L'audition débute à dix-huit heures quarante-cinq.
Nous recevons M. Antoine Chapon, directeur adjoint de l'Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE). Cet organisme a été créé en 2006, notamment en tant que plateforme d'échange d'informations pour les acteurs industriels et politiques de la transition énergétique des deux pays. Son champ couvre l'éolien, le solaire photovoltaïque et le biogaz, de même que l'intégration des énergies renouvelables au marché du système électrique, le stockage de l'énergie, la sécurité, l'approvisionnement. Par sa situation géographique, son importance démographique, économique et politique, l'Allemagne est le pays dominant, en tout cas un pays éminent en Europe. Il est donc logique que ce pays soit un étalon de comparaison de la politique de la transition énergétique.
Quels sont les résultats de cette politique et quels enseignements en sont tirés en Allemagne ? Un office de coopération comme l'OFATE doit être un destructeur de clichés réciproques et d'idées préconçues. Par exemple, nos auditions ont été l'occasion de vanter à plusieurs reprises la fiabilité de notre réseau, au point que même l'Allemagne nous envierait. Or, dans le résumé d'une note de synthèse de l'OFATE sur la fiabilité d'approvisionnement, parmi les principaux résultats figure le fait qu'entre 2007 et 2016, la durée moyenne d'interruption (indice SAIDI, System average interruption duration index ) s'est élevée à près de 15 minutes par an en Allemagne, et un peu moins de 60 minutes par an en France. Un mythe s'écroule. Peut-être notre réseau est-il moins robuste qu'il n'y paraît. Est-ce la faute des énergies intermittentes ? En tout cas, ce constat nous dit autre chose que le discours convenu, et peut-être est-il plus près du ressenti de certains usagers du TGV, comme notre commission d'enquête a d'ailleurs pu le vérifier à ses dépens, pas plus tard que le mois dernier.
Pourriez-vous nous faire parvenir cette note de synthèse et nous dire qu'elles sont plus généralement les clichés reçus en France sur la politique de transition énergétique allemande, clichés dont il conviendrait de se défaire ? Et réciproquement, qu'en est-il en Allemagne à l'égard de la France ? On nous apprend que l' energiewende (la transition énergétique) est un désastre, qu'il coûterait cher, que les Allemands se diraient qu'ils ont peut-être commis une redoutable erreur, que les émissions de CO2 ne baisseraient pas. Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Antoine Chapon prête serment.)
Merci pour cette invitation à intervenir de la part de l'Office franco-allemand pour la transition énergétique, dont vous avez fait la présentation. Je me permets juste un mot sur notre fonctionnement. Nous avons effectivement été créés en 2006 par les gouvernements français et allemand et nous sommes en lien étroit avec les administrations, qui représentent 50 % de notre budget annuel et nous sommes directement hébergés auprès des ministères en charge de l'énergie. L'autre moitié de notre budget, et c'est peut-être une particularité de cette structure, provient des adhésions annuelles de près de deux cent quarante entreprises, organisations, instituts de recherche qui représentent toute la chaîne de valeur de l'énergie. À travers cette adhésion, ils ont accès à nos ressources documentaires – nous en produisons soixante par an – ainsi qu'à nos conférences – une vingtaine par an. Il est peut-être important de préciser qu'aucun de ces adhérents ne pèse plus de 1 % dans notre budget total. Et surtout, qu'en aucun cas notre mission ne consiste à se faire l'écho des intérêts de ces adhérents auprès des administrations, mais de favoriser un échange et publier une information pédagogique sur tous les aspects des politiques de la transition énergétique dans les deux pays et de profiter de leur expérience. Nous n'émettons dans nos publications ni proposition, ni recommandation auprès des gouvernements.
Ayant précisé cela, j'en viens au panorama de l'Allemagne. Pour commencer, je souhaiterais présenter la pénétration des énergies renouvelables (EnR) dans les différents secteurs de l'énergie : leur part c'est connu, est assez élevée dans le secteur de l'électricité, mais moins importante dans la chaleur et les transports. En clair, si cette part des EnR dans l'électricité est plus élevée en Allemagne, en revanche, dans la chaleur et les transports, c'est en France qu'elle est plus élevée. Au final, nous arrivons à une part assez similaire des EnR dans la consommation brute : 16,7 %, en 2018, pour l'Allemagne et 16,3 %, en 2017, pour la France.
Je me propose de concentrer le reste de mon exposé sur l'électricité. Une indication toutefois : on voit que la part des EnR n'a pas augmenté en Allemagne dans le secteur des transports. C'est aussi l'un des aspects du bilan des émissions de dioxyde de carbone (CO2) de l'Allemagne.
Pour l'électricité, on voit l'évolution du mix électrique : fin 2018, les énergies renouvelables représentaient 35 % de la production électrique du pays. C'est une année charnière car, pour la première fois, ces énergies ont égalé la part issue du charbon – 35 % aussi – dont la tendance est à la baisse : le charbon a très longtemps constitué la base du système électrique et même du système énergétique allemand : en 1990, près de 60 % étaient issus du charbon. Nous sommes donc dans une phase de baisse avec, d'une part, le marché du carbone européen qui a un impact, bien sûr, sur le développement des EnR ; d'autre part, désormais une partie régulée, avec un plan de sortie du charbon au plus tard en 2038 élaboré par une commission multipartite et qui doit maintenant entrer dans la loi.
En 2018, le nucléaire représente 12 %. Là aussi, on observe une baisse continue : le pic a été atteint en 1985, avec 40 %, mais on était déjà tombé à 28 % en 1990. Il s'agit donc d'un programme nucléaire assez court, qui a commencé – en étant déjà assez contesté – mi-1970, qui a fait ensuite l'objet de plusieurs lois de sortie, puis à nouveau de prolongations.
Les EnR, sur lesquelles le gouvernement allemand base l'essentiel de sa stratégie de décarbonation du mix électrique, sont appelées à représenter 65 % du mix électrique en 2030, et au moins 80 % en 2050. C'est une composante essentielle de la stratégie de réduction des émissions de CO2 de l'Allemagne. La baisse des émissions de CO2 spécifiques au secteur de l'électricité est de 25 % environ depuis 1990, malgré une hausse de la production d'électricité de 20 % dans le même temps. Cela signifie que le facteur de CO2 par kilowattheure (kWh) a baissé encore plus nettement. En revanche, le niveau des émissions a stagné dans d'autres secteurs comme l'industrie et les transports, ce qui explique peut-être certains regards.
