L'audition débute à dix-sept heures.
Nous accueillons M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, qu'accompagnent MM. Laurent Vallée et Hervé Gomichon. L'Assemblée nationale a constitué une commission d'enquête chargée de tirer les enseignements de l'affaire Lactalis et d'étudier à cet effet les dysfonctionnements des systèmes de contrôle et d'information, de la production à la distribution, et l'effectivité des décisions publiques. Nous ne sommes là ni pour juger ni pour punir mais pour comprendre comment cette contamination a pu se produire afin de réfléchir aux propositions que l'on peut formuler pour que cela ne se reproduise plus.
Nous poursuivons aujourd'hui nos auditions relatives à la commercialisation des produits contaminés. Il nous a semblé indispensable de commencer notre cycle d'auditions par l'écoute de l'Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles. Puis la commission d'enquête a entendu les organismes de contrôle de l'État afin de savoir comment l'alerte avait été donnée et quelles mesures avaient ensuite été prises, en particulier par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui a géré les retraits-rappels. Nous avons également auditionné les associations de consommateurs et reçu ensuite la Fédération nationale des industries laitières (FNIL) et la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), directement touchés par cette crise, ainsi que les organisations syndicales et professionnelles agricoles. Une autre série d'auditions a concerné les laboratoires d'analyses.
Pour ce qui est de la commercialisation des produits, nous avons reçu les pharmaciens avant d'entendre les responsables de la grande distribution, plus particulièrement M. Régis Degelcke, président du conseil d'administration d'Auchan, M. Michel-Edouard Leclerc, président-directeur général de l'enseigne Édouard Leclerc, ainsi que M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution.
Vous-même, monsieur Bompard, êtes président-directeur général d'un groupe présent dans plus de trente pays avec plus de 12 300 magasins et des sites de commerce électronique. Le groupe, qui emploie plus de 380 000 collaborateurs dans le monde, a réalisé un chiffre d'affaires de 88,24 milliards d'euros en 2017. Chaque jour, Carrefour accueille près de 13 millions de clients à travers le monde. Présent au Brésil dès 1975 et en Chine dès 1995, le groupe déploie aujourd'hui son activité sur trois grands marchés : l'Europe, l'Amérique latine et l'Asie, réalisant ainsi plus de 53 % de son chiffre d'affaires hors de France.
Nous avons de nombreuses questions à vous poser sur la manière dont votre enseigne a géré le retrait et le rappel des produits Lactalis contaminés.
Avant cela, je vous indique que cette audition, ouverte à la presse, est retransmise sur le portail vidéo de l'Assemblée nationale. D'autre part, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d'enquête déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
MM. Alexandre Bompard, Laurent Vallée et Hervé Gomichon prêtent serment.
Mes questions porteront en premier lieu sur les informations destinées aux distributeurs au sujet des procédures de retrait-rappel. Par qui et par quels canaux avez-vous été informés du rappel et du retrait des produits contaminés ? Combien de messages avez-vous reçus ? Les informations étaient-elles assez claires, et suffisantes ? Estimez-vous avoir eu, pendant la durée de la crise, des contacts réguliers et suffisants avec les services de l'État d'une part, avec Lactalis d'autre part ? Avez-vous bien été informés des cinq procédures de retrait-rappel décidées par Lactalis et par l'État ? Les vagues de rappels successives ont-elles nui à l'efficacité des procédures ? Vos enseignes disposaient-elles d'une liste unique des lots à laquelle vous rapporter ? Si tel est le cas, sur quel support ?
Pour ce qui est de l'application des procédures de retrait-rappel, pouvez-vous retracer la chronologie des alertes que vous avez reçues et des mesures que vous avez mises en oeuvre ? Des vérifications systématiques ont-elles eu lieu dans vos magasins pour vous assurer que les retraits-rappels avaient bien été effectués ? À combien de procédures de ce type devez-vous faire face chaque année ? Rencontrez-vous souvent des difficultés dans la mise en oeuvre des mesures de retrait-rappel ? Comment les employés sont-ils informés de ces mesures ? Sont-ils formés à ces procédures ?
Comment les clients sont-ils informés des mesures de retrait-rappel ? Avez-vous appliqué des dispositifs d'information spécifique dans le cas de l'affaire Lactalis ? Combien de produits ont été retirés, combien ont été rapportés dans vos magasins et combien vendus par erreur dans votre enseigne ? Comment des produits faisant objet d'une procédure de retrait ont-ils pu se retrouver en rayon et vendus ? Quels mécanismes n'ont pas fonctionné ?
