Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mercredi 3 novembre 2021
La séance est ouverte à quinze heures
Présidence de M. Meyer Habib, président
Bonjour à tous. Mme la rapporteure, mes chers collègues, nous avons à notre ordre du jour l'audition des fonctionnaires de police primo-intervenants dans cette terrible et tragique affaire du meurtre de Sarah Halimi – Lucie Attal, torturée et défenestrée à Paris rue de Vaucouleurs.
Nous souhaitons que la représentation nationale identifie d'éventuels dysfonctionnements, tant de la police que de la justice, voire en ce qui concerne l'enchaînement médical et à tout niveau que ce soit. Il n'est pas question de se livrer à un nouveau procès, mais de faire la lumière pour identifier ces dysfonctionnements ayant mené au fait qu'une femme soit morte, torturée et massacrée. Nous aimerions éviter qu'un tel drame puisse se reproduire dans des cas similaires, dans le futur.
Brigadier, je ne prononcerai pas votre nom pour conserver le caractère anonyme de l'audition. Notre seul objectif est d'entrer dans les détails de ce jour d'assassinat.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. N. prête serment.)
Dans un propos liminaire, il serait intéressant que vous nous expliquiez comment les choses se sont passées quand vous êtes arrivé. Puis Mme la rapporteure, mes collègues et moi-même, nous vous poserons une série de questions.
Nous avons reçu un appel le 4 avril 2017 concernant des personnes séquestrées dans un appartement au 3ème étage, rue de Vaucouleurs. Nous nous y sommes rendus immédiatement. Sur place, j'ai été en contact avec une dame qui m'a indiqué être enfermée dans une chambre avec plusieurs personnes. J'ai récupéré un Vigic pour accéder aux parties communes. Nous sommes montés à l'étage qui nous avait été précisé. Nous avons entendu des bruits de voix d'homme qui parlait en langue arabe. De mon propre chef, puisque j'étais responsable de l'opération en tant que primo-intervenant, j'ai sécurisé les lieux en laissant les effectifs devant la porte et au rez-de-chaussée. J'ai reçu l'information selon laquelle, parmi les personnes séquestrées, se trouvait au moins un enfant. En écoutant derrière la porte, j'ai entendu des voix d'hommes assez fortes mais n'ai pu me rendre compte de la teneur des propos. Ensuite je suis redescendu au rez-de-chaussée. J'ai favorisé l'intervention des renforts puisque j'avais rendu compte de la situation.
À quel moment êtes-vous redescendu au rez-de-chaussée ? Combien de temps après être resté derrière la porte ?
Très peu de temps. Le temps de disposer mes effectifs et de me rendre compte de la situation. Ne sachant s'il n'y avait qu'une personne, je n'appréciais pas le niveau de danger. J'ai donc décidé de faire équiper mes effectifs en équipement lourd. Ils ont été rapidement équipés dans les véhicules, et j'ai mis des effectifs devant la porte avant de redescendre. Cela a été très rapide, le temps de me rendre compte de la situation. J'ai placé ces effectifs en attente.
Je suppose que oui, mais je n'avais pas l'information. J'entendais encore la voix d'un monsieur dans l'appartement visé, ce qui m'a laissé supposer qu'il était toujours là. Je suis resté très peu de temps, avant de redescendre pour sécuriser le reste des lieux et rendre compte à la station directrice et à l'état-major. Je me suis ensuite rendu dans la cour intérieure pour sécuriser le périmètre complet. Puis je suis revenu sur la voie publique. À ce même moment, une collègue m'a appelé pour me signaler un corps. Dans la cour intérieure, j'ai constaté la présence au sol d'un corps inanimé, ne présentant aucun signe vital.
Nous nous sommes transportés sur place très rapidement. La circulation n'était pas dense au milieu de la nuit. Je ne sais pas ce que vous appelez « bien après », M. le président. Peut-être était-ce dans le quart d'heure. Cela s'est produit assez rapidement.
L'individu est resté environ six minutes avant de passer de l'autre côté. Il a fait ses prières. D'après les procès-verbaux, encore une quinzaine de minutes se sont déroulées avant qu'il ne défenestre Sarah Halimi.
Peut-être était-ce quinze à vingt minutes, effectivement. Or nous n'avions pas cette information. Nous étions venus pour des gens séquestrés dans un appartement.
