La mission d'information organise une table ronde réunissant :
– Mme Justine Atlan, directrice générale de l'association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur internet Net écoute, et M. Samuel Comblez, directeur des opérations et de Net écoute ;
– Mme Radia Bakkouch, présidente de l'association Coexister France ;
– M. Philippe Coen, président de l'association Respect zone.
La séance est ouverte à 9 heures.
Je souhaite la bienvenue à nos intervenants de la matinée, qui sera consacrée à la question de l'éducation et se conclura par l'audition du ministre de l'éducation nationale.
Vous œuvrez dans le domaine de la sensibilisation des enfants et des jeunes dans la lutte contre la haine, et en particulier celle qui se déploie sur internet. Nous recevons ainsi Mme Radia Bakkouch, présidente de l'association Coexister France, M. Philippe Coen, président de l'association Respect zone, Mme Justine Atlan, directrice générale de l'association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur internet Net écoute, et M. Samuel Comblez, directeur des opérations de Net écoute.
Cette mission d'information a été créée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle n'a pu commencer ses travaux qu'avant l'été en raison de la crise sanitaire. Nous nous efforcerons de dresser le bilan le plus précis possible sur la situation du racisme sous ses différentes formes dans notre pays, et d'émettre des propositions de mesures pour le combattre.
Nous avons déjà auditionné des personnalités scientifiques issues de diverses disciplines mais également des représentants d'associations de terrain. Nous vous avons invités pour aborder la problématique du racisme dès le plus jeune âge et celle des propos haineux sur internet, qui sont parfois à connotation raciste mais qui parfois relèvent aussi de la violence gratuite.
Nous aimerions savoir de quelle manière vos associations s'efforcent de lutter contre ces phénomènes et d'alerter l'ensemble des publics. Nous aimerions également connaître votre point de vue sur la sensibilité de la jeunesse vis-à-vis de la lutte contre le racisme. Nous entendions il y a deux jours des représentants d'instituts de sondage, qui nous indiquaient que celle-ci était reléguée assez loin dans les préoccupations des Français, et a fortiori des jeunes. Le racisme et la diffusion de propos haineux sont bien souvent considérés avec résignation comme faisant partie intégrante de notre société et de notre quotidien, et ce chez les jeunes comme dans l'ensemble de la population. L'Assemblée nationale a cependant décidé de donner un nouvel élan à la lutte contre ces phénomènes, dont les dégâts psychologiques potentiels – voire parfois physiques – sont amplifiés par le développement des moyens de communication.
Je suis ravie de revoir certains d'entre vous, que j'avais pu croiser lors des travaux préparatoires à la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet qu'avait portée notre collègue Laetitia Avia.
Au fil des auditions, l'architecture de notre rapport se dessine. Un chapitre sera consacré aux propos et aux comportements racistes. Il s'agit là de comportements répréhensibles au sens de la loi, qui ont tendance à se raréfier dans la rue mais qui ont malheureusement tendance à devenir plus fréquent sur Internet, qui est un média jeune. Nous aimerions en savoir davantage sur le développement de ces phénomènes, sur leurs auteurs et leurs victimes. Nous aimerions aussi connaître les missions que vous menez dans ce domaine.
Je vous remercie pour cette invitation. L'association Coexister France travaille depuis douze ans sur le terrain. Notre but est de réunir des publics d'origines, de convictions et d'âges divers (de quinze à trente-cinq ans). Nous les mobilisons afin qu'ils deviennent des ambassadeurs de paix. Près de dix mille jeunes sont passés par notre association et ils relaient aujourd'hui notre action. Nous intervenons également en milieu scolaire, pour déconstruire les préjugés, et évoquer des sujets parfois tabous, et notamment les discriminations, les formes de racisme, les préjugés, les amalgames, et les stéréotypes. Au total, nous sommes intervenus devant cent vingt mille jeunes. Nous intervenons dans tous les milieux, privés comme publics, urbains, ruraux ou périurbains.
Nous ne sommes pas chercheurs, aussi ne disposons-nous que de notre expérience de terrain. Selon le rapport de juin dernier de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), les actes et les paroles antisémites auraient augmenté de 27 % en 2019, contre 132 % pour les faits de nature xénophobe et 54 % pour les faits islamophobes. Ces résultats correspondent à nos impressions sur le terrain.
