L'audition débute à quatorze heures.
Nous reprenons les travaux de la commission d'enquête en auditionnant l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), dont je salue les représentants.
Établissement public placé sous la tutelle des ministères chargés de la santé, de l'agriculture, de l'environnement, du travail et de la consommation, l'ANSES assure des missions de veille, d'expertise, de recherche et de référence sur un large champ couvrant la santé humaine, la santé et le bien-être animal ainsi que la santé végétale. Elle offre une lecture transversale des questions sanitaires en évaluant les risques et les bénéfices sanitaires, souvent au travers du prisme des sciences humaines et sociales.
En matière de santé au travail, le domaine qui intéresse notre commission d'enquête, la mission première de l'ANSES est de fournir aux autorités l'information nécessaire à la prise de décision concernant la prévention des risques professionnels et d'appuyer les principales politiques publiques en la matière.
L'Agence contribue à la connaissance des risques professionnels, y compris certains sur lesquels nous nous sommes déjà penchés, que font courir les nanoparticules, les pesticides, les perturbateurs endocriniens, les champs magnétiques, et bien d'autres, via le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P), mais également via ses propres actions d'évaluation des risques. Elle apporte des connaissances scientifiques utiles à l'élaboration de la réglementation nationale et européenne, établit des valeurs de référence pour protéger les travailleurs et a également une mission de programmation et soutien à la recherche.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Gérard Lasfargues, M. Henri Bastos et Mme Alima Marie prêtent serment
Je me propose de rappeler brièvement les missions de l'ANSES dans le domaine de la santé au travail en prenant quelques exemples de notre contribution à l'évaluation des risques professionnels et à la prévention des maladies. Je développerai ensuite les grands enjeux en distinguant risques avérés, risques émergents et risques futurs, et en traçant quelques pistes d'action.
En matière de santé au travail, l'Agence est responsable de l'évaluation des risques sanitaires, par exemple du danger toxicologique que représentent certains produits, évaluation tenant compte de qui y est exposé, quand et à quel niveau. On peut nous saisir pour évaluer le risque présenté par des agents physiques, chimiques, biologiques, mais aussi par des modes d'organisation du travail. Nous avons ainsi rendu l'année dernière un rapport sur les risques sanitaires du travail de nuit qui a mis en évidence des effets chroniques et des effets à long terme comme des maladies métaboliques, cardiovasculaires, voire certains cancers comme le cancer du sein. Nous avons aussi rendu récemment un rapport sur l'exposition des travailleurs agricoles aux pesticides, qui peut être très utile pour établir un tableau des risques qu'ils encourent. Nous évaluons les risques pour des professions bien définies, comme les égoutiers, soumis à des agents biologiques ou chimiques, nous évaluons les risques de pollution de l'air dans les enceintes ferroviaires souterraines – en clair, le métro. Ces expertises sont de plus en plus complexes en raison des polyexpositions aux risques et du fait que ceux-ci concernent différents types de populations. C'est d'ailleurs en raison de cette complexité que l'on s'adresse à nous.
Nous faisons ensuite des recommandations sur les valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP), en lien étroit avec les agences européennes, en particulier l'Agence européenne des produits chimiques – European Chemicals Agency (ECHA) –, responsable de tout ce qui relève des règlements européens Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals (REACH) et Classification, Labelling and Packaging (CLP), et, en France, avec le ministère de la transition écologique et solidaire et le ministère du travail. L'Agence a également un certain nombre d'activités règlementaires au niveau européen, pour la réglementation REACH, les produits phytopharmaceutiques et les substances biocides. Tous les dossiers pour autorisation de mise sur le marché de ces substances comportent un volet « exposition professionnelle », ce qui oblige à évaluer les risques pour les travailleurs ou les personnes exposées dans le champ professionnel. Nous élaborons, pour la France, des propositions qui pourront être faites dans le cadre des règlements REACH et CLP. Nous aidons également les pouvoirs publics en ce qui concerne les substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR), grâce à notre site Internet substitution.cmr. Enfin nous exerçons une vigilance via le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles, le RNV3P. Il regroupe l'ensemble des centres de consultation de pathologies professionnelles en France, lesquels entrent leurs observations et données dans une base nationale coordonnée par l'ANSES – elle compte plus de 400 000 observations. Nous travaillons avec les cliniciens du réseau, à l'aide de méthodes statistiques de fouille de données permettant de faire ressortir des signaux émergents de pathologies du travail, dues à des agents encore peu connus comme les nanomatériaux.