En se concentrant sur les filières d'énergies renouvelables électriques spécifiques, on observe deux choses. Le gouvernement allemand mise sur deux technologies pour sa stratégie dans l'électricité. Première technologie, l'éolien : l'éolien terrestre était à près de 92 térawattheures (TWh) de production en 2018, soit 14 % du mix électrique, et l'éolien en mer commence à produire de plus en plus – 20 TWh de production environ en 2018 – et est appelé à augmenter. Seconde technologie, le photovoltaïque, qui représentait 7 % de la production, soit 45 TWh. Cette part est à peu près égale à celle de la biomasse, mais celle-ci n'est pas appelée à augmenter réellement dans le futur contrairement au photovoltaïque. Le gouvernement allemand a misé sur les technologies pour lesquelles on a observé les baisses de coûts les plus importantes. Autre observation : par rapport à la France, l'hydraulique apporte une très faible contribution en Allemagne : 3 % seulement.
Le cadre réglementaire de soutien aux énergies renouvelables figure dans la loi pour les énergies renouvelables, dite loi EEG ou EEG-Umlage (Erneuerbare Energien Gesetz-Umlage). Elle a été l'outil principal de soutien aux EnR. Pendant très longtemps, l'instrument a été le tarif d'achat fixe à guichet ouvert, tel qu'on le connaît aussi en France. Puis il y a eu des expérimentations à partir du moment où ces EnR ont représenté environ 50 gigawatts (GW), pour rapprocher ces énergies renouvelables d'une logique de marché. Ces expérimentations ont mené à l'adoption d'un mix d'instruments de compléments de rémunération et d'appels d'offres. C'est l'instrument actuel.
Le soutien aux EnR passe par le prélèvement EEG, pris directement sur le prix de l'électricité du consommateur final. L'élaboration de ce prélèvement, réalisé par les quatre gestionnaires de réseaux de transport d'électricité, est très transparente : tous les calculs sont en ligne. On observe une phase d'évolution assez importante de ce prélèvement : en 2010, il était à 0,5 centime par kW/h ; et en 2014, il a quasiment triplé. Plusieurs facteurs l'expliquent : un certain nombre de volumes photovoltaïques et de biomasse, notamment, à des tarifs d'achat assez élevés ; mais aussi des facteurs externes, notamment – ce qui a beaucoup pesé – la chute des prix de l'électricité à la Bourse ; enfin, l'allégement de ce prélèvement dont bénéficient certains industriels très énergivores, qui pèse sur la facture finale pour le consommateur. Depuis 2017, on observe plutôt une stabilisation, et même, en 2019, pour la première fois, une baisse de ce taux, à 6,41 centimes par kWh. Le coût total du soutien a ainsi été, cette année-là, de 22,6 milliards d'euros : rapporté à la consommation moyenne d'un client résidentiel, cela correspond à 90 euros par an sur la facture d'électricité.
On observe enfin, la baisse du coût de ces technologies. La forte augmentation des volumes n'a parfois pas suffi à compenser la baisse de ce coût individuel. Mais en comparant les tarifs entre l'existant et le parc des nouvelles installations en 2019, on voit par exemple que les tarifs moyens de l'éolien terrestre chutent de 88 euros pour l'ensemble du parc éolien soutenu à 55 euros pour les nouvelles installations.
Les retombées économiques sont très importantes pour comprendre la transition énergétique allemande. Les filières EnR comptent aujourd'hui 338 000 emplois, répartis entre les régions. Autre facteur important, une grande partie de ces emplois sont non délocalisables et de longue durée, c'est-à-dire dans l'opération et la maintenance ou dans la fourniture de carburant EnR. Une autre partie est liée aux installations elles-mêmes, et une dernière se consacre à l'export. Près des deux tiers de ces emplois sont des postes d'ouvriers spécialisés. Si l'on sait que l'industrie automobile, importante en Allemagne, représente 800 000 emplois, on voit que les EnR sont aussi très importants pour l'économie allemande. La rénovation thermique, c'est encore 500 000 emplois de plus.
Un mot, enfin, de l'acceptabilité : elle est très élevée. Selon un sondage, 93 % des Allemands sont favorables ou très favorables à cette politique de transition énergétique. Cela tient pour une large part au concept d'énergie citoyenne : en 2016, 42 % de la puissance installée renouvelable était entre les mains, soit de personnes privées, notamment sous la forme de coopératives citoyennes, soit d'agriculteurs ayant des installations pour le gaz. L'autoconsommation est très fréquente avec le photovoltaïque. Cette énergie citoyenne, qui décline mais reste néanmoins très forte, est importante pour comprendre la transition énergétique allemande : elle trouve aussi son origine dans ces communautés citoyennes qui se sont constituées dès les années 1990 dans les villes et les villages pour développer ce genre de projets. Le marché de l'électricité allemand est structuré de façon très différente du marché français, et il faut peut-être y voir une raison du développement des EnR.
Pour conclure, quelques ouvertures vers des perspectives et des défis. Tout d'abord, l'enjeu de la répartition géographique de cette ressource renouvelable et celui, qui lui est lié, du développement des réseaux de transport d'électricité, qui a aujourd'hui du retard. Cela pèse lourdement dans l'équilibre de cette transition énergétique. Mentionnons aussi le maintien d'une sécurité d'approvisionnement à un haut niveau, avec un marché de l'électricité et des règles qui s'adaptent pour faire place à cette part plus importante d'électricité renouvelable, et un investissement assez fort dans les réseaux intelligents. Enfin, se pose la question de l'acceptabilité et de son maintien, avec un développement de l'éolien terrestre plus difficile aujourd'hui qu'il ne l'a été par le passé et l'idée d'une orientation plus marquée demain vers le photovoltaïque et l'éolien en mer, dont on avait peut-être sous-estimé la potentielle baisse des coûts.
Les 338 000 emplois que vous avez évoqués représentent-ils le total ou le solde ? Je présume que la baisse de la part du charbon, par exemple, a entraîné des destructions d'emplois.
Le secteur de l'énergie dans son ensemble – conventionnel, réseau, etc. –, représente 800 000 emplois. Effectivement, il y a eu des changements structurels, et nombre de changements sont encore à venir. La commission charbon que j'évoquais planifie la fermeture des bassins houillers, mais aussi des centrales à charbon, et prévoit un plan d'accompagnement de quarante milliards d'euros, je crois, sur vingt ans.
Je n'ai pas les chiffres exacts. Une partie des centrales à charbon se trouve dans des réserves de sécurité du réseau, c'est-à-dire qu'au moins 5 GWh n'ont pas l'autorisation de participer au marché de l'électricité, mais sont une sorte de filet de sécurité pour le système électrique en cas de demande très importante.
Du coup, quel est le nombre des destructions d'emplois liées à la transition énergétique ?
