COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Mercredi 23 février 2022
La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.
Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission entend le Dr Jean‑Claude Marian, président d'honneur du groupe Orpea.
Le docteur Jean‑Claude Marian est le fondateur et désormais président d'honneur du groupe Orpea. Je vous remercie, monsieur, d'avoir répondu à notre invitation et d'avoir fait le voyage depuis la Belgique.
Neuropsychiatre de formation, vous avez fondé le groupe Orpea en 1989. Celui‑ci s'est développé au fil des décennies, d'abord en France puis à l'étranger. Il compte désormais plus de 1 100 établissements dans vingt‑trois pays. Vous avez quitté la direction du groupe en 2017 et vous êtes retiré de son capital en janvier 2020.
Vous ne l'ignorez pas, les faits relatés dans l'ouvrage Les Fossoyeurs de M. Victor Castanet ont suscité de la colère, de l'indignation, de l'écœurement et une véritable onde de choc dans le secteur des établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et, plus largement, dans l'opinion publique. Nous menons des auditions depuis le 2 février pour tenter d'établir si les faits relatés sont avérés, pour comprendre le fonctionnement de ces établissements et les modalités de leur contrôle, et pour proposer des pistes de réflexion afin de remédier aux difficultés constatées.
La représentation nationale a été déçue de la qualité des auditions de l'actuel président‑directeur général du groupe, M. Philippe Charrier, du directeur général France, M. Jean‑Claude Romersi, et de l'ancien directeur général délégué en charge de l'exploitation et du développement du groupe, M. Jean‑Claude Brdenk. Nos questions précises n'ont reçu que des réponses vagues, qui noyaient le poisson, voire pas de réponse du tout, laissant souvent un sentiment de désinvolture, parfois d'arrogance – on nous a même demandé de faire preuve de discernement.
Plusieurs auditions ont, en revanche, corroboré certains des constats de M. Victor Castanet. D'anciens salariés du groupe, des familles de résidents et des avocats de ces familles ont relaté des faits absolument révoltants survenus dans des établissements Orpea, et auxquels les directions n'auraient réagi que par le déni. Je le rappelle, l'ouvrage décrit une organisation fondée sur le rationnement de l'alimentation et des protections des résidents, y compris dans les établissements affichant des tarifs très élevés, une gestion des établissements axée sur le seul taux d'occupation, des pratiques de marges arrières sur des produits financés par de l'argent public, un système de droit d'entrée pour les laboratoires d'analyse et les kinésithérapeutes, un très fort turnover des personnels, le recours systématique à des contrats à durée déterminée, des licenciements abusifs, le soutien à un syndicat « maison », et j'en passe.
Le groupe Orpea est décrit comme un système fondé sur la compression des coûts et l'optimisation des profits, au détriment de la qualité de la prise en charge des résidents, au point qu'on est conduit à s'interroger sur la pertinence du modèle des EHPAD à but lucratif. Nous sommes très désireux d'avoir votre éclairage sur ces assertions, sur l'impact de ce livre et sur les débats qu'il suscite.
‑ Claude Marian, président d'honneur du groupe Orpea. Madame la présidente, permettez‑moi tout d'abord d'apporter une petite correction à la présentation que vous avez faite : c'est en mars 2013 que j'ai quitté la direction générale d'Orpea, c'est‑à‑dire toutes mes fonctions opérationnelles, et c'est en 2017, à 78 ans, que j'ai quitté la présidence du groupe.
Mesdames, messieurs les députés, avant toute chose, je veux vous dire que je partage pleinement l'émotion collective suscitée dans notre pays par le livre de Victor Castanet. Mon premier message, je veux l'adresser, au travers de la représentation nationale, à l'ensemble des résidents et des familles qui ont pu, à un moment ou à un autre, être victimes d'erreurs ou de dysfonctionnements. Le livre de Victor Castanet donne la parole à des personnes qui, pour des raisons diverses, témoignent de leur souffrance et de leur colère. À ces résidents, à ces familles de résidents et aux salariés, je veux exprimer mes plus profonds regrets. J'ai 82 ans. J'ai passé ma vie entière à tenter de faire mon métier le mieux possible. À la lecture de ce livre, j'ai été profondément touché, démuni même, car je suis désormais dans l'impossibilité d'agir.
Je ne suis pas venu vous dire qu'Orpea a toujours eu raison et que M. Victor Castanet a systématiquement tort, mais je ne vous dirai pas l'inverse non plus. L'ouvrage a le mérite d'avoir mis la question des EHPAD en général, et des EHPAD privés en particulier, au cœur du débat public. Dans quelques semaines, la mission que le Gouvernement a confiée à l'Inspection générale des affaires sociales et à l'Inspection générale des finances apportera, à son tour, sa part de vérité. J'ai l'espoir que le tableau qui en résultera sera moins sombre que celui qu'en a fait M. Castanet. Vous conviendrez que son livre est à charge ; sur ce point, au moins, il a atteint son objectif.
Je veux aussi redire avec force devant vous qu'il n'existe pas de « système Orpea ». Il y a un système des EHPAD en général, qui est à perfectionner. Nous avons le choix entre deux méthodes : celle où l'invective et la colère tiennent lieu de raisonnement ; celle qui consiste à chercher ensemble une vérité qui, dans ce domaine, est particulièrement complexe.
Permettez‑moi de revenir sur mon parcours, celui d'un homme qui a passé une grande partie de sa vie à accompagner des situations humaines difficiles. Après un cursus médical de base, que j'ai terminé à l'âge de 22 ans, j'ai entamé une spécialisation en psychiatrie. J'ai alors pu mesurer ce que représentait la prise en charge de pathologies mentales lourdes dans des établissements spécialisés. J'étais donc très jeune quand la question de la dépendance est devenue le cœur de mes préoccupations professionnelles. J'ai nourri ma réflexion avec les pratiques de pays précurseurs en matière de traitement psychiatrique et de dépendance : je suis allé aux États‑Unis et en Europe du Nord, notamment en Suède, pour compléter ma formation et m'enquérir de ce qui pouvait être transposé en France. C'était dans les années 1970. J'ai alors abandonné la pratique médicale pour me consacrer à l'ingénierie hospitalière. J'ai créé un bureau d'études, qui avait pour mission de repenser et de moderniser les établissements de soins : je peux vous assurer qu'ils ne ressemblaient pas à ceux d'aujourd'hui. Je pense avoir œuvré à l'amélioration du cadre de vie des patients, et je crois avoir été fidèle toute ma vie à cette philosophie de la médecine.