J'en viens aux risques. Pour les risques avérés, notre mission essentielle est la surveillance des populations exposées et la prévention primaire, en étroite collaboration avec d'autres agences comme l'établissement Santé publique France (SPF). Dans ce domaine des risques avérés, il s'agit d'évaluer certains agents, comme les CMR, mais aussi de mieux approcher les polyexpositions. Autrefois, les expositions ne concernaient souvent que quelques agents chimiques très dangereux comme le benzène et l'amiante ; aujourd'hui on est plutôt exposé à de faibles doses de multiples substances chimiques. La méthodologie de l'évaluation doit en tenir compte pour produire des recommandations pertinentes sur la gestion de ces risques, et la traçabilité des agents à risques est très importante. De même, il est important de connaître les expositions tout au long de la vie. La notion d'exposome, concept correspondant à la totalité des expositions à des facteurs environnementaux, est désormais inscrite dans la loi. Il s'agit d'évaluer pour une personne, de l'embryon in utero jusqu'à la fin de vie, l'ensemble des expositions qu'elle subit en tant que consommateur ou que travailleur, ce qui est très utile pour les maladies chroniques et les cancers. Par exemple, pour un perturbateur endocrinien comme le bisphénol A, il importe de savoir quels sont les principaux lieux d'exposition pour adapter la prévention en conséquence, pour les femmes enceintes, les enfants ou les travailleurs si ces derniers sont exposés au premier chef.
Pour les risques émergents, nous avons adopté la définition de l'Agence européenne de santé au travail : il s'agit soit d'agents nouveaux, comme les nanomatériaux ou les perturbateurs endocriniens, soit de ce que l'on appelle des old friends in new places, risques connus se manifestant dans de nouvelles expositions ou de nouveaux secteurs. Autrefois, la silice cristalline provoquait la silicose des mineurs de fond ; aujourd'hui c'est façonner les plans de travail de cuisine en pierre très dure et en quartz qui engendre des expositions aiguës à la silice. On ne connaît pas forcément les populations exposées à des risques émergents : qui l'est par exemple aux nanomatériaux sur les lieux de travail, et à quel niveau ? Il faut documenter cela pour agir. Sans attendre d'ailleurs que les risques provoquent des pathologies, nous proposons des mesures de précaution. Il en va de même pour les perturbateurs endocriniens et nous voulons que la France soit proactive pour faire évoluer la réglementation européenne.
Une autre notion importante désormais est celle de population vulnérable. Pour les agents chimiques, par exemple, les conditions d'exposition changent et il y a désormais de nouvelles populations au travail, comme les migrants et les travailleurs détachés, dont le suivi est d'autant plus difficile et aléatoire que les facteurs de précarité se cumulent : ce sont souvent ces travailleurs que l'on retrouve dans des entreprises sous-traitantes et qui sont les moins informés, les moins qualifiés et en contrat précaire. Pour évaluer les expositions aux risques, il ne faut pas s'en tenir aux facteurs chimiques mais prendre en compte aussi les conditions de travail et les circonstances d'exposition. C'est pourquoi siègent dans nos comités, en plus des experts, médecins et toxicologues, des intervenants de sciences sociales, de sociologie et d'ergonomie, pour procéder à une évaluation dans un contexte global. Un autre problème tient à ce que les situations d'exposition sont concentrées dans les très petites et petites entreprises, qui représentent 80 à 85 % du total, où il n'y a pas de comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ni de service d'hygiène et de sécurité, et où il est plus difficile de faire passer l'information sur les mesures de prévention et de protection collective et individuelle. Il est très important de le prendre en compte dès le début, comme peut le faire l'Agence.