Je ne me rappelle que les voix du monsieur. J'ai entendu les cris du monsieur mais pas d'appels au secours, si c'est ce que vous demandez.
Tout l'immeuble a entendu les cris de Sarah Halimi. Quatre personnes ont appelé en même temps. N'avez-vous pas entendu une femme hurler ?
Non. J'ai entendu un monsieur ainsi que des bruits de voix, mais pas les cris de Mme Halimi. J'ai entendu le monsieur parler en langue arabe, mais pas d'appels au secours. De tout ceci, j'ai rendu compte. J'ai rendu compte des évènements quand je suis arrivé, j'ai rendu compte aussi de ce que j'avais fait. Quand j'ai constaté qu'une dame était au sol, j'ai rendu compte à mon état-major. J'ai été rejoint rapidement par la deuxième équipe BAC, puis par les équipes de la BAC 75.
Je vous remercie de votre propos liminaire.
Lorsque la famille Diarra a appelé police secours à 4 heures 21, votre équipage BAC 11 est arrivé très rapidement sur les lieux, comme vous nous l'avez indiqué, à 4 heures 24. Vous confirmez votre présence sur place à votre salle de commandement. À votre arrivée, les membres de la famille Diarra sont à la fenêtre de la chambre dans laquelle ils sont retranchés. Le père, Thiéman Diarra, vous jette alors un trousseau de clés sur lequel se trouvent un pass vigic pour accéder à l'immeuble, ainsi que deux clés dont celle de son domicile.
Pourquoi ne pas avoir utilisé, dès votre arrivée, les clés qui se trouvaient avec le vigic, pour ouvrir la porte ?
Je ne saurais vous le dire. J'ai voulu, dans un premier temps, pénétrer dans l'immeuble et me rendre à l'étage. Je n'ai pas eu le réflexe d'ouvrir la porte. Quatre ans sont passés, mais je suppose que je n'ai pas senti la nécessité, l'urgence même, d'entrer dans les lieux.
Nous essayons de comprendre. Vous avez une paire de clés. Vous l'expliquez parfaitement dans votre déposition. Quelqu'un dit « allahu akbar ».
Alors il s'agissait peut-être de vos collègues. Certains d'entre eux qui se trouvaient derrière la porte ont indiqué, dans leur déposition, avoir clairement entendu des prières en arabe et « allahu akbar ». C'est dans le dossier. Cela a été entendu par certains de vos collègues primo-intervenants.
Je réitère ma question. Vous avez utilisé le vigic pour entrer, mais pas la clé pour ouvrir la porte ?
J'avoue que cela n'est plus très clair car les faits sont anciens. Je ne sais pas si j'ai eu conscience, à ce moment, d'avoir les clés de l'appartement. J'étais en possession du vigic pour pénétrer dans l'immeuble.
Nous avons posé la question à trois reprises à la famille, qui a affirmé vous avoir transmis deux clés et le vigic.
Je ne remets pas cela en cause. Il est possible que je ne me sois pas rendu compte que j'avais les clés de l'appartement. Mon souhait premier était de pénétrer à l'intérieur de l'immeuble et de monter à l'étage.
Plusieurs témoins directs, y compris la famille Diarra – avec laquelle vous avez un contact direct pendant l'intervention – déclarent qu'il est seul et qu'il n'est pas armé. Ce fait est précisé dans les procès-verbaux. Par conséquent, vous savez que la personne n'est pas armée. Vous avez les clés de l'appartement, mais vous n'entrez pas. Je suis obligé de vous poser cette question. À ce stade, il n'est pas question de Mme Halimi. Il est simplement question, dans les premières minutes, de vous rendre à un appartement dans lequel des gens sont séquestrés. Vous êtes en contact avec ces gens, vous parlez avec eux en permanence et ils vous indiquent qu'il est seul, non armé, mais vous n'entrez pas. Pourtant vous êtes la police. Pourquoi n'entrez-vous pas ?
Vous étiez en possession d'un trousseau incluant des clés et un vigic. Or on a même parlé de demander un bélier pour ouvrir la porte.