Les jeunes qui nous rejoignent ne se sentent plus en sécurité ni acceptés par la société qui les entoure. Ils aspirent à davantage de confiance, d'égalité et de justice. Ils perçoivent surtout l'amplification des phénomènes de racisme et de discrimination à travers les discours décomplexés et insidieux de certains acteurs de la sphère politico-médiatique. Ce phénomène est plus souvent cité que les formes de discrimination (à l'embauche, dans l'accès au logement, etc.) ou des actes de racisme dans la vie quotidienne, dans la rue comme à l'université. Les jeunes se sentent impuissants devant les propos racistes et en particulier islamophobes tenus par certains intervenants dans les médias. Ces discours semblent rester impunis. Simultanément, ce discours décomplexé induit chez les jeunes le sentiment de ne pas avoir le droit d'exprimer leur avis ou de décrire leur situation. Nous assistons en quelque sorte à une faillite républicaine, qui alimente un sentiment de désarroi et de désespoir.
Ce phénomène touche aussi la sphère virtuelle, diverses personnalités publiques multipliant sur leurs comptes Twitter les campagnes d'attaque contre des personnes ou des groupes de personnes, notamment sur la base de leurs origines, leur ethnie, leur couleur de peau, leur religion ou leurs convictions. Ils en viennent à penser que ces personnalités agissent de concert et représentent un discours dominant. Ils se sentent désarmés pour répondre à ces attaques car ils ne disposent pas des mêmes codes.
Les publics auprès desquels nous intervenons ressentent également une peur de l'institution policière, en lien avec les violences policières, et ils estiment que l'État ne se préoccupe que trop peu de cette question.
Enfin, nos publics craignent que la loi contre les séparatismes ait un contenu islamophobe, et qu'elle soit le terreau du communautarisme. Ainsi, même si cette loi repose sur des consensus, notamment au sujet de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre le sexisme et certaines pratiques patriarcales, cette loi risque à leurs yeux d'être inutile.
Nous préconisons une amplification des moyens de lutte et un élargissement des prérogatives du Défenseur des droits. Cette instance inspire la confiance pour beaucoup mais elle semble handicapée dans son action par un manque de moyens. Nous proposons par ailleurs d'élargir ses prérogatives aux questions des pratiques racistes, y compris au sein des institutions publiques.
Nous souhaitons par ailleurs que les paroles et les actes profondément racistes continuent à être sanctionnés. Nous appelons aussi à la mise en place d'actions préventives à travers des politiques publiques qui favoriseraient le développement de la cohésion, de la mixité et du lien social.
Nous exerçons une veille sur les initiatives dans les autres pays. Je vous soumettrai deux exemples. Dans le cadre de la justice transitionnelle, après les nombreux conflits qu'a connus le Togo dans les années 1990, le gouvernement togolais a mis en place des comités de paix, qui sont composés d'acteurs d'origines diverses. Ils sont consultés sur les conséquences potentielles des projets de lois sur la diversité dans le pays.
Le deuxième exemple est celui de l' Office of ethnic communities en Nouvelle-Zélande. La finalité de cette instance de conseil est de contribuer à la construction d'une société plus inclusive pour les diversités. Elle a été créée à la suite des attentats de mars 2019, et a été très bien reçue par la population. Il est à ce titre intéressant de voir comment la société civile s'est emparée de cet outil.
Notre dernière préconisation porte sur les pratiques mémorielles. Nous travaillons beaucoup sur cette question au sein de Coexister France, nous efforçons de confronter nos publics à leurs mémoires respectives. Nous prônons ainsi un accès à la mémoire plus inclusif car nous y voyons un moyen de lutte contre le négationnisme ou une méconnaissance profonde de l'histoire. Il est donc essentiel de continuer à évoquer la Shoah, dont l'importance est immense, mais aussi l'esclavage. Cet exercice mémoriel est capital pour comprendre comment la France s'est construite, y compris à travers les épisodes récents de la guerre d'Algérie et de la décolonisation, et d'analyser la relation entre ce contexte historique et le racisme. Nous voyons aussi dans ce travail mémoriel un moyen de renforcer le sentiment d'appartenance de tout un chacun à notre société, par opposition avec le sentiment d'exclusion et d'oppression qui peut naître chez les victimes d'actes racistes.
