Commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques aedes et des maladies vectorielles

Réunion du jeudi 13 février 2020 à 11h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE CHARGÉE D'ÉVALUER LES RECHERCHES, LA PRÉVENTION ET LES POLITIQUES PUBLIQUES À MENER CONTRE LA PROPAGATION DES MOUSTIQUES AEDES ET DES MALADIES VECTORIELLES

Jeudi 13 février 2020

La séance est ouverte à onze heures trente.

(Présidence de Mme Valérie Thomas, secrétaire du bureau de la commission d'enquête)

La commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles procède à l'audition du Pr Louis Lambrechts, directeur de recherche à l'Institut Pasteur, responsable de l'équipe Interactions virus-insectes au CNRS.

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Mesdames, Messieurs, mes chers collègues, Madame le rapporteur, Monsieur, nous poursuivons notre matinée d'auditions dans le cadre de la commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre M. Louis Lambrechts, directeur de recherche à l'Institut Pasteur, responsable de l'équipe « Interaction virus-insectes », spécialiste des relations entre les moustiques et les pathogènes qu'ils transmettent à l'Homme.

Je vous rappelle que les auditions de la commission d'enquête sont publiques et que par conséquent elles sont ouvertes à la presse, et sont disponibles en direct et en différé sur le site de l'Assemblée nationale. Je vais donc vous céder la parole pour une intervention liminaire de l'ordre d'une dizaine de minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Louis Lambrechts prête serment.

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Louis Lambrechts

Pour commencer, je rappelle que le terme « arbovirus » vient de la contraction de l'expression en anglais « arthropod borne virus » ce qui signifie « virus transmis par les arthropodes ». Ce terme regroupe en fait un ensemble assez vaste de virus qui ont une aptitude particulière : celle d'infecter en alternance un hôte vertébré, souvent un primate ou un oiseau, et un hôte invertébré qu'on appelle un vecteur, qui peut être un moustique bien sûr, mais aussi une tique ou d'autres insectes hématophages.

Les arbovirus sont généralement transmis dans un cycle que l'on appelle « sylvatique » entre des primates non humains et des moustiques forestiers. Mais, à la faveur d'un moustique qu'on appelle « bridge » qui fait le pont justement entre les hôtes non humains et les hôtes humains, un virus peut passer dans la population humaine, où il va créer un cycle de transmission humaine qui est pris, quant à lui, en charge par des moustiques domestiques, des moustiques qui vont piquer essentiellement l'Homme. C'est de cette façon que les arbovirus émergent.

Les arbovirus émergents peuvent constituer un grave problème de santé publique, comme vous le savez bien. Parmi les exemples que nous pouvons citer, il y a bien sûr celui de la dengue, qui est de loin l'arbovirus le plus prévalant à travers le monde, puisque l'on pense qu'il présente un risque pour plus de la moitié de la population humaine. Quatre milliards de personnes sur la planète sont exposées à la dengue. Chaque année, on recense au moins 100 millions d'infections symptomatiques.

Un autre arbovirus assez emblématique de l'émergence soudaine et brutale est l'exemple du virus Zika, qui était quasiment inconnu jusqu'en 2007 et qui a affecté 87 pays entre 2007 et 2018 lors de son émergence à l'échelle mondiale. Pour la seule année 2016, qui était l'année du pic de l'épidémie en Amérique latine, on a compté plus de 500 000 cas documentés.

Un autre exemple est celui de la fièvre jaune qui est peut-être le plus ancien des arbovirus émergents. C'est un virus extrêmement dangereux pour lequel nous avons un vaccin extrêmement efficace mais qui, malgré cela, cause chaque année environ 200 000 cas et 30 000 morts.

On estime que trois grands facteurs sont responsables de l'émergence des arbovirus :

Pourquoi l'urbanisation est-elle un facteur d'émergence des arbovirus ? Parce que l'urbanisation favorise les moustiques domestiques qui s'épanouissent dans l'environnement humain, notamment deux d'entre eux, Aedes aegypti et Aedes albopictus, les deux plus redoutables vecteurs d'arbovirus. Ces moustiques se développent dans des récipients artificiels, tels que des pots abandonnés à l'arrière des jardins, des bidons, des parpaings, des pneus usagés. Chaque fois qu'il y a un peu d'eau qui s'accumule dans un récipient artificiel, ces moustiques sont capables de venir y pondre leurs œufs et de se développer.

Par ailleurs, ces moustiques ont aussi une préférence très forte pour l'Homme, c'est‑à-dire qu'ils piquent quasiment exclusivement les humains. Ils piquent durant la journée. Nous ne pouvons donc pas vraiment nous en protéger avec des moustiquaires. Enfin, leurs œufs sont résistants à la dessiccation, ce qui leur permet aussi de survivre aux saisons froides et sèches.

Le plus redoutable peut-être de ces moustiques est Aedes aegypti, le moustique dit de la fièvre jaune, mais qui est aussi le vecteur principal de la dengue, du chikungunya et du Zika. Ce moustique est en fait originaire d'Afrique. Il s'est répandu à travers la planète au cours des derniers siècles. À l'heure actuelle, il est rencontré quasiment dans toute la ceinture tropicale et dans certaines régions subtropicales, comme la Californie ou le nord de l'Australie. En fait, il a profité du développement du commerce des esclaves entre l'Afrique et les Amériques, après la découverte du Nouveau Monde, pour faire une sorte d'auto-stop ou plutôt de bateau-stop. Il était capable de traverser l'océan dans les bateaux qui transportaient les esclaves et dont les tonneaux d'eau potable fournissaient le gîte et le couvert aux moustiques. Le virus de la fièvre jaune a fait partie du voyage. Il a ainsi pu traverser l'Atlantique et se répandre du côté américain, puis en Europe et en Asie.

On pense que le moustique Aedes aegypti est responsable de l'émergence de la dengue ces dernières années. Entre 1995 et 2010 environ, le nombre de régions infestées par Aedes aegypti a triplé. En même temps, l'incidence de la dengue à travers le monde a également triplé. Cela reste une corrélation, mais on pense que Aedes aegypti a vraiment été un moteur de l'expansion de la dengue au cours des années 1990 et 2000, à l'époque où elle est devenue un problème majeur de santé publique.