S'agissant des risques futurs, il faut chercher à les anticiper. Ils peuvent être liés par exemple au changement climatique – inondations, froid et neige, exposition aux intempéries accrue pour les travailleurs des chantiers. Systématiquement, nous essayons de voir si cet élément est à considérer dans nos évaluations. Les risques futurs peuvent aussi découler des nouvelles technologies de l'information, avec les risques psychosociaux, ou de l'économie circulaire, avec le recyclage des déchets. On connaît mal l'exposition des travailleurs aux risques lors du recyclage des déchets informatiques ou électroniques.
Je terminerai cette introduction en évoquant quelques pistes. Une bonne évaluation nécessite des données, donc est forcément liée à la recherche. À l'évidence, les moyens de la recherche en santé au travail doivent être non seulement pérennisés, comme le programme d'évaluation de la santé au travail dans le cadre de l'Agence, mais renforcés. Le programme national de recherche environnement-santé-travail (PNREST), que nous coordonnons depuis plusieurs années et qui, depuis sa création en 2007, bénéficie d'un budget significatif – un million d'euros par an – provenant du ministère du travail, a permis de mieux structurer les équipes disciplinaires de recherche dans ce domaine et d'accroître leurs compétences. Mais à ce stade, il faut un effort supplémentaire. Il faudrait développer cet axe de recherche santé-travail dans les appels européens et dans le programme européen « Horizon 2020 », où la santé au travail ne tient pas la place qu'il faudrait à nos yeux. Le directeur de l'Agence est très attaché à porter des propositions au niveau européen pour obtenir des financements dédiés à ces problématiques.
Il faut aussi pérenniser des dispositifs qui aident à renseigner sur les conditions de travail et l'exposition aux risques professionnels. L'enquête de surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (SUMER) et les enquêtes des ministères ont été très utiles. Mais il y a aussi tous les dispositifs de suivi longitudinal et prospectif de populations exposées aux risques, et la grande cohorte épidémiologique Constances qui permet de suivre beaucoup de cas et d'investiguer des risques professionnels. Il est important que ces dispositifs soient soutenus.
L'Agence est très attachée à ce qu'on identifie les expositions professionnelles, car c'est la base des évaluations. Si l'on ne connaît pas les expositions passées, on ne peut établir de probabilités sur les risques différés, les maladies chroniques, les cancers, les maladies cardiovasculaires, les risques psychosociaux ou liés aux perturbateurs endocriniens. Une mission a été confiée au professeur Paul Frimat sur la traçabilité des expositions aux agents chimiques dangereux. Mais la question est plus générale, et c'est parce que l'Agence coordonne le RNV3P que la direction générale du travail (DGT) lui a confié la coordination d'un groupe de travail qui élabore un thésaurus des expositions professionnelles. Cet outil sera commun à un certain nombre d'acteurs et la centralisation permettra de mieux exploiter les contributions des services de santé au travail. Pour mieux appréhender les maladies professionnelles, il faut aussi améliorer l'interopérabilité des bases de données d'exposition professionnelle et celles des régimes de sécurité sociale, en créant des identifiants communs pour les entreprises ou les personnes. Ainsi, on a pu faire reconnaître, pour les travailleurs agricoles, le risque particulier causé par les pesticides au regard de la maladie de Parkinson, grâce à ce croisement des données. Le plan santé-travail actuel comporte d'ailleurs la mise en place d'une cartographie des bases de données, pour réfléchir à leur interopérabilité. L'Agence la coordonne sous la responsabilité de la DGT et nous pourrons vous transmettre certains éléments sur la cartographie.