Je n'ai pas ce chiffre, mais je pense que le solde est plutôt positif dans le sens où ce sont des emplois qui, il y a quelques années encore, n'existaient pas ou peu.
J'ai bien compris : ces 338 000 emplois, c'est du positif. Mais quid des gens qui travaillent dans les centrales à charbon ou dans les centrales nucléaires ? A priori, pour passer de 28 % d'électricité d'origine nucléaire à 12 %, il a dû y avoir des fermetures de centrales.
Sans doute. Mais le caractère décentralisé des énergies renouvelables répartit ce tissu sur tout le territoire allemand. Autre facteur important : une partie de ce tissu industriel est constituée des fabricants de roulement ou des fabricants de machines dont l'un des débouchés était peut-être l'énergie conventionnelle, mais qui peuvent tout aussi bien travailler pour des énergies renouvelables. Il y a donc un tissu industriel fort autour de ce secteur.
Il s'agit d'emplois indirects. Dans la comparaison avec l'Allemagne, on a un peu l'impression d'être en retard. Pour éclairer les débats parlementaires, il serait tout de même intéressant d'en savoir plus, parce qu'il y a derrière des sujets comme la formation. Ces 338 000 emplois sont-ils occupés par des gens qui travaillaient dans les énergies traditionnelles qui ont pu retrouver du travail dans les énergies nouvelles, en bénéficiant, par exemple, d'un plan de formation ? Ou bien s'agit-il d'un nouveau public ? Vous ne disposez pas de plus d'informations ?
Je n'ai pas d'informations chiffrées et je ne voudrais pas en donner de mauvaises. Je rappelle simplement que toutes les centrales à charbon n'ont pas fermé. Ce n'est pas parce qu'elles produisent moins, en raison du développement des énergies renouvelables, qu'une décision de fermeture immédiate est prise.
Revenons à l'éolien terrestre. On voit que le nouvel éolien terrestre coûtera 55 euros du MWh, contre 88 euros pour la moyenne de tous les éoliens. En revanche, en mer, on est à 181,55 euros, contre 187,66 euros auparavant. Quand vous dites qu'on a sous-estimé la baisse des coûts, je trouve que 6 euros de moins, ce n'est pas beaucoup. Cela m'étonne d'autant plus que les prix de l'éolien en mer sont bien inférieurs en France. Comment expliquez-vous cette différence ?
Le second chiffre concerne les nouvelles installations mises en service en 2019. Les récents appels d'offres en France ne déboucheront sur une mise en service que dans quelques années, de même que les appels d'offres lancés en 2017 et 2018 en Allemagne au prix que j'évoquais – notamment 46 euros du MWh. C'est à ce moment-là que le coût sera abaissé. En mer, l'écart entre l'ancien et le nouveau coût est assez faible car les parcs ont été mis en service à seulement quelques années d'écart, au début des parcs éoliens.
Ce qui m'interpelle également, c'est que les nouveaux parcs éoliens terrestres semblent meilleur marché que le photovoltaïque. On nous a pourtant dit qu'en France le photovoltaïque est très mature mais que pour l'éolien, cela dépend.
Cet indicateur n'est pas parfait. Je pense que l'explication principale réside dans le fait que vous avez ici, non seulement les grandes centrales au sol, dont on voit les chiffres des appels d'offres, mais également les centrales en toiture qui sont, en France aussi, à des tarifs plus élevés. Ce segment des installations sur toiture est très important en Allemagne et y a historiquement marqué le lancement du photovoltaïque, à des tarifs qui étaient plus élevés, et avec une équation économique différente : l'autoconsommation a plus de sens quand vous avez un différentiel entre le prix final de l'électricité et celui de la production photovoltaïque que vous assurez vous-même. Je pense que c'est l'explication de ce niveau, qui est un petit peu plus élevé car il inclut aussi toutes ces petites centrales.
La conclusion de votre comparaison entre les deux pays n'est-elle pas qu'en réalité le mix énergétique allemand ne peut pas être reproduit à l'identique dans un pays comme la France ? Si je mets de côté le fait que le mix de départ est différent, mais qu'à technologie égale, on peut avoir beaucoup plus intérêt en France, à faire par exemple du photovoltaïque parce que nous avons un meilleur ensoleillement, alors que l'Allemagne s'engagerait plus dans l'éolien. C'est une question qu'on ne s'est pas posée : nous avons un peu testé toutes les technologies, et nous continuons. Faut-il comprendre de votre analyse que nous ferions mieux de nous spécialiser dans des domaines où nous avons un avantage comparatif par rapport à l'Allemagne ?
Dans nos travaux, il ne s'agit jamais de comparer la France et l'Allemagne et de dire que la France devrait faire comme l'Allemagne ou inversement. Nous donnons des outils de compréhension qui permettent d'analyser les cas particuliers et de comprendre réellement le fond du sujet.
Je pense qu'il y a plusieurs phases dans le développement des énergies renouvelables. En Allemagne, il était important d'avoir des tarifs d'achat fixes, un guichet ouvert, donc quelque chose de très sécurisant pour les installations afin de pouvoir laisser ces technologies montrer leur potentiel de baisse des coûts. C'est un processus qui a eu lieu et à l'issue duquel le gouvernement allemand a décidé de fonder sa stratégie plutôt sur l'éolien et le photovoltaïque. Effectivement, la ressource peut être différente, de même que le cadre réglementaire, ce qui influe sur les prix. Le gouvernement allemand a d'abord choisi d'aider toutes les technologies à la fois et il décide maintenant de plutôt laisser faire le marché. La ressource, la disponibilité de surfaces, et tous les autres critères, sont entrés en jeu dans le choix final du mix électrique.
La production électrique en Allemagne était de 650 TWh en 2018 et – je crois – de 530 TWh en France. Les émissions du secteur spécifique de l'électricité ont baissé sur toute la période 1990-2018. Entre 2015 et 2018, globalement, ces émissions ont stagné, mais elles sont désormais à la baisse et toute nouvelle production renouvelable qui remplace une production charbonnée contribue à cette baisse. Quand la part du charbon passe de près de 60 % en 1990 à 35 % en 2018, cela influe forcément sur les émissions de CO2.
Si j'ai bien compris, on est passé de 314 millions de tonnes de CO2 en 2010, à 304 en 2015 – soit un gain de 10 millions de tonnes en cinq ans, et à 273 millions de tonnes en 2018 – on a donc gagné 41 millions de tonnes en trois ans. Cela signifie que, de 2009 à 2019, en dix ans, on a dépensé 200 milliards d'euros pour gagner, en tout, 50 ou 60 millions de tonnes. Cela fait quand même cher le million de tonnes ! De même si je mets en relation les 338 000 emplois créés et ces 200 milliards d'euros, je constate qu'on a dépensé 60 000 euros par an pour subventionner un seul emploi dans le secteur !