Le deuxième moustique très important est Aedes albopictus, le moustique tigre. Ce moustique est originaire d'Asie C'est la raison pour laquelle on l'appelle souvent le moustique‑tigre asiatique. Il est originaire des jungles d'Asie du Sud-Est et, contrairement à son cousin Aedes aegypti, il s'est répandu à travers la planète au cours des dernières décennies et non pas des derniers siècles, donc de manière encore plus fulgurante. On estime que ce moustique est parmi les espèces les plus invasives au monde. La différence avec Aedes aegypti est que Aedes albopictus est capable de coloniser non seulement des régions tropicales, d'où il est originaire, mais également des régions tempérées, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Asie.

Il a profité des moyens modernes de transport pour se répandre à travers la planète, non pas par les navires à voile de l'époque de la traite des esclaves, mais grâce aux cargos qui font des traversées transocéaniques. On pense notamment qu'il a beaucoup profité du commerce international de pneus usagés, puisque le moustique pond ses œufs dans les pneus usagés où il reste toujours un peu d'eau et, même si l'eau s'évapore, les œufs peuvent résister un certain temps à la dessiccation. Une fois de l'autre côté de la planète, une nouvelle pluie va faire éclore ces œufs et relancer un cycle de vie.

Ce moustique a colonisé depuis les années 1990 un nombre incalculable de régions à travers le monde, sur tous les continents. C'est en particulier lui qui est responsable des cas de transmission locale d'arbovirus en France et en Europe, de manière générale, puisque c'est le seul des deux vecteurs majeurs d'arbovirus qui est présent en Europe – à l'exception de l'île de Madère, qui est rattachée au Portugal mais est plutôt en région subtropicale. Aedes albopictus a été responsable de cas de chikungunya, de dengue et de Zika dans le sud de la France, en Italie, en Espagne et en Croatie au cours de ces dernières années.

En essayant de projeter l'aire de répartition de ces deux moustiques, Aedes aegypti et Aedes albopictus, à travers des modèles de prédiction climatique qui prennent en compte notamment le réchauffement climatique, on pense que les zones qui sont infestées par ces deux moustiques vont augmenter dans les années à venir. Selon que l'on prend un scénario plutôt optimiste ou plutôt pessimiste, on prévoit que les aires de répartition de ces moustiques vont augmenter de 2 % à 9 % d'ici 2080.

Quelles sont les méthodes de lutte contre ces moustiques ? Actuellement, différentes méthodes de lutte sont utilisées. Elles sont toutes basées sur l'utilisation d'insecticides qui peuvent agir à différents niveaux du cycle de vie.

Ils peuvent agir au niveau des stades immatures, c'est-à-dire du développement larvaire puisque le moustique a, après éclosion de l'œuf, quatre stades larvaires et un stade final qui s'appelle la nymphe. Ces stades immatures sont aquatiques. Lorsque l'on arrive à accéder aux sites où le moustique se développe, à ces gîtes larvaires, on peut utiliser différents insecticides.

D'autres méthodes s'attaquent aux adultes et aux différentes étapes du cycle de vie de l'adulte, c'est‑à‑dire l'émergence, la reproduction, l'alimentation sucrée, l'alimentation sanguine, les interactions avec les virus, les phases de repos et évidemment la ponte. Toutes ces étapes sont susceptibles d'être des cibles pour les insecticides, que ce soit par l'épandage d'insecticides dits résiduels qui vont rester dans l'environnement, par la pulvérisation locale d'insecticides au niveau des gîtes larvaires ou des sites où les adultes se trouvent ou par les protections personnelles de type répulsif.

Toutes ces méthodes sont, d'une manière ou d'une autre, menacées par l'évolution de la résistance aux insecticides, quelle que soit la forme que prend cette résistance. Cela peut être une mutation de la cible de l'insecticide. Cela peut être ce qu'on appelle une évolution de l'imperméabilité de la cuticule, c'est-à-dire que, finalement, l'insecticide ne perturbe plus la physiologie des moustiques parce qu'il n'arrive pas à pénétrer leur cuticule. Cela peut être ce qu'on appelle la résistance métabolique par détoxification des molécules insecticides. Enfin, cela peut être ce qu'on appelle la résistance comportementale où le moustique, d'une manière ou d'une autre, évite le contact avec l'insecticide.

En plus des méthodes existantes, il y a évidemment un grand nombre de méthodes en cours de développement. Ces stratégies peuvent, elles aussi, viser les stades larvaires ou le stade adulte. Ces méthodes en cours de développement se situent à différents stades d'avancement. Certaines sont au stade du concept tandis que certaines sont déjà au stade d'essais sur le terrain, l'équivalent des essais cliniques pour les vaccins ou les médicaments.

Parmi les plus prometteuses, on peut citer les méthodes qui sont basées sur le biocontrôle, c'est-à-dire qui utilisent des agents microbiens pour contrôler les moustiques. Cela peut être des champignons entomopathogènes. Cela peut être une bactérie qu'on appelle Wolbachia et qui a plusieurs propriétés intéressantes. Elle manipule notamment la reproduction des moustiques et elle peut en plus interférer avec la transmission des virus.

Il y a également le développement d'insecticides de nouvelle génération, finalement rien d'autre que de nouvelles molécules qui sont sujettes aux mêmes problèmes que les insecticides traditionnels, mais qui, d'une manière ou d'une autre, vont peut-être retarder un peu l'apparition de la résistance.

Enfin, il y a toutes les techniques basées sur la transgénèse, c'est-à-dire la manipulation génétique des moustiques. Soit on rend les moustiques stériles pour éliminer la population, soit on rend les moustiques incapables de porter les virus.

Toutes ces méthodes sont souvent couplées avec des stratégies de forçage génétique puisque, pour faire se répandre par exemple la bactérie Wolbachia ou un gène de résistance au virus à travers une population, il faut pouvoir le propager plus rapidement que par l'hérédité classique. On utilise des « gene drives », des systèmes de forçage génétique qui vont tricher quelque peu avec les lois de l'hérédité et permettent à ces constructions de se répandre plus rapidement.

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Votre exposé a été clair ; nous souhaitons mieux connaître les travaux de recherche que vous avez menés sur les moustiques Aedes et les équipes que vous dirigez.

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Louis Lambrechts

Mes travaux de recherche s'intéressent aux interactions entre les moustiques et les virus puisque les moustiques, tout comme nous, sont infectés par le virus et dans leur corps a lieu un cycle infectieux qui est assez sophistiqué. Le moustique a, par exemple, des défenses immunitaires qui lui permettent de lutter contre l'infection virale. Nous étudions cela un peu comme si l'on étudiait la maladie chez l'humain. Nous étudions cette maladie chez le moustique avec l'idée sous-jacente que, si nous comprenons les interactions entre le moustique et le virus, nous pourrons peut-être interférer avec ce processus puisque ces arbovirus sont exclusivement transmis par les moustiques. Si nous interrompons le cycle de transmission au niveau du moustique, nous sommes débarrassés des virus.