Développer la prévention nécessite de développer le conseil en prévention, donc la formation en santé au travail. C'est très important pour les médecins, puisqu'un certain nombre de pathologies ont des effets différés : la plupart des cancers professionnels se déclarent après 65 ans, quand les gens sont à la retraite. Ce ne sont plus les professionnels de la santé au travail qui voient ces personnes, mais les médecins généralistes et autres. Il faut qu'ils aient un minimum de formation pour aborder la question des expositions professionnelles passées. Or la formation initiale ou continue des médecins dans ce domaine est, de l'avis général, insuffisante. Les postes hospitalo-universitaires dans cette discipline sont trop peu nombreux, comme l'ont souligné plusieurs rapports, dont l'un du professeur Frimat qui avait fait des propositions dans ce domaine. Cette formation est très importante notamment pour le suivi des risques émergents et les conseils de prévention, par exemple aux femmes enceintes ou qui désirent l'être, à propos des perturbateurs endocriniens dans leur milieu de travail. Actuellement les gynécologues et les sages-femmes n'ont pas la formation adéquate pour le faire. Lier la formation et la recherche est nécessaire car seules les équipes pluridisciplinaires peuvent être efficaces.
Je vous remercie de cette présentation qui touche à notre questionnement centré sur l'industrie.
D'abord, pouvez-vous mieux décrire le fonctionnement du réseau RNV3P, nous dire comment il collecte des données et auprès de qui ? Vous soulignez l'importance de l'interopérabilité des bases de données, et celles de la sécurité sociale sont en effet utiles pour la prévention. Quel est l'objectif et quels sont les obstacles éventuels ?
L'Agence est à la fois responsable de la santé au travail et de la santé dans l'environnement. Il semble d'ailleurs y avoir une certaine confusion entre les deux dans le débat public, les questions d'environnement éclipsant quelque peu la santé au travail. Quel est votre sentiment ? À notre avis, il y a non seulement une sous-déclaration des maladies professionnelles, mais une sous-estimation.
Le RNV3P étant un réseau qui regroupe les centres de consultation pour pathologies professionnelles et environnementales, leurs bases portent sur les deux champs. Les patients que leurs cliniciens examinent leur sont adressés pour 70 % par la médecine du travail et pour 20 % environ par des médecins généralistes ou spécialistes, voire par des médecins conseils de la sécurité sociale. Le réseau centralise les données avec des codifications selon les pathologies, les secteurs d'activité, les métiers. On peut ensuite repérer et extraire les signaux intéressants à partir de cette base centrale. On y trouve bien sûr immédiatement ce qui relève de pathologies connues, comme les cancers du poumon ou les mésothéliomes dus à l'amiante, mais aussi des signaux émergents. Je mentionnais l'exposition à la silice pour les gens qui font les plans de travail ; un médecin ne va pas forcément penser à signaler ce fait, mais nous avons des méthodes de fouille statistique, comme dans la pharmacovigilance ou la toxicovigilance, et nous avons un groupe d'experts chargé d'analyser ces signaux, composé de médecins, d'hygiénistes industriels, d'ingénieurs de l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des maladies professionnelles et des accidents du travail (INRS) ou des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT). Tout signal pertinent, sur lequel des observations concordent et qui présente une certaine gravité, permet de lancer des actions de prévention. On diffuse ce signal aux agences régionales de santé (ARS), aux directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) et, à l'échelon national, à nos partenaires du réseau – la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), la Mutualité sociale agricole (MSA), l'INRS, Santé publique France et, si nécessaire, le ministère de la santé et le ministère du travail – pour prendre des mesures immédiates sur certains risques. Le réseau travaille de façon très étroite avec les CARSAT et la CNAMTS, car cela permet le lien avec les entreprises.
Sur le plan européen, nous travaillons en coordination avec des agences ou équipes universitaires en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, et nous partageons sur un site internet les observations inhabituelles. Nous avons aussi des échanges soutenus, aux États-Unis, avec le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH), notamment sur les valeurs limites d'exposition et les nanomatériaux.
Cela dit, le réseau RNV3P, très utile, n'est pas un réseau de surveillance épidémiologique. Cela, c'est la mission de Santé publique France. Il s'en tient à la vigilance – y compris, désormais, la toxicovigilance, la nutrivigilance et les pesticides.