Avez-vous reçu des livraisons de produits Lactalis après les mesures de rappel ? Si oui, pouvez-vous nous en expliquer les raisons ? Les contrôles effectués par l'État de l'effectivité des mesures de retrait-rappel ont-ils été utiles ? Avez-vous vendu des produits contaminés par la voie du commerce électronique ?
Les deux enseignes que nous avons auditionnées avant vous nous ont dit procéder à des auto-contrôles ; est-ce votre cas ? Si oui, en quoi consistent-ils ?
Je vous remercie, messieurs, de votre présence et je m'associe aux propos liminaires de notre président. J'aurai la responsabilité de la rédaction du rapport de cette commission d'enquête, et la qualité de vos réponses et de vos éventuelles propositions ne pourra que l'améliorer.
Mes questions sont axées sur les perspectives d'évolution du contrôle agroalimentaire. Dans quel sens avez-vous revu ou allez-vous revoir votre procédure de gestion de crise ? La proposition tendant à modifier les codes-barres pour permettre le blocage en caisse vous paraît-elle pertinente ? Comment favoriser son développement ? D'autres évolutions pourraient-elles être envisagées pour les rappels ? L'hypothèse d'utiliser les données bancaires de vos clients pour entrer en contact avec ceux qui ont acheté des produits contaminés vous semble-t-elle judicieuse ? Le guide de gestion des alertes alimentaires vous paraît-il suffisant ? Comment pourrait-il être amélioré ? Quel est l'état d'avancement des travaux du Conseil national de la consommation relatifs à l'amélioration des procédures de retrait rappel ? Quelles formations aux procédures de retrait-rappel envisager ? Ne pourrait-on retenir comme solution à une crise de cette sorte le blocage de tous les produits d'une marque aussitôt qu'une alerte est lancée, quitte à remettre en vente progressivement les lots non contaminés ? Enfin, quelles pistes proposez-vous pour éviter la reproduction de telles crises ?
Avant de répondre à vos questions précises, un bref propos introductif me permettra de vous dire comment le groupe Carrefour a perçu et vécu cette crise, dont je tiens en premier lieu à souligner le caractère exceptionnel. Elle a été exceptionnelle par son ampleur – nous avons retiré 169 590 boîtes de nos magasins et de nos entrepôts –, et exceptionnelle par son objet – du lait infantile, une catégorie de produit particulièrement sensible pour les consommateurs. Elle a été exceptionnelle aussi par sa gestion atypique : un manque d'anticipation manifeste et une évaluation des risques à l'évidence assez défaillante ont conduit à des dysfonctionnements qui auraient pu, de notre point de vue, être minimisés par plus de transparence et de communication. En réalité, les quatre vagues de rappels et les quinze messages de retraits sont les symptômes de cette mauvaise gestion et de cette prise de conscience trop tardive ; nos sollicitations multiples de l'industriel concerné pour l'alerter sur des produits non retirés alors qu'ils nous semblaient à risque en sont un autre.
Ensuite, je réaffirme devant la représentation nationale que les procédures existaient et qu'elles ont été suivies – mais le caractère exceptionnel de cette crise aurait dû nous pousser à aller plus loin que les procédures ne le prévoient. Vous le savez, nous avons vendu 434 produits par erreur. Il s'agit d'une part de produits retournés par les clients – nous en avons reçu 9 402 – et remis en vente au lieu d'être détruits par les magasins, d'autre part de produits qui n'étaient pas initialement au bon emplacement dans le magasin et qui, pour cette raison, n'ont pas fait l'objet d'un retrait par nos opérateurs. Ces erreurs, qui concernent 434 boîtes sur 169 590, soit 0,3 %, ne sont évidemment pas tolérables puisqu'aucun produit contaminé ne devrait passer au travers des mailles de la procédure, la sécurité alimentaire étant l'essentiel de ce que nous devons assurer à nos clients.
Pour gérer cette crise, nous avons d'abord appliqué des procédures établies qui nous permettent, en temps normal, de retirer des produits sans aucune difficulté, comme nous l'avons démontré de nombreuses fois avant et depuis la crise, puisqu'il y a eu 1 043 retraits dans nos magasins en 2017. Traditionnellement, en cas d'alerte, notre direction de la qualité diffuse à l'ensemble des entrepôts et des magasins une consigne de retrait, puis elle suit en temps réel les déclarations de chaque magasin et de chaque entrepôt relatives à ces retraits par le biais d'un outil informatique développé à cet effet. Nous contrôlons de surcroît la bonne application des retraits sur sites au moyen d'audits externes.