On peut effectivement voir cela comme un coût. Mais il est important de comprendre d'où vient cette transition énergétique en Allemagne, et quels ont été les facteurs qui y ont conduit : elle a été voulue et soutenue par les citoyens, qui ont mené eux-mêmes beaucoup de projets. Ils la conçoivent comme un investissement auquel ils sont prêts pour un futur qu'ils voient sans charbon ni nucléaire, ce qui est effectivement un défi très important au regard de la baisse des émissions de CO2. Le fait que l'acceptabilité demeure très importante pour le développement des EnR le confirme. Il est difficile de transposer une réalité d'un pays à un autre, en tout cas, en Allemagne, les facteurs fondamentaux de motivation qui ont conduit à cette transition énergétique continuent à exister et à soutenir ce développement.
Y a-t-il en Allemagne un débat politique sur le coût ? J'ai en mémoire cette citation de Sigmar Gabriel en 2014, alors qu'il était ministre fédéral de l'économie et de l'énergie et vice-chancelier d'Allemagne : « La vérité est que la transition énergétique est sur le point d'échouer. La vérité est que, sous tous les aspects, nous avons sous-estimé la complexité de cette transition énergétique. La noble aspiration d'un approvisionnement énergétique décentralisé et autonome est bien sûr une pure folie ! Quoi qu'il en soit, la plupart des autres pays d'Europe pensent que nous sommes fous. ». Depuis lors, environ 100 milliards d'euros ont été dépensés. Au vu de vos ratios, cela a l'air très positif : on arrive à incorporer beaucoup d'EnR, cela ne pose pas de problème pour le réseau, les prix baissent, il y a une substitution du charbon, le CO2 baisse. On se dit que c'est intéressant et faisable. Pourtant, en 2014, il y avait cette opposition. Est-ce qu'il y a un débat ? Ces chiffres font-ils l'objet d'une contestation de la part de gens qui trouvent que ce n'est pas soutenable ?
Bien sûr. On a conscience que c'est une politique qui coûte cher et il y a, en permanence, un véritable débat citoyen. Entre 2012 et 2014 il y a eu une phase d'augmentation assez importante des coûts, donc une certaine remise en question du modèle de soutien aux énergies renouvelables, qui a conduit à adapter les appels d'offres, à adopter une logique plus proche de celle du marché de l'électricité avec le complément de rémunération, à essayer de baisser les coûts du soutien. Il faut sans doute saluer cela. Les premières expérimentations de sortie du tarif d'achat fixe ont été menées à partir de 2012. Ensuite, plusieurs modèles ont été testés et celui qui a été retenu est donc celui du complément de rémunération, tel qu'on le connaît en France.
Il y a une relative stabilisation à partir de 2015, par rapport à la phase 2010-2014. Encore une fois, il y a un facteur externe qui est celui du prix de l'électricité. L'augmentation du certificat carbone a un impact très fort sur le coût du financement. Là où il y a peut-être folie, c'est que l'Allemagne a représenté une part assez importante de l'apprentissage des technologies, notamment du photovoltaïque, pour lequel elle a été, de 2010 à 2014, le principal marché en Europe et l'un des principaux marchés mondiaux. Cela a conduit à des baisses de coûts assez importantes dont a profité ensuite tout le marché. Ce côté « cavalier seul » a coûté cher.
Une précision, pour bien comprendre la structure du marché allemand : 22,6 milliards d'euros, c'est le coût des subventions payées par le consommateur, à travers la taxe EEG, pour les énergies renouvelables. Pour effectuer une comparaison, il serait intéressant de connaître le coût moyen de l'électricité en Allemagne et en France. Si je comprends bien, en Allemagne, tout est subventionné par la consommation.
Absolument. Le prélèvement EEG est élaboré en fin d'année, de façon transparente, par les quatre gestionnaires de réseau de transport d'électricité. Il n'y a pas une zone, comme en France, mais quatre zones et ce taux est ensuite appliqué sur la facture d'électricité du consommateur final. Cela recouvre tout le soutien aux énergies renouvelables.
Il y a deux choses à dire à propos du coût moyen de l'électricité : la première, c'est qu'il est plus élevé en Allemagne qu'en France. Les chiffres que j'ai en tête datent plutôt de 2016-2017, mais on était en gros à 30 centimes par kWh en l'Allemagne contre 18 en France, donc quasiment le double. La moitié environ de ce prix tient aux prélèvements et aux différentes taxes sur l'électricité, alors qu'en France, cette part est plutôt d'un tiers.
La seconde chose, c'est que la consommation moyenne d'électricité d'un ménage est beaucoup plus faible en Allemagne qu'en France. Il y a moins d'usages électriques pour l'eau chaude sanitaire et pour le chauffage notamment – le chauffage électrique, notamment, est très peu répandu. La consommation moyenne est de l'ordre de 1 400 kWh en Allemagne, et autour de, je crois, 3 500 ou 4 000 kWh en France, ce qui fait que l'impact des taxes et prélèvements sur la facture finale est moins élevé en Allemagne.
Le chauffage est beaucoup moins assuré par l'électricité chez les Allemands, mais quels sont les systèmes les plus utilisés ? Et du coup, comment font-ils pour décarboner le secteur bâtiments ?
Effectivement, le chauffage est basé beaucoup plus sur le gaz, et, de façon croissante, sur la biomasse. La décarbonation du secteur de la chaleur passe actuellement par des programmes de soutien de la Banque publique d'investissement, avec des prêts à taux réduit et des mécanismes de ce type. Face au constat que la décarbonation de ce secteur et du secteur des transports n'est pas suffisante et ne correspond pas aux objectifs que s'est fixés l'Allemagne au niveau européen, il y a actuellement une réflexion importante sur une tarification du CO2 dans les secteurs qui ne sont pas soumis au marché carbone organisé européen (EU ETS), notamment pour la chaleur et le transport. La discussion bat son plein et différentes propositions soit de marché, soit de taxes, voient le jour pour avoir un outil supplémentaire pour décarboner ce secteur.
En Allemagne comme en France, on peine à apporter une réponse à la question de la chaleur renouvelable et de la chaleur décarbonnée : à votre avis, pourquoi ?