À l'âge de 49 ans, j'étais doté d'une solide expérience, et non « parti de rien », comme s'aventure à me dépeindre M. Castanet. En 1988, le sénateur‑maire de Saujon, en Charente‑Maritime, nous a sollicités, mon associé de l'époque Pierre Maillard et moi‑même, pour le tirer d'une difficulté : la société des HLM de La Rochelle allait lui livrer une maison de retraite qui devait ouvrir ses portes et être opérationnelle dans un délai de trois mois. Il nous a demandé d'en assurer l'ouverture, puis la gestion. L'ouverture de cette maison de retraite s'est passée dans d'excellentes conditions et, quelques mois plus tard, c'est le sénateur‑maire de Saint‑Clair‑sur‑Epte, dans le Val‑d'Oise, qui nous a sollicités à son tour. C'est ainsi, et pas autrement, qu'est né Orpea. Mon engagement a commencé de cette manière et non, comme M. Castanet le prétend, parce que j'aurais très tôt senti que ce secteur était rentable.
Si j'insiste sur la philosophie qui a toujours dirigé mes projets, c'est parce qu'elle est aux antipodes de celle qui m'est prêtée dans l'ouvrage. De tout temps, nos directeurs d'EHPAD m'ont entendu leur dire la même chose : « Je veux que vous gériez un EHPAD comme si vous deviez y accueillir votre mère ou votre père. » Vous comprendrez, dès lors, l'émotion qu'a pu susciter en moi la description d'un système cupide, cynique, tout entier tourné vers le profit. La description que M. Castanet fait du groupe et de ma personne, je la réfute. À le lire, j'aurais été le concepteur d'un monstre inhumain et froid, destiné à l'horrible fonction de « parcage des vieux ». Cette expression que l'auteur met dans ma bouche me fait autant horreur qu'à vous et heurte profondément toutes les valeurs qui sont les miennes.
Sous ma direction, notre mission consistait chaque jour à « gérer l'imperfection », comme j'avais coutume de le dire. Quel que soit le type d'établissement, nous devions chaque jour faire face à des êtres humains qui prenaient en charge d'autres êtres humains. Ces défaillances, ces imperfections, j'ai tenté, pendant trente ans, d'en limiter le nombre et l'impact. La Défenseure des droits, Mme Claire Hédon, a d'ailleurs estimé que le nombre de plaintes qu'elle recevait était proportionnel au nombre de lits dans les EHPAD publics ou privés.
Permettez‑moi de vous dire ma part de vérité. Dans les années 1990 et 2000, toutes les politiques publiques avaient pour but de « dépenser mieux » : dans le champ sanitaire, ce fut le fameux programme de médicalisation des systèmes d'information ; dans le champ des EHPAD, ce furent les conventions tripartites et la gestion, toujours serrée, des forfaits dépendance et soins. En 2009, le législateur a même créé l'Agence nationale d'appui à la performance. Cette rationalisation des coûts a‑t‑elle progressivement conduit à une forme d'optimisation qui a pu, ici ou là, mettre en question la qualité des prestations ? Franchement, je ne le crois pas, mais de nombreux exemples mentionnés dans le livre peuvent conduire à se poser la question, et je me la pose.
Je vous l'ai dit, il n'y a pas de « système Orpea ». Je ne crois pas non plus qu'il y ait quelque forme de rationnement. La question des repas et des couches ne me paraît pas traitée dans le livre de façon tout à fait honnête. Je n'ai aucune envie de me défausser, mais je veux aussi préciser que, dans la mesure où je n'ai plus de responsabilités opérationnelles au sein du groupe depuis 2013, il me sera peut‑être difficile de répondre à des questions qui porteraient sur les années récentes ou sur des indicateurs dont je n'ai pas la maîtrise.
Je veux aussi répondre aux attaques dont j'ai été nommément l'objet dans ce livre. Pour l'heure, ne pouvant m'exprimer sous serment, je peux et je veux jurer sur l'honneur que jamais de ma vie l'expression « parcage de vieux » n'est sortie de ma bouche. Elle est une insulte à toutes mes convictions. Je signale d'ailleurs que le directeur qui rapporte ces propos imaginaires dirigeait à Angers une clinique médicale, et non une maison de retraite. Jamais de ma vie je n'ai proposé, ni même envisagé une seule seconde de le faire, de l'argent à M. Victor Castanet pour qu'il cesse ses recherches. Je n'ai jamais mandaté quiconque dans cette perspective. Le chapitre qui raconte cette aventure est totalement hallucinant. Voilà donc un intermédiaire que je suis censé connaître, qui propose 15 millions à M. Castanet, mais qui nie absolument que j'en sois l'initiateur. Et pourtant, M. Castanet conclut qu'il aura toujours un doute sur mon implication, se rendant coupable, à mes yeux, d'une diffamation par insinuation.
Jamais de ma vie je n'ai eu recours ou même besoin d'avoir recours à des autorisations de complaisance pour diriger un groupe consacré à l'hébergement de personnes âgées fragiles. Le livre de M. Castanet explique à plusieurs reprises, de manière erronée, que nous aurions bénéficié de la bienveillance d'un ministre pour obtenir des autorisations. Je rappelle d'abord que, de 1988 à 2001, une maison de retraite n'était autorisée que par le président du conseil général, après avis des services concernés, dont la direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Ce n'est qu'à partir de 2001, avec les fameuses conventions tripartites, que l'autorisation d'un EHPAD a nécessité l'accord du département et de l'État, avec les agences régionales de santé (ARS). S'agissant des cliniques, les autorisations étaient délivrées par les agences régionales de santé ; seuls les contentieux pouvaient remonter au ministère. Orpea, pour votre information, n'a jamais obtenu d'autorisation pour des cliniques dans l'Aisne.
Enfin, jamais de ma vie je n'ai partagé de repas en tête‑à‑tête avec Xavier Bertrand, encore moins à La Closerie des Lilas. Tout ce chapitre repose sur le témoignage d'un ancien salarié, que je réfute totalement. Xavier Bertrand n'a jamais été un proche. Je l'ai côtoyé dans le cadre de réunions avec des organismes professionnels dont je faisais partie, et quelquefois dans l'Aisne, puisque nous avions une résidence à Saint‑Quentin, ville dont il était devenu le maire. Les maisons de retraite que nous avons reprises dans ce département, dont celle de Saint‑Quentin, l'ont été entre 1990 et 1993. Or, en 1993, M. Bertrand avait 28 ans et était conseiller municipal d'opposition dans sa ville. Le développement du groupe s'est effectué dans la transparence, et sous le regard permanent et vigilant des autorités publiques.
Le groupe Orpea a été introduit en bourse en mars 2002. Notre volonté de poursuivre l'implantation internationale du groupe nécessitait des moyens financiers importants, qui se sont révélés bien plus simples à obtenir à compter de cette introduction.
La vente de mes actions au début de l'année 2020 n'a absolument aucun rapport avec l'apparition en Chine, à la même époque, du virus qui a fait tant de victimes depuis. À en croire le livre, j'aurais décidé en urgence, en janvier 2020, voyant le virus arriver, de vendre les 4 % d'actions qui me restaient. Je m'inscris en faux contre cette accusation absurde. J'ai donné mandat à la Banque Lazard en mai 2019 pour vendre ces actions et cette vente n'a été effective qu'en janvier 2020, par une cession directe en bourse.