Si vous me permettez de le rappeler, la porte n'a jamais été fracturée. J'ai ici les photos de la porte de l'appartement des Diarra. Je vois bien la différence avec la porte de l'appartement de Mme Halimi qui elle, a été fracturée. La porte des Diarra n'ayant pas été fracturée, c'est donc qu'on est entré avec les clés. Les membres de la famille Diarra confirment que leur porte n'a pas été fracturée. Par conséquent à la fin de cette terrible et tragique affaire, on est entré avec les clés dont on disposait depuis le début. Nous sommes obligés de comprendre comment les primo-intervenants ont opéré. Je dois préciser, en outre, que vous aviez l'autorisation de votre commandement de casser la porte pour entrer. Vous ne le faites pas, aussi bien en fracturant la porte qu'avec les clés. Vous avez expliqué que la porte était équipée de trois points et qu'il serait compliqué de la fracturer. En réalité, vous aviez les clés : il suffisait d'ouvrir.
Comprenez que je sois obligé de vous poser ces questions, sans aucun malentendu. Nous essayons de déterminer comment la situation a pu en arriver là, et pourquoi.
Comprenez que si j'avais eu la conscience d'une urgence à entrer dans l'appartement des Diarra – je ne parle pas de celui d'à côté - je l'aurais fait, bien sûr. La question ne se pose pas. J'ai évoqué les trois points d'ancrage, précisément parce que je n'avais pas conscience d'avoir les clés pour pénétrer dans l'appartement. C'est une première chose.
Si je peux me permettre de vous interrompre, dans le procès-verbal de retranscription, l'état-major vous dit clairement que s'il s'agit d'appels au secours pour une tentative de séquestration : « En cas de nécessité, tentez de casser la porte. » Je cite mot à mot. On vous a donc donné l'autorisation. Pourquoi donc ne pas avoir tenté de casser la porte dans un premier temps, à défaut d'utiliser les clés pour entrer ?
Je vous ai répondu. Je n'aurais pas pu casser la porte. Si j'avais su que j'avais les clés, je serais entré.
Lorsque vous êtes arrivés devant le domicile des Diarra, vous avez frappé à la porte. Vous avez fait les sommations d'usage, et une discussion, semble-t-il, a démarré entre Kobili Traoré et votre équipage. Pouvez-vous nous en donner le contenu ?
Un point m'interpelle également. Vous dites ne pas avoir entendu les cris de Mme Halimi. Or tout l'immeuble, qui est réveillé, dit avoir entendu à plusieurs reprises des hurlements. Lorsque vous étiez en bas, n'avez-vous pas entendu ?
Je ne suis pas resté dans la même position car je me déplaçais beaucoup. J'entrais, sortais, me rendais dans l'arrière-cour et sur la voie publique… Au moment où j'étais présent sur les lieux, je n'ai pas entendu les cris.
L'un des gardiens de la paix a déclaré dans sa déposition : « En ce qui me concerne, il s'agissait de cris de femme mais mes deux collègues vous diront peut-être qu'il s'agissait de cris d'homme. En ce qui me concerne, il s'agissait bien de cris de femme. » Pouvez-vous m'expliquer pourquoi l'un de vos collègues indique, dans sa déposition, que ses collègues vont déclarer qu'il s'agissait de cris d'homme alors que c'étaient des cris de femme ?
En ce qui me concerne, non. Bien entendu, je ne remets pas en cause que ces cris se soient produits. Certains de mes collègues se trouvaient derrière la porte au moment où je m'étais absenté. Peut-être ont-ils entendu ces cris. Je ne remets pas en cause leur déposition. En revanche moi-même, je ne les ai pas entendus.
Nous savons que Kobili Traoré s'est changé avant de commettre son crime. Pouvez-vous nous dire comment il était habillé lorsque vous l'avez vu pour la première fois, sur le balcon et au moment de son interpellation ? Vous avez dit l'avoir vu sur le balcon.
D'après mes souvenirs, je crois qu'il portait un haut blanc. Il me semble que c'était un tee-shirt blanc. Je ne me souviens pas du reste.
Merci pour ces premiers éléments de réponse. Je voudrais savoir si vous êtes spécifiquement formé à ce genre d'intervention pour une séquestration dans l'exercice de vos fonctions.
Nous ne suivons pas de stage à proprement parler, même si depuis les attentats de 2015 auxquels j'étais présent, nous bénéficions d'une formation à l'armement lourd. Nous sommes également formés aux interventions en cas d'attentats terroristes. En revanche en ce qui concerne la séquestration proprement dite, nous ne suivons pas de stage spécifique, même si ce type d'intervention entre bien entendu dans nos prérogatives et dans notre cercle de travail.