On a peut-être porté beaucoup d'attention au secteur de l'électricité, alors qu'il ne représente pas la majeure partie de la consommation énergétique. Cela tient peut-être au fait que la décarbonation du secteur de l'électricité était une tâche importante – et continue à l'être. J'observe toutefois aujourd'hui un changement dans l'opinion des responsables politiques, qui prennent davantage en compte la décarbonation de ce secteur, qui savent qu'ils disposent d'outils plus efficaces et veulent accélérer le rythme de la rénovation. Je crois que le rythme actuel en Allemagne s'établit à 1,5 % des logements, contre les 2 à 3 % nécessaires pour atteindre les objectifs.
Sur le parc complet de logements, combien devraient être rénovés ? Vous avez donné des pourcentages, mais qu'en est-il en volume ?
Je ne crois pas avoir ce chiffre. Mais les Allemands ont besoin de doubler l'effort pour ce rythme de rénovations. Ils réforment actuellement les outils, à utiliser pour atteindre cet objectif.
Toujours sur le sujet des EnR chaleur, pourriez-vous nous dire quelle est en Allemagne la situation du solaire thermique et de la géothermie ?
Il y a aussi des programmes pour le solaire thermique. Les programmes étaient essentiellement liés au programme de soutien pour une maison efficace, via des prêts à taux réduit dans le bâtiment. Le solaire thermique comme la géothermie sont actuellement assez peu développés. La rénovation thermique est basée essentiellement sur ces prêts avantageux de la banque d'investissement. Il n'existe pas aujourd'hui une réglementation thermique comme en France. Dans le cadre du nouveau paquet énergie-climat européen, une réflexion est menée sur de nouveaux outils en vue d'une réglementation thermique obligatoire. La chaleur renouvelable est soutenue via une aide à l'investissement et à différents programmes. Des aides sont versées directement sous forme de prêts et financées par les recettes du marché carbone européen.
Je croyais que le solaire thermique était beaucoup plus développé en Allemagne qu'en France.
Il existe un programme de soutien au solaire thermique, ainsi qu'à la biomasse et aux pompes à chaleur. Mais je n'ai pas ici les chiffres exacts.
La question de l'intermittence de ces énergies renouvelables – donc de l'inquiétude que cela peut susciter quant à la capacité à stocker les énergies intermittentes – est posée régulièrement en France. Fait-elle débat de la même façon en Allemagne ?
L'intermittence est effectivement un aspect assez important du débat actuel sur la transition énergétique. Il est important de souligner que la structure du marché électrique est très différente. En France, nous avons un gestionnaire de réseau de transport d'électricité, un gestionnaire de réseau de distribution, qui gèrent 95 % des lignes. En Allemagne, il y a déjà quatre zones, qui correspondent à quatre gestionnaires de réseau de transport, et environ huit cents gestionnaires de réseau de distribution d'électricité. Une partie importante de ces gestionnaires sont des acteurs communaux. Un certain nombre d'expérimentations sont ainsi menées dans ces zones par le gestionnaire de réseau de distribution local, pour les problématiques qui le concernent. Elles portent essentiellement sur le solaire dans le sud, et plutôt sur l'éolien dans le Nord.
Par ailleurs, le gouvernement fédéral fait un effort assez important pour trouver les solutions techniques sur les réseaux intelligents, afin de prendre au mieux en compte cette production intermittente dans le système électrique. L'un des projets importants, c'est le démonstrateur SINTEG sur les réseaux intelligents. Au sein de cinq zones, il associe, au sein de cinq démonstrateurs, les acteurs industriels, ceux de la recherche et tous les autres, autour d'un certain nombre de projets. L'objectif est de trouver des solutions dans le domaine de la gestion intelligente des réseaux, de la numérisation, mais aussi de trouver de nouveaux modèles de marché. Une expérimentation est ainsi conduite sur un marché local de l'énergie pour pouvoir à un moment où se produit, localement, une congestion du réseau, permettre d'utiliser directement sur place une énergie excédentaire au bénéfice par exemple d'industriels, pour des applications innovantes. Cette intégration sectorielle vise, par exemple, à utiliser une électricité excédentaire renouvelable pour produire de l'hydrogène par électrolyse, ou pour intervenir dans d'autres secteurs de l'énergie. C'est important non seulement pour l'avenir de la transition énergétique en Allemagne, mais aussi pour un secteur dans lequel recherches et d'expérimentations foisonnent.
Mais, pour revenir aux chiffres que donnait le Président Aubert, la sécurité d'approvisionnement électrique demeure : les taux d'interruption sont très faibles en Allemagne, qui se situe au deuxième rang en Europe, après la Suisse. Pour l'heure, les gestionnaires de réseaux de transport et de distribution d'électricité ont pu trouver les solutions pour adapter au mieux le système à cette nouvelle donne.
Il y a certes la question de l'intermittence qui se gère par l'intelligence et la souplesse du réseau, mais la question du stockage est différente. Quelle est la position de l'Allemagne de ce point de vue ?
Le stockage s'est assez fortement développé dans le segment résidentiel, où il peut être couplé à une installation photovoltaïque sur toiture et permettre d'accroître le taux d'autoconsommation. Ce développement a été soutenu pendant quelques années par une aide à l'investissement. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, parce qu'on estime que le marché peut se développer par lui-même.
Cela prenait, je crois, la forme de batteries résidentielles. Si je comprends bien, ce sujet est désormais parvenu à maturité en Allemagne et l'on considère maintenant qu'on n'a plus besoin d'accompagnement, qu'on peut, sans recourir à des aides, stocker son énergie à un prix compétitif sur le marché.
Ce sont des petites batteries et, oui, on estime que le marché est lancé, qu'un mécanisme de soutien particulier n'est plus nécessaire, qu'il faut laisser faire le marché. Mais l'équation économique, n'est pas encore résolue : les systèmes de batteries coûtent assez cher. Qui plus est, les premiers à avoir adopté cette technologie l'utilisent non seulement par calcul économique, mais aussi parce qu'ils y ont un intérêt particulier ou parce qu'ils veulent réduire au maximum leur consommation issue du réseau et d'augmenter leur autoconsommation. On retrouve le schéma de ceux qui ont investi dans les voitures électriques avant que cela soit rentable, pour d'autres motifs.
Mais, si la batterie de maison inspire confiance, ce système va continuer à se développer et trouver son modèle par soi-même ?
Oui. Encore une fois, cela tient aux prix de l'électricité de détail qui sont pour l'instant assez élevés en Allemagne. Il y a donc un intérêt à être le moins exposé possible au prix de l'électricité. Mais le développement n'est pas encore massif dans les maisons allemandes. Le second sujet, a davantage trait au réseau. Là aussi, il y a des évolutions, mais on est plutôt en phase de test. Récemment, les batteries de stockage ont été autorisées à participer au marché de réglage de l'énergie. Des expérimentations sont aussi menées, dans le cadre du projet démonstrateur SINTEG, pour intégrer des batteries à différents endroits.