Outre la procédure standard, nous avons, dans ce cas précis, mis en place un numéro d'appel dès le début de la crise pour répondre aux inquiétudes de nos clients. Puis, ayant constaté que certaines boîtes avaient été vendues en dépit de ces consignes, nous avons appliqué cinq mesures complémentaires et correctrices. La première a été l'appel à nos clients identifiés grâce à leur carte de fidélité. La deuxième a été l'amélioration de la procédure des retours de produits en magasin. La troisième a été le blocage en caisse, dispositif qui n'a pas été entièrement efficace à la fois parce que l'on bloque des références de produits et non des lots et parce que cela ne fonctionne pas parfaitement dans tous les formats de magasins. La quatrième mesure a été le blocage des livraisons des fournisseurs et la cinquième celui des livraisons des entrepôts vers les magasins.
Nous avons ainsi pu joindre 205 clients et éviter de nouvelles erreurs. Mais je me suis forgé la conviction que nous aurions dû déployer plus tôt ces mesures et ces précautions supplémentaires. Le problème n'est pas la faillite des procédures, c'est que nous étions dans un contexte exceptionnel pour les raisons que j'ai dites. Nous aurions dû, pour cette raison, procéder immédiatement à de plus nombreux contrôles de la bonne exécution des retraits en magasin, être plus vigilants et multiplier les tests et les contrôles en nous projetant systématiquement dans l'ensemble des magasins – il y en a beaucoup, vous le savez – pour vérifier qu'aucune boîte contenant un produit contaminé n'était restée en rayon. En conséquence, nous avons depuis lors renforcé notre dispositif pour réduire au maximum les risques associés à cette procédure.
De notre point de vue, il n'est nul besoin de plus de réglementation : ce ne sont pas les procédures qui ont failli mais leur application, dans un contexte exceptionnel qui aurait dû donner lieu à des moyens de contrôle renforcés, sur pièces et sur place. C'est pourquoi nous avons depuis lors mis en place de nouveaux outils et de nouvelles formations, pour réduire au maximum les fragilités qui peuvent se révéler dans des crises exceptionnelles. Ainsi, nous accompagnons l'action de nos employés par une meilleure technologie et notamment par le blocage en caisse simplifié ; le blocage à la référence sera progressivement généralisé. Nous améliorons l'identification des clients grâce au concours des banques, avec lesquelles nous travaillons pour les cas précis de crise exceptionnelle. Nous investissons davantage encore dans la formation de nos équipes, leur sensibilisation et l'organisation pour faire face à ces crises de grande ampleur. Nous savons qu'il y aura d'autres crises, et notre objectif est d'en prendre très tôt la mesure, de déployer rapidement les procédures prévues et, dans ces circonstances particulières, d'intensifier les contrôles sur l'exécution.
Si vous l'y autorisez, M. Vallée complétera ce propos liminaire par des réponses à vos questions précises.
M. Bompard a déjà évoqué certains aspects de la crise dans le cours de son intervention. Vous nous avez demandé par quels canaux nous avons été informés de la procédure de retrait ; ce fut par Lactalis pour les vagues du 2 décembre et du 13 janvier, et, pour celles des 10, 11 et 20 décembre, par les médias, qui relayaient eux-mêmes le communiqué de presse de la DGCCRF indiquant la décision prise par le ministre. Pour ce qui est de la clarté de l'information, ce qu'il nous a été difficile de gérer, étant donné la multiplicité de nos magasins, est le nombre de messages sur les lots concernés et le fait que les retraits ont dû avoir lieu par vagues successives ; je suppose que d'autres que moi vous ont déjà dit que cela a été facteur de confusion et a rendu les choses plus complexes.
Nos contacts avec les services de l'État, la mission des urgences sanitaires en particulier, ont été excellents. Nos contacts avec notre fournisseur, notamment quand la prise a pris de l'ampleur, c'est-à-dire à partir du 10 décembre, ont été dans un premier temps très parcellaires, et pour tout dire difficiles. Depuis lors, M. Bompard a rencontré les dirigeants de Lactalis et les choses ont pu évoluer mais, lors de la crise, nos relations n'ont rien eu d'évident, faute de la transparence que l'on aurait souhaitée en pareil cas.
Le rappel par lots plutôt que par références a effectivement compliqué le travail d'identification par nos équipes et de ce fait la mise en oeuvre des retraits des produits, d'autant que c'était la première fois depuis longtemps que nous nous trouvions devoir faire face à autant de rappels, avec plusieurs listes successives de lots contaminés que nous avons dû comparer et compiler, ce qui n'a pas non facilité le travail de nos équipes.
