La séance est ouverte à 14 heures 30.
Présidence de M. Thomas Gassilloud, secrétaire.
La Commission d'enquête entend en audition des représentants de commerçants : M. Édouard Lefebvre, délégué général du Comité Champs-Élysées ; MM. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, et Antoine Nori, président de la commission Sérénité.
Je vous prie d'excuser le président Fauvergue, qui m'a demandé de le remplacer, ainsi que le président du Comité Champs-Élysées, Jean-Noël Reinhardt, qui a eu un empêchement.
Il nous semblait nécessaire d'entendre le témoignage de ceux qui subissent les conséquences économiques directes des manifestations non maîtrisées et qui ont été particulièrement éprouvés ces dernières années, notamment du fait de la multiplication des actes de violence en marge de ces manifestations.
Avant de vous donner la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête, y compris en visioconférence, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».
(MM. Édouard Lefebvre, Philippe Léon et Antoine Nori prêtent successivement serment.)
Les enseignes du Comité Champs-Élysées considèrent qu'elles n'ont pas vécu d'année normale depuis 2015, marquée par deux attentats terroristes. Nous comptabilisons 70 actes des Gilets jaunes, dont six ont été très violents, avec des dégradations et des mises à sac qui ont occasionné pour les enseignes des travaux de rénovation et plusieurs semaines de fermeture. Parallèlement, il faut aussi citer les grèves qui ont obéré l'activité de décembre 2019. Sans compter certains matchs de football qui donnent lieu à des « festivités », lesquelles laissent très rapidement place à des provocations envers les forces de l'ordre et à la volonté d'en découdre, de casser et de piller. Certes, depuis le 16 mars dernier, aucune manifestation ne s'est tenue sur les Champs-Élysées puisque la préfecture bloque ce secteur. Mais cette situation a une conséquence économique pour nos adhérents. Les incidences du coronavirus ne sont pas non plus négligeables.
En somme, depuis cinq ans, des phénomènes extérieurs affectent de manière majeure les grands groupes et les indépendants des Champs-Élysées. Du fait du mouvement des Gilets jaunes, leur chiffre d'affaires a été nul tous les samedis de la mi-novembre à fin décembre 2018. Dans la mesure où les samedis comptent d'ordinaire double, la perte de ces six samedis a représenté un demi-mois de chiffre d'affaires en moins, soit 10 % de l'année. Le même type de calcul peut être effectué en 2019, de nombreux samedis ayant été soit occupés par les Gilets jaunes, soit neutralisés du fait de la sécurisation décidée par la préfecture. Nous ne nous plaignons pas de cette sécurisation, mais elle a des conséquences sur nos résultats, y compris lorsqu'elle consiste à fermer préventivement des stations de métro pour éviter les cortèges inopinés. Dans la mesure où six stations de métro desservent les Champs-Élysées, les gens vont faire leurs courses ailleurs, même en l'absence de trouble à l'ordre public.
Lorsqu'on les interroge, les directeurs de brasseries et de magasins historiques, comme les familles qui tiennent une pizzeria ou un café sur les Champs-Élysées, soulignent le développement de l'appétence à la violence. Auparavant, certains restaurateurs restaient ouverts 24h/24. À force de devoir appeler la brigade anti-criminalité (BAC) de nuit ou le commissariat pour signaler des clients qui partaient sans payer l'addition, ils ont commencé par recourir aux services d'un portier, puis en sont venus à encaisser le dîner à la commande et, finalement, à cesser de travailler après 2 heures du matin, voire minuit. La clientèle de nuit devient réellement violente, alors même qu'elle est composée de personnes qui travaillent et qui ont de l'argent. La violence est de plus en plus acceptée. L'autorité est de plus en plus contestée, y compris celle d'un maître d'hôtel qui demande le règlement d'une addition. Cette tendance de fond est assez inquiétante.
Notre fédération représente les 33 associations de la ville et environ 1 500 commerçants. Les rues du centre-ville de Toulouse, zone à forte densité commerciale, ont connu 90 semaines d'actions des Gilets jaunes, dont des dizaines de dates ponctuées de violences extrêmes et 70 % des samedis marqués par des nuages de gaz lacrymogène. Cette situation a entraîné la faillite de plus de 50 commerces et fragilisé l'ensemble des 1 500 autres. Il faut en prendre conscience.