Au niveau résidentiel, on peut aussi chercher à mettre en réseau plusieurs batteries installées chez des particuliers afin d'offrir parfois des barres stables d'injection au réseau. Plusieurs entreprises offrent ce service.
Ce que je constate, c'est que le stockage ne semble pas une question prioritaire en Allemagne, tandis que, chez nous, on se dit que si on doit faire des EnR, on aura forcément à faire du stockage car, à défaut, on sera incapables de gérer l'intermittence. C'est ce qui pousse, en France, à dire qu'on va s'appuyer sur des énergies stables et pilotables et non sur les EnR non pilotables. Nous nous demandons donc si on est, oui ou non, capables de gérer le stockage. A priori, en Allemagne, le problème ne se pose pas dans ces termes-là : la question, c'est la flexibilité du réseau.
J'ai le souvenir d'une mission de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), qui estimait qu'il n'y avait pas de besoin massif de stockage supplémentaire, avant qu'on parvienne à, je crois, 80 % d'EnR intermittente. Aujourd'hui, il n'y a pas de besoin d'un stockage massif en Allemagne parce que la production de base, nucléaire et fossile, reste importante. Le sujet essentiel y est plutôt aujourd'hui le développement des lignes de transport de l'électricité, qui permettent à l'électricité éolienne – essentiellement produite au nord du pays – d'être transportée dans les régions du sud, qui sont celles qui consomment le plus et où se trouvent des sites industriels assez importants. Finalement, la première batterie du système, c'est le réseau électrique. La priorité est pour l'instant fixée de façon très claire : il s'agit de développer à temps les lignes de transport entre le nord et le sud de l'Allemagne.
Une critique assez forte consiste à dire que, du fait de sa position centrale, l'Allemagne ne se pose pas la question du stockage, car elle n'aura qu'à envoyer ses surplus, quand il y en aura, chez ses voisins. Le problème est que, si tout le monde adopte cette stratégie, on sera en difficulté lorsque les différents effets météorologiques ne se répondront pas. Imaginons qu'il y ait du vent ou du soleil partout en même temps. Or on misait sur un foisonnement – qui ferait que, quand les uns ne produisent pas, les autres prennent le relais – et une forme de complémentarité. On nous a plus ou moins fait la démonstration que cela n'existe pas et que, dans l'ensemble de l'Europe, il y a peu ou prou du vent en même temps, du soleil en même temps. Du coup, les pics de production seront les mêmes partout et, sans stockage, à un moment donné, on ne pourra plus pousser les surplus ailleurs et on se retrouvera avec une quantité d'énergie dont le déversement sera onéreux. On l'a vu lorsque des prix négatifs ont été observés. Il faut donc aussi s'intéresser à l'acceptabilité de ces prix négatifs. Mais d'abord, comment gérer la problématique du « trop en même temps » ?
L'Allemagne est très interconnectée et c'est un avantage pour son système électrique. Elle dispose tout de même de capacités de base, conventionnelles et thermiques, lui permettant de limiter ce problème. Si on se projette maintenant dans un système vraiment très fortement marqué par la présence d'EnR, un des sujets dans lesquels l'Allemagne investit est cette question de l'intégration sectorielle, afin de pouvoir utiliser, à un moment donné, l'électricité qui serait localement en excédent pour faire par exemple de l'hydrogène, ou pour d'autres usages. Ce qu'on entend par intégration sectorielle, c'est donc bien, par exemple, le fait de passer de l'électricité à l'hydrogène et donc au gaz. Cela couvre aussi la question très importante du pilotage intelligent des voitures et voitures électriques, si elles sont amenées à prendre une part plus importante. Un des premiers éléments de réponse est ainsi de connecter le système de l'électricité aux autres systèmes énergétiques, donc au transport, à la chaleur et au gaz.
N'aurait-on pas intérêt à cumuler les recherches, par exemple sur l'hydrogène, conduites en Europe ? A priori, la capacité à gérer ces EnR qu'on développe en parallèle est un enjeu commun. Cela semble être la solution pour un certain nombre de pays.
J'observe que sur les batteries électriques par exemple, et donc sur la mobilité électrique, il y a une assez forte volonté franco-allemande et européenne d'agir en commun. Sur l'hydrogène, je ne peux pas répondre. Nous sommes ravis de mettre en relation des acteurs qui souhaitent travailler ensemble, mais nous ne sommes pas dans la position de dire qu'il faut faire telle chose ou telle autre. Sans doute l'hydrogène devrait-il jouer un rôle important dans un système électrique qui est très fortement marqué par les énergies renouvelables.
Vous évoquiez les prix négatifs. C'est en effet un phénomène assez marquant, dont la presse se fait écho, qui heurte un peu le sens commun. Les experts du secteur de l'énergie en Allemagne se renvoient la balle : certains affirment que l'apparition de ces prix négatifs est le fait des énergies renouvelables intermittentes ; d'autres expliquent que les productions conventionnelles ne sont pas suffisamment flexibles, qu'au moment où il y avait des prix négatifs, l'électricité renouvelable ne dépassait pas 65 % de la production totale, et qu'un certain nombre d'installations thermiques ou nucléaires ne sortaient pas ou ne pouvaient pas sortir du réseau. En réalité il y a sans doute une phase d'adaptation du système électrique : la donne change et si certaines centrales conventionnelles ne sortent pas du réseau, c'est aussi parce qu'elles sont liées par des obligations réglementaires en termes de réserve d'ajustement, de marché de l'énergie de réglage, de sécurité du réseau.
Ce deuxième raisonnement est tout de même incroyable ! Imaginez des gens qui produisent des tomates toute l'année, d'autres qui disent « moi, de temps à autre, je produis des tomates », et subitement, vous avez une énorme production de tomates et vous dites que ceux qui produisent des tomates toute l'année n'ont pas su arracher des plants et que c'est pour ça qu'il y a surproduction ! » Alors je sais qu'il n'est pas prioritaire dans le Merit Order, mais on parle quand même de celui qui vous assure l'électricité toute l'année, que vous êtes bien content d'avoir quand les autres ne sont pas là. Il faut donc faire la différence avec l'idée de donner un accès à l'électricité au tarif de rachat, parce qu'on veut promouvoir des énergies. De là à dire que celles qui vous permettent d'assurer votre sécurité d'approvisionnement ne sont pas assez flexibles parce qu'elles ne se poussent pas du chemin quand il y a une surproduction, c'est quand même fort de café !
