MISSION D'INFORMATION SUR L'APPLICATION DU DROIT VOISIN AU BÉNÉFICE DES AGENCES, ÉDITEURS ET PROFESSIONNELS DU SECTEUR DE LA PRESSE
Mardi 12 octobre 2021
La séance est ouverte à quatorze heures trente.
(Présidence de Mme Virginie Duby-Muller)
La mission d'information auditionne M. Edwy Plenel, président et directeur de la publication de Mediapart.
Bonjour à vous tous et merci de votre présence dans le cadre de la mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse.
Monsieur Plenel, nous souhaitions vous auditionner pour faire le point sur l'application de la directive sur le droit voisin et sa transposition en France par une proposition de loi datant d'un peu plus de deux ans.
En préambule, pouvez-vous donner des éléments de contexte sur le modèle économique de Mediapart et les effets de l'activité de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) sur votre média ? Avez-vous engagé des accords individuels, notamment avec Google ? Où en êtes-vous avec ces grandes plateformes ?
. Merci, madame la présidente, de votre invitation.
Je serai assez bref, car vous avez auditionné Laurent Mauriac, président du syndicat de la presse d'information indépendante en ligne (SPIIL). La position et l'expérience de Mediapart sur la question s'alignent sur celles du SPIIL, dont nous sommes membres fondateurs et membres du bureau.
Mediapart a été fondé en 2008 sur un modèle à l'époque totalement novateur et unique dans la presse française : un journal de qualité, par des journalistes professionnels et payant par abonnement ; un journal participatif avec, dans le cadre du numérique, un lien nouveau avec ses lecteurs. Mediapart a fait le choix de vivre exclusivement des abonnements, sans publicité ni subvention publique ou privée.
Ce choix n'est pas une position morale abstraite. Face à la crise qui continue de toucher le secteur de la presse de référence et de qualité et qui rejaillit sur la qualité du débat public et médiatique, nous souhaitions montrer que le journalisme pouvait créer de la valeur. Il s'agissait de créer des emplois et une entreprise rentable uniquement sur la base du lien de confiance entre un journal et son public. Mediapart est une entreprise de presse profitable depuis la fin de l'année 2010, avec un taux de rentabilité qu'envieraient nos concurrents.
Aujourd'hui, Mediapart compte plus de 200 000 abonnés pour une audience pouvant atteindre, en moyenne, jusqu'à 5 millions de visiteurs uniques mensuels. En effet, un contenu payant n'empêche pas la circulation et les partages d'articles. La partie « club » de Mediapart est en accès libre, de même que les chapeaux et vidéos.
Je m'exprime ici en tant qu'entrepreneur de presse et non en tant que journaliste. À nouveau, face à la crise de la presse, nous souhaitions montrer qu'il était possible de défendre un modèle vertueux reposant sur la qualité du travail journalistique. Ce propos m'amène aux positions du SPIIL que nous épousons et défendons.
S'agissant des droits voisins, nous avons sonné l'alerte dès le début des discussions avec la « presse traditionnelle » regroupée dans l'Alliance de la presse d'information générale (APIG). Par un communiqué du 8 février 2021, s'agissant des accords conclus, nous avons alerté sur une pratique qui nous semblait très opaque, très inéquitable et très nuisible à l'indépendance de la presse. Des discussions sont désormais en cours avec Google et pour la création d'un organisme de gestion collective.
Dans la constitution de cet organisme de gestion collective, pour parvenir à un accord conforme à l'esprit de la loi de 2019, l'essentiel est de sortir de la logique d'audience. Sauf à renier ce qu'est un journalisme de qualité, on ne peut pas se baser sur le critère de l'audience. En effet, la loi de 2019 voudrait réduire la dépendance à l'égard des GAFAM, mais le critère de l'audience l'augmenterait. Une logique d'audience impliquerait une hiérarchie de l'information, une formulation de l'information, dans l'objectif du plus grand nombre de clics et non de la qualité.
La logique d'audience est celle du divertissement. Lorsqu'elle gagne l'information, elle donne le spectacle désolant des chaînes d'information actuelles où règne l'opinion et non l'information. Si l'opinion doit engendrer de l'audience, la plus provocante, voire la plus scandaleuse en termes de respect des droits humains sera mise en avant.