Mesdames, messieurs, j'ai bien conscience d'avoir été très long, mais c'est l'œuvre d'une vie qui est mise en cause. J'ai construit pas à pas un groupe qui compte des centaines d'établissements partout dans le monde, qui emploie plus de 60 000 personnes, en France et à l'étranger. Ce développement international m'a d'ailleurs conduit à m'installer en Belgique dès 2007, avec toute ma famille, car c'est le pays étranger dans lequel nous nous sommes développés le plus rapidement. Si des résidents avaient été à ce point maltraités, ne croyez‑vous pas que les familles, les autorités, la justice se seraient depuis longtemps emparés du sujet ? Je peux parfaitement entendre que certains d'entre vous soient, par principe, hostiles à la gestion d'EHPAD par des groupes commerciaux. Mais tout le monde le sait, sans le concours du secteur privé, l'État aurait été dans l'incapacité de construire les 150 000 lits qui, sinon, auraient manqué à la France.
Je suis ici pour répondre à vos questions du mieux que je pourrai, étant entendu que j'ai quitté mes fonctions il y a neuf ans. Mais je viens aussi témoigner de mon émotion. Que l'on soit bien clair : si, dans l'établissement Les Bords de Seine ou ailleurs, des défaillances humaines ou médicales se sont produites, j'en suis aussi profondément ému que vous. Si certains des faits rapportés dans le livre sont avérés, et s'ils se sont produits durant mon mandat, je tiens à présenter mes excuses aux résidents et aux familles. Je tiens à affirmer que le modèle de l'entreprise que nous avons fondé ne ressemble en rien à la caricature qu'en a fait M. Castanet. Outre les excuses que les résidents et leurs familles seraient en droit d'attendre, et qui s'imposent si des cas de mauvaise prise en charge ont pu survenir durant mon mandat, je tiens à réaffirmer que ces dernières ne peuvent résulter d'un prétendu système que j'aurais mis en place. Il s'agit de défaillances que je me suis toujours employé à combattre.
Ma dernière phrase ira aux milliers de collaborateurs du groupe Orpea, qui doivent vivre très durement cette affaire depuis un mois. Je veux terminer cette intervention en leur rendant hommage une dernière fois et en saluant l'indispensable mission qui est la leur.
Votre témoignage est assez contradictoire avec les révélations qui figurent dans le livre Les Fossoyeurs. Nous ne sommes certes pas dans un tribunal, mais la représentation nationale a besoin d'être éclairée.
Vous êtes le fondateur du groupe Orpea, vous en avez forgé la philosophie et le slogan : « La vie continue avec nous ». Votre présence devant la représentation nationale vise à lui permettre de saisir les contours des allégations terrifiantes contenues dans l'ouvrage de Victor Castanet, ainsi que du système mercantile qui y est décrit – s'il existe bien. Nous sommes déterminés à faire la vérité sur ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'affaire Orpea et nous tenons à ce que des mesures sévères soient prises si les faits sont avérés.
Vous auriez été en charge des logiciels GMASS, « bible Achat » et NOP formant la « trinité » qui régit le système de prise en charge industrielle du grand âge, lequel ne peut que produire de la maltraitance collective. Aux côtés de M. Brdenk et de M. Le Masne, vous aviez tout pouvoir sur vos employés. En tant que fondateur d'Orpea, vous auriez eu un rôle dans la mise au point d'une organisation destinée à faire du « parcage de vieux » – ce que vous venez de récuser. C'est ainsi que vous auriez développé le groupe à l'international de façon spectaculaire. Orpea est présent dans vingt‑trois pays en Europe, mais aussi en Amérique et en Asie ; le groupe compte 1 110 établissements, plus de 110 000 lits et emploie plus de 65 000 personnes. Vous auriez compris très tôt que vous pouviez faire du profit dans la prise en charge des personnes vulnérables âgées, l'« or gris ».
En quoi consiste réellement ce système ou cette organisation ? Comment avez‑vous construit ce process industriel du grand âge décrit dans le livre ? Chez Orpea, « la vie continue avec nous ». Quelle vie, docteur Marian ?
En exposant votre « part de vérité », vous avez contesté ce qui ne serait que la « part de vérité » de M. Castanet. Les nombreuses auditions auxquelles nous avons procédé, notamment celles d'anciens employés de votre groupe et d'avocats de vos résidents, ont plutôt confirmé ce que décrit le livre, en particulier l'existence d'un système Orpea.
On se demande comment une entreprise aussi prospère que la vôtre peut, si les faits sont avérés, prendre en charge aussi mal ses résidents. Assez vite, on en vient à se demander si ce n'est pas précisément parce qu'elle ne prend pas convenablement en charge ses résidents qu'elle est prospère. Là serait, s'il était confirmé, le système.
Avez‑vous eu connaissance de la pratique des marges arrières, qui sont décrites avec minutie dans le livre ? Dans les cliniques privées Clinea, le livre décrit une pratique d'optimisation du codage pour obtenir des niveaux de remboursement plus élevés par l'assurance maladie. En aviez‑vous connaissance ? Pourquoi, dans votre organisation, laissez‑vous peu, voire pas d'autonomie à vos directeurs d'établissement, laissant la décision à des niveaux hiérarchiques très éloignés de vos résidents ? Enfin, puisque les faits qui sont évoqués par M. Castanet sont contestés avec force par vous‑même et par ceux qui vous ont succédé, pourquoi aucune plainte n'a‑t‑elle été déposée à l'endroit de l'auteur et de son éditeur ?
Vous avez commencé par réfuter point par point tout le travail d'investigation de M. Castanet, mais nous ne sommes pas constitués en commission d'enquête et ne sommes pas non plus un tribunal : vous n'avez pas à vous justifier.
Pionnier dans le secteur des EHPAD privés à but lucratif, vous avez construit une véritable fortune grâce aux maisons de retraite du groupe Orpea, dont il semble possible de dégager des profits considérables. En tant que président d'honneur du groupe Orpea, vous y conservez des parts importantes et un droit de regard colossal sur tout ce qui s'y passe. La presse vous décrit comme un homme d'affaires, faisant du « business de l'âge jusqu'au milliard ». Avec le recul, et fort de vos 82 ans, trouvez‑vous que c'était une évolution souhaitable, pour une activité libérale, que d'être cotée en bourse ? Pensez‑vous que n'importe quel secteur peut être soumis aux lois du marché et de la bourse, à un moment ou à un autre ? Certains secteurs, notamment dans le domaine de la santé, ne devraient‑ils pas être considérés comme intouchables et sanctuarisés ?