Je vous remercie de votre invitation. Je rejoins les constats et propositions déjà exprimés par Radia Bakkouch. Mon association, Respect zone, a été créée en 2012. Elle est aujourd'hui implantée dans cinq pays. Nous cherchons à introduire un nouveau paradigme sur le racisme afin de pouvoir mieux lutter contre le phénomène. Nous estimons en effet que le vocabulaire actuel est séculaire et qu'il repose sur des concepts de plus en plus difficilement compréhensibles.
Le mot « racisme » se complète de nombreuses autres dimensions comme l'antisémitisme, l'homophobie ou l'islamophobie. Ainsi, plutôt que de nous baser sur la notion de racisme, nous préférons prôner l'acceptation et la bienveillance envers autrui. Nous avons cherché d'autres vaisseaux sémantiques, pour opérer le voyage de l'accompagnement vers une compréhension et une éducation réformée, audible et recevable.
Notre principal domaine d'action est la lutte contre la cyber violence. Que les propos haineux soient ou non à caractère raciste, qu'ils s'expriment à l'école, au sein de l'entreprise ou sur internet, ils ont tous pour caractéristique commune d'infliger une forme de douleur à leurs victimes. La violence que nous observons est rarement unitaire. Nous avons donc travaillé de manière positive sur un nouveau paradigme permettant de rendre audibles les outils éducatifs.
Nous avons ainsi proposé d'investir dans ce qui nous rassemble en tant que citoyens. Dans la mesure où nous sommes exposés à des discours pouvant venir de partout dans le monde, nous ne pouvions pas limiter notre cadre de réflexion à la loi du concordat, à la loi de 2004 sur la laïcité et aux seules spécificités françaises. Or en travaillant à l'étranger et notamment en Belgique, nous avons constaté que certains concepts français étaient difficilement exportables car difficilement compréhensibles dans d'autres pays. Or nos combats n'ont pas nécessairement vocation à se limiter à la France. Ils peuvent s'adresser à un cadre plus global, et notamment le monde de la Francophonie.
Nous avons résumé notre idée et notre concept à travers la formule : « respect by design ». Comment convaincre à la fois les individus et les structures sociales – entreprises, réseaux sociaux, associations, institutions – de prévoir dans l'ergonomie de leur propre structure l'engagement pour le respect d'autrui ?
Au terme « racisme » je préfère l'expression « haine identitaire » afin de tenir compte d'autres manifestations de haine que celles basées sur le concept de « race ». La haine identitaire consiste à stigmatiser l'autre pour les troubles identitaires dont on souffre soi-même.
Le travail éducatif consiste en effet à stimuler la pensée de l'apprenant. Nous lui faisons d'ailleurs jouer le rôle d'enseignant durant une certaine phase. Plutôt que de demeurer dans le schéma vertical où l'adulte enseigne à l'enfant, nous invitons ce dernier à décrire la situation et à formuler des pistes d'amélioration.
Nous travaillons avec des instances éducatives (écoles, université), et des territoires (municipalités, communautés de communes), pour étendre le développement du respect sur les réseaux sociaux dans la cité et dans le monde physique. Nous n'avions pas nécessairement anticipé cette demande. Nous avons du reste dû modifier notre charte pour pouvoir y répondre. Il s'agit de faire en sorte que les règles de respect soient aussi bien affichées dans les espaces physiques qu'immatériels.
Nous avons répondu à cette demande pour créer de l'engagement, notamment à travers l'injection de symbole dans l'espace numérique et l'espace physique. Je rejoins les propos de Radia Bakkouch sur l'existence d'une banalisation d'un certain racisme, et l'absence d'exemplarité des adultes, des élus, ou des responsables. Nous constatons ce phénomène parfois au plus haut de l'État. Nous sommes très inquiets de la perte des repères liés aux notions de citoyenneté et de respect. C'est pourquoi je dépasse la notion d'antiracime pour m'intéresser au mieux-vivre ensemble.
Nos modes d'action consistent à intervenir physiquement dans les établissements. Nous avons été choisis depuis peu par le ministère des sports pour mener des actions à l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (INSEP) et dans l'ensemble des centres de ressources, d'expertise et de performance sportive (CREPS). Nous sommes chargés de former les athlètes, les entraîneurs et les professeurs à cette question difficile : comment vivre ensemble d'une manière acceptable, dans un univers souvent clos ? Le problème des vestiaires et du déshabillage se pose par exemple spécifiquement au monde sportif.