L'interopérabilité entre les bases de données est essentielle. S'il est illusoire de penser à une base de données universelle, comparer les données de santé de la CNAMTS et les données sur l'exposition aux risques d'une même personne est très utile. Pour cela, il faut disposer d'un identifiant personnel – le numéro d'inscription au répertoire (NIR) de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) – ou d'un identifiant d'entreprise pour regrouper des données sur lesquelles les agences et les chercheurs pourront travailler. C'est un sujet majeur pour les cancers, les maladies chroniques, cardiovasculaires ou respiratoires, surtout dans le secteur de l'industrie. On sait que l'écart, important, dans l'état de santé entre les cadres et les ouvriers, surtout non qualifiés, ne se réduit pas. Cela traduit un problème dans la détection et la prévention des maladies professionnelles.
Celles-ci font l'objet d'une sous-déclaration, mais aussi d'une sous-estimation, certainement. La déclaration et la reconnaissance des maladies professionnelles sont complexes et il faut prévoir des évolutions. D'où l'utilité d'autres systèmes de surveillance et de vigilance pour rendre compte de la réalité des maladies et des risques professionnels. C'est la mission de Santé publique France, dont les représentants aborderont sans doute le sujet. Santé publique France fait des estimations régulières du nombre de cancers professionnels. La commission Bonin, dont nous sommes membres, évalue chaque année la charge que la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) ne supporte pas en raison de la sous-estimation des maladies professionnelles, et la branche AT-MP verse la somme correspondante à l'assurance maladie.
Je comprends bien votre question sur la confusion entre les risques liés à l'environnement et les risques liés au travail. Il est très utile pour nous d'avoir cette double approche, car les gens dont la santé est plus exposée au travail sont aussi ceux qui subissent le plus les facteurs liés à l'environnement. Ainsi, l'exposition professionnelle dans l'industrie va souvent avec l'exposition plus grande à la pollution de l'air et les travailleurs les moins qualifiés sont les plus susceptibles d'être exposés à la pollution de l'air dans des logements près du périphérique. Il est donc bon de pouvoir aborder le risque général et le risque professionnel, mais il faut bien sûr que cela ne masque pas le problème propre à la santé au travail, d'où l'importance de disposer de systèmes spécifiques pour évaluer ces risques et surveiller ces populations. L'Agence y est très attachée et est très ouverte dans sa gouvernance, grâce à un conseil d'administration composé sur le modèle du Grenelle de l'environnement, qui associe dans ses cinq collèges, outre les tutelles, la société civile, les élus, des associations de défense, tous les partenaires sociaux. C'est avec eux que nous discutons de notre programme de travail annuel, dans nos comités d'orientation thématiques. Il en existe un, spécifique à la santé au travail, où l'on retrouve le ministère, les partenaires sociaux, les associations de victimes comme celles de l'amiante, la fédération nationale des accidentés du travail, les travailleurs handicapés. On y discute du programme, mais aussi des demandes de saisine. Ainsi avons-nous produit un rapport sur le travail de nuit à la demande de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), relayée par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Nous sommes donc attachés à la plus grande lisibilité de ce qui ressort de la santé au travail, même si l'évaluation des risques liés à l'environnement est également très utile.
Auriez-vous une estimation du nombre de personnes qui s'occupent de la santé au travail au sein de votre agence ? Pouvez-vous estimer l'effet du travail que vous accomplissez sur les normes édictées et les actions publiques ? Les normes européennes marquent-elles des avancées ou au contraire des résistances dans ce domaine ? La production de normes nationales devrait-elle être plus volontariste qu'elle ne l'est aujourd'hui ? Comment ces normes sont-elles fixées ? On pense aux risques chimiques, mais il en existe beaucoup d'autres. Que pensez-vous des seuils en vigueur et des bases sur lesquelles ils reposent ?