De la manière la plus précise possible, quelle est la teneur exacte des échanges que vous avez eus avec votre commandement ?
Quand j'arrive, je constate la situation et j'en réfère immédiatement à mon commandement. Je ne peux pas vous dire l'enchaînement précisément car je ne voudrais pas relater d'évènements que je ne me rappelle pas. Pour ce soir-là, je ne peux vous faire part des échanges qui ont eu lieu. En revanche dans ce genre de cas, nous avons pour instruction d'attendre la colonne d'assaut, qui dispose des hommes et des moyens de pénétrer dans les locaux. C'est la procédure en règle générale.
Dans ce cas précis, vous aviez l'autorisation d'ouvrir la porte. Ce point figure dans le rapport. On vous demande, d'ailleurs, de casser la porte.
Non. Selon moi, j'intervenais dans un appartement occupé par une famille malienne avec un enfant en bas âge. Cette famille était enfermée dans une chambre par M. Traoré. Telle était l'information dont je disposais. À aucun moment, je n'ai su que l'homme en question avait quitté l'appartement.
Étiez-vous en contact avec les autres unités intervenant dans l'immeuble voisin ? En d'autres termes, il y a eu des interventions pour des signalements distincts. Est-ce que le commandement a traité conjointement ces interventions sur place des différentes brigades ?
Je ne peux pas vous le dire. Mon action est moins importante. Je suis passé en retrait dès lors que d'autres unités sont arrivées sur place. En l'occurrence, il s'agissait de la BAC 75. Moi personnellement, je n'avais pas connaissance du déploiement des autres équipes. J'avais mon équipe avec moi.
Personnellement, je gère la BAC 11 « nuit » en civil. Je ne gère pas les équipages en tenue. Nous avons une conférence par radio, locale ou plus générale. J'ai rendu compte des opérations que j'avais effectuées, puis j'ai passé la main.
Lors de vos dépositions à deux reprises, vous avez indiqué qu'on vous avait lancé un vigic par la fenêtre. Pourquoi ne dites-vous pas qu'il s'agissait d'un trousseau de clés, puisque c'était ce qu'on vous avait envoyé ?
Je n'ai aucune raison d'occulter ce détail. Je vous parle de « vigic » parce que mon souhait était de monter au plus vite. Pour moi, le vigic était le sésame pour pénétrer dans les lieux, mais non les clés. Peut-être, inconsciemment, ai-je occulté les clés.
Vous auriez pu dire que vous aviez reçu un trousseau de clés, mais que vous ne l'avez pas utilisé.
Depuis le début de cette terrible histoire, je suis troublé par le fait qu'il y ait eu deux interventions de la police. Au cours de la première, vous êtes appelé pour une séquestration, de sorte que vous mettez en œuvre le protocole habituel. C'est-à-dire que vous sécurisez les lieux, et attendez qu'une brigade d'intervention équipée puisse intervenir.
Parallèlement à cela, l'individu passe dans l'immeuble d'à côté et agresse Mme Halimi. De nouveaux voisins appellent la police pour cette agression d'une femme. Ils entendent d'ailleurs des cris. Tout d'abord, êtes-vous informé de ces appels des voisins ? On pourrait imaginer que le commandement vous indique, puisque vous êtes sur place, qu'un évènement se déroule à côté. Par conséquent, êtes-vous informé d'une seconde demande d'intervention qui, a priori, est différente ? On ne comprendra que plus tard qu'il s'agit du même protagoniste, mais à ce moment-là la seconde intervention est différente, dans deux immeubles distincts. Lorsque vos collègues arrivent, vous disent-ils qu'une femme se fait agresser ? En d'autres termes, avez-vous eu une communication, d'une part, avec la salle de commandement et, d'autre part, avec vos collègues qui arrivent sur place ?
Pour répondre à votre première question, sur place, nous ne sommes pas absolument pas informés des appels émis au 17 pour signaler un nouveau fait, comme c'était le cas ce soir-là. Par conséquent – puisqu'il s'agit de moi, en l'occurrence – je n'étais pas au courant que d'autres personnes pouvaient être témoins d'autres faits.