J'aimerais comprendre la manière dont vous envisagez la privatisation de la santé et le cheminement intellectuel et éthique qui vous a amené, vous qui étiez médecin, à vous engager dans la marchandisation du grand âge et de l'autonomie. Comment concevez‑vous qu'une entreprise en partie financée par les aides de l'État, c'est‑à‑dire par de l'argent public, puisse être cotée en bourse ? C'est là quelque chose qui me dérange très profondément depuis longtemps et les récentes révélations, si elles sont avérées, en justifieraient plus encore la remise en question. Comment votre entreprise, qui parie sur la rentabilité de ses maisons de retraite, peut‑elle écraser autant ses concurrents, si ce n'est, justement, par des économies poussées à l'excès ? Le modèle que vous avez construit de toutes pièces me semble incompatible avec de bons traitements lorsqu'il faut répondre aux exigences d'actionnaires privés à la recherche de gains toujours croissants.
‑ Claude Marian. Vous me demandez comment on a pu construire un tel système et mentionnez trois logiciels destinés à faire du profit. Je vous remercie de poser des questions très précises, mais je suis perplexe, car je n'ai jamais eu aucune idée des logiciels dont vous parlez. En tant que directeur général, mon rôle consistait surtout à organiser de nombreux systèmes techniques, l'un chargé des achats, l'autre du personnel, etc. Vous allez dire que c'est la dénégation qui commence, me demander à quoi ça sert un directeur général... Non, ce que je vous explique, c'est que la société a rapidement employé 10 000, 20 000, 30 000 personnes et que je ne pouvais absolument pas m'occuper de tout.
Lorsqu'on lit le livre, on se dit : ce n'est pas possible, c'est épouvantable, ces gens‑là ne pensaient qu'à faire de l'argent. Mais ce n'est pas cela ! Orpea existe depuis trente ans. Si les faits étaient aussi caractérisés, ne croyez‑vous pas qu'il y aurait déjà eu de nombreux procès ? Le livre est arrivé tout à coup, comme un orage dans un ciel serein. Ce monsieur – c'est son droit le plus strict – a fait son travail et découvert un certain nombre de choses, effectivement tout à fait choquantes, je l'ai dit.
Je suis président d'honneur. Inutile de vous dire que cela ne me laisse aucune initiative. Je n'ai plus d'actions dans la société depuis 2020. Je n'ai donc absolument plus rien à y faire. On m'a nommé président d'honneur quand j'ai quitté la présidence en 2017, parce que j'avais créé la société trente ans auparavant.
De même, je suis incapable de vous dire s'il y avait des marges arrières ; je n'étais absolument pas au courant de cet aspect, qui relevait du service des achats. Je connaissais le directeur du service, mais je n'y ai jamais mis les pieds et ne me suis jamais occupé des discussions avec les fournisseurs. Vous vous demandez comment c'est possible, mais la direction générale d'une société qui compte autant d'employés ne consiste pas à aller voir le service des achats. Pour être très clair, ce qui m'intéressait avant tout, puisque j'avais à l'origine une société d'ingénierie, c'était de faire des établissements qui soient non seulement efficaces mais aussi agréables pour les gens. J'ai notamment beaucoup réfléchi aux pièces dans lesquelles travaillait le personnel.
Je ne vois pas davantage quoi répondre à propos du codage.
Laissait‑on de l'autonomie aux directeurs ? Je crois qu'on essayait de leur en laisser beaucoup. Je vous l'ai expliqué tout à l'heure, ils avaient une fonction essentielle. Je comprends mille fois votre indignation, mais je répète ce que j'ai dit, qui va peut‑être vous amener à vous interroger, d'autant que vous savez, en tant que députés, ce qui se passe dans telle ou telle commune : voilà trente ans que ces gens‑là font ça, et on découvre que c'est horrible ; or il n'y a jamais eu de plaintes, jamais les journaux locaux n'ont écrit : « c'est épouvantable, n'allez plus chez Orpea ».
L'une d'entre vous soulève un problème de fond. Je respecterais tout à fait la position d'un responsable ou d'un parti politique qui déclarerait avec fermeté que la santé et le soin ne doivent en aucun cas être des activités commerciales, dont on retire un bénéfice. L'État pourrait très bien décider de ne plus autoriser des entreprises dans ce secteur. Mais ce n'est pas à moi de me prononcer sur ce point.
Vous oubliez une chose : si Orpea est entré en bourse, c'était pour emprunter et faire des investissements. Bien avant cela, en 1995, nous avons eu beaucoup de problèmes, car nous avions construit de nombreux établissements et nous avions une dette colossale, les taux d'intérêt ayant atteint 15 % à 17 % en 1990, ce qui paraît hallucinant aujourd'hui. Nous avons été cotés en bourse en 2002, mais nous n'avons pas distribué de dividendes pendant sept ou huit ans, parce que nous avons gardé tout l'argent disponible pour continuer à faire de nouveaux établissements. Ce n'est pas de la spéculation ; c'est de l'organisation.
J'espère avoir répondu un peu à vos questions.
Nous nous posons des questions indépendamment de nos différences politiques, et nous avons besoin de réponses. Comme on dit, il n'y a pas de fumée sans feu.
‑ I). Il ne s'agit pas de faire de l'EHPAD‑ bashing, ni de faire porter sur une personne toute la responsabilité d'un système. L'objectif de notre commission n'est pas de se perdre en détails sordides, mais bien de comprendre où se trouvent les dysfonctionnements et comment les résoudre. Compte tenu de l'ampleur des révélations, nous sommes tous touchés, et nous posons tous une seule et même question : comment les choses ont‑elles pu dégénérer à ce point ?
En votre qualité de fondateur et d'actionnaire de la société, vous connaissez le fonctionnement de l'entreprise. Quel regard portez‑vous sur ces situations de rationnement et d'optimisation des coûts au mépris de la santé des résidents ?
À la lumière des nombreuses auditions menées, une autre question se pose, celle de l'avenir des EHPAD privés. Nous ne sommes pas naïfs : ce mode d'organisation privé a effectivement joué un rôle majeur face à la demande de places en EHPAD, à laquelle les gouvernements étaient incapables de répondre. Cependant, les objectifs de rentabilité ne peuvent pas s'appliquer dans les mêmes termes pour l'hébergement des personnes dépendantes. L'aspect humain et la nécessité de consacrer du temps aux résidents sont complètement mis en échec par ce système. Quel avenir voyez‑vous pour ce modèle ? Faudra‑t‑il limiter les financements privés en matière de prise en charge de la dépendance ? Les propositions faites par certains actionnaires de transformer Orpea en entreprise dite à mission vous paraissent‑elles sérieuses ? Ce statut permet d'assigner à une entreprise des objectifs sociaux et environnementaux, mais il semble bien fragile face à la gravité des manquements constatés.
Votre société s'est développée en l'espace de quinze ans. Vous avez créé votre premier établissement en 1997. Aujourd'hui, Orpea gère 372 établissements, soit au total 36 000 lits. Or le nombre de lits dont l'ouverture est autorisée chaque année en France s'établit à 3 000 ou 4 000, et encore. J'aimerais savoir comment vous avez pu obtenir les autorisations. À l'époque, on ne procédait pas par appels à projets ; pour pouvoir ouvrir un EHPAD, il fallait y être autorisé par l'ARS ou bien racheter des autorisations à d'autres établissements. J'aimerais que vous nous expliquiez comment s'est faite la croissance exponentielle de votre groupe.