Ce que nous essayons de comprendre dans mon équipe, c'est ce qu'on appelle la capacité vectorielle, c'est-à-dire l'aptitude d'une population de moustiques à contribuer à la transmission d'un arbovirus. Elle est déterminée par tout un ensemble de paramètres qui peuvent être des paramètres physiologiques du moustique, mais aussi des paramètres comportementaux : son taux de piqûre par exemple, sa préférence pour l'Homme. Ce sont des paramètres très importants dans l'aptitude de la population de moustiques à transmettre les arbovirus. Nous essayons d'identifier les facteurs, génétiques et non génétiques, qui contribuent à faire varier la capacité vectorielle puisque les moustiques ne sont pas tous égaux en termes d'aptitude à transmettre les virus, que ce soit à l'échelle d'une espèce ou à l'échelle intraspécifique.

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Nous souhaitons connaître les fonctions des Aedes dans leur écosystème.

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Louis Lambrechts

De manière générale, leur fonction est assez mal connue. On pense que les moustiques, comme les autres insectes, sont une source de nourriture très importante pour tous les animaux insectivores. Cela peut être ceux qui se nourrissent de moustiques adultes comme les chauves-souris ou les oiseaux, mais aussi ceux qui se nourrissent des larves comme les poissons ou les grenouilles qui vont manger les larves de moustiques dans leur milieu aquatique. Par ailleurs, le moustique se nourrit entre autres de nectar : les femelles prennent des repas sanguins, mais peuvent également rechercher une source de nectar au cours de leur cycle de vie. En revanche, les mâles ne piquent pas, ils se nourrissent exclusivement de nectar ou de jus sucré au stade adulte. Lors de ce comportement d'alimentation en nectar, les moustiques sont des pollinisateurs. Dans l'écosystème, ils font donc partie de la chaîne alimentaire, en quelque sorte.

Je dois avouer que nous avons peu d'informations précises sur leur contribution exacte aux écosystèmes. Nous savons que, dans certains écosystèmes, par exemple dans l'Arctique où les populations de moustiques sont extrêmement volumineuses en biomasse au cours de la période estivale, ils représentent sûrement une part importante de la chaîne alimentaire et du fonctionnement de l'écosystème. Pour les moustiques dont j'ai parlé, qui sont responsables de transmission d'arbovirus, nous en savons beaucoup moins.

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En 2003, dans une tribune du New York Times, la biologiste Olivia Judson s'était prononcée en faveur de l'extinction volontaire de 30 espèces de moustiques, une mesure, a-t-elle calculé, qui permettrait de sauver un million de vies et ne diminuerait la diversité génétique des diptères que de 1 %. Cette proposition a-t-elle un sens ? Pourrait-on éradiquer les Aedes, notamment les Aedes albopictus, des territoires qu'ils ont colonisés ?

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Louis Lambrechts

C'est une proposition qui n'est pas totalement vide de sens, mais elle est un peu simpliste. Premièrement, nous ne serions pas forcément capables à l'heure actuelle d'éliminer ne serait-ce qu'une seule espèce, encore moins a fortiori 30 espèces de moustiques. Nous savons que le contrôle des vecteurs peut marcher. On cite souvent l'exemple de l'organisation panaméricaine de la santé qui, entre 1947 et 1962, a éliminé le moustique Aedes aegypti, le vecteur de la fièvre jaune, d'environ une vingtaine de pays en Amérique latine, ce qui est remarquable. Néanmoins, lorsque le programme d'élimination d' Aedes aegypti s'est arrêté en 1985, le moustique est revenu. Il a recolonisé non seulement tous les pays dont il avait été éliminé, mais il a même augmenté son aire de répartition.

Le contrôle des vecteurs, quand il est pratiqué de manière vraiment systématique, voire un peu militaire, fonctionne mais il est très difficile à maintenir à long terme parce qu'il faut constamment appliquer ces méthodes de lutte. Il y a toujours un risque de ré-infestation depuis une autre région de la planète où le moustique serait encore présent.

Le deuxième aspect que je veux souligner par rapport à cette proposition, c'est que nous ne connaissons pas les conséquences de l'élimination de 30 espèces de moustiques. À l'heure actuelle, nous ne sommes pas capables de dire ce qui va se passer. Une expression dit que la nature a horreur du vide. C'est une expression populaire qui n'est pas forcément fondée scientifiquement mais cela signifie, et c'est sûrement vrai, qu'on ne sait pas par quelles autres espèces les 30 espèces de moustiques éliminées vont être remplacées. Une fois libérées les niches écologiques que ces moustiques occupaient, il peut se passer plein de choses que nous sommes incapables de prédire. On pourrait même imaginer un scénario où la situation est pire après avoir éliminé ces 30 espèces de moustiques.

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Vous étudiez l'écologie, l'évolution de la génétique des interactions insectes-virus. Y a-t-il des spécificités des moustiques du genre Aedes dans leurs relations avec le milieu naturel, avec les vertébrés et notamment les humains ?

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Louis Lambrechts

Il y a une très grande spécificité d'interactions entre les moustiques et leurs hôtes vertébrés en général. C'est le cas des deux espèces dont j'ai parlé, Aedes aegypti et Aedes albopictus, qui sont en quelque sorte spécialisées dans l'Homme. Ce sont des moustiques qui ont développé une préférence très forte. Nous savons que Aedes aegypti se nourrit quasi exclusivement de sang humain. Aedes albopictus est un peu plus flexible pour sa source de sang. Mais ce sont des préférences qui contribuent énormément à leur rôle et à leur importance dans l'épidémiologie des arbovirus parce que, lorsqu'un moustique pique plusieurs hôtes, il dilue en quelque sorte le virus dans des hôtes qui ne seraient pas forcément susceptibles. Ces moustiques qui piquent différents hôtes peuvent aussi jouer le rôle de ponts, comme je le disais au début, pour faire passer un virus d'un cycle forestier à un cycle humain. Mais, en termes de circulation épidémique des arbovirus, ce sont les moustiques anthropophiles qui jouent le rôle prépondérant.

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Vous venez de dire qu'il y a des moustiques qui sont spécialisés dans l'être humain. S'agit-il d'une caractéristique évolutive ? Que peuvent nous apprendre les recherches sur l'évolution des Aedes ?