Le droit de manifester ne doit pas être supérieur aux autres – ceux de circuler, de travailler, de vivre. C'est pourquoi nous vous proposons de réfléchir à la notion de « zone de protection commerciale », pour les zones à très forte densité commerciale, dans lesquelles les manifestations pourraient être soumises à une autorisation préfectorale préalable. Toulouse est une ville un peu particulière, puisqu'elle compte environ 430 manifestations par an, toutes au même endroit – dans la zone de haute densité commerciale. Heureusement, toutes ne sont pas violentes et ne perturbent pas l'ordre public. Pour autant, elles perturbent indirectement l'activité commerciale. Par précaution, en effet, la préfecture bloque les transports, empêchant ainsi l'accès des citoyens au centre-ville dont les rues sont systématiquement occupées par les manifestations, lesquelles consistent désormais souvent à bloquer la chaussée. C'est donc une atteinte au droit du travail des commerçants et de leurs salariés.
Il n'est pas question de renoncer au droit à manifester, mais la protection des zones à très forte densité commerciale pourrait lui être opposée.
Le phénomène est-il réellement monté en puissance au cours des 10 ou 20 dernières années ?
Quelle est la prise en charge par les assurances des conséquences de telles manifestations ? Est-elle suffisante ?
Êtes-vous associés au travail effectué en amont des manifestations, notamment par la préfecture ?
Considérez-vous que la stratégie du maintien de l'ordre à la française nécessite des ajustements ?
Toulouse est l'une des villes les plus contestataires d'un des pays les plus contestataires. Les manifestations y ont toujours été nombreuses, mais j'observe une évolution – révélée spectaculairement par les Gilets jaunes, mais pas seulement. : nombre d'entre elles sont plutôt des rassemblements, désormais. Les messages, quand il y en a, sont hétéroclites même s'ils sont surtout contre le système.
Il y a un côté « cocotte-minute ». Certaines personnes ne sont pas associées au cœur de la revendication de départ, mais ressentent le besoin de se joindre au mouvement parce qu'elles ne savent plus comment exprimer leur rage ou leur désespoir.
S'agissant des Gilets jaunes, les personnes désespérées étaient présentes durant le premier tiers des actions. Par la suite, les actions étaient très orientées politiquement, autour du thème de la lutte des classes. La différence avec les périodes précédentes vient de la porosité – terrible – entre ceux qui manifestent et ceux qui viennent pour dégrader.
Le rassemblement en centre-ville, devant des enseignes qui attirent du monde, excite davantage les casseurs. Finalement, le droit de manifester l'emporte sur tous les autres puisqu'il empêche les familles de circuler, les clients de se rendre dans les magasins et les commerçants de travailler. Les riverains sont excédés par le bruit. Qui plus est, le préfet bloque l'accès des véhicules à la chaussée par sécurité : ce sont désormais les piétons qui déambulent sur la chaussée, sur laquelle les voitures n'ont plus le droit de rouler. C'est le monde à l'envers !
Par ailleurs, les assurances n'interviennent pas tant que des vitrines ou du matériel ne sont pas cassés. La notion de perte d'exploitation en cas de manifestation n'existe pas. Si la fin de la crise sanitaire voit le retour de manifestations de Gilets jaunes ou d'autres, nous ne nous en sortirons pas et nous ne pourrons pas rembourser nos prêts garantis par l'État.
La mairie de Toulouse a chiffré la dégradation du seul matériel urbain de l'hyper centre-ville lors des manifestations à 8,5 millions d'euros.
Les pouvoirs publics nous ont associés en amont lorsqu'ils étaient informés qu'une manifestation risquait de dégénérer – surtout pour nous demander de protéger nos vitrines et de fermer nos magasins. En somme, ils nous prévenaient que la ville n'était plus à nous, mais aux Gilets jaunes.
Nous n'avons pas été associés, mais de temps en temps informés de ce qui risquait de se passer. Le système « Alerte commerces », mis à disposition par la Fédération et par la Chambre de commerce et d'industrie, permettait à la préfecture de nous envoyer des SMS en cas de difficultés. Malheureusement, ces SMS n'ont pas été envoyés préventivement, mais juste avant l'arrivée des casseurs ou même une fois qu'ils étaient déjà là. Lorsque nous les recevions, il était trop tard.