Comment avez‑vous structuré votre groupe ? À quel moment avez‑vous fait appel à des financements étrangers, notamment à des fonds d'investissement canadiens ? C'est alors que, d'une dimension familiale, on est passé à un modèle économique industriel.
Comment les bénéfices de la section hébergement de vos établissements sont‑ils traités ? Comment financez‑vous le siège du groupe ? Je ne vous cache pas que, comme plusieurs collègues et nombre de nos concitoyens, j'ai été absolument stupéfaite par le niveau des rémunérations des dirigeants du groupe ; je le trouve scandaleux.
En ce qui me concerne, je pense que vous avez été au cœur du dispositif, et je ne peux pas croire un instant que vous ne soyez pas informé et au fait de ce qui se passe concrètement, notamment des rétrocommissions. Orpea compte plusieurs filiales, mais elles sont dirigées par les mêmes administrateurs.
À quoi sert le président d'honneur d'un groupe tel que le vôtre ? Selon moi, son rôle est celui de gardien des valeurs éthiques du groupe ; de l'éthique dans le traitement des résidents ; de l'éthique dans le respect du droit des affaires, que vous connaissez bien ; de l'éthique dans le respect de la loi, tout simplement, en particulier du droit du travail, qui a été, d'après le livre, très maltraité. Je prendrai un seul exemple, celui des élections professionnelles : les syndicats conventionnels ont été en quelque sorte évincés de la représentation au sein de votre groupe ; les témoignages attestant les pressions exercées sur les délégués syndicaux se multiplient.
Vous ne pouvez pas prétendre que vous étiez dans l'ignorance de ce qui se passait dans le groupe, par exemple en ce qui concerne les marges arrière. Vous ne pouvez pas vous abriter derrière les 65 000 collaborateurs du groupe comme derrière un bouclier humain. Vous devez nous dire aujourd'hui votre vérité, la vérité.
Vous démentez avoir créé un système. Or son existence est démontrée à la fois dans l'ouvrage de M. Castanet et par vos anciens employés, ceux que vous avez virés ou qui sont partis, écœurés des conditions de travail dans lesquelles vous les aviez plongés. Pour être en paix avec vous‑même, vous devez reconnaître vos influences dans toute cette gestion, reconnaître que vous avez décroché des autorisations grâce à des lobbyistes ou des intermédiaires que vous avez rémunérés à travers des sociétés écrans. Vous devez nous dire si vous avez conçu ce système, l'avez favorisé ou l'avez confié à vos collaborateurs, dans une sorte de trio infernal.
Je vous adresse de nouveau la question posée par mon collègue Boris Vallaud : le livre étant paru il y a un mois, avez‑vous porté plainte contre son auteur, M. Castanet, ou contre sa maison d'édition ?
Vous nous avez dit avoir vendu le solde de vos parts le 21 janvier 2020, sans qu'il y ait aucun lien avec l'apparition du virus en Chine. Dont acte. Confirmez‑vous ou infirmez‑vous qu'elles ont été vendues pour 456 millions d'euros ? Avez‑vous pratiqué une forme d'optimisation fiscale, par exemple en créant des sociétés écrans à l'étranger ?
Les syndicats auditionnés ce matin nous ont indiqué, et cela figure aussi dans le livre, qu'il y avait un système de rationnement des repas et un recours aux compléments alimentaires pour pallier la dénutrition des résidents. Mais je suppose que je n'obtiendrai pas de réponse sur ce point : si vous n'avez jamais mis les pieds au service des achats, vous avez sans doute encore moins fréquenté les cuisines...
Vous avez reconnu qu'il y avait peut‑être des marges arrières. Lors de son audition, M. Brdenk a parlé de « contrats de prestations spécifiques », récusant les termes « marges arrières ». Je vous pose de nouveau la question : à votre connaissance, la société Bastide, la société Hartmann reversaient‑elles en fin d'année une somme d'argent à la société Orpea ?
‑ Claude Marian. Comment avons‑nous pu croître ? Effectivement en obtenant des autorisations et en rachetant des établissements.
Comment les choses se passaient‑elles ? Vous pourrez interroger d'autres personnes à ce sujet. Initialement, les autorisations dépendaient des présidents de département. Ensuite, c'est passé au niveau des ARS, c'est‑à‑dire des organisations très professionnelles, employant trente à cinquante personnes. Il y en avait alors six ou sept en France, qui couvraient plusieurs régions. Elles géraient les décisions de création de lits pour tous les secteurs, public, privé et associatif. Elles le faisaient de manière très professionnelle : elles analysaient les besoins et annonçaient, chaque année ou tous les deux ou trois ans, qu'il était nécessaire de créer un nombre déterminé de lits dans tel ou tel département. À ce moment‑là, toutes les structures, essentiellement privées mais parfois associatives, proposaient leur projet, qui était analysé, puis accepté ou refusé, en fonction de son contenu. Il n'y avait personne à qui s'adresser pour obtenir une autorisation contre de l'argent. C'est absurde de penser cela !
Il faut bien comprendre qu'il y a vingt ou trente ans, une partie importante des maisons de retraite existantes étaient très vétustes et mal organisées. Surtout, il y a une chose essentielle que vous ne savez pas si ce n'est pas votre métier : lorsqu'on a commencé notre activité en 1988, nos établissements ne recevaient presque aucune personne dépendante. À cette époque, il n'y avait pratiquement aucune aide à domicile. Les gens entraient donc relativement tôt en maison de retraite, et la durée moyenne de séjour était de trois à quatre ans. Nous n'avions absolument pas la possibilité d'accueillir des personnes dépendantes, car nous n'avions aucun service médical. Pendant toute une période, on a travaillé avec les infirmières libérales et les médecins personnels des personnes qui entraient.
Cela a duré jusqu'au début des années 2000. C'est en 2001 qu'ont été introduites les dotations de soins. Il a été décidé à l'époque de mettre fin au système des infirmières libérales et de recruter du personnel payé. Cela s'appelait la dotation minimale de convergence (DOMINIC). Des professionnels ont fixé l'effectif nécessaire d'infirmières et d'aides‑soignantes dans chaque établissement en fonction du nombre de résidents et de l'importance de la dépendance. Ce processus, conduit de manière très rationnelle, a concerné tous les acteurs. Progressivement, nous avons pris en charge des personnes de plus en plus dépendantes.
Il y a vingt ou vingt‑cinq ans, je l'ai dit, la durée moyenne de séjour était de trois à quatre ans, parce que les personnes entraient peu dépendantes. Désormais, dans l'ensemble des établissements – publics, associatifs, privés –, la moyenne d'âge est de 87 ans et, j'ai le regret de vous le dire, la durée moyenne de séjour est de dix‑huit mois. Et ce n'est pas parce qu'on ne s'occupe pas des gens ou qu'on ne leur donne pas de traitements ! Mais parce qu'ils sont très dépendants et présentent des comorbidités. Bien évidemment, il faut apporter tous les soins nécessaires, notamment traiter les escarres. Il peut y avoir des erreurs, et il y en a. Mais cela ne résulte jamais d'une volonté.