Dans ce cas, la salle de commandement ne se dit pas qu'une équipe est déjà présente sur place rue de Vaucouleurs, et ne la prévient pas pour qu'elle aille se rendre compte des faits qui se déroulent dans l'immeuble voisin. C'est précisément ce qui nous trouble. La cellule de commandement n'a pas fait le lien entre les deux évènements distincts qui se déroulaient quasiment à la même adresse, au même endroit.
Je ne parle pas pour le commandement. Je parle pour moi. Il faut vous replacer dans le contexte. Nous sommes venus pour une intervention particulière qui a muté, évolué, si l'on peut dire. À mon niveau, j'ai pris les mesures que je vous ai précisées et j'ai rendu compte.
Qui est entré dans l'appartement des Diarra à la fin et comment ? Vous-même, avez-vous pénétré à un moment donné dans cet appartement ?
Je ne peux pas vous dire qui a pénétré car je n'étais pas présent. C'est la colonne BAC 75, intervenant à notre suite, qui est entré dans les lieux. Après l'interpellation, j'ai pris en charge l'interpellé. Par conséquent à votre question, je peux simplement répondre que je n'étais pas sur place au moment de l'interpellation proprement dite.
Sommes-nous d'accord sur le fait que vous aviez sécurisé les lieux, y compris devant la porte d'entrée, et donc qu'il y avait quelqu'un de votre équipage présent du début jusqu'à la fin ?
Non. Dès que mes collègues en tenue sont intervenus, j'ai replacé mon équipe. Entre temps, j'avais eu vent par la famille que « Kobili » était dans l'immeuble. J'avais eu contact avec le papa, et ai su qu'il était passé de balcon en balcon. J'ai donc supposé qu'il avait pris la décision de revenir chez lui, dans l'appartement où il habitait. C'est pourquoi j'ai pris la décision de replacer mes effectifs dans l'appartement de M. Kobili Traoré pour sécuriser la famille dans le cas où l'homme reviendrait.
Merci pour ces éléments. Nous savons que ces moments ne sont pas évidents, mais nous avons besoin d'en passer par là pour faire toute la lumière. Nous ne nous substituons évidemment à aucune autre institution qui aurait des questions à vous poser. J'arrive à percevoir le point d'incompréhension concernant le vigic et les clés, dans la précipitation et éventuellement l'état de choc. La question qui demeure totalement ouverte est l'absence de prise de décision devant la porte de l'appartement. N'y a-t-il aucun échange entre vous ou avec d'autres intervenants ? Vous posez-vous la question ? Que se passe-t-il devant la porte de cet appartement ?
Je me suis nécessairement posé la question. Je ne sais pas ce qui s'y passe. J'entends juste ces voix d'homme, mais je n'ai pas d'autres informations ayant pu me pousser à défoncer la porte : état d'urgence, état de nécessité... Je n'ai pas ce type d'informations.
Cela signifie que vous vous posez la question de la nécessité ou pas de le faire et que vous évaluez, au vu des informations dont vous disposez, qu'il n'y a pas lieu.
Pas seulement. Je vous ai expliqué le sujet des clés. Selon moi, je n'avais pas la possibilité d'entrer dans cet appartement, tant physiquement que matériellement. Je n'aurais pas pu défoncer la porte à coups d'épaule. Si j'avais pensé avoir les moyens de pénétrer, bien sûr que je l'aurais fait. C'est évident.
Dans cette évaluation de situation, vous ne pensez pas avoir les clés et vous savez ne pouvoir défoncer la porte à coups d'épaule. À ce moment-là, vous n'entendez pas d'autre bruit que des voix d'homme. Que vous êtes-vous êtes dit quant à l'étape suivante, sur ce que vous deviez faire ?
Au-delà de la situation et des moyens dont je disposais, je ne pouvais que rendre compte de la situation très rapidement. L'objectif était d'obtenir très rapidement des moyens et des effectifs supplémentaires. C'est ce que j'ai fait. Je suis un ancien militaire, j'ai toujours conscience qu'il faut rendre compte sans délai. Sur place, j'ai estimé ne pas avoir les moyens de faire plus que ce que j'avais fait. Il fallait donc rendre compte très rapidement pour que mon commandement prenne la décision d'envoyer des renforts en hommes et en matériel. C'est ce qui a été fait.