Après un grand laisser-faire de la part des forces de l'ordre fin 2018 et début 2019, les consignes étant « pas de bavure », une deuxième période s'est ouverte à partir de mars 2019, quand des consignes non écrites ont demandé aux préfets une plus grande fermeté. Ceux-ci se sont alors trouvés pris entre le marteau et l'enclume : s'ils agissaient, c'était à leurs risques et périls car ils n'étaient pas couverts par leur hiérarchie. Il y a eu un défaut d'ordres précis de la part du ministère.
Nous avons reçu un expert en sécurité, coutumier des black blocs et des méthodes des forces de l'ordre dans l'univers normé des grandes grèves sociales encadrées par les principaux syndicats et leurs imposants services d'ordre. Il a indiqué qu'aujourd'hui, ces mêmes services se font déborder par diverses initiatives des Gilets jaunes, qui n'ont pas de service d'ordre et sont même parfois volontairement désordonnés. Cela rend la situation plus complexe pour la police. Outre le changement de préfet, les méthodes et l'organisation de la préfecture de police et de sa direction de la sécurité ont elles-mêmes évolué. La police est désormais moins statique, pour s'adapter à la nouvelle forme des cortèges.
Le sujet des assurances n'est pas simple. En dépit des déclarations initiales, le niveau de protection contre la perte d'exploitation est très variable d'un contrat à l'autre, d'un commerçant à l'autre. Dans certains cas, la perte d'exploitation des enseignes concernées n'était pas la conséquence de la casse de matériel, mais de l'encerclement tous les samedis par des manifestants. Un des commerçants adhérents du Comité m'a indiqué qu'il n'allait tout de même pas casser lui-même sa vitrine pour pouvoir solliciter son assurance ! Certaines situations étaient véritablement absurdes. Les réparations et les indemnisations ont donc été plus ou moins bonnes. Plusieurs adhérents du Comité ont dû hausser le ton contre les assureurs.
Le Comité n'a pas à se plaindre de la coordination avec la préfecture de police. Au contraire. Les réunions d'information improvisées au début du mouvement des Gilets jaunes sont devenues systématiques, tous les vendredis à 14 heures 30, pendant presque un an. Au-delà de la diffusion d'informations factuelles, elles étaient l'occasion de donner une tonalité. Pour le Comité, par exemple, il était intéressant de savoir qu'une manifestation prévue devant la gare Saint-Lazare s'était d'abord vu refuser un parcours via les Champs-Élysées.
Avez-vous pu poursuivre en justice les auteurs des dégradations ? Ont-ils été retrouvés ? Avez-vous été indemnisés ?
Je n'ai pas connaissance d'un auteur des faits qui aurait été jugé à la suite de la plainte de propriétaires d'un lieu privé, même si tous les commerçants concernés ont porté plainte – ne serait-ce que pour leur assurance. Le plus souvent, le cas échéant, le motif retenu par le procureur est celui de violence en réunion.
La préfecture de Toulouse est très fière que notre ville soit celle dans laquelle les procédures judiciaires ont le plus souvent abouti. Pour autant, je n'ai pas non plus connaissance qu'un commerçant ait été partie civile dans ces procédures.
Une autre stratégie de maintien de l'ordre permettrait-elle de mieux protéger vos commerces ? Lorsque les télévisions montraient des casseurs en train de lancer des pavés ou de s'approcher des forces, les téléspectateurs avaient le sentiment qu'on ne les en empêchait pas.
Dans leur face-à-face avec la police, les Gilets jaunes étaient filmés par soit d'autres Gilets jaunes, soit par des supporters, soit par les street medics – bras armés des Gilets jaunes qui, dans leurs sacs, disposent de toute sorte d'objets qui n'ont rien à voir avec la médecine. La police, elle, ne filmait pas les manifestants. Dans ce jeu du chat et de la souris, les Gilets jaunes insultent, narguent, provoquent et n'attendent qu'une chose : une bavure, pour faire le buzz. Il faudrait que les casques des policiers soient équipés d'une caméra. Cela les protégerait et rétablirait une forme d'équité.