Comme tous nos confrères, Korian et les autres, nous avons donc racheté un certain nombre d'établissements, que nous rénovions ensuite. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas la possibilité d'investir ; c'était souvent l'établissement d'un kinésithérapeute ou d'un médecin.
Pourquoi ai‑je vendu à des fonds étrangers ? En 2013, j'avais tout de même 74 ans, et j'étais conscient qu'aucun de mes deux fils n'avait une quelconque vocation à me succéder. J'ai donc vendu une partie de mes actions pour qu'Orpea continue à se développer – c'était la moindre des choses. J'étais très content, car l'acheteur était le plus gros fonds de retraite canadien, le Canada Pension Plan Investment Board (CPPIB) – l'Office d'investissement du régime de pensions du Canada. Ils ont acheté pour environ 300 millions euros d'actions, soit 14 % du capital, après quoi il m'en est resté 8 %.
Croyez‑moi, pendant les six mois qui ont précédé, non seulement ils ont examiné les comptes en détail, mais ils sont allés beaucoup plus loin : ils ont engagé des sociétés de consultants très spécialisés, qui sont allés dans une vingtaine de villes tirées au sort interroger des médecins, des pharmaciens et des infirmières pour savoir si les établissements Orpea avaient une bonne réputation. Comprenez bien que jamais ces gens‑là ne seraient entrés au capital de notre groupe si tel n'avait pas été le cas. Je comprends l'amertume, la fureur que vous inspire ce qui est dit, mais en 2013 – et je ne me défausse nullement sur mes successeurs –, on a étudié ainsi pendant six mois notre façon de travailler.
Comment les bénéfices sont‑ils traités ? Sur le chiffre d'affaires, Orpea dégageait en général un bénéfice final situé entre 3 % et 5 %. Est‑ce criminel, est‑ce choquant qu'une société réalise un tel bénéfice ? Qui plus est, nous avons réinvesti ; pendant six, sept ou huit ans, je l'ai dit, nous n'avons pas distribué de dividendes.
J'en viens aux émoluments, sans me défausser, là non plus, d'une quelconque façon. Au maximum, j'ai touché 550 000 euros par an au total. Une partie m'était payée à l'étranger, en particulier en Belgique, puisque je travaillais directement là‑bas. C'est beaucoup d'argent. Cela étant, pour avoir des dirigeants, il faut les payer. Quand je suis parti, je n'ai perçu aucune indemnité de départ. Je ne dis évidemment pas cela pour me plaindre.
Comment suis‑je devenu riche ? Lorsqu'on a introduit la société en Bourse, le cours de l'action était très bas. Lorsque j'ai vendu, il avait pris beaucoup de valeur. En janvier 2020, j'ai touché 450 millions d'euros. C'est effectivement une somme considérable, même s'il y a toujours des dettes à régler – mais peu importe. C'est vrai que j'ai gagné beaucoup d'argent, mais j'ai tout de même l'impression d'avoir rendu service à beaucoup de gens.
Je ne suis absolument pas au courant des contrats de prestations avec Bastide ou Hartmann. Je voyais ces gens‑là lors de congrès annuels, mais je ne les connaissais pas. Vous pouvez comprendre que, dans une société où il y a un tas de gens qui s'occupent de plein de choses, ce n'était pas mon problème.
Vous me parlez aussi du syndicat. Vous allez me dire que, décidément, je n'étais au courant de rien...
‑ Claude Marian. Je ne m'occupais pas de cela ! Je m'occupais surtout du développement. À partir de 2002, Orpea s'est lancé à l'étranger – il est désormais présent dans vingt‑trois pays –, sachant qu'on ne délivrait pratiquement plus d'autorisations en France. Je me suis donc encore moins occupé de ces questions, et presque plus du tout de la France. Et ce n'est pas pour dire que je ne suis pour rien à tout cela.
Vous posez une question fondamentale : quel est l'avenir pour ce modèle ? Est‑il normal d'avoir une rentabilité dans ce secteur ? Je me permets de vous dire une chose : une structure qui ne dispose pas d'une marge, que l'on peut appeler bénéfice ou possibilité d'investissement, survit mais est totalement incapable de se développer. C'est aussi simple que cela.
Quant à la société à mission, cela me paraît une bonne idée, pour clarifier les choses. Je ne sais pas très bien ce qu'est une société à mission, mais je comprends le principe. Il y aurait notamment beaucoup plus de contrôles.
Je le répète, posez‑vous un instant la question : si les choses étaient aussi monstrueuses qu'on l'explique, comment se fait‑il que les gens n'aient pas protesté dans de nombreuses villes ?
Vous n'avez pas répondu à mes questions sur l'éthique, ni sur la création du syndicat « maison » Arc‑en‑Ciel et le dialogue social au sein du groupe.
En revanche, vous revendiquez la responsabilité du développement du groupe. Je vous ai interrogé sur les intermédiaires : peut‑être vous souvenez‑vous de M. Jean‑François Rémy, que cite M. Castanet. Vous lui avez commandé de trouver un établissement de 85 lits au Luxembourg ou dans le nord de la France, contre une rémunération de 1,5 million d'euros. M. Rémy explique même par quel montage de sociétés écrans à l'étranger cette rémunération lui est parvenue. Pour une autre affaire, il affirme qu'il a acheté une Maserati comptant chez un garagiste. On voit que l'argent était facile, qu'il coulait à flots et servait à votre développement, ce que vous revendiquez.
Vous avez demandé à plusieurs reprises comment il se faisait qu'il n'y ait jamais eu de plaintes. Même si ce n'est pas à nous de vous répondre, nous avons travaillé à la question. Quand une maltraitance institutionnelle s'installe, dans un premier temps, les professionnels sont conscients de devenir maltraitants du fait de l'organisation mais ne peuvent pas corriger celle‑ci en raison de la contrainte qu'elle fait peser sur eux. Dans un deuxième temps, ils ont honte de leur attitude. Dans un troisième temps, ils sont en colère. Ils ont peur, aussi, de perdre le peu qu'ils gagnent par leur travail, car ces professionnels sont peu rémunérés. Inconsciemment, ils se protègent et, pour cela, ne voient plus la maltraitance institutionnalisée, qui est devenue leur quotidien. Cela peut en partie expliquer qu'il n'y ait pas eu autant de signalements qu'il aurait dû y en avoir. Il y a une omerta sur ces sujets de maltraitance, tout le monde le sait.