Dans la constitution d'un organisme de gestion collective, nous défendons donc une logique de qualité éditoriale par différents critères : nombre de cartes de presse, qualification de presse d'information politique et générale (IPG), etc.
L'APIG a été créée, dans le cadre de la crise de notre profession, par « la presse traditionnelle » issue du modèle de la presse imprimée pour trouver des formes de béquilles plutôt que d'investir pour répondre à la crise et d'être dans une logique vertueuse de conquête du public, de fidélisation et de rentabilité. L'APIG ne participe pas à la construction de l'organisme de gestion collective et conclut actuellement des accords de gré à gré avec Google. In fine, les GAFAM subventionnent le recrutement des abonnés.
Au-delà de la distorsion de concurrence, il existe un problème de principe. Les accords sur les droits voisins sont issus d'une loi et ne relèvent donc pas du secret des affaires. Selon nous, il est tout à fait condamnable que le mode de calcul et le montant des subventions privées obtenues par des accords passés de gré à gré soient confidentiels. Ils devraient être rendus publics.
La publicité des aides publiques ou privées a été au cœur du combat de Mediapart puis du SPIIL. En 2008, des états généraux de la presse ont permis de défendre la neutralité du support avec un taux de TVA identique entre presse imprimée et numérique. Il était anormal, dans un secteur au cœur de la vie démocratique, que le montant des aides ne soit pas public. Le combat du SPIIL a abouti à la transparence sur les aides.
En tant qu'entrepreneur, je m'interroge sur un secteur qui, plutôt que d'affronter les questions, cherche des béquilles, dont l'une est notable : l'augmentation des aides. La part des aides dans le chiffre d'affaires de la presse est passée de 12,9 % en 2008 à 23,3 % en 2021. Mediapart s'honore de ne pas en percevoir, ce qui n'est pas le cas de tous les membres du SPIIL.
Paradoxalement, l'APIG a pour président l'actuel président-directeur général (PDG) du groupe Les Échos – Le Parisien qui a touché 24 % des aides versées en 2019. Celui-ci veille donc à des accords opaques constituant des compléments de recettes pour ses journaux. Ils sont pourtant la propriété de M. Bernard Arnault ayant les moyens d'investir dans leur développement et qui ne devrait pas parier sur des aides publiques ou des subventions privées, mais sur sa dynamique industrielle pour relancer ses journaux.
Enfin, je vous invite à consulter le rapport n° 3119 de la commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l'âge du numérique auquel j'avais participé dans le cadre de la XIVe législature. Il comporte de nombreuses propositions sur la manière de rénover l'écosystème de l'information dans notre pays.
À nouveau, Mediapart suit la position du SPIIL sur les droits voisins et participe à la constitution d'un organisme de gestion collective. Dans ce cadre, Mediapart n'a sollicité aucun accord de gré à gré avec l'un des GAFAM. Mediapart veille à son indépendance et refuse une logique d'audience détruisant la qualité de l'information.
Nous alertons à nouveau sur l'absence de transparence sur le montant et le mode de calcul des subventions privées portant sur un élément essentiel de la démocratie : l'information. Pour la qualité, l'indépendance et la loyauté de l'information, les chiffres doivent être rendus publics.
Merci pour ces premiers éléments. J'étais membre de la commission que vous évoquiez. Elle avait fourni un travail extrêmement dense et intéressant.
Son travail avait été mené à parité avec la société civile, qui plus est durant une année très difficile au regard des attentats. Le rapport avait été adopté à l'unanimité.
Merci, monsieur Plenel. Google vous a-t-il sollicité pour entamer des négociations ? Quels critères suggèreriez-vous pour le calcul du droit voisin ?
Nous avons participé à un entretien par visioconférence avec Google, avec l'accord du SPIIL. Nous avons contacté Google pour savoir quelles étaient ses propositions vis-à-vis d'une presse totalement numérique. Ce rendez-vous n'a été suivi d'aucun autre. Il ne s'agissait pas d'une négociation, mais d'une demande d'informations. Les réponses fournies par Google ont été transmises au SPIIL.
Depuis 2012, par une prestation du président de Google depuis l'Élysée sous la présidence de François Hollande, Google « donne un pourboire » à la presse pour ne pas être mis en cause plus avant sur ses recettes. En tant que président de Mediapart, j'avais rencontré des personnes en charge de l'actualité dans le moteur de recherche Google et j'avais exprimé ma surprise quant à cette logique. Selon moi, elle représente le travers du système médiatique français : une presse qui n'est pas dans une culture libérale tant du point de vue politique (idéaux de la démocratie) que d'une concurrence libre et non faussée.