Il importe aussi de protéger davantage les zones à forte densité commerciale, dans lesquelles il est plus simple de faire beaucoup de dégâts et où les rassemblements peuvent être plus dangereux compte tenu du grand nombre de personnes. En l'occurrence, la quasi-intégralité des manifestations se tient dans ces zones.
Quant au moment le plus opportun pour l'intervention des forces de l'ordre, la vérité d'un jour n'est pas toujours celle du lendemain.
Nous avons fait appel à un expert, inspecteur général de la police nationale en retraite, afin qu'il nous éclaire. D'après lui, le principe de précaution est devenu excessif. L'exécution des ordres reçus par les forces de l'ordre est parfaite et si une déficience existe, elle est le fait du commandement. Les jeunes gendarmes mobiles ou les policiers de ville en tenue et au contact des manifestants sont parfaitement aptes à intervenir. Le problème vient du cadre d'intervention et des ordres reçus, souvent contradictoires.
D'autres spécialistes considèrent aussi qu'il ne faut pas s'en prendre à l'homme de rang, mais à la stratégie générale ou à l'organisation du maintien de l'ordre.
Vous avez évoqué des provocations visant à faire sortir les forces de l'ordre de leurs gonds. Avez-vous assisté à des scènes de violence à l'encontre de manifestants ou de policiers ?
Oui. Le premier samedi du mouvement des Gilets jaunes, la place Victor-Hugo était en travaux. Les manifestants ont dévasté le stockage du chantier, envoyé des pavés sur la police et même foncé sur elle avec une pelleteuse. En revanche, je n'ai jamais vu de corps à corps. Les manifestants ne sont pas très courageux. Ils jettent des projectiles et profèrent des insultes, parfois même des menaces de mort. Alors qu'il faisait très chaud, j'ai vu des manifestants boire des canettes de bière puis les tendre aux policiers ou les jeter à leurs pieds. Mais ce n'était filmé que d'un côté. S'ils étaient équipés d'une caméra, les policiers seraient protégés, puisqu'on verrait ce qui se passe de part et d'autre.
Il est question de généraliser les caméras mobiles pour les policiers. Une expérimentation avait été lancée par Manuel Valls, mais retardée en raison du manque d'autonomie des caméras.
Les manifestations sont-elles plus apaisées depuis que le mouvement des Gilets jaunes s'est atténué ?
Oui, mais les casseurs ont toujours tendance à s'en mêler.
Il faut distinguer les black blocs de la petite délinquance suburbaine, qui fait du larcin opportuniste à la marge des manifestations, quelles qu'elles soient. Le temps où les manifestations organisées par les syndicats étaient encadrées par un service d'ordre et où l'on savait de qui se méfier est terminé.
Vous suggérez que les manifestations se tiennent à l'avenir en dehors des zones à forte densité commerciale. Envisagez-vous d'autres mesures de prévention pour vous éviter de subir de nouveaux dommages ?
J'aimerais avoir la solution, mais ce n'est pas le cas. Nous avons réfléchi à la possibilité d'obtenir dans la loi l'interdiction, sauf exception, de manifester sur les Champs-Élysées au regard de leur statut de « trésor national ». Mais cela imposerait aux pouvoirs publics de sélectionner certaines manifestations. Nos avocats pensent d'ailleurs que cette disposition, même exceptionnelle et strictement limitée à l'adresse « Champs-Élysées », serait jugée anticonstitutionnelle.
Initialement, les Gilets jaunes sont venus sur les Champs-Élysées parce qu'ils voulaient investir le palais de l'Élysée. Mais en général, les manifestants ne choisissent pas ce lieu, du fait de sa taille : si vous êtes 1 000 sur les Champs, votre manifestation passe pour un échec – ce qui est moins le cas Place de la Bastille, par exemple.
On a beaucoup dit que la police n'empêchait pas les dégradations. Parfois, les ordres sont donnés de ne pas intervenir. La doctrine née dans les années 1960-1970 est statique, car les manifestations l'étaient également, à l'époque. Ainsi, alléger un point de défense pour protéger un commerce peut introduire une faille dans le dispositif de sécurisation. J'ai toutefois le sentiment que la préfecture a évolué en recourant à nouveau aux « voltigeurs », ce qui n'était plus le cas depuis l'affaire Malik Oussekine. L'utilisation de « chevaux légers » permet d'intervenir très rapidement – même si aucune solution ne sera jamais parfaite.