Nous intervenons ainsi dans différentes instances. Outre les territoires et le monde éducatif, l'entreprise constitue à nos yeux un axe prioritaire. Pour nous, la notion d'éducation ne s'adresse pas qu'aux enfants mais également aux adultes. À tout âge on peut apprendre, s'améliorer et devenir plus respectueux des valeurs essentielles de notre République.
Nous avons ainsi proposé une charte autour de la notion de respect. Le travail rédactionnel s'est avéré plus aisé que si nous nous étions bornés au racisme. Nous avons créé le label Respect zone qui caractérise les engagements contractuels des propriétaires de sites internet en matière de respect. C'est du reste le cas de certains des élus qui siègent dans cette Assemblée. Il s'agit d'un engagement formalisé par un contrat citoyen, que nous avons renommé dans le cadre de notre combat pour le respect sur les réseaux sociaux, et contre les discriminations, le harcèlement, et la radicalisation. Ce sont les trois thèmes clefs de notre charte.
Plusieurs dizaines d'entreprises et autres structures se sont approprié cette charte et imposent à tous leurs employés et nouveaux embauchés de la signer. Certaines de ces entreprises sont de taille importante. Nous les intégrons à notre démarche à travers un conventionnement où figure notamment l'obligation d'adhérer à la charte pour tous leurs membres. Différentes écoles nous ont sollicités – nous n'avons pas eu besoin de les démarcher grâce à nos campagnes. Ces chartes rendent plus aisée la caractérisation des faits de haine car il devient possible de se référer à une base communément acceptée par les élèves, leurs parents et leurs professeurs. L'engagement individuel de chaque acteur lui devient alors opposable.
J'en viens à présent à quelques propositions dont vous pourriez vous inspirer. Nous faisons partie de l'observatoire du conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui a été institué par la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite loi Avia, et qui est chargé de l'observation des contenus haineux sur internet. Dans ce cadre, nous avons recommandé de valoriser la profession de modérateur, partant du principe que des algorithmes ne sont pas suffisants pour supprimer des contenus haineux ou racistes et qu'il importe donc de disposer de personnes qualifiées pour les reconnaître voire pour jouer un rôle éducatif auprès des utilisateurs des espaces qu'ils modèrent.
Nous proposons par ailleurs de récompenser toutes les personnes morales qui s'engageraient dans une contractualisation citoyenne contre le racisme en leur offrant des conditions privilégiées d'accès à certaines aides d'État ou à diverses formes de valorisation par les pouvoirs publics. Il nous revient, peut-être avec votre mission d'information, de définir les moyens de favoriser cet engagement.
Enfin, nous travaillons depuis 2014 sur les moyens d'inciter les entreprises du numérique au sens large, dont les réseaux sociaux, à œuvrer en faveur du respect numérique. Nous avons créé il y a trois mois une clinique des droits humains numériques à l'université Paris-Dauphine au sein d'un laboratoire de recherche. Elle sera le supplétif de l'assistance juridique gratuite que nous proposons aux victimes.
Je partage l'ensemble des propos qui ont été tenus. Je représente l'association e-Enfance, qui traite de la protection de l'enfance sur internet depuis 2005. Nous sommes également chargés du numéro vert Net écoute, qui s'occupe de la protection des mineurs sur internet depuis plus de dix ans, et qui collabore avec les autorités judiciaires, le service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger, ou encore les réseaux sociaux, auxquels nous signalons les mineurs victimes de cyber violences.
Je me concentrerai ainsi spécifiquement sur notre cœur de métier : la protection de l'enfance. Nous avons parfois besoin d'extraire l'enfant de l'environnement éducatif familial, qui peut avoir induit chez lui des stéréotypes racistes. Des chercheurs ont montré que ces stéréotypes peuvent être en place dès huit ans ; il convient alors de les déconstruire.
Tout comme Philippe Coen, je considère que l'éducation des enfants n'est pas du seul ressort de l'école. Il appartient à tout un chacun que les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, nos valeurs démocratiques de respect, de tolérance, et d'acceptation de la différence. Cela rendra moins laborieux le travail de déconstruction des stéréotypes, même si personne n'est complètement exempt de certains préjugés.
L'environnement familial n'est pas toujours protecteur et garant des droits de