Mon exposé des arguments ne revenait pas privilégier l'un ou l'autre. Ce que l'on observe, c'est une adaptation des règles pour que ce genre d'événements ne se produise plus, et pour que les énergies renouvelables électriques soient davantage mises en responsabilité pour la sécurité du réseau en étant par exemple couplées à un stockage. Il existe des parcs éoliens en Allemagne qui bénéficient d'une batterie de stockage et qui peuvent assurer des services système, des services de sécurité du réseau, services qui sont traditionnellement plutôt assurés par les centrales conventionnelles. Il me semble que ce phénomène est lié en partie à un système qui ne s'adapte sans doute pas assez vite – c'est normal – à une nouvelle donne. Pour répondre à cette question, une réflexion est en cours en Allemagne sur la réforme de la sécurité du réseau, sur la réforme des marchés de l'énergie de réglage.
La question est ainsi peut-être moins de savoir s'il est légitime ou non que les énergies traditionnelles se poussent pour faire place aux nouvelles venues, mais plutôt si elles en sont capables. Est-il possible pour une énergie pilotable historique de s'effacer ou de s'arrêter quand il y a une production d'EnR et de redémarrer en cas de besoin ?
Certaines savent le faire mieux que d'autres. Les centrales à gaz par exemple sont plutôt flexibles et peuvent assez rapidement baisser ou augmenter leur production. Les centrales nucléaires et les centrales à lignite sont, je crois, un peu moins flexibles. Les centrales à houille – il y a deux sortes de charbon ; le lignite et la houille – y parviennent un peu plus. Il y a aussi des investissements dans ce domaine de la part des opérateurs de centrales conventionnelles qui n'ont pas intérêt à perdre de l'argent sur ces heures de l'année. Mais il ne faut pas considérer qu'il y a d'un côté les opérateurs des centrales conventionnelles et des centrales nucléaires, et, de l'autre, ceux des énergies renouvelables. Je l'ai dit, les énergies renouvelables ont été beaucoup développées par de petits producteurs, des producteurs régionaux, des coopératives citoyennes, mais les gros acteurs de l'énergie allemands sont aussi impliqués, qui ont fortement investi dans ces marchés.
Vous avez dit que les prix existants sont différents des prix projetés. Pouvez-vous préciser ?
Quelle est par ailleurs la projection pour ce prix, à cinq ou dix ans ?
Les prix sont issus des calculs effectués pour le prélèvement EEG. Si on prend l'exemple de l'éolien terrestre, la moyenne du tarif que perçoivent toutes les installations éoliennes terrestres qui bénéficient d'un soutien en Allemagne s'établit en 2019 à 88,72 euros par mégawattheure, pour 54,79 euros pour la moyenne du tarif d'achat accordé aux nouvelles installations mises en service en 2019. Ces prix représentent le tarif d'achat maximum, dont il faut retrancher les recettes issues du marché de l'électricité.
Il y a des projections pour chacune des différentes technologies. Par exemple, pour l'éolien terrestre, elles vont de la stabilité des prix à une baisse de 50 %. La baisse pourrait être plus forte pour l'éolien en mer. Les projections sont un peu plus claires pour le prélèvement EEG : un certain nombre d'instituts, dont le think tank Agora Energiewende, prévoient une baisse assez prononcée et continue de ce prélèvement à partir de 2021, quand les volumes les plus anciens vont sortir du mécanisme de tarif d'achat.
Mais on ne dispose pas de projections un peu fiables sur le prix de l'énergie, c'est cela ?
Il y a autant de projections que d'instituts de recherches travaillant sur le sujet. Globalement, on a vu que les appels d'offres, notamment, ont permis de réduire assez fortement les coûts. Mais ces coûts sont aussi dépendants de facteurs extérieurs à la France et à l'Allemagne, c'est-à-dire du marché mondial. S'il y a une explosion de la demande photovoltaïque en Inde ou en Chine, cela aura évidemment un impact sur les coûts de ces systèmes, pour la France comme pour l'Allemagne. Mais la tendance est plutôt à la baisse pour ces technologies : photovoltaïque, éolien terrestre, éolien en mer. La raison pour laquelle la biomasse est assez peu poussée aujourd'hui tient justement au fait qu'on ne perçoit pas pour l'instant, un tel potentiel à la baisse.
Dans certains pays, des installations fonctionnent avec des coûts de production beaucoup plus bas. Par exemple, sur le photovoltaïque, on nous a parlé d'un mégawattheure à 15 euros. De mémoire, c'était au Chili, mais ce qui est vrai là-bas aujourd'hui sera peut-être vrai demain ailleurs.
Ce chiffre montre surtout que la ressource joue un rôle très important, tout comme d'ailleurs la disponibilité des surfaces : c'est un sujet complexe car on veut éviter une concurrence des usages avec les terres agricoles. Tout ceci est à l'origine de différences de prix entre les pays, qui ne sont pas parfaitement comparables. Mais, globalement, la courbe d'apprentissage s'améliore. Il y a encore des recherches en cours sur de nouvelles technologies photovoltaïques.
Vous avez évoqué l'autoconsommation, beaucoup plus massive en Allemagne, avec toutes ces communautés citoyennes. En France, l'image de l'autoconsommation est plutôt celle de gens qui voudraient s'extraire de la problématique du réseau, tout en souhaitant pouvoir y faire appel quand cela leur est utile. En gros, ils veulent ne pas payer leur part de manière continue, alors que pour bénéficier de ce service quand c'est nécessaire, ils ont finalement bien besoin que ce réseau existe. Comment les Allemands gèrent-ils la participation au réseau ?
Un des éléments de réponse réside dans les huit cents gestionnaires de réseau de distribution d'électricité allemands. Le modèle de fixation des tarifs d'utilisation des réseaux est différent : en France, il y a consultation de la commission de régulation de l'énergie (CRE) qui fixe des tarifs applicables à tout le réseau ; en Allemagne, chaque gestionnaire de réseau de distribution d'électricité se voit accorder un montant total récupéré de frais de réseau, et c'est à lui de fixer sa propre formule tarifaire, comme il l'entend. Cela implique notamment que, si un gestionnaire de réseau de distribution décide de baser sa formulation tarifaire sur une part 100 % fixe, qui dépend non pas de l'électricité que je prends plus ou moins selon les jours mais simplement de la puissance souscrite, il peut le faire. Rien ne l'en empêche. On observe une hausse de cette part fixe des tarifs de réseaux d'électricité par rapport à la part variable liée à la consommation.
Vous avez évoqué le soutien de 93 % de la population à cet investissement pour les EnR. Comment est-on arrivé à ce chiffre ? S'agit-il d'un sondage ?