Je ne comprends pas bien le rôle d'un haut responsable dans un groupe comme Orpea. Vous n'êtes pas au fait des questions relatives aux achats – vous en laissez la gestion aux services achats et à vos directeurs – et vous ne l'êtes pas davantage pour ce qui est des ressources humaines ou de la consommation des produits. Il n'empêche qu'en fin d'année, vous constatez un résultat et un bénéfice, de 3 % à 5 %, ce qui représente beaucoup d'argent au regard de la taille de votre groupe. Je pensais naïvement que c'était le responsable d'un tel groupe, par souci d'en augmenter les bénéfices pour continuer son développement, qui demandait aux différents directeurs d'améliorer les résultats des achats, des ressources humaines ou de la consommation des produits. Or vous dites que vous n'en avez aucune connaissance.
De la même manière, si des marges arrières existent, elles reviennent au siège sous la forme d'une ligne comptable. M. Brdenk n'a pas employé les mots de « marges arrières » mais il a évoqué certains contrats donnant lieu à des rétrocessions et nous a assuré que l'on pouvait en retrouver la ligne comptable dans les documents. Comment pouvez‑vous ne pas savoir qu'il existe des marges arrières ou de l'optimisation sur les ressources humaines ? Je le redis, je ne comprends pas le rôle du responsable d'un grand groupe comme Orpea.
Pour la troisième fois, nous posons la question : si le livre contient autant de contre‑vérités, pourquoi n'avez‑vous pas encore porté plainte, un mois après sa parution ?
M. Jean‑François Rémy était‑il bien apporteur d'affaires pour votre groupe ?
Avez‑vous instauré une optimisation fiscale par le biais de sociétés écrans à l'étranger ?
Par ailleurs, Orpea organisait‑il régulièrement des séminaires luxueux ?
D'anciens hauts fonctionnaires des ARS ou, avant 2009, des agences régionales de l'hospitalisation (ARH) sont‑ils aujourd'hui salariés du groupe Orpea ?
À vous entendre, le livre de Victor Castanet contient beaucoup de contre‑vérités et vous prête des propos non justifiés et diffamants. Envisagez‑vous une procédure à l'encontre de son auteur ou l'avez‑vous déjà engagée ?
En fin de compte, c'est le livre de M. Castanet qui vous a informé de ce qui se passait dans votre maison. À mes questions sur les marges arrière ou les pratiques de Clinea, votre seule réponse a consisté à dire que vous n'étiez pas informé parce que vous n'alliez pas mettre votre nez dans les affaires de vos directeurs. Pourtant, vous les avez nommés et j'imagine qu'ils vous rendaient des comptes. Êtes‑vous en train de dire que les directeurs ne vous rendaient aucun compte des missions que vous leur aviez confiées lors de leur recrutement ?
‑ Claude Marian. M. Castanet explique que son enquête a duré trois ans ; il aurait donc commencé à travailler en 2019. Or j'ai entièrement quitté le groupe en 2017. J'espère que vous me croirez si je vous dis qu'être président d'honneur ne veut rien dire du tout. J'ignore la définition qui en est donnée, c'est une gentillesse, si j'ose dire, qui m'a été faite en tant que créateur du groupe. Mais à ce titre, je n'étais absolument pas au courant de ce que raconte M. Castanet durant ces années. Que voulez‑vous, non, je n'étais pas au courant.
J'envisage de porter plainte sur ce qui m'est reproché à titre personnel. Ce qui est raconté à propos d'un émissaire que j'aurais envoyé, qui finit par dire qu'il a agi de lui‑même mais dont M. Castanet insinue que ce serait peut‑être M. Marian, est scandaleux. Tout le reste concerne Orpea, et je ne suis plus dans le groupe. Ce n'est pas pour me défausser, mais il n'est pas anormal qu'à 74 ans, j'aie quitté toutes mes fonctions.
Moi aussi, je repose la question : comment se fait‑il que cette accumulation effroyable de fautes, authentifiée par des propos du personnel, n'ait pas donné lieu à des plaintes, avant le livre de M. Castanet ? J'ai du mal à le comprendre.
Au poste de président, je ne m'occupais pas de M. Rémy. Nous avions deux façons de nous développer. La première consistait à obtenir de nouvelles autorisations. En France, il n'y en avait plus, et celles que nous avons obtenues, c'était parce que nous présentions le meilleur projet. Sinon, vous pourriez penser que les fonctionnaires ont été achetés. C'est absurde : ils n'ont pas été achetés.
La seconde façon de nous développer, c'était d'acheter d'autres établissements. Pour cela, oui, il y avait des apporteurs d'affaires. Je ne peux pas vous dire autre chose.
Pourquoi je ne porte pas plainte ? Pour ce qui me concerne, je le ferai, c'est pourquoi j'ai un conseil. Je le ferai pour diffamation par insinuation. D'ailleurs, vous avez sans doute remarqué que lorsqu'il a été interrogé au sujet des 15 millions d'euros, M. Castanet a dit que ce n'était pas le plus important. Je me permets de penser que là, peut‑être, il n'était pas aussi sûr de lui.
Oui, il arrive que d'anciens fonctionnaires de l'ARH ou de l'ARS nous servent de consultants. Nous avons des consultants en permanence. On se permet de penser que ces personnes feront des manœuvres dans leurs anciens services. J'ai beaucoup de respect pour ces fonctionnaires, qui font leur travail, mais quand ils ont quitté leurs fonctions, il n'est pas choquant qu'ils travaillent pour nous. L'ancien préfet qu'on nous attribue, oui, nous avons pu l'engager comme consultant, deux fois par mois, pour étudier certains dossiers. Il n'y avait rien de scandaleux, lorsque nous avions identifié un possible projet à Tours, à Angoulême ou ailleurs, à rencontrer les responsables locaux, car nous allions créer des emplois. J'imagine, en tant que député, que l'on vient vous demander votre appui, par exemple pour créer une usine. Nous ne l'avons jamais fait de façon déloyale.
Ce qui est fou, c'est cette histoire de « parcage des vieux », qui est scandaleuse. Vous rendez‑vous compte de ce que cela représente, de dire une chose pareille ? Même dans un coin, je ne l'aurais pas dit, c'est tellement absurde ! En revanche, il n'est pas choquant de prendre comme consultants des gens qui connaissent la façon dont se déroulent les procédures. Je ne sais pas quoi vous dire encore.
Comment avez‑vous rémunéré M. Rémy, puisque vous reconnaissez avoir eu des apporteurs d'affaires ? Vous en avez peut‑être le souvenir, puisque vous étiez responsable du développement.
‑ Claude Marian. Je n'étais absolument pas au courant. Nous travaillions dans vingt pays. Comment pouvions‑nous être au courant de ce qui se passait, par exemple au Luxembourg ? Je ne me souviens pas que nous ayons eu un établissement à Luxembourg – je crois que nous avons fini par en avoir un, mais je n'étais plus là depuis longtemps. Pouvez‑vous comprendre que je ne savais pas si M. Rémy essayait d'acheter un établissement, au Luxembourg ou dans d'autres pays ? En Allemagne, par exemple, où nous nous sommes beaucoup développés, nous achetions des établissements, voire de petits groupes, qui valaient 20, 30 ou 50 millions d'euros, mais comme nos concurrents. Korian, le plus important groupe français en Allemagne, s'est développé en achetant des groupes – c'était dans tous les journaux. Les apporteurs d'affaires sont des personnes qui ont des introductions que l'on n'a pas. Au moment où l'on signe, ils présentent une note. Que voulez‑vous que je vous dise ?