La proposition de circonscrire un quartier, comme vous le proposez pour Toulouse mais qui pourrait aussi concerner les Champs-Élysées, ne relève-t-elle pas plutôt du domaine réglementaire ?
Certaines manifestations violentes n'ont pas fait l'objet de déclaration. L'inscription de la notion de zone de protection commerciale, dans la loi ou dans le domaine réglementaire, n'aurait donc pas changé grand-chose. Pouvez-vous préciser votre propos ?
Si une manifestation n'est pas déclarée, elle ne peut être interdite qu'en cas de péril à l'ordre public. C'est pourquoi nous proposons la création d'une zone de protection commerciale, dans laquelle les manifestations seraient soumises à autorisation préfectorale préalable. Sans cette dernière, elles seraient interdites de fait. Cela éviterait d'avoir à évaluer le risque de péril à l'ordre public. On inverserait, en quelque sorte, la charge de la preuve.
Pour autant, sans déclaration préalable, une manifestation n'est pas automatiquement interdite.
Les instances européennes considèrent que le droit de manifester prévaut sur l'autorisation. C'est aussi la raison pour laquelle les organisateurs ne sont pas responsables des problèmes qui pourraient survenir au cours d'une manifestation non déclarée. Avec les réseaux sociaux, l'habitude de déclarer une manifestation au préalable pour négocier les modalités de son organisation avec la préfecture s'est un peu perdue. Il est donc plus facile d'être débordé par les événements.
Il serait intéressant de savoir si le droit de manifester porte aussi sur le lieu où est organisée la manifestation, ou s'il serait possible d'exclure certaines zones sensibles.
À Toulouse, la zone commerciale est bien identifiée. Mais à Paris, il en existe de très nombreuses. Seules deux zones sont à sécurité renforcée, autour de l'Assemblée nationale et du palais de l'Élysée.
Certains samedis, le préfet de police prend un arrêté d'interdiction de manifester qui lui permet de contrôler, de verbaliser et éventuellement d'éloigner les manifestants qui voudraient envahir les Champs-Élysées. C'est une mesure raisonnablement efficace. Au départ, ces arrêtés ont été attaqués au tribunal administratif par les soutiens et les mobilisateurs des Gilets jaunes qui sévissent au travers des réseaux sociaux. Mais ils ont tous été confirmés. En revanche, ils seraient très attaquables s'ils étaient pris de façon permanente, pour d'autres motifs ou un autre jour de la semaine.
Il est légitime que le préfet de police cherche à limiter les débordements aux alentours des lieux symboliques du pouvoir légitime. Cela dépasse de loin le Comité Champs-Élysées. En somme, il existe un outil nous concernant, mais il est fragile – et je ne pense pas qu'il soit applicable à Toulouse. À tout le moins, il ferait davantage débat.
Le droit de manifester prime-t-il constitutionnellement sur celui de rouler sur la chaussée ou de déambuler dans les rues ? C'est devenu une habitude, un acquis. Mais s'est-on posé la question de bon sens : pourquoi le droit de manifester est-il, dans son mode opératoire, supérieur à celui de circuler ? Tout le monde ne s'informe pas en permanence, et on ne prévient pas nécessairement qu'une manifestation aura lieu. Les manifestants deviennent donc soudainement prioritaires.
Les forces de l'ordre ont pour mission de concilier les droits des uns et des autres, ou la liberté de manifester avec celle de travailler. Cet équilibre n'est pas toujours simple à trouver. Il n'existe pas de recette miracle.
Les Champs-Élysées constituent une exception, du fait de la proximité de l'Assemblée nationale et de la résidence du Président de la République. Ailleurs, le risque d'atteinte aux symboles de la République n'existe pas, même si l'on peut s'en prendre aux préfectures. Aussi les préfets prennent-ils un risque, aux yeux de la loi, quand ils interdisent une manifestation en se fondant sur leur propre appréciation. Le système est bancal. En France, quand on veut exercer son droit de manifester, on peut écraser tous les autres droits. C'est ce qu'on nous explique au quotidien.