Les aides et subventions créent des distorsions de concurrence et des inégalités. Elles ne sont pas saines pour la qualité du journalisme. Elles créent une illusion de rentabilité dans les entreprises de presse, masquée par l'importance des aides, par des chiffres que les salariés ignorent. Du point de vue de la puissance publique, la situation est malsaine. Lorsque des puissances économiques sont propriétaires de médias importants faisant l'opinion, mais accroissant leur besoin de subventions publiques, le système est très peu vertueux et est très nuisible. Nous souhaitons que le législateur fasse tout pour « dépolluer » notre écosystème et qu'il soit le plus vertueux possible.
Concernant le calcul du droit voisin, une rédaction professionnelle serait un critère très important pour la qualité éditoriale. Il en est de même pour celui de l'IPG. D'autres critères pourraient être inventés. Je ne peux pas m'exprimer au nom de la presse de magazines ou plus spécialisée. Pour exemple, des adhérents au SPIIL ont créé une presse spécialisée de qualité en ligne.
Pouvez-vous nous éclairer sur la manière dont les droits voisins pourraient être valorisés dans un accord ? Un organisme de gestion collective pourrait-il traiter une telle diversité de situation au sein de la presse, y compris en ligne ? Vous nous alertiez sur le critère de l'audience. Quels seraient les autres critères objectifs ?
Outre Google, menez-vous des discussions avec Twitter ou Facebook, qui deviennent des acteurs importants de la presse en ligne ?
Enfin, s'agissant de l'App Store d'Apple, quels progrès permettraient de réguler la fluctuation des commissions ou la détention des données personnelles ?
Avec Apple, nous avons rencontré un problème d'application de la TVA qui n'était pas celle de la presse. Cela a amené les éditeurs à une augmentation du prix des abonnements via l'App Store. La situation a récemment évolué.
Les critères de calcul des droits voisins doivent être inventés grâce à une discussion collective. Je défends de ne pas retenir prioritairement le critère de l'audience bien que Mediapart ait une audience. L'expression pay wall est mauvaise, car faire payer dit que nous vivons du lien avec le lecteur.
J'insiste : derrière cet enjeu, il faut comprendre que le paysage médiatique actuel n'est pas uniquement le fruit d'une dérive idéologique, mais aussi de la logique d'audience.
Dans La valeur de l'information, j'ai montré que lorsqu'un média vivait de l'audience publicitaire, il avait tendance à être dans une logique de divertissement qui peut porter atteinte à l'information et la corrompre. C'est le cas : l'opinion devient l'ennemie de l'information. Je ne nie pas que la circulation d'un journal papier comme d'un journal numérique soit un critère important. Pour autant, ce n'est pas le critère prioritaire.
J'aurais pu évoquer les critères de l'abonnement, de la souscription des lecteurs ou de la construction d'un public. Du point de vue de l'information, la démocratie est la construction de publics. Le public est l'inverse de la foule, masse anonyme. Les réseaux sociaux, que vous critiquez souvent à juste titre, sont dans le modèle de la foule. Rénover l'écosystème de l'information est rappeler qu'il faut des médias construisant et fidélisant des publics.
Pour le reste, nous sommes simplement utilisateurs d'Apple comme de Facebook, sans négociation. J'insiste sur le fait que la modération des espaces participatifs de Mediapart sur les réseaux sociaux n'est pas déléguée à des prestataires de services, mais réalisée par des salariés de Mediapart.
À nouveau, en tant qu'entrepreneur, je suis choqué que des propriétaires disposant de moyens utilisent les facilités les moins recommandables permises par le numérique. Nous traitons d'un bien décisif dans une démocratie : le droit de savoir et d'être informé de manière rigoureuse et honnête.
Merci beaucoup pour cet échange et vos propositions extrêmement intéressantes. N'hésitez pas à transmettre d'éventuelles propositions supplémentaires via une contribution écrite.
Si des points plus précis apparaissent, une note détaillée vous sera transmise.
La réunion se termine à quinze heures.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse
Réunion du mardi 12 octobre 2021 à 14 heures 30
Présents. – Mme Émilie Cariou, Mme Virginie Duby-Muller, M. Laurent Garcia