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Louis Lambrechts

Oui, la préférence d'hôte est une caractéristique génétique qui est variable et donc évolutive. Elle est susceptible d'évoluer. Cela a été très bien documenté pour le moustique Aedes aegypti. C'est à l'origine un moustique africain qui vivait dans les jungles tropicales et qui ne piquait pas l'Homme jusqu'à son expansion récente. On pense justement qu'il y a eu un phénomène que l'on appelle domestication : une population d' Aedes aegypti a développé une préférence pour l'Homme et pour l'environnement humain de manière générale, c'est-à-dire à la fois pour les gîtes larvaires dans des récipients artificiels qui sont associés à l'Homme et le fait de prendre ses repas sanguins sur l'Homme et exclusivement sur l'Homme. C'est ce qui lui a permis de se répandre à travers la planète, au début grâce au commerce triangulaire de l'Atlantique et ensuite par les moyens modernes.

Cette préférence a évolué et il y a même des travaux récents extrêmement minutieux qui ont pu reconstituer l'évolution d'un récepteur d'odorants dans les antennes du moustique, qui est associé à sa préférence pour l'Homme. Il existe encore à l'heure actuelle des populations de moustiques en Afrique qui n'ont pas une préférence très forte pour l'Homme, comme on pense que c'était le cas à l'origine dans les populations ancestrales. En les comparant avec les populations très anthropophiles, nous sommes arrivés à identifier ce récepteur d'odorants qui donne au moustique une très forte préférence pour certaines molécules volatiles et qui lui permet de repérer son hôte pour un repas sanguin. Nous savons qu'il y a eu évolution de ce récepteur, ce qui a sûrement conféré un grand avantage évolutif aux moustiques. Avec l'expansion démographique de la population humaine, le développement des zones colonisées par l'Homme et l'urbanisation qui va avec, tous ces environnements étaient extrêmement bénéfiques pour les moustiques qui avaient cette préférence.

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Y a-t-il aussi une coévolution entre les Aedes, les virus et les humains ?

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Louis Lambrechts

Oui, de manière générale, on peut appeler cela « coévolution » dans le sens où ce sont des organismes biologiques qui sont en interaction. Ils évoluent conjointement.

Toutefois, pour préciser le terme de façon vraiment très technique, la coévolution fait plutôt référence à un phénomène réciproque. Or, dans nombre de ces interactions, il n'y a pas nécessairement de réciprocité ni de symétrie. Par exemple, les virus ont absolument besoin des moustiques et des hommes mais, pour les moustiques, les arbovirus sont assez anecdotiques, voire négligeables. Parmi des milliers de populations de moustiques, seules quelques-unes sont affectées par ces virus. Nous parlons d'un virus qui est vraiment rarissime dans la population de moustiques. De ce point de vue-là, les moustiques ne sont pas tellement affectés par la présence des arbovirus. On ne pense pas que ce soit une pression de sélection du côté du moustique. Il y a donc coévolution de manière générale mais, dans le détail, les relations ne sont en fait pas forcément symétriques.

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Depuis ce matin, nous avons beaucoup travaillé sur le moustique et toutes ces recherches faites pour lutter contre sa contamination et l'empêcher d'être véhicule du virus. Dans vos travaux, comment collaborez-vous avec ceux qui cherchent des solutions biologiques pour les humains, des vaccins comme pour la fièvre jaune ? Pouvez‑vous nous en dire un petit mot ? Avons-nous des pistes qui peuvent laisser naître un espoir quant à la façon dont l'Homme pourrait se protéger de ces virus ?

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Louis Lambrechts

Je pense que ce sont des recherches totalement complémentaires. Moi qui travaille à l'Institut Pasteur, je suis en contacts fréquents avec mes collègues qui développent des thérapies chez l'Homme ou des candidats vaccins pour les différents arbovirus. Je pense que, souvent, la démarche est un peu la même. Tout à l'heure, je parlais des tests sur le terrain qui sont en cours avec des moustiques porteurs de Wolbachia ou des moustiques transgéniques. Ces essais sont finalement la version entomologique des essais cliniques pour les vaccins ou les médicaments.

Il y a vraiment une interaction assez forte entre les gens qui travaillent sur la transmission vectorielle par le moustique de ces arbovirus et ceux qui travaillent sur la pathologie ou la partie épidémiologique chez l'Homme des mêmes arbovirus. De manière générale, en termes de méthodes de lutte, tout le monde est à peu près convaincu qu'il faudra s'allier, c'est-à-dire qu'il n'y aura pas une solution magique qui va régler le problème une bonne fois pour toutes. Il faudra sûrement combiner des vaccins et des méthodes de contrôle vectoriel pour arriver à un résultat. Il est nécessaire de toute façon de s'associer puisqu'une seule méthode ne sera jamais suffisante.

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J'ai une deuxième question sur une méthode de réponse peut-être plus naturelle que ce que vous venez de dire, qui renvoie à ce que vous disiez sur les récepteurs odorants. Mes pérégrinations dans le bush africain m'ont appris que la bière avait un effet répulsif naturel et que, depuis l'aube des temps, elle était utilisée comme cela. Je ne veux pas inciter qui que ce soit à une consommation d'alcool, mais il semblerait que cela fasse excréter une vitamine propre à la bière qui, avec la sudation, a un effet répulsif sur les moustiques. Pouvez-vous le confirmer ?

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Louis Lambrechts

J'ai e ffectivement souvenir d'une publication relativement récente d'un groupe de l'Institut de rechercher pour le développement (IRD) qui a étudié l'effet de la consommation de bière sur l'attractivité pour les moustiques. Mais, dans mon souvenir, c'était le contraire. Il me semblait que la consommation de bière était attractive.

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Je suis sans doute victime d'un effet marketing de la part des brasseurs sud-africains. Est-ce une légende du bush ? Cela semblait dire au contraire qu'une vitamine, je ne sais plus si c'est B2, B12 ou D, aurait un effet répulsif, mais il faudrait le creuser.

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Louis Lambrechts

Je n'en mettrais pas ma main à couper, je ne me rappelle plus assez bien les détails. Mais ce qui est vrai, de manière générale, c'est que nous sommes tous différentiellement attractifs pour les moustiques de manière intrinsèque, c'est-à-dire que nous avons des propriétés propres qui font que nous sommes plus ou moins attirants pour les moustiques. Tout le monde l'a expérimenté dans sa vie, je pense. Mais il y a également des facteurs environnementaux. Ainsi, le régime alimentaire, la consommation de différents produits peuvent moduler cette attractivité.