Le personnel concerné dans l'Agence est essentiellement celui de la direction de l'évaluation des risques, soit environ 150 personnes. Évidemment, certaines travaillent à la fois sur les risques professionnels et les risques liés à l'environnement, par exemple en étudiant les nanomatériaux. Mais il y a plusieurs dizaines de personnes qui se consacrent spécifiquement à l'évaluation de la santé au travail. Dans le réseau RNV3P, toute notre direction de vigilance sanitaire et d'alerte est impliquée et sur tous les grands risques à évaluer, l'Agence déploie une expertise collective, pluridisciplinaire et indépendante, qui n'est pratiquement jamais contestée. Chaque année, l'Agence fait appel à plus de 850 experts à titre ponctuel ou permanent. Nous avons ainsi un comité permanent d'experts spécialisés sur les valeurs limites d'exposition professionnelle, avec des valeurs limites en toxicologie, un autre sur REACH et, au total, plusieurs centaines d'experts s'occupent de ce qui touche à la santé au travail. Pour avoir de bons experts, la recherche est évidemment importante.
S'agissant des normes, notre travail consiste à établir des valeurs limites d'exposition professionnelle qui sont proposées au ministère et discutées avec les partenaires sociaux dans le Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT) avant d'être adoptées. Sur ce plan, nous collaborons étroitement avec d'autres organismes européens qui produisent aussi des valeurs limites, comme le Conseil de santé des Pays-Bas et, au niveau européen, le Scientific Committee on Occupational Exposure Limits (SCOEL). Mais l'Agence européenne des produits chimiques produit des données et des valeurs seuils dans le cadre du règlement REACH et le SCOEL a les siennes, qui peuvent être différentes. Sur les produits chimiques, suite à des missions confiées à des élus nationaux ou européens, nous avons rédigé des notes pour pousser à une harmonisation. Ainsi, aujourd'hui, des critères de définition de perturbateurs endocriniens s'appliquent sur les produits pharmaceutiques, mais pas sur les biocides ou certains produits chimiques couverts par le règlement REACH. Une même substance peut donc être classée à risque dans une réglementation et pas dans l'autre. Aux personnes qui doivent gérer les risques de se débrouiller !
Sur REACH, je laisse plutôt la parole à Henri Bastos.
Je reviens sur les valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP). Le rôle de l'ANSES est de fixer les VLEP à partir de considérations uniquement sanitaires et de faire des propositions qui incluent des méthodes de mesure pouvant être utilisées dans les entreprises pour contrôler le respect de ces valeurs. Elles sont ensuite discutées par une commission spécialisée du COCT, puis un projet de texte est établi en concertation avec les partenaires sociaux. Ensuite, le ministère du travail fixe une valeur – contraignante ou indicative – en tenant compte de ces discussions.
Les VLEP permettent d'encadrer le taux de contamination de l'air dans un milieu de travail, mais sans prendre en compte tous les modes d'exposition ni ce qu'on appelle l'« effet cocktail » de plusieurs substances. De plus, si les entreprises – notamment les petites – ont connaissance de ces VLEP, elles les considèrent comme le but à atteindre, alors que le principe de prévention ALARA – As Low As Reasonably Achievable – consiste à réduire le risque au maximum. De ce fait, l'Agence, chargée d'établir les VLEP, a aussi voulu savoir comment elles étaient mises en oeuvre et a lancé une étude en partenariat avec l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) et son réseau régional, ainsi qu'avec l'INRS. L'étude vise à savoir quelle est l'application des normes, notamment dans les PME, dont on sait qu'elles ont moins de moyens de connaître la réglementation, afin de la comparer avec la situation dans des entreprises plus grandes. Sur les VLEP, ajoutons qu'il convient de faire évoluer la méthodologie pour mieux prendre en compte les effets cocktail. L'INRS a conçu un nouvel outil, MiXie France, à la disposition des employeurs pour mieux les mesurer et les prévenir.