La procédure d'alerte est lancée par notre direction de la qualité, à l'attention de tous les magasins, par l'ensemble des moyens de communication dont nous disposons : fax, courriers électroniques et une plateforme internet spécifique. Il revient évidemment aux directeurs de magasin et au rayon concerné de mettre en oeuvre immédiatement les consignes figurant dans les messages et de faire savoir, par le biais de la plateforme ad hoc, qu'ils ont correctement exécuté la procédure, laquelle est vérifiée par des audits diligentés par la direction de la qualité.
Nous avons enregistré 1 043 retraits en 2017 et 214 rappels, dont 21 ont fait l'objet d'une médiatisation.
Je n'ai pas à l'esprit la réponse précise à cette question mais nous pourrons vous la transmettre. Les rappels ont principalement lieu en raison de problèmes sanitaires tels que des contaminations microbiologiques par salmonelles ou listeria mais ils peuvent aussi être déclenchés pour des raisons de sécurité, principalement quand ils concernent des produits non alimentaires.
Les salariés suivent des formations systématiques à la gestion de ces épisodes de crise, lors de leur embauche puis, régulièrement, en formation continue, par le biais du e-learning, sur la procédure et sur les réflexes à acquérir, dans l'ensemble des magasins.
Les clients sont informés sur les rappels par des messages affichés dans les magasins, en particulier au rayon concerné et à l'accueil. Ces messages figurent aussi sur notre site Internet. Dans le cas spécifique de Lactalis, nous avons également utilisé les cartes de fidélité, et donc notre fichier clients, pour atteindre ceux que nous pouvons joindre de cette manière. Et puis, bien sûr, le message de rappel a été largement repris par les médias.
En chiffres arrondis, 90 000 produits ont été retirés des rayons, 70 000 produits l'ont été de nos entrepôts et 10 000 ont été rapportés par nos clients. En tout, un petit peu moins de 170 000 produits ont donc été soit retirés de nos 5 670 magasins et de nos 60 entrepôts, soit rappelés, et 434 produits remis en vente par erreur ont été vendus dans 194 magasins. Ces ventes tiennent soit à ce que les produits ont été remis en rayon par erreur, soit à ce qu'ils étaient placés à un « mauvais » endroit, autrement dit un endroit autre que celui où ils pouvaient être vérifiés au moment où les procédures avaient été lancées.
S'agissant de la révision du dispositif de gestion de telles crises, M. Bompard a évoqué le blocage en caisse systématique des produits rappelés. J'observe toutefois que si l'on en arrive au stade du blocage en caisse, qui ne concerne que des références et qu'il faut évidemment mettre en oeuvre, c'est que les étapes antérieures du dispositif de retrait ou de rappel n'ont pas pleinement fonctionné. Cette mesure est certes une sécurité ultime mais ce n'est pas une amélioration en tant que telle du processus de retrait ou de rappel. En complément, s'agissant de Lactalis, nous avons, à partir du mois de janvier, procédé à un contrôle supplémentaire par le biais d'extractions quotidiennes complètes des « scans » de caisse pour vérifier à nouveau qu'un produit n'avait pas malgré tout échappé au blocage. Nous sommes évidemment favorables à l'évolution du blocage en caisse.
Serait-il pertinent d'utiliser les données bancaires des clients pour faciliter le rappel ou l'information ? Cela ne s'impose pas dans les 1 043 cas annuels pour lesquels la procédure est activée, mais il serait pratique, bien sûr, de pouvoir contacter les clients en ayant accès à ces données ou en sollicitant les banques pour y avoir accès lors de crises présentant le caractère exceptionnel souligné par M. Bompard. Je crois savoir que des démarches sont en cours au niveau des différentes enseignes et à celui des fédérations professionnelles pour avancer en ce sens ; on peut imaginer que la crise qui fait l'objet de cette réunion permettra l'émergence d'une solution.
Des contacts ont été engagés visant à la mise à jour du guide de bonnes pratiques.
Pour ce qui nous concerne, aucun produit n'a été vendu par le biais du commerce électronique.
Je ne saurais vous dire. Ces produits sont aussi vendus en ligne, mais il se trouve qu'il n'y a pas eu de ventes par ce biais.