Oui, un sondage réalisé de façon régulière, par l'Agence pour les énergies renouvelables, qui dépend du gouvernement et qui est en charge d'établir différents baromètres sur le sujet. La question, en l'occurrence, était celle d'être favorable ou non au développement des énergies renouvelables et à la transition énergétique. Il est important de comprendre qu'il y a un consensus assez fort en Allemagne sur la sortie du nucléaire, et, de plus en plus fort aussi, sur la sortie du charbon. Ensuite, il s'agit de savoir à quel rythme. Une bonne partie des citoyens allemands ne voient pas d'autre possibilité que d'investir dans les énergies renouvelables, même si, effectivement, cela pose un certain nombre de questions.
Le programme nucléaire allemand a été assez contesté depuis son origine. Dès les premières constructions de centrales, il y a eu des mouvements d'opposition locale. En 1986, l'accident de Tchernobyl a provoqué un coup d'arrêt assez fort : il n'y a plus eu de nouveaux développements. Et la sortie définitive a été décidée en 2011, après Fukushima. On le sait assez peu, mais il s'agissait d'un retour à un plan de sortie précédemment voté – en 2002 – par une coalition entre les Verts et les Sociaux-démocrates. Dans ce consensus, la notion de sécurité pèse très lourd, de même que la question du stockage : il n'y a pas de site identifié pour le stockage définitif des déchets nucléaires. L'idée que le nucléaire ne pouvait pas être plus qu'une technologie de transition me semble assez largement partagée. C'est surtout le rythme de cette sortie qui sépare aujourd'hui les partis politiques.
Concernant l'acceptabilité, j'ai entendu dans votre présentation que deux facteurs rendent le soutien aux EnR plus acceptable en Allemagne qu'en France. Premier facteur : l'existence ou pas d'une alternative décarbonée considérée comme crédible. Concrètement, le soutien historique de la France au nucléaire est une forme de frein à l'acceptabilité de la transition énergétique parce qu'en France, il faut se battre contre l'idée que le nucléaire est ou non une alternative crédible aux EnR. Le deuxième facteur, c'est la grande centralisation de la France en matière d'énergie, alors qu'en Allemagne, la gestion est beaucoup plus décentralisée, au plus près des gens. Tout le monde y est un petit peu producteur, un petit peu contributeur ou acteur : cela participe à une meilleure connaissance et à une meilleure compréhension des sujets que chez les Français, pour qui c'est assez vague : on leur fournit le service mais ils ne savent pas tellement comment cela fonctionne.
Vous avez raison de dire que l'énergie est un thème assez cher au cœur de la population allemande, si on peut se permettre une telle généralité. Il y a un foisonnement d'instituts de recherche qui travaillent sur tous les aspects, notamment environnementaux et économiques, de la transition énergétique. Ce sujet, très présent dans la presse, est au cœur des préoccupations des Allemands. Évidemment, la proximité, le nombre d'autoconsommateurs, celui de coopératives citoyennes, jouent un rôle important dans cette acceptabilité.
Effectivement, la structuration du marché n'est pas du tout la même qu'en France. Là où, en Allemagne, on voit bien qu'aujourd'hui le marché est vraiment structuré et financé par le consommateur, en France, on a encore cette ambiguïté entre une partie payée par le consommateur et une partie payée par le contribuable au travers du budget général de l'État, notamment par des taxes et des impôts. La structuration en Allemagne a le mérite, je pense, d'être un peu plus claire, et peut-être de davantage responsabiliser la population aux enjeux de la consommation énergétique.
J'aimerais aborder le grand sujet de la territorialisation. Vous l'avez dit, le besoin de production de proximité est assez fort en Allemagne. Bien sûr, la France et l'Allemagne sont totalement différentes. Et à ce sujet, j'ai deux questions : quels sont les rôles respectifs joués par le Bund, donc l'État fédéral, et par les Länder ? Sachant que ce que nous assimilons à des régions, sont en fait des États à part entière, avec leurs gouvernements, leurs ministres, leurs parlements.
Deuxièmement, moi, qui suis frontalier de l'Allemagne, je suis toujours étonné qu'on m'explique que le photovoltaïque, en Alsace, ne peut pas être développé parce que les rendements ne sont pas intéressants. Alors qu'il suffit que je passe la frontière, à trois kilomètres de là, pour voir du photovoltaïque partout en Allemagne. Alors, il n'y a peut-être pas le même soleil, c'est peut-être l'effet frontière. À quoi cela tient-il selon vous ? Est-on plus volontaire en Allemagne ? A-t-elle moins d'options à sa disposition ?
La territorialité est effectivement très importante pour comprendre le système énergétique allemand. L'historique de la création du marché moderne de l'électricité est très différent de celui de la France, où ce marché a été structuré à la sortie de la guerre autour d'un acteur central. En Allemagne, il y a eu historiquement une lutte d'influence entre les régies locales, les Länder, et le Bund, l'État fédéral qui a pris assez tardivement des responsabilités importantes. C'est ce qui explique qu'il y a aujourd'hui un marché de l'électricité très régional, avec beaucoup de régies communales, beaucoup de monopoles régionaux, plutôt qu'un monopole national.
Les Länder ont un pouvoir de décision assez important. Le niveau fédéral fixe le cadre général, donc les règles des appels d'offres, Le soutien aux énergies renouvelables, par exemple, est arrêté au niveau fédéral par le Bundestag. En revanche, une grande marge de manœuvre est laissée aux États fédérés, donc aux Länder. Si l'on prend l'exemple de l'éolien, les règles de distance entre les éoliennes et les habitations sont décidées au niveau des Länder, jusqu'ici du moins, car se pose actuellement la question de l'harmonisation et d'une règle au niveau fédéral. Mais la délivrance des autorisations environnementales pour les différents projets se fait aussi au niveau des Länder, qui ont un pouvoir et un impact très forts. On l'observe aussi à propos du développement du réseau de transport : les choses sont compliquées, parce qu'il y a une association de plusieurs Länder qui ont leur voix à faire entendre dans le projet et qui ont un poids très important dans la décision finale.
S'agissant de votre deuxième question, effectivement l'ensoleillement dans le sud de l'Allemagne est à peu près équivalent à ce qu'il est dans le nord de la France.
L'audition s'achève à vingt heures dix.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique
Réunion du mardi 16 juillet 2019 à 18 h 45
Présents. - M. Julien Aubert, Mme Laurence Maillart-Méhaignerie, M. Vincent Thiébaut
Excusés. - Mme Sophie Auconie, M. Christophe Bouillon, Mme Jennifer De Temmerman