Le règlement européen REACH s'applique à des produits. Ce peut être un outil intéressant pour « soustraire » les travailleurs à des expositions, notamment aux produits CMR. Un premier levier est celui de la classification des substances chimiques les plus dangereuses, fondée sur le repérage et la caractérisation de leurs effets cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques, qui intervient à l'initiative des pouvoirs publics. En France, c'est notre Agence qui a pour mission de proposer des étiquetages de ces produits, en priorité les CMR. Nous avons ainsi proposé récemment de classer le dioxyde de titane (TiO2) comme cancérigène probable, ce qui va donner lieu à évaluation par un comité d'experts européens, avec décision finale par la Commission sur la base de ses recommandations. Le deuxième levier est celui de l'autorisation qui, comme son nom ne l'indique pas, est une interdiction à terme des substances CMR de catégorie 1A ou 1B, c'est-à-dire à effet avéré ou probable. Les industriels qui veulent continuer à utiliser ces substances peuvent demander une autorisation pour un temps limité, éventuellement renouvelable, en prouvant qu'ils ne peuvent pas se passer de l'utiliser pendant la période demandée, mais doivent démontrer, par une évaluation des risques, que la santé des travailleurs et de la population et l'environnement n'en sont pas affectés. À terme, ils doivent produire un plan de substitution à ces substances. Ces deux leviers au niveau européen sont ensuite mis en oeuvre dans les différents pays, puisqu'il s'agit d'un règlement.
Vous parlez des leviers qui existent. Mais, s'agissant des nanoparticules et de leur implication suspectée dans des processus toxiques, il y a indigence d'information puisque la nanotoxicologie n'existe pas. On se trouve dans cette situation paradoxale de vouloir protéger les salariés qui travaillent dans ces filières, mais de ne disposer d'aucune preuve scientifique de la toxicité pour l'homme de ces nanoparticules – ou pour certaines seulement, par recoupement de données. On se retrouve en fait avec des interactions stochastiques entre tout un univers de particules et ces particules toxiques. Finira-t-on par interdire complètement la consommation par l'homme de particules qui ne sont pas biologiques ? Comment va-t-on faire et avec quels moyens ? Il est de la responsabilité de l'État de mettre en place des moyens de recherche fondamentale pour procéder aux investigations sur les nanoparticules. Les industriels feront valoir l'inversion de la charge de la preuve. Si l'État ne donne pas les moyens de la recherche, comment faire ?
En tant qu'élue de Saint-Nazaire, je souhaite aborder une question particulière. L'ANSES a publié des études sur les risques particuliers qu'encourent les dockers et les douaniers. La presse s'en est fait l'écho, les salariés ont interpellé les pouvoirs publics et le problème a été discuté lors de la conférence sociale de 2013. L'Agence pourrait mener des travaux à ce sujet, mais elle ne peut le faire sérieusement qu'à partir de données solides relatives à l'exposition aux risques des salariés concernés sur la base des saisines. Où en est-on ?
Sur les nanotechnologies, plusieurs très bonnes équipes sont au travail en France. On leur demande de venir dans nos comités d'experts pour procéder aux évaluations de risques spécifiques. Si nous avons porté au niveau européen un dossier concernant le dioxyde de titane, notamment quand il est inhalé, c'est que nous avons pu produire des données toxicologiques solides. Nous avons également été très actifs pour proposer, dans le cadre du règlement REACH, un certain nombre de tests pour évaluer la génotoxicité des nanoparticules, dans un grand programme Nanogenotox que nous avons coordonné. La DGT est également impliquée. Donc nous sommes très actifs pour aboutir à un « NanoReach » européen. Nous avons bien progressé en quelques années et je suis moins pessimiste que vous.