Je reviens un instant sur vos propos liminaires, monsieur Bompard. Je suis convaincu que, dans un monde déjà complexe, il faut moins de normes législatives, et c'est aller dans le bon sens que de ne pas en ajouter. Ont été évoqués le retrait ou le rappel de 170 000 produits. Cette quantité peut sembler faramineuse mais si on la rapporte à quelque 6 000 points de vente, on parvient à 28 produits par magasin. Il ne s'agit certes que d'une moyenne, mais elle donne une échelle de grandeur. Or, pour 28 produits par point de vente, le problème a été extrêmement important puisque plus de 190 de vos magasins ont remis en vente des produits qui leur avaient été retournés. Il faut donc réfléchir à l'aspect normatif et législatif de la question et j'aimerais connaître votre position à ce sujet, puisque nul ne peut nier les dysfonctionnements Nous n'avons pas eu connaissance de scandales relatifs à d'autres types de produits revenus dans vos magasins, mais peut-être en a-t-il eu. Nous devons donc réfléchir ensemble aux moyens propres à faire qu'un tel épisode ne se reproduise pas, et peut-être une loi supplémentaire fera-t-elle évoluer les choses.
Les 5 200 magasins concernés sont de tailles très variées. Certains ont un chiffre d'affaires de 10 millions d'euros, d'autres de 200 millions d'euros ; certains ont cinq collaborateurs, d'autres en ont 700. Aussi est-il difficile d'établir une moyenne générale. On imagine d'emblée que les défaillances se sont, pour une assez large part, produites dans des magasins de grande taille, soit que l'on n'ait pas trouvé le produit parce qu'il était présenté à un autre endroit du magasin, soit qu'il ait été remis en rayon puis repassé en caisse au lieu que la procédure de destruction ait été suivie.
Il appartiendra évidemment à la représentation nationale de décider s'il convient de faire évoluer la réglementation et je ne prétends aucunement que tout a formidablement fonctionné et que nous sommes très satisfaits : évidemment, 434 boîtes et 0,3 %, c'est beaucoup trop. Mais quand je suis arrivé dans l'entreprise, il y a un peu moins d'un an, j'ai été frappé par la sophistication des procédures existantes. Cette crise a été la première crise sanitaire à laquelle j'ai dû faire face, et le schéma dans lequel je me suis trouvé n'était pas celui d'une défaillance structurelle, d'une faute d'organisation ou de lacunes professionnelles massives. Les quelque 1 000 retraits auxquels nous procédons chaque année dans de très bonnes conditions en attestent : la formalisation des procédures, la formation des équipes, l'existence d'outils internet de communication spécifiques aux alertes montrent que nous avons un niveau de formalisation acceptable.
Ce que nous avons mal évalué, en raison de la succession des messages de rappel, des extensions de lots et des changements dans l'adressage de références contredisant de premiers messages – en raison, en somme, d'un grand déficit de communication par Lactalis – c'est que nous aurions dû accompagner toutes les procédures bien installées par les contrôles massifs sur échantillons. Nous procédons traditionnellement à ces contrôles pour nous approcher le plus possible du risque zéro et nous avons fait ce que nous faisons traditionnellement, mais ce n'était pas suffisant pour une crise d'une ampleur exceptionnelle caractérisée par une gestion défaillante de l'industriel. Sans préjuger de ce que vous déciderez sur le plan normatif, sachez que depuis lors nous travaillons sur ces questions, selon les pistes dont je vous ai parlé, pour définir comment faire mieux, de manière plus structurée et plus organisée, en plus de ces contrôles.
Certains de vos collègues ont reconnu, comme vous venez de le faire, qu'il y avait eu des défaillances et ont mis en route des procédures pour améliorer la gestion de ces retraits-rappels ; d'autres n'ont pas été aussi clairs. Je leur ai demandé si les crises qui créent des problèmes de santé publique sont traitées de la même manière que les retours de chaises cassées – si, en bref, les procédures diffèrent selon la nature de l'incident, comme, me semble-t-il, ce devrait être le cas. Qu'en est-il pour le groupe Carrefour ? En cas de risque de santé publique, les contrôles seront-ils désormais nettement renforcés ?
Bien entendu, monsieur Bompard, je n'incrimine en aucun cas votre groupe pour avoir vendu des produits contaminés : ce n'est pas votre faute, vous n'êtes pas à la source de la contamination. Le problème tient à ce que des produits rappelés ont été revendus. Quelle est votre opinion sur l'hypothèse d'un déréférencement global temporaire ? Vos collègues ont jugé cette option compliquée à mettre en oeuvre, sinon dangereuse, car ce n'est pas légal, quand on retire de la vente un lot de produits, de retirer dans la foulée l'intégralité des produits de la marque. Cela permettrait pourtant de répondre à beaucoup de problèmes. D'autre part, où affichez-vous les messages d'alertes ? Est-ce à l'entrée du magasin, là où les portes sont toujours ouvertes ? Ne pourrait-on imaginer que l'affichage soit fait à l'endroit où les produits qui devraient normalement être en vente ne le sont plus – et si on a retiré l'intégralité du produit, l'histoire est plus facile à raconter.