Dans la Constitution, la liberté d'expression fait partie des droits fondamentaux, pas celui de circuler en voiture.
Ni la liberté de manifester.
Mais elle n'est pas dans la Constitution.
Si. La liberté d'expression figure dans la Constitution et est garantie par les instances européennes.
On assimile liberté d'expression et droit de manifester. C'est une erreur, parce que le droit de manifester écrase alors tous les autres.
Si on continue ainsi, au rythme actuel des contestations sociales – justifiées ou pas –, les centaines de millions d'euros investis chaque année pour relancer les commerces de centre-ville, c'est-à-dire les zones à forte densité commerciale, seront inutiles. Le vivre ensemble et le pacte social disparaîtront. Des familles avec des poussettes et des enfants se font gazer tous les samedis ! J'ai vu une trentaine de personnes se réfugier dans mon commerce de centre-ville, qui peut en accueillir une quinzaine au maximum. Le préfet nous a expliqué qu'il n'avait pas les moyens d'interdire ces manifestations. Pourtant, tout le monde savait parfaitement ce qui allait arriver. On peut comprendre qu'au début, avec l'effet de surprise, les forces de l'ordre aient peiné à réagir. Mais au bout de 90 samedis, le temps d'adaptation est largement dépassé. Le dernier gazage général du centre-ville de Toulouse date de septembre dernier, il y a deux mois. On nous dit que c'est normal et qu'on ne peut pas interdire ces manifestations.
C'est bien parce que nous ne trouvons pas que la situation est normale que nous travaillons sur ce sujet.
Jusqu'à présent, on pouvait considérer que la restriction temporaire d'une liberté se justifiait par l'invocation, temporaire elle aussi, d'une autre liberté. La nouveauté vient de la récurrence du phénomène, depuis quelques années. Malheureusement, les manifestants favorisent les lieux qui leur apportent la plus grande visibilité.
C'est la raison pour laquelle nous proposons une autorisation préalable, pas une interdiction. Nous ne parlons pas non plus de déclaration : il s'agirait de demander l'autorisation de manifester dans telle zone à la préfecture, qui déciderait si c'est possible ou non. Aujourd'hui, on ne peut que très difficilement dire non à une manifestation. Demain, il y aurait une obligation de demander une autorisation préalable et si la réponse était négative, la manifestation ne pourrait pas avoir lieu. Les préfectures disposeraient d'un nouvel outil juridique qui leur permettrait d'interdire plus facilement les manifestations dangereuses.
Il sera également intéressant de faire une comparaison internationale, pour voir comment d'autres pays qui disposent de zones commerciales très denses et touristiques ou des lieux de pouvoir traitent le sujet.
Le président Fauvergue nous a rejoints. Souhaitez-vous intervenir ?
Il est important d'entendre les commerçants, envers lesquels une manifestation sur la voie publique, quand elle se passe mal voire très mal, comme ce fut assez souvent le cas ces derniers temps, crée des problèmes particuliers de violence. Votre questionnement est logique et de bon sens. Il est difficile de comprendre pourquoi il n'est pas possible de juguler ces phénomènes.
Dans notre pays, comme dans toute démocratie, le droit de manifester est une liberté fondamentale. Ces derniers temps, il a beaucoup dégénéré. Pour autant, ce n'est pas ce droit qui pose problème. Nous devons plutôt réfléchir à la possibilité d'écarter de la voie publique ceux qui veulent casser – ce qui est opérationnellement très difficile, surtout à une époque où les forces de l'ordre sont directement mises en cause.
Nous observons un soutien croissant de nos concitoyens aux commerces de proximité. Des actions de prévention sont-elles envisageables ? Il s'agirait de sensibiliser les manifestants au fait que lorsqu'ils s'attaquent à un commerce de proximité, ils s'attaquent à des personnes qui se lèvent tôt pour aller travailler et servir leurs clients. Les manifestations agrègent de nombreux individus anti-système. C'est peut-être la raison pour laquelle les établissements bancaires sont particulièrement ciblés. En tant que propriétaires de commerces, avez-vous le sentiment que les manifestants vous visent pour dérober vos produits ou parce que vous représentez aussi le système ?