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Vous nous avez dit que vous faites des recherches sur l'interaction moustique-virus. Nous avons bien compris que le moustique n'était pas attaqué par le virus mais, dans la chaîne alimentaire dont il fait partie, les chauves-souris, les grenouilles, les poissons et autres prédateurs qui mangent les moustiques sont-ils eux-mêmes attaqués par ce virus ?

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Louis Lambrechts

Pas à ma connaissance. En général, ces virus ont une spécificité assez forte vis-à-vis de leurs hôtes. Ils ont cette propriété remarquable de pouvoir infecter un insecte et un primate, ce qui est déjà en soi une prouesse biologique. Mais, par ailleurs, le type d'hôtes vertébrés et invertébrés qu'ils affectent est en général assez restreint. On ne connaît pas d'exemples où le virus se serait échappé vers les prédateurs des moustiques, que ce soit au stade larvaire ou au stade adulte, même si, dans l'absolu, ce n'est pas inconcevable.

Dans la grande majorité des cas, on imagine que même si le virus passait, faisait ce saut entre espèces, il y aurait peu de chances que ce soit retenu par l'évolution puisque ce serait une impasse. Admettons qu'un poisson ait consommé une larve de moustique qui a elle-même été affectée par transmission verticale, c'est-à-dire que le virus soit passé de la mère moustique à sa descendance. Même si le poisson devient infecté par le virus de la dengue par exemple, il y a peu de chances que le virus aille plus loin.

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Je me disais que nous aurions peut-être pu utiliser, s'ils étaient infectés, ces hôtes qui seraient capables de faire des anticorps pour la thérapeutique humaine.

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Louis Lambrechts

De ce point de vue, nous avons plutôt tendance à nous tourner vers les réponses immunitaires humaines, à étudier les anticorps chez l'Homme. Nous développons une immunité vis-à-vis de ces virus. La plupart des gens guérissent des infections par les arbovirus. Il y en a qui sont plus ou moins dangereux que d'autres. La fièvre jaune tue dans 30 % des cas les non-vaccinés évidemment. Mais la dengue a une mortalité très faible. La plupart des gens survivent à l'infection et développent une immunité à vie. Il y a des phénomènes plus compliqués d'immunité croisée entre les différents virus. Par exemple, entre Zika et dengue, c'est une grande question actuellement de savoir si une exposition à Zika va modifier la réponse à la dengue et vice versa.

Il y a aussi différentes variétés de dengue, que l'on appelle des sérotypes, et il y a effectivement des interactions un peu perverses entre ces sérotypes. Ces interactions font que, quand on est immunisé vis-à-vis d'un sérotype, on est plus à risque de développer une forme sévère vis-à-vis d'un autre sérotype : les anticorps développés sont suffisamment spécifiques pour reconnaître les autres sérotypes mais pas assez pour neutraliser le virus, ce qui facilite l'infection des cellules immunitaires. Cette facilitation par les anticorps est justement un des grands problèmes dans le développement des vaccins contre la dengue. Il faut absolument protéger contre les quatre sérotypes de la dengue qui existent parce que, si on ne protège que contre certains d'entre eux, on rend les gens plus à risque de développer une forme sévère avec les autres types contre lesquels le vaccin ne protège pas. C'est un des problèmes actuels avec le vaccin qui a été développé par Sanofi Pasteur, pour lequel la protection n'est pas parfaite vis-à-vis des quatre sérotypes.

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lValérie Thomas, présidente

Nous aurons prochainement une table ronde consacrée à la dengue.

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Justement, j'ai eu la dengue au moins deux fois et la deuxième fois un peu plus brutalement que la première. On en garde des traces à vie apparemment. Dans les prises de sang persistent des immunoglobulines de type G (IgG) qui sont des traces fossiles. Pourrait-on, à partir de cela, faire des recherches, développer un vaccin pour se prémunir contre les autres sérotypes ?

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Louis Lambrechts

Cette question sort totalement de mon domaine d'expertise mais, effectivement, le but de ces vaccins qui sont basés sur les anticorps – parce qu'on peut aussi imaginer d'autres façons de faire des vaccins – est de stimuler la réponse humorale, c'est-à-dire de produire des anticorps spécifiques. Ces vaccins cherchent à établir des IgG, des anticorps qui vont conférer une mémoire immunitaire vis-à-vis de la dengue. Le problème est que nous ne savons pas exactement comment faire. Cela se fait naturellement quand on est infecté mais, pour le simuler avec un vaccin, pour provoquer cette réponse en IgG qui soit protectrice, il faut comprendre exactement quels sont les épitopes, c'est-à-dire quelles sont les parties de la particule virale ou les composants du virus qui vont permettre aux IgG d'être neutralisants, d'être des anticorps qui vont empêcher le virus d'infecter la cellule humaine. Visiblement, c'est compliqué. Comme je le disais, ce n'est pas mon domaine d'expertise mais c'est précisément ce que les chercheurs essaient de faire. Ils essaient de reproduire la production d'anticorps spécifiques et neutralisants qui se fait naturellement chez l'Homme lorsque l'on est infecté naturellement, mais à travers une vaccination. La question est de savoir quoi mettre dans le vaccin pour que cela se produise, qui ne soit pas le virus lui-même évidemment.

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La modification génétique des moustiques serait‑elle une solution et serait-elle sans risque pour les humains ?

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Louis Lambrechts

C'est une des solutions possibles mais, comme je le disais tout à l'heure, ce n'est pas la seule qu'il faut mettre en place parce qu'aucune méthode seule ne sera suffisante. Tout le monde est à peu près d'accord pour le dire.

Modifier génétiquement les moustiques est l'une des pistes assez prometteuses qui est explorée à l'heure actuelle. L'arsenal des technologies qui sont à notre disposition pour le faire a considérablement évolué ces dernières années.

Cette méthode a évidemment de grands avantages par rapport aux insecticides parce que les insecticides ont beaucoup de dommages collatéraux. Quand on répand un insecticide, on tue sûrement un peu plus que des moustiques. C'est donc plus précis et plus propre, parce que nous pouvons vraiment cibler une espèce bien particulière.

Néanmoins, il y a aussi des inconvénients : il y a toujours un risque d'échappement de la construction génétique ou de ce qu'on a utilisé pour faire répandre le transgène, ce que j'appelais le forçage génétique. Il faut étudier ce risque pour le maîtriser. C'est le stade où nous en sommes à l'heure actuelle, c'est-à-dire évaluer rigoureusement le risque associé à l'utilisation de moustiques génétiquement modifiés dans la nature, comme pour tous les OGM. Les avantages sont énormes, mais il faut bien évaluer les risques pour pouvoir les maîtriser.