Lorsque vous contactez à juste titre votre commandement pour rendre compte du fait que seul, vous n'êtes pas suffisamment équipé et qu'il vous faudrait des effectifs supplémentaires, probablement un peu de temps est passé. Pendant ce temps, n'avez-vous pas eu l'information qu'un deuxième appel avait eu lieu, ainsi qu'une autre situation de fait ?
En réponse à votre première question, dans mon rapport, j'ai précisé que je n'entendais plus de bruit de voix d'homme. Selon moi, ce caractère d'urgence n'était pas présent puisqu'il n'y avait plus de bruit de voix.
Par ailleurs, comme je l'ai précisé à M. le président, je ne me souviens plus exactement de ce que m'a dit le commandement. Je ne peux pas l'inventer. Cela étant, le protocole dans ce type de situation – à part si des enregistrements disent le contraire – est toujours que la colonne d'intervention intervienne. C'est pourquoi il nous est demandé de sécuriser les lieux, dans l'attente de cette intervention.
Merci beaucoup pour ces explications. Je suis élu parisien et ai l'occasion de constater régulièrement le travail de vos collègues, dont je suis très admiratif.
Deux points m'interrogent. Vous récupérez le vigic et selon vos termes, il s'agit d'un « sésame » vous permettant d'entrer très rapidement dans l'immeuble. C'est donc que contrairement aux postiers, vous n'avez pas de vigic universel pour entrer dans tous les immeubles.
Sincèrement, ce serait un bonheur de pouvoir disposer de cet objet. Trop souvent lorsque nous intervenons, nous sommes bloqués devant les immeubles en attendant un hypothétique code d'accès. Quand le requérant habite dans l'immeuble il nous communique le code, mais quand nous sommes appelés par un habitant d'un autre immeuble ou par un passant dans la rue, nous n'en disposons pas. Nous sommes très souvent bloqués. Nous ne sommes pas en possession de ce vigic universel.
Je vais apporter une précision liée à mon ancien métier de gestionnaire de copropriété. Pour que la police puisse accéder aux parties communes d'un immeuble, il est nécessaire de voter une résolution en assemblée générale de copropriété. Il faut ensuite que le syndic transmette cette autorisation aux forces de police concernées. C'est rarement fait. Peut-être faudrait-il rendre cela obligatoire. Les postiers ont accès aux boîtes aux lettres, mais pas à tout l'immeuble.
Cela me semble un point très important. Vous semblez si « heureux » de recevoir le vigic que vous perdez la notion d'avoir reçu des clés. Évidemment votre métier est extrêmement difficile, mais ce soir-là vous avez vécu un évènement très fort, qui a dû marquer votre carrière. Une dame a été défenestrée et vous avez vu son corps. Je suppose donc que vous avez été marqué à titre personnel, très profondément. Nous sommes en commission chargée de comprendre ce qu'il est possible d'améliorer. En tant que chef de l'intervention, avez-vous l'impression que sur le terrain, quelque chose aurait pu être mieux fait pour appréhender la situation ? Nous comprenons bien que cette situation est plus facile à comprendre a posteriori mais au moment de votre intervention – peut-être y réfléchissez-vous régulièrement depuis ce jour – que pensez-vous à titre personnel, que vous auriez pu améliorer en tant que chef ?
Je ne banalise absolument aucune intervention qui touche directement à l'humain. Il n'est pas un hasard que j'aie été pompier pendant quinze ans, et que sois policier depuis vingt ans. L'humain est au centre de toutes mes préoccupations. En tant que pompier, j'ai assisté à des situations extrêmes. En tant que policier, celle-ci en fait partie. Donc je ne banalise absolument pas les situations. Lorsque c'est nécessaire, nous débriefons entre collègues car c'est important psychologiquement. Nous l'avons fait après la nuit d'horreur des attentats du Bataclan. Dans les cas tels que celui-ci, nous faisons un débriefing pour recueillir les ressentis des collègues et améliorer éventuellement une situation future demandant des prises de décision et actions. Cette opération, je me la suis repassée maintes fois dans ma tête parce que même avec de l'expérience, il est impossible de banaliser ce type d'intervention. Quand on assiste à de tels faits et qu'on voit ce que la nature humaine est capable de faire, on ne s'habitue pas. Moi je ne m'y habitue pas et j'espère que je ne m'y habituerai jamais Par conséquent, je peux vous dire que cet évènement m'a beaucoup marqué. Pour autant, tout est perfectible. Peut-être quelqu'un d'autre aurait-il fait différemment à ma place. Peut-être, mais en repassant tous ces évènements, sincèrement si j'avais pu sauver la vie de Mme Halimi, je l'aurais fait.