Je peux vous répondre précisément puisque nous avons tenu 40 réunions avec des membres des instances représentatives des Gilets jaunes locales, mais aussi certains « ultra ». Individuellement, ils comprenaient notre problématique et allaient porter notre parole dans les assemblées générales – où nos représentants étaient également présents et parfois applaudis. Mais au moment de décider collectivement d'une nouvelle manifestation, celle-ci était reconduite à l'instar des précédentes et allait nous faire autant de mal. Progressivement, seuls sont restés les « ultra » et quelques « paumés ». Ceux qui portaient vraiment des revendications ont disparu au fil des semaines. En somme, le mouvement compte désormais moins de membres, mais ils sont plus violents.
Ils nous disent qu'ils manifestent pour nous !
La prévention est compliquée. Indépendamment des Gilets jaunes, nous comprenons que quelqu'un qui souhaite exprimer son insatisfaction veuille le faire là où c'est le plus visible. En centre-ville, les médias seront là. Les notions de libre expression et de manifestation sont intimement liées au désordre à l'ordre public et aux commerçants, et à l'annihilation des autres droits.
Au Japon, les manifestants portent une fleur blanche à la boutonnière : tout le monde sait qu'ils sont mécontents, sans que cela trouble l'ordre public ou remette en cause l'équilibre économique des commerces et des petits indépendants.
Ce n'est pas la contestation elle-même qui pose problème, mais sa forme et ce qu'elle est devenue. Il ne s'agit pas d'atteindre au droit d'expression ou au droit de manifester. Et nous comprenons bien que les manifestants préfèrent exprimer leur mécontentement là où c'est le plus visible.
C'est en centre-ville, en effet, que le trouble crée l'intérêt des médias. Si les caméras des chaînes d'information en continu étaient à la sortie d'un hangar d'Amazon, les manifestations se dérouleraient à coup sûr là-bas.
Souhaitons que vous n'ayez pas trop de manifestations dans la période qui vient. Vous avez déjà à supporter les conséquences de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19.
Souhaitons qu'il n'y ait pas trop de manifestations en décembre, surtout.
Même si 1 000 kilomètres séparent Paris et Toulouse, nous avons la même perception des choses, indépendamment de la spécificité des Champs-Élysées. Le commerce, qui était une grande spécialité française, est malade – dans une société qui peine à échanger et qui fonctionne de plus en plus en silo. L'expression des mécontentements est de plus en plus violente, y compris dans la vie quotidienne. Les commerçants le perçoivent. À l'origine, d'ailleurs, ils voyaient le mouvement des Gilets jaunes plutôt de manière bienveillante. Aux Champs-Élysées, 10 000 salariés travaillent dans le commerce. Peu d'usines emploient autant de personnes désormais. Parmi ces 10 000 salariés, une grande part est en situation de progrès social. La vente au détail est un vecteur d'ascension sociale qui fonctionne encore. Nous avons besoin de vous !
On a érigé le droit de manifester en religion. C'est normal, mais il doit en être de même pour le droit de travailler. Or il est empêché par le droit de manifester.
J'insiste, c'est la forme de la contestation qui pose problème, et non le droit de manifester ou la liberté d'expression. Après 90 semaines de mouvement des Gilets jaunes à Toulouse, 49 commerces ont fait faillite et tous les autres ont un genou à terre. S'ajoutent à cela le premier confinement et celui que nous vivons aujourd'hui, qui ont un effet dévastateur. La prévention doit aboutir à changer la forme de la contestation, afin qu'elle n'aliène pas les autres droits, en particulier le droit du public à circuler. Malheureusement, on confond « contestation » et « gêne ». Il est peut-être possible de faire entendre sa contestation sous une autre forme.
Je vous remercie. Vous l'avez compris, notre questionnement porte sur la doctrine du maintien de l'ordre mais aussi, plus globalement, sur notre droit et sur les évolutions qui traversent notre société. Au-delà de vos considérations techniques, il est très intéressant de connaître votre appréciation de la situation et la façon dont vous vivez, au plus proche du terrain, ces manifestations.
La séance est levée à 15 heures 50.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Michel Fauvergue, M. Thomas Gassilloud, Mme George Pau-Langevin, Mme Laurence Vanceunebrock.
Excusés. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Jérôme Lambert.