Ceci dit, vous avez raison : il reste beaucoup d'incertitudes sur les dangers en milieu de travail, sur les travailleurs qui y sont exposés et sur les modes d'exposition. C'est pourquoi nous avons rendu des avis spécifiques sur les risques subis par les travailleurs exposés aux nanoparticules, afin de faire un certain nombre de recommandations de précaution. Par exemple, nous avons publié un certain nombre d'outils de gestion des risques et de control banding. Cela signifie que dès qu'on connaît sous quelle forme – poudre, aérosol ou produit solide – un nanomatériau a été introduit dans le milieu de travail et qu'il s'agit d'une substance dont on connaît la dangerosité quand elle se présente autrement que sous la forme de nanoparticules, on peut croiser des données pour émettre des recommandations qui peuvent aller de l'interdiction d'utilisation en milieu clos à l'exigence de protections collectives ou individuelles. Nous avions produit aussi, il y a pas mal de temps, un avis spécifique sur l'exposition des travailleurs aux nanoparticules dans lequel nous préconisions le principe « STOP » : Substitution – c'est-à-dire ne pas utiliser des nanomatériaux si on peut les remplacer par des matériaux sous une autre forme ; Technologie – c'est-à-dire trouver des processus permettant d'émettre moins de nanoparticules dans le milieu de travail ; Organisation du travail – pour éviter le plus possible les contacts des personnes avec ce type de matériaux ; Protection individuelle – en adaptant les équipements. C'est ainsi qu'on gère les risques sur lesquels il y a beaucoup d'incertitude – ce qui est la raison même pour laquelle on saisit l'Agence. Nous formulons alors des recommandations de précaution. Il nous importe beaucoup qu'elles soient suivies d'effet et nous demandons régulièrement à la Direction générale du travail d'envoyer des représentants dans les comités d'experts pour nous dire ce qui a pu être fait suite à nos avis. Rien n'est plus frustrant que de faire un avis circonstancié pour protéger les travailleurs et qu'il ne soit pas suivi d'effet.
Je réponds à la question concernant les dockers. Il y a quelques années, nous avions été saisis de la présence de produits biocides dans des conteneurs, en raison de problèmes pour les agents des douanes du port du Havre qui les ouvraient. Nous avions produit une analyse sur ce sujet, mais la difficulté tient à ce qu'il s'agit de substances pulvérisées dans le conteneur avant de le fermer, dans le pays exportateur, afin d'assurer une meilleure conservation pendant le voyage. Souvent même, il s'agit de substances interdites en Europe. Il était difficile de les identifier ou de savoir quel risque présentait l'exposition pour les douaniers. La DGT a constitué avec les parties prenantes un groupe de travail qui a élaboré une circulaire sur la façon de traiter ce problème et les moyens de prévention à mettre en oeuvre.
Pour les dockers, le problème est probablement du même ordre, non à l'ouverture de conteneurs, mais lors du déchargement de navires contenant en particulier des céréales traitées avec certains produits. Il faudrait repérer en amont les produits suspects et le type de traitement qu'ils ont subi. Je ne peux pas en dire plus sur ce qui a été fait à ce sujet.
L'Agence est chargée des autorisations de mise sur le marché non seulement des produits phytosanitaires, mais aussi des substances biocides. Nous étudions donc l'exposition des travailleurs aux risques et dans un certain nombre de cas, nous avons refusé la mise sur le marché, et même fait retirer des substances qui pouvaient être dangereuses. C'est un levier pour agir en faveur de la santé des professions concernées, les dockers notamment.
Comme je l'ai dit, pour les conteneurs il y a eu une circulaire et des mesures de prévention. Pour les dockers, nous pourrons regarder ce qui s'est fait – le rapport issu du programme « Enjeux de santé au travail et cancers : les expositions à supprimer dans les métiers portuaires » (ESCALES) – pour Saint-Nazaire en particulier. L'Agence n'a pas travaillé spécifiquement sur cette question, mais on peut la saisir.
L'audition s'achève à quinze heures dix.
————
Membres présents ou excusés
Réunion du mercredi 4 avril 2018 à 14 h 00
Présents. – M. Julien Borowczyk, M. Bertrand Bouyx, M. Pierre Dharréville, Mme Sandrine Josso, M. Régis Juanico, M. Daniel Labaronne, M. Stéphane Viry
Excusés. – Mme Delphine Bagarry, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Hélène Vainqueur-Christophe