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J'aimerais savoir quelles sont les caractéristiques principales des arbovirus en termes d'adaptabilité et de mutation.

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Louis Lambrechts

Tous les arbovirus, à une exception près, sont des virus à acide ribonucléique (ARN), c'est-à-dire que leur génome est porté par une molécule d'ARN et non pas comme chez nous par de l'acide désoxyribonucléique (ADN). Cette caractéristique, associée au fait que l'enzyme chargée de la réplication de leur génome commet beaucoup d'erreurs, fait que ces arbovirus, comme la plupart des virus à ARN, ont un taux de mutation parmi les plus élevés que nous connaissons. Pour vous donner une idée, les virus à ARN ont, en général, un taux de mutation un million de fois plus élevé que le nôtre. Un virus comme celui de la dengue va, en moyenne, faire une mutation dans son génome à chaque fois qu'il le recopie. Chaque nouveau génome est différent du génome matrice qui a servi à faire sa copie.

En d'autres termes, ces virus existent sous la forme d'une d'un nuage de mutants. C'est comme cela qu'on appelle une population de génomes qui sont apparentés, mais qui sont tous différents les uns des autres. On pense que cette caractéristique en fait des virus qui sont extrêmement adaptables, qui peuvent évoluer à une rapidité foudroyante puisqu'à chaque génération, il y a des mutations qui sont produites.

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Nous avons compris que la génomique et la génétique quantitative des arbovirus sont bien étudiées et que cela varie assez rapidement. Mais en quoi cela a-t-il des conséquences sur les interactions, sur l'évolution et sur les moyens de prévention et de lutte ?

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Louis Lambrechts

C'est précisément le sujet de ma recherche : comprendre comment cette grande variabilité génétique des moustiques et des virus va avoir des conséquences sur leurs interactions, leur évolution et les méthodes de lutte que nous essayons de développer.

L'un des résultats de ma recherche a été de constater une très grande spécificité génétique d'interactions entre les moustiques et les virus, c'est-à-dire que le succès de la transmission dépend d'un appariement très fin. Au-delà de l'espèce, à l'intérieur de l'espèce de moustiques et à l'intérieur des populations virales, il y a un appariement très spécifique qui a lieu et qui gouverne la transmission.

Cette grande variabilité est aussi la source d'un grand potentiel évolutif, chez les virus comme je le disais à l'instant, mais aussi chez les moustiques. Les moustiques sont également très variables génétiquement et peuvent évoluer dans un sens ou dans un autre. Cela pose de gros problèmes pour l'évolution de la résistance aux insecticides. Si les moustiques deviennent résistants aux insecticides, c'est parce que des variants résistants apparaissent spontanément et sont très fortement sélectionnés dans les zones où on utilise ces insecticides. Cette question de l'évolution est au cœur du développement de méthodes de lutte. Le plus souvent, la méthode fonctionne au début et ne fonctionne plus ensuite parce qu'il y a une évolution de résistance. Cela peut être la résistance aux insecticides chez les moustiques. Cela peut être la résistance aux médicaments chez les parasites et les virus en général.

Un des grands axes de recherche qui se développe actuellement consiste à concevoir et mettre en place des stratégies qui seraient un peu « prémunies » contre l'évolution. En anglais, on dit « evolution proof », c'est-à-dire des méthodes qui seraient résistantes à l'évolution en quelque sorte.

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Les arbovirus ont-ils une évolution propre ou sont-ils conditionnés par la présence des moustiques ?

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Louis Lambrechts

La présence des arbovirus est conditionnée par celle des moustiques parce que, dans la grande majorité des cas, le virus a besoin du moustique pour être transmis. Il y a quelques exceptions, comme le virus Zika qui est capable de se transmettre par voie sexuelle mais c'est une contribution minoritaire à la transmission. Il y a des cas de transfusion sanguine, des choses comme cela, mais le gros de la transmission se fait par le moustique. Le virus n'est présent que quand le moustique est là.

Il y a d'ailleurs une adéquation presque parfaite entre la présence d'un moustique vecteur et l'émergence des arboviroses. Prenons l'exemple de l'île de Madère que j'ai citée tout à l'heure. Le moustique Aedes aegypti était absent de l'île de Madère jusqu'au milieu des années 2000. Il n'a pas fallu attendre plus de quelques années pour voir la première épidémie de dengue en 2012. Dès que le moustique est là, le virus va finir par arriver aussi.

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Quelles sont les interactions possibles avec le réchauffement climatique sur les moustiques et les arbovirus ?

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Louis Lambrechts

Le réchauffement climatique va indubitablement contribuer à la modification de la répartition géographique des moustiques et par conséquent des virus. Le réchauffement climatique et le climat en général ne sont pas du tout les seuls facteurs qui conditionnent la présence des moustiques. Dans bien des cas, on pense que le climat n'a pas joué un rôle particulièrement important. On pense que c'est plutôt l'urbanisation, notamment, qui a favorisé l'expansion de ces moustiques dits domestiques.

Bien sûr, plus le climat se réchauffe, plus l'aire de répartition des moustiques qui auraient tendance à être en région subtropicale va s'étendre C'est vrai pour le moustique Aedes aegypti, mais ce moustique était présent sur le pourtour de la Méditerranée au début du XXe siècle, avant que l'on parle de réchauffement climatique. C'est bien la preuve que ce n'est pas seulement une histoire de climat. Il y a aussi beaucoup d'autres facteurs qui vont conditionner la présence de ces moustiques. Le facteur du climat doit être pris en compte dans les modèles de projection et de prédiction de l'aire de répartition des moustiques mais l'expansion de ces moustiques n'est pas seulement un effet du réchauffement climatique.

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Êtes-vous associé à toutes les réflexions internationales sur le thème de la ville durable ? Êtes-vous invité à ce type de colloque ? Je vois tout à fait l'interaction entre ces réflexions sur comment mieux construire, comment relever les défis majeurs et l'installation massive des moustiques, la propagation des maladies ?

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Louis Lambrechts

Non, je n'ai pas été impliqué dans ce genre de démarche et d'initiative. Je le serai peut-être dans le futur, mais mes recherches s'intéressent quand même à des aspects assez fondamentaux de la relation entre le moustique et le virus à travers des expériences de laboratoire, des études sur le terrain. Je ne suis pas actif dans le domaine de la lutte contre les moustiques. Je pense que les gens qui sont invités à l'occasion de ces colloques sont plutôt ceux qui sont activement impliqués dans cette lutte.