En effet, légalement, on ne peut pas le faire. Prenons l'exemple de Lactalis. Ce groupe majeur compte une pluralité de marques et propose des dizaines et des dizaines de produits fabriqués par des dizaines et des dizaines de petites et moyennes entreprises (PME). La seule obligation légale qui nous échoit est de retirer les produits concernés par une mesure de rappel ou de retrait. Nous n'avons pas la possibilité légale d'étendre la mesure à d'autres catégories de produits ou à d'autres marques du groupe – d'autant que les produits peuvent provenir d'autres usines qui ne sont nullement mises en cause. Face à des groupes de cette taille, aux productions multiples et qui font appel à d'innombrables PME sous-traitantes, le retrait complet d'une marque est délicat et d'une pertinence incertaine. Peut-être faudra-t-il étendre immédiatement la mesure à l'intégralité des références d'un produit, ce qui est un autre sujet, mais il me paraît plus compliqué de l'appliquer à toutes les marques d'une entreprise.
Il s'agirait de retirer, par prudence, toutes les références de lait infantile de l'entreprise, en attendant d'avoir un retour des services.
C'est ce que nous avons fait, d'une certaine manière, puisque, dès le début de la crise, nous avons élargi le périmètre des retraits, au-delà des références prévues, à des produits de notre marque.
De fait, dès le 10 décembre nous sommes allés au-delà du message d'alerte, pour la raison que notre marque propre provenait de l'usine incriminée. Aussi avons-nous pris la décision, qui n'a d'ailleurs pas été rendue publique, d'étendre le retrait – à trois références supplémentaires, si ma mémoire est bonne. Le nombre de messages nous a gênés et a compliqué la gestion des opérations. Mais par précaution et par réflexe naturel, toutes considérations légales mises à part, et a fortiori parce que Lactalis est l'un de nos fournisseurs de marque propre, nous l'avons fait d'emblée.
L'hypothèse d'un retrait de produits élargi au-delà des références qui font l'objet de la procédure de retrait-rappel conduit aussi à envisager la question de la remise en rayon de ces produits. Si l'on retire des références de lait ou d'autres produits provenant de la même usine, et indépendamment de la question légale que pose ce déréférencement, qui déterminera si les produits ainsi retirés sont contaminés ou s'ils ne le sont pas ? Je ne vois pas Carrefour prendre cette responsabilité. Quoi qu'il en soit, nous sommes allés un peu au-delà du strict périmètre du retrait-rappel.
Je comprends l'aspect économique de la question, mais au regard des enfants gravement contaminés, je pense qu'il faut passer outre cet aspect. Si un texte instituait l'obligation de procédures renforcées pour le retrait, le stockage et la remise en rayon, tout le monde devrait faire un pas. La santé de nos concitoyens – celle des enfants en particulier – impose de ne pas envisager l'aspect seulement économique de la question.
Sans doute me suis-je mal exprimé : je ne parlais pas du coût économique d'un retrait élargi mais de la responsabilité de la remise des produits sur le marché.
J'imagine d'ailleurs que ces produits ne pèsent pas d'un poids crucial dans votre chiffre d'affaires global, et que ce n'est pas cela qui mettra en péril Carrefour.
En effet, mais, cela étant, rien n'est essentiel, y compris en termes de chiffre d'affaires, au regard de la santé de nos consommateurs. Ce n'est pas une formule politiquement correcte, c'est la réalité, puisque la sécurité alimentaire est au coeur de la relation de confiance que nous avons avec nos clients. Encore une fois, si l'industriel avait apprécié le problème globalement et si le nombre de références avait été étendu dès le départ, nous aurions appliqué la procédure de retrait rappel immédiatement et tout naturellement. Ce qui a rendu les choses extraordinairement complexes, c'est la quinzaine de retraits de nature différente auxquels nous avons été contraints, avec des références changeantes.
Monsieur Lauzzana, la gestion des retraits-rappels est graduée en fonction du niveau de risque, mais tout passe par le même canal informatique : le logiciel spécifique qu'a mentionné M. Bompard. Développée en interne, cette application ad hoc nous permet de contacter tous les points de vente et tous les entrepôts et de savoir que le « clic » d'ouverture ou de lecture du document a eu lieu. Elle permet aussi d'entrer dans cette base de données les quantités de produits retirés. Des relances sont également possibles si nécessaire. Tout cela est suivi et tracé. Cet outil nous donne donc une vision de ce qui est fait en magasin en temps réel.