Merci d'être devant nous aujourd'hui. Nous voyons l'émotion qui est la vôtre, et c'est aussi celle que nous partageons avec vous sur ce dossier particulièrement difficile. Comme il vous l'a été indiqué, nous ne nous substituons pas aux juges mais essayons, en tant que parlementaires, d'identifier d'éventuels dysfonctionnements problématiques.
J'ai été interpellée tout à l'heure par votre réponse à mon collègue François Pupponi, selon laquelle vous aviez pris la décision de déplacer certains policiers parce que vous aviez su que M. Traoré était passé d'un balcon à un autre. C'est ce que j'ai entendu. Il est donc important de reprendre la chronologie car vous êtes ceux qui arrivez les premiers, et êtes encore présents au moment de la découverte – qui a dû être particulièrement difficile – du corps de Mme Halimi au sol. Un temps certain s'est déroulé alors même que les deux immeubles sont mitoyens. C'est ce qui nous oblige, aujourd'hui, à approfondir pour déterminer la succession des interventions et les diligences effectuées pendant ce temps.
À quel moment avez-vous su que M. Traoré était passé d'un appartement à un autre, en passant par le balcon ?
Après la découverte du corps, j'ai constaté la présence d'un homme, qui s'est avéré être M. Traoré, sur le balcon. C'est pour cette raison que j'ai pu décrire partiellement sa tenue vestimentaire. J'ai découvert cet homme. Néanmoins, je n'ai pas fait le lien que cet homme était celui qui se trouvait dans le premier appartement. J'ai simplement constaté la présence d'un homme après la chute. S'agissant de mes collègues, je ne les ai déplacés que lorsque d'autres sont venus au troisième étage. J'avais eu connaissance de ce que les parents de M. Traoré étaient là.
Chronologiquement, c'est après que je me suis entretenu avec eux. À ce même moment, j'ai pensé qu'un forcené capable de cette extrémité, était peut-être un danger pour la famille. C'est pourquoi j'ai déplacé mes collègues qui venaient d'être remplacés par les collègues en tenue, et les ai placés avec la famille.
Ceci rejoint la question que je souhaitais poser. Quatre minutes après être arrivés sur les lieux, vous êtes six policiers sur place. Tout à l'heure, vous avez évoqué les attentats du Bataclan. Lors de la commission d'enquête constituée à cette occasion, le ministre de l'époque Bernard Cazeneuve a, notamment sur ma proposition, changé la doctrine d'intervention des policiers en leur demandant d'aller le plus rapidement au contact. Il s'inspirait en cela d'une doctrine d'intervention de vos collègues étrangers. Comment expliquez-vous que malgré cela, vous soyez encore après quatre minutes, six policiers derrière la porte ? Il vous a été demandé de casser la porte, et accessoirement vous aviez les clés. À ce stade, je rappelle qu'il n'a pas encore passé le balcon et qu'il est en train de faire ses prières et ablutions. Il est en train de se changer avant de franchir le balcon de Mme Halimi. Pourtant vous n'intervenez pas. Je vais vous poser une question qui a trait à l'humain. Est-il possible que vous ayez eu peur, ce qui expliquerait que vous ne soyez pas intervenu ?
Vous comparez avec les évènements du Bataclan mais la situation n'est pas comparable. Vous me demandez si j'ai eu peur. J'étais responsable, je parle en mon nom. Sur le coup, on ne peut pas dire que la peur soit présente. En revanche, l'appréhension, la concentration et l'adrénaline le sont. La peur ne peut venir que rétrospectivement, en se rappelant les évènements. En tant que pompier et policier, j'ai vécu des situations difficiles à l'issue desquelles je ne pensais pas rentrer à la maison. La peur n'est pas présente tout de suite. Ce n'est pas possible. Vous supposez que la peur aurait pu m'handicaper dans ma prise de décision. Je vous réponds que non car je suis trop concentré sur ce qu'il y avait lieu de faire. Il fallait avant tout préserver la sécurité des gens et de mes collègues. C'était ma seule priorité, à l'exclusion de la peur.