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Pour rebondir sur ce que vous venez de dire sur la présence de ce moustique au début du XXe siècle : sommes-nous devenus plus appétissants ? Nous sommes hôtes parce que nous sommes attractifs pour lui. Cette attractivité a-t-elle augmenté du fait d'une modification de notre alimentation ou de la perte de répulsifs ou d'anticorps que nous aurions développés au début de ce siècle quand les moustiques étaient présents et que nous aurions perdu depuis par l'évolution ?

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Louis Lambrechts

Je pense que nous avons été toujours aussi appétissants pour le moustique et que ce n'est pas nous qui avons changé. C'est simplement que notre vigilance a probablement diminué.

Le moustique Aedes aegypti était présent sur le pourtour méditerranéen et il y a même eu une épidémie de dengue assez sévère en Grèce dans les années 1920. Au cours du XXe siècle ont eu lieu de grandes campagnes de démoustication pour éliminer la malaria, les arboviroses et ces campagnes ont été lancées du fait de l'évolution socio-économique de la société, par l'utilisation d'insecticides principalement.

Le problème est qu'une fois que nous nous en avons été débarrassés, un peu comme ce qui a eu lieu en Amérique latine avec la campagne d'éradication de Aedes aegypti par l'organisation panaméricaine de la santé, nous avons relâché notre vigilance. Surtout, le moustique a maintenant des moyens modernes pour voyager, avec le commerce des pneus usagés ou des Dracaena sanderiana surnommés « lucky bamboos ». Ces fameux petits bambous d'intérieur qui viennent d'Asie sont censés porter chance, mais, en fait, ils nous apportent surtout des œufs et des larves de moustiques. Tous ces moyens de communication qui font partie de la mondialisation en général ont permis au moustique de recoloniser des zones dont il avait disparu.

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Les Aedes pourraient-ils devenir les vecteurs de nouveaux virus, comme celui de l'encéphalite japonaise par exemple ?

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Louis Lambrechts

C'est une très grande question de recherche justement : savoir à quel point les virus sont capables de changer d'hôte.

L'émergence de pathogènes provient très souvent d'un saut d'espèces. La dengue, par exemple, était à l'origine un virus de primates dans la forêt tropicale qui est passé chez l'Homme. Maintenant, elle ne circule que chez l'Homme. Le virus s'est même adapté à l'Homme. En tout cas, ce sont des souches différentes qui circulent chez l'Homme. C'est la même chose pour le virus Zika, pour le virus de la fièvre jaune. Le virus Ebola vient d'une chauve-souris ou d'un animal que nous ne sommes pas sûrs de connaître, comme le coronavirus qui fait beaucoup parler de lui actuellement.

Dans la grande majorité des cas, ce sont des virus dits zoonotiques, c'est-à-dire qui viennent d'un autre animal et qui passent chez l'Homme, parfois à travers une adaptation. On sait ainsi que le virus Ebola s'est adapté à l'Homme lors de la grande épidémie qui a eu lieu en Afrique de l'Ouest en 2014-2015. Le virus chikungunya, quant à lui, s'est adapté aux vecteurs, c'est-à-dire que c'était un virus qui était principalement transmis par Aedes aegypti. Lors de l'épidémie de 2005-2006 sur l'île de La Réunion, on pense que ce virus a acquis une mutation qui lui permettait d'être mieux transmis par le moustique tigre Aedes albopictus, qui était le moustique dominant sur l'île de La Réunion, puisque Aedes aegypti y est quasiment absent. Cette mutation lui a permis de se répandre dans des zones où le moustique tigre était prédominant. C'est encore une sorte de saut d'espèce puisque, même si le moustique était déjà un vecteur de chikungunya, il est devenu un bien meilleur vecteur grâce à cette mutation. Dans beaucoup de cas, on voit qu'il y a une évolution pour passer d'une espèce à l'autre ou s'améliorer dans une espèce, que ce soit chez les vertébrés ou les invertébrés.

Pour revenir à la question plus précisément, oui, c'est possible. Nous connaissons des exemples. Nous ne savons pas si c'est la règle, parce que nous ne connaissons que les exemples les plus spectaculaires. Dans la grande majorité des cas, les tentatives de saut d'espèce sont sûrement vouées à l'échec Mais la grande adaptabilité de ces virus, combinée avec le changement environnemental, fait que nous allons peut-être avoir de plus en plus d'évènements de ce type-là, et il faut les étudier en laboratoire.

C'est très difficile à prédire. Comme le disait quelqu'un, il est extrêmement difficile de faire des prédictions, surtout à propos du futur. Il est très difficile de reconstituer dans une expérience de laboratoire une situation réelle et donc de prédire avec certitude ou, au moins, de quantifier la probabilité qu'a un virus de passer à une autre espèce. S'agissant du virus de l'encéphalite japonaise, c'est en théorie possible mais nous ne pouvons pas quantifier la probabilité que cela ait lieu.

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Quelles sont les principales sources de financement de vos travaux de recherche ?

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Louis Lambrechts

Ce sont principalement des fonds publics d'origines nationale, européenne et américaine.

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Bénéficiez-vous aussi d'apports financiers d'autres fondations ?

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Louis Lambrechts

Très peu. L'Institut Pasteur, où je travaille, est une fondation. De ce point de vue-là, puisqu'il y a des fonds propres, des fonds internes dont je bénéficie, la réponse est oui à travers l'Institut Pasteur, mais pas au sens peut-être où vous l'entendiez. Mais je parle de mon cas personnel. Je pense que beaucoup de chercheurs bénéficient de financements d'autres fondations. En ce qui me concerne, c'est minoritaire.

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Certaines pistes de recherche mériteraient-elles d'être davantage soutenues par les pouvoirs publics ?

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Louis Lambrechts

Oui ! Les pistes de recherche qui mériteraient d'être plus soutenues sont, je pense, des pans entiers de la science qui sont aujourd'hui considérés comme un peu obsolètes ou poussiéreux parce qu'ils font appel à des démarches naturalistes dont on considère qu'elles sont d'un autre âge : tout ce qui est étude au long terme un peu naturaliste au sens observation à travers des observatoires. Ces programmes de recherche, parce qu'ils sont longs et donc coûteux, que l'on n'a aucune garantie de succès, sont abandonnés au profit de méthodes court-termistes qui consistent à financer sur trois, quatre ou cinq ans des programmes très ciblés, mais qui s'arrêtent ensuite ou qui ne vont pas forcément avoir de suite.