Ce logiciel est utilisé pour chacun des quelque mille retraits auxquels nous procédons chaque année. La procédure prévoit différents niveaux, qui sont fonction de l'analyse de risques. On commence par faire un retrait et si le risque se révèle plus important qu'il n'y paraissait, on passe à un rappel par affichage. En ce cas, le produit est bien sûr retiré des rayons et le consommateur est prévenu par affichage à l'entrée du magasin et dans le rayon concerné. Si le risque gagne encore en importance, on en vient à un communiqué de presse ; en général, en pareils cas, on utilise aussi l'accès à la carte de fidélité pour toucher le plus de clients possible de façon ciblée, et l'on informe les directeurs par des messages directs dans leur boîte de messagerie, en relançant plusieurs fois par jour ceux qui n'ont pas encore répondu, pour exercer la pression la plus forte possible.
Ce qui compte, c'est l'analyse du risque initial, car elle permet de dimensionner la réaction. Dans le cas qui nous occupe, je suis convaincu que le risque initial n'a pas été mesuré correctement par l'industriel ; il s'en est suivi la cascade d'événements connue. Pour notre part, nous avons tout de suite retiré les produits vendus sous notre marque de distributeur, mais Lactalis aurait dû retirer d'emblée tous les lots finalement rappelés ; cela aurait évité tous ces aléas.
Confirmez-vous que les rappels successifs ne vous ont pas permis d'appréhender d'emblée la gravité du problème, et que vous n'avez pas pu mettre en route la procédure renforcée ?
En réalité, c'est même l'inverse qui s'est produit : nous avons demandé si d'autres lots étaient concernés et si notre produit l'était, et l'on nous a confirmé par écrit que ce n'était pas le cas.
Vous avez indiqué avoir retiré 170 000 boîtes de vos magasins et de vos entrepôts sans mentionner de difficultés particulières d'identification des boîtes. Pourtant, certains de vos concurrents nous ont fait part de telles difficultés et incité à des mesures pour y remédier, expliquant que l'une des raisons pour lesquelles ils n'ont pas réussi à récupérer toutes les boîtes de lait contaminé est que leurs salariés ont eu beaucoup de mal à repérer les produits concernés, le numéro de lot étant écrit en très petits caractères – on nous a même montré une des boîtes. Mais, si je comprends bien, cela ne vous a pas posé problème.
Sur un autre plan, comment, après une crise d'une si exceptionnelle gravité, évoluent les relations avec le grand groupe industriel responsable de cette succession de rappels qui signe, il faut bien le dire, un cafouillage, alors que le nom de votre entreprise aurait pu être associé à une crise sanitaire extrêmement grave si un enfant était mort après avoir bu du lait contaminé acheté par ses parents dans l'un de vos magasins.
Nos équipes n'ont eu aucune difficulté à repérer les boîtes qui devaient être retirées. Ce qui a perturbé nos clients était que l'on avait parlé de Lactalis pendant un mois mais que les boîtes n'étaient pas vendues sous ce nom.
L'élément majeur dans la gestion de la crise est la qualité de la communication, laquelle, dès le premier rappel, a été tout sauf exceptionnelle, la nature même du problème provoquant le retrait n'étant pas dite. Nous avons eu énormément de mal à avoir des informations ; les relations ont été très tendues entre les équipes et, parce que nous avions des produits sous marque propre, nous sommes allés au-delà de ce qui nous avait été demandé. Franchement, la qualité de la communication pendant la crise a été très médiocre, probablement un peu plus qu'elle ne le serait naturellement, parce que ce groupe industriel n'est pas de ceux dont la communication est la plus fluide, en tout cas dans sa relation avec nous – mais je ne crois pas déflorer un grand secret en disant que ce groupe n'est pas du type sur-communicant. Imaginons une crise du même genre chez un autre grand acteur industriel français : la qualité des relations interpersonnelles et le caractère assez naturel de la communication auraient, je pense, favorisé une communication plus fluide. Le fait que le groupe ne soit pas très communicant n'a pas facilité les choses.
Ensuite, un debriefing, à mon niveau, avec le président de Lactalis m'a semblé indispensable. Je n'imagine pas qu'en raison de cette crise nous n'ayons plus de contacts avec M. Emmanuel Besnier. Des échanges avec lui étaient nécessaires pour disséquer ce qui s'est passé, connaître son analyse, définir les conclusions que l'on peut en tirer et comment nous allons mieux travailler avec cet acteur extraordinairement important dans l'industrie. Nous nous sommes rencontrés il y a deux mois à cette fin. Je pense qu'il s'expliquera devant votre commission et je ne répéterai évidemment pas les propos qu'il a tenus devant moi et qui restent entre nous. Il m'a semblé important qu'ait lieu cet échange, seul à seul, postérieur à la crise, pour en comprendre la dynamique. Des discussions techniques ont eu lieu par ailleurs pour essayer de faire que plus jamais le déficit de communication soit aussi fort dans la relation entre cet industriel et le groupe Carrefour.
