiers, les Blancs s'en vont, ce qui accentue le phénomène de ségrégation. Pourtant, les études que nous avons menées montrent que les minorités ethniques ne veulent pas vivre dans des quartiers mono-ethniques. Bref, aucun défenseur du multiculturalisme ne s'opposera à la mixité, mais la mixité ne saurait être atteinte de l'extérieur par la contrainte ni par la bonne volonté d'une seule communauté.

Quant au fait d'être britannique, les musulmans, au Royaume-Uni, sont plus patriotes que les Britanniques d'origine. Les critiques à l'égard de l'État britannique sont également beaucoup plus nombreuses chez les Britanniques d'origine que chez les populations asiatiques, par exemple. Aux États-Unis, l'identité est le plus souvent définie par deux termes (Noirs-américains, afro-américains, Ukrainiens-américains, etc.). C'est de plus en plus le cas aussi au Royaume-Uni.

Peu de personnes considèrent que l'identité britannique soit univoque. Il existe même des personnes qui feront primer leur genre sur leur nationalité, en considérant qu'elles sont d'abord des femmes avant d'être des Britanniques. Beaucoup de personnes font également primer la religion sur la nationalité.

Enfin, vous m'avez interrogé sur l'islamophobie et sur la critique légitime de la religion. Nous devrions tous avoir la liberté de critiquer n'importe quel groupe – ethnique, social, religieux –, ce qui suppose aussi d'être capable de recevoir la critique. La critique devient problématique quand elle se transforme en discours de haine.

Comment définir un discours haineux ? Un début de réponse pourrait être de demander aux minorités elles-mêmes ce qu'elles considèrent comme haineux ou menaçant, ou bien de faire appel à l'analyse historique et sociale en la matière. Par exemple, pour l'antisémitisme, le rejet des juifs (initialement par les chrétiens) avait d'abord un motif religieux. Au XXe siècle, nous avons assisté à une racialisation des juifs qui a mené à l'Holocauste. Depuis, un grand nombre de juifs se définissent par rapport à l'Holocauste, et ce même s'ils ne sont pas religieux : ils affirment vouloir élever leurs enfants dans la tradition juive et transmettre leur histoire aux générations futures. L'Holocauste s'inscrit ainsi dans l'identité juive et cette identité permettra de définir le contenu d'un discours haineux.

De manière générale, je pense que tous les groupes ont en leur cœur un élément central qui définit leur identité. Partant, attaquer cet attribut identitaire constituerait un acte de haine. C'est ainsi que certains termes, comme « nigger » (le « N word »), ont acquis une connotation raciste avec le temps. De même, un grand nombre de musulmans dans le monde se définit par rapport au prophète Mahomet. Dès lors, toute attaque contre Mahomet peut être considérée comme raciste, de la même façon que peuvent être considérées comme racistes certaines paroles sur l'Holocauste.

Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que nous n'avons pas la liberté de critiquer le Coran, le prophète ou les musulmans, tout comme les musulmans ont la liberté de critiquer le pape ou la République française. Mais certains propos n'ont pour but que de blesser, d'attirer le mépris sur une communauté, ou de provoquer de la détresse et de la violence. Nous devrions interroger les musulmans sur les propos qu'ils considèrent haineux ; à mon avis, cela n'a pas été suffisamment fait en France.

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. Vos propos sont très intéressants car ils traduisent un point de vue que nous n'avons pas l'habitude d'entendre en France. Les libertés de pensée et d'expression qui nous sont très chères en France. Certains ont pu constater qu'à un moment, elles peuvent également blesser les personnes d'autres confessions. Mais cette question est très délicate car dès lors que l'on accepte cette possibilité, cela freine la liberté d'expression, qui se situe au fondement de la République française et selon laquelle chacun peut exprimer des opinions différentes sur la religion. Lorsque l'on aborde les questions de religion, les choses sont beaucoup plus délicates que sur d'autres sujets. La question est de savoir si votre système fonctionne mieux ou non. Peut-être est-ce le cas sous certains aspects mais nous évoluons dans deux modes de réflexion différents et avons du mal à nous rejoindre. Il est en tout état de cause très intéressant de vous entendre.

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Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l'université de Bristol

. Il semblerait que, pour des raisons idéologiques ou historiques, la République française donne à la religion un statut particulier. En Grande-Bretagne, nous faisons en sorte de traiter l'identité religieuse de la même façon que l'identité ethnique. Il serait bon de lancer une campagne nationale de sensibilisation qui permettrait de comprendre les propos qui peuvent blesser ou heurter les musulmans. Il n'est pas possible de régler le problème de l'islamophobie uniquement par la loi.

La séance est levée à 12 heures 50.