On revient aux conclusions de tout à l'heure : une société privée qui souhaite se développer est obligée soit de créer un établissement ex nihilo – et il y a de moins en moins d'autorisations –, soit de racheter des groupes. Certains de nos collègues ont fusionné de très grands groupes ; nous ne l'avons jamais fait. Nous préférions reprendre des établissements, car nous étions plutôt satisfaits de la façon dont nous les gérions.
Tous les ans, nous envoyions aux familles, par le biais d'une société spécialisée extérieure, un questionnaire de sept à huit pages. Le taux de réponse y était de 60 %, ce qui est extraordinaire pour ce genre d'études. À la question « Recommanderiez‑vous Orpea à quelqu'un de votre famille ou à vos amis ? », 90 % des familles répondaient oui – c'est ce que l'on m'a rapporté, je n'ai jamais regardé le détail. D'ailleurs, c'était pour nous un critère. Dans un établissement où 15 % ou 18 % des familles répondaient non, on essayait de corriger. Ce n'est pas de l'industrialisation, c'est de la rationalisation. Lorsque l'on voyait que les gens n'étaient pas satisfaits d'un établissement, on allait en chercher les raisons.
M. Castanet affirme que les aides‑soignantes répondaient à la place des familles. C'est mépriser les familles de résidents : croyez‑vous qu'elles se laissaient influencer par les aides‑soignantes si leur père ou leur mère étaient maltraités ?
Nous nous restons sur notre faim. Vous étiez à la tête d'un grand groupe mais vous nous avez donné très peu de réponses. Selon vous, il y a eu quelques erreurs, mais les propos de M. Castanet sont de pures allégations.
‑ Claude Marian. Je n'ai jamais parlé d'allégations. Manifestement, M. Castanet a cité des choses anormales, mais à aucun moment, par exemple, on n'a donné instruction à quiconque de ne pas faire ceci ou cela. Vous dites que je n'ai pas répondu, mais j'ai essayé de répondre autant que possible aux questions.
Lorsque je suis parti en 2013, Orpea employait alors 40 000 salariés contre 70 000 aujourd'hui : trouvez‑vous étonnant que, pour le développement du groupe, j'aie consacré beaucoup de temps à me rendre dans des établissements en Pologne, en Allemagne ?
Je suis triste et, je le répète, je présente toutes mes excuses. Je sais ce que c'est que de perdre des proches. Des familles ont souffert de voir leur père ou leur mère décéder, en pensant que tout ce qu'il fallait faire n'avait pas été fait. Et peut‑être que, parfois, cela arrivait. Toute personne qui travaille dans le soin vous expliquera que chez une personne diabétique ou en insuffisance rénale, une escarre est très difficile à guérir. On a fait plein d'erreurs, on en fait tout le temps, certainement. Ce n'est pas par plaisir, c'est la nature de notre métier.
J'ai bien compris que vous étiez aussi un développeur, et nous avons besoin d'entreprises et de développement dans notre pays. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'accompagner nos aînés dignement, dans le respect, et que vous avez développé une entreprise dans laquelle il y aurait de la souffrance. Ce sont vos propres salariés ou anciens salariés qui en ont témoigné ici. Des familles ont également exprimé la souffrance de leurs parents. C'est aussi une réalité. J'entends vos excuses, mais elles doivent s'adresser à ces familles et aux résidents eux‑mêmes. Pour notre part, nous nous interrogeons sur cette entreprise que vous avez développée et dans laquelle il y a de la souffrance.
Vous tenez un discours d'investisseur. Ce que nous tentons de comprendre c'est comment, à un moment donné, vous êtes entré dans la logique de développer toujours plus le groupe et d'investir. Vous dégagiez des bénéfices mais vous ne les consacriez pas à améliorer la prestation servie au sein de vos établissements.
Vos prix de journée sont largement au‑dessus de ceux des secteurs public ou associatif. Ce qui est le plus choquant dans le livre de M. Castanet, c'est que vous ne serviez pas des prestations correspondant à ce prix. Dans l'EHPAD Les Bords de Seine, le prix de journée, de 300 euros en moyenne, rapporte un forfait hébergement annuel de 15 millions, pour 120 lits. Comment l'existence des restrictions rapportées sur la nourriture et les protections est‑elle possible avec de tels revenus ? Certes, tous les établissements d'Orpea ne demandent pas un tel prix de journée, 90 euros est un montant plus courant. Reste que les résidents qui le paient doivent pouvoir attendre une prestation à la hauteur.
Or, ce que l'on entend de votre discours, c'est que les bénéfices remontent pour être réinvestis, pas distribués aux actionnaires. Ce qui nous perturbe, en tant que parlementaires, c'est que la prestation servie n'est pas à la hauteur de ce que le client – car c'est finalement ainsi que vous considérez un résident – est en droit d'attendre.
‑ Claude Marian. Je comprends. J'ai posé des questions sur le fonctionnement actuel d'Orpea. On m'a dit que la pension mensuelle dépasse 3 000 euros, ce qui est déjà beaucoup d'argent, dans seulement 10 % des établissements en France. En 2022, dans les sept établissements de l'Aisne que nous avons repris, les prix de journée vont de 58 à 75 euros par jour. Nous avons gardé les résidents qui touchaient l'aide sociale, dont les prix de journée étaient encore plus bas.
Pour la dernière fois, comment se fait‑il que, depuis trente ans, il n'y ait pas eu de plaintes en nombre, et partout, contre Orpea ?
‑ Claude Marian. Je suis désolé si les députés ont eu l'impression que je n'avais pas répondu à tout. J'espère que vous avez compris que je répondais du mieux que je pouvais.
La séance est levée à dix-huit heures dix.
Présences en réunion
Réunion du mercredi 23 février 2022 à 16 heures 30
Présents. – Mme Stéphanie Atger, Mme Annie Chapelier, M. Marc Delatte, Mme Cécile Delpirou, M. Pierre Dharréville, Mme Jeanine Dubié, Mme Véronique Hammerer, Mme Fadila Khattabi, M. Didier Martin, M. Thierry Michels, Mme Valérie Six, Mme Marie Tamarelle‑Verhaeghe, M. Jean‑Louis Touraine, M. Boris Vallaud, Mme Annie Vidal
Excusés. – Mme Justine Benin, Mme Claire Guion‑Firmin, M. Thomas Mesnier, M. Jean‑Philippe Nilor, Mme Nadia Ramassamy, M. Jean‑Hugues Ratenon, Mme Marie‑Pierre Rixain, Mme Nicole Sanquer, M. Nicolas Turquois, Mme Hélène Vainqueur‑Christophe
Assistait également à la réunion. – Mme Christine Pires Beaune