Je pense que pour étudier des phénomènes aussi compliqués que l'émergence des arbovirus, il faut vraiment un suivi à long terme. On ne peut pas comprendre en réagissant dans l'urgence comme on le fait à chaque fois, pour Zika, pour Ebola, pour le coronavirus. Nous réagissons dans l'urgence mais nous n'avons aucune connaissance à long terme des écosystèmes qui favorisent ce genre d'émergence. Je pense que, s'il fallait investir dans un domaine, ce serait justement dans ces observatoires naturalistes où l'on étudie l'écologie et l'histoire naturelle des arbovirus et des pathogènes émergents en général.

C'est également associé, je pense, à un effort qu'il faut maintenir pour conserver des compétences traditionnelles, elles aussi considérées comme un peu désuètes, comme la taxonomie. Savoir identifier des moustiques, alors qu'ils sont ma spécialité, je n'en suis plus capable. Je sais à peine reconnaître les moustiques sur lesquels je travaille. Mais il y a des milliers d'espèces et cette connaissance fine de la taxonomie, savoir identifier un spécimen sur le terrain, est une expertise qui est en train de se perdre. Si l'on veut pouvoir comprendre les phénomènes d'émergence et développer des méthodes de lutte qui soient ajustées aux différentes situations à travers le monde, il faut conserver cette compétence. Les taxonomistes constituaient autrefois le gros des bataillons de la science naturaliste au Muséum national d'histoire naturelle et dans d'autres institutions mais ces gens-là sont une espèce en voie d'extinction.

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Une question à propos des interactions et relations avec vos collègues internationaux : cela se passe-t-il bien ? Avancez-vous ensemble ? Avez‑vous des rencontres ?

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Louis Lambrechts

La science est internationale et il serait inconcevable pour moi de faire de la science à l'échelle nationale. Les sociétés savantes sont internationales. Toutes les rencontres scientifiques, d'une manière ou d'une autre, ont une dimension internationale. Dans mon laboratoire, je crois que presque la moitié des membres sont des étrangers. La grande majorité de mes collaborations sont avec des partenaires étrangers. La question ne se pose quasiment plus.

La science est internationale et, de ce point de vue-là, je pense que la France a un rôle peut-être plus prépondérant à jouer pour la coordination de projets internationaux. La France est encore un peu trop tournée vers les sociétés savantes françaises qui, historiquement, ont joué un grand rôle mais qui sont devenues obsolètes. La barrière de la langue fait également que nous sommes désavantagés comparativement à nos collègues anglophones.

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Quels sont les pays avec lesquels vous menez des recherches conjointes ?

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Louis Lambrechts

Si je faisais la liste, nous en aurions pour un moment ! Les principaux sont américains et, notamment, à travers le réseau international des Instituts Pasteur, je collabore avec des collègues qui sont au Cambodge, au Laos, en Guyane française, pour ne citer que ceux avec lesquels je collabore actuellement, mais ce n'est pas restrictif.

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Vous avez mentionné le fait que Aedes aegypti était présent jusqu'à récemment sur le pourtour méditerranéen. Comment évaluez‑vous aujourd'hui les risques de son retour ? Quelles en seraient les conséquences ?

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Louis Lambrechts

Les risques du retour sont réels puisqu'il est, à l'heure actuelle, détecté autour de la mer Noire, en Géorgie, en Turquie. Nous ne savons pas s'il a toujours été là auquel cas nous ne l'aurions pas détecté pendant une période, si les populations sont en train de resurgir ou s'il est revenu après avoir disparu. En tout cas, le risque est réel puisque c'est en train de se produire. Il a colonisé l'île de Madère. Il y a un risque qu'il se réimplante en Europe méridionale.

Néanmoins, le risque est moins grand que pour son cousin Aedes albopictus puisque Aedes aegypti est quand même dépendant de conditions climatiques plus chaudes. Il ne résiste pas au froid, contrairement à Aedes albopictus qui a une forme de résistance au froid. Il peut passer l'hiver grâce à un mécanisme de diapause alors qu' Aedes aegypti n'est pas capable de diapause. Il n'est pas capable de passer la saison froide s'il n'a pas une sorte de refuge ou une sorte de phénomène de récession en hiver et de recolonisation à partir de régions plus méridionales. Le risque est moindre. D'ailleurs, quand il était établi en Europe au début du XXe siècle, c'était seulement sur le pourtour méditerranéen, là où le climat est quand même beaucoup plus clément.

Cela ne répond pas précisément à la question, mais le risque qu'il se réimplante est réel puisque le climat a plutôt tendance à se réchauffer. A fortiori, le moustique est capable de revenir. Il s'est implanté en Californie au cours des dix ou quinze dernières années. En Californie, le climat est méditerranéen et même les Californiens ont du mal à s'en débarrasser. C'est bien la preuve que les régions comme le sud de l'Europe ne sont pas du tout exemptes de ce risque-là.

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Quelles sont à votre avis les pistes de recherche les plus prometteuses pour l'avenir ?

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Louis Lambrechts

Je ne veux pas prêcher pour ma paroisse, mais je pense que les pistes les plus prometteuses sont celles qui combinent les nouvelles technologies très modernes que nous mettons beaucoup en avant, comme les ciseaux moléculaires Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats (CRISPR) et toutes ces techniques de forçage génétique qui sont très sophistiquées et redoutablement efficaces, en tout cas dans des systèmes simplifiés de laboratoire. Mais il faut les coupler avec des études écologiques et évolutives, c'est-à-dire combiner la puissance de ces méthodes moléculaires qui sont en train de vraiment prendre leur essor avec des études plus traditionnelles, qui étudient l'écologie et le fonctionnement des écosystèmes, l'évolution des systèmes. Finalement, ce qui comptera vraiment, c'est le temps pendant lequel les méthodes seront effectives et cela dépend de l'évolution des moustiques et des virus. C'est cette intégration des échelles qui est prometteuse. Il n'y a pas vraiment un programme de recherche ou une cible ou un sujet qui est intéressant, il s'agit plutôt de balayer le panel des échelles spatio-temporelles pour comprendre le système dans son ensemble.

La réunion s'achève à douze heures trente.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles

Réunion du jeudi 13 février 2020 à 11 heures 30

Présents. – Mme Ramlati Ali, Mme Delphine Bagarry, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Valérie Thomas

Excusés. – Mme Ericka Bareigts, M. Alain David, Mme Françoise Dumas, M. Benoit Simian, M. Jean-Louis Touraine