Ayant travaillé quelques mois dans la grande distribution, à la mise en rayon, je sais que les équipes peuvent bouger, notamment dans les grands magasins. En l'espèce, plusieurs vagues de retrait ont eu lieu, et ce n'est pas toujours la même personne qui est dans le rayon, si bien que le problème peut se poser de savoir qui va retirer les produits. Ne pensez-vous pas que cela a entraîné des problèmes logistiques dans certains magasins ?
Le groupe Carrefour a des magasins de différents formats. C'est dans les hypermarchés qu'il y a le plus de produits et c'est là aussi qu'il y a le plus grand nombre de retraits ; dans ces magasins, c'est un autre service qui vérifie l'effectivité du retrait : le chef de rayon reçoit le message relatif au produit à retirer, un double de ce message est adressé à la sécurité, et seule la sécurité peut enregistrer informatiquement les quantités retirées après les avoir vérifiées. Il y a donc un double contrôle en magasin, précisément pour éviter les hiatus. Dans les magasins plus petits, les équipes sont certainement moins grandes et le nombre de produits également.
Vous avez, monsieur Bompard, évoqué la gestion « atypique », pour reprendre votre expression, du fournisseur ; en quoi l'est-elle ? Y a-t-il, selon vous, des moyens de l'améliorer ? Nous le recevrons le 7 juin, mais je suppose que c'est ce dont vous vous êtes entretenus. Depuis cette crise, qui a provoqué la douleur et l'inquiétude de parents mais qui, fort heureusement, n'a pas provoqué de drame sanitaire majeur – mais, s'agissant d'infections de bébés par la salmonelle, il eût pu se produire –, avez-vous défini des procédures différentes dans vos magasins ? C'est une grande chance que les services de l'État aient très vite réagi et que la crise ait été contenue, mais imaginons une attaque terroriste par infestation d'un produit de grande consommation : envisagez-vous une procédure éclair de retrait-rappel ?
Si j'ai parlé de gestion « atypique », c'est qu'il est atypique d'apprendre par un communiqué de Bercy deux des rappels et la fermeture de l'usine de Craon, atypique que des références arrivent dans nos entrepôts alors qu'elles étaient inscrites sur la liste précédente des références faisant l'objet d'un retrait, atypique de ne pas arriver à communiquer dans de bonnes conditions les motifs de retrait. J'utilise l'adjectif « atypique » à dessein, parce qu'il est neutre et qu'il ne me revient pas d'en utiliser un autre. Je ne méconnais pas le fait que, du point de vue de l'industriel, cette crise a dû être extraordinairement difficile à gérer mais je considère qu'une gestion transparente, professionnelle et équilibrée des éléments que je viens de mentionner aurait conduit à une approche extraordinairement différente.
Je vous dirai brièvement ce que nous avons fait, en pratique, après la crise Lactalis. S'agissant de l'automatisation du blocage en caisse, nous avons procédé à quatre tests « à blanc », en déclenchant des procédures de retrait-rappel volontaires pour apprécier si les magasins réagissent bien. Des formations supplémentaires des équipes ont été définies, ainsi que des modalités d'affichage plus visibles, plus strictes et plus voyantes dans l'hypothèse de crises de cette nature – parce qu'il y aura d'autres crises – ainsi que des mécanismes complémentaires consistant à tester tous les jours un panel de magasins. Si, la semaine qui suivait immédiatement celle du 10 décembre 2017, on avait demandé aux directeurs d'un certain nombre d'hypermarchés d'aller vérifier si des boîtes des lots contaminées ne restaient pas en rayon et si, alors, un ou deux de ces magasins nous avaient fait savoir en avoir trouvé quelques-unes, nous aurions sans doute intensifié les contrôles. C'est ce que nous pouvons regretter de ne pas avoir fait en complément du processus mécanique existant, et c'est ce que nous ferions certainement si une autre crise se produisait.
Messieurs, je vous remercie de vous être déplacés pour ces échanges très clairs qui mettent fin à nos auditions des représentants de la grande distribution.
L'audition s'achève à dix-huit heures.
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Membres présents ou excusés
Réunion du mardi 29 mai 2018 à 17 heures
Présents. - Mme Géraldine Bannier, M. Grégory Besson-Moreau, M. Christian Hutin, M. Michel Lauzzana, M. Didier Le Gac
Excusé. - M. Arnaud Viala