Effectivement, vous êtes plus qu'habitué aux situations d'urgence, en tant que pompier puis en tant que policier. Dans ces situations, le cerveau choisit la situation la plus simple (par exemple le vigic plutôt que les clés) parce qu'il trie l'information pour aller très vite. Pensez-vous que dans la formation et la préparation de votre métier, vous êtes suffisamment préparé à ce type de situation sous stress intense, nécessitant une prise de décision très rapide ?
Je ne pense pas qu'il m'appartienne de répondre à ce genre de question. Très sincèrement, j'ai du mal à me dire que j'ai gravement fauté sur ce type d'intervention. Pourtant, je me la repasse encore. Je ne suis pas sûr que j'aurais fait différemment, au vu des circonstances et conditions dans lesquelles je me trouvais. Je comprends que vous cherchiez un dysfonctionnement dans la chaîne.
Nous ne cherchons pas de dysfonctionnement à tout prix, mais cherchons à évaluer la prise de décision dans les situations d'urgence. Nous sommes bien conscients de la complexité d'intervenir en situation d'urgence qui, de surcroît se distingue de vos interventions en tant que pompier. Il s'agit ici de situations individuelles au cas par cas, pour lesquelles il faut rapidement évaluer. Cette mise sous pression fait-elle l'objet d'un entraînement suffisant dans votre formation ?
Nous sommes constamment en formation, car confrontés à ce type de situation. Je suis brigadier-chef, responsable d'une équipe. J'espère que la confiance placée en moi est méritée. Pour répondre à votre question sur l'existence d'une formation très spécifique de gestion du stress, je pense que des stages généraux sont proposés sans être obligatoires. En revanche pour ce type de situation très spécifique, il n'y a pas de stage de gestion du stress.
Après coup, en sachant que le vigic était assorti d'une paire de clés, pensez-vous que vous auriez pu faire différemment, en entrant dans l'appartement avec vos collègues armés et formés ? Vous êtes des policiers de la BAC. J'imagine bien que le jour même, si vous aviez pu vous l'auriez fait, mais comprenez que la question se pose après.
Comme je vous l'ai dit, j'étais content d'avoir le vigic pour aller au plus près. Si j'avais eu conscience d'avoir les clés sur moi, je les aurais utilisées.
Après le Bataclan, la doctrine d'intervention a changé. En avez-vous été informé et que disait cette nouvelle doctrine ? Qu'il n'y ait aucune ambiguïté : il n'est pas question de vous mettre en cause. Nous sommes seulement intéressés à savoir si des dysfonctionnements se sont produits, afin que cela n'arrive plus. Par exemple, il pourrait s'agir d'un défaut de circulation de l'information. Nous essayons donc de comprendre comment les choses ont pu en arriver là, mais pas de mettre en cause les agents qui accomplissent un travail très difficile, dans des conditions extrêmes. En tant qu'élu, je me suis rendu régulièrement dans les salles de commandement où les appels sont reçus. En période de tension, lorsque les appels sont incessants, les personnes présentes dans ces salles font au mieux, comme elles le peuvent. On ne peut pas leur en vouloir.
Par conséquent concernant cette nouvelle doctrine, avez-vous été informés et formés ? Que prévoyait cette nouvelle doctrine ?
Bien sûr, nous sommes formés et informés des nouvelles doctrines mises en place. Dans le cas qui nous concerne, je n'ai pas eu l'impression de passer outre les nouvelles directives. Je suis bien conscient que tout le monde – et moi au premier chef – aurait voulu que la situation évolue différemment. Néanmoins, j'ai fait en mon âme et conscience ce qu'il me semblait bon de faire, à ce moment-là.
La police nationale a-t-elle procédé à une enquête interne à la suite de ces faits ? Si oui, quelles en sont les conclusions ? Si non, pourquoi ?
À mon niveau, je n'ai pas cette information. J'ai été entendu par un officier de police judiciaire, mais je n'ai pas connaissance d'une enquête administrative. Ce n'est pas de mon ressort.
La réunion se termine à seize heures. Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. - Mme Emmanuelle Anthoine, Mme Coralie Dubost, Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, M. Richard Lioger, M. Sylvain Maillard, Mme Florence Morlighem, M. François Pupponi
Excusé. - Mme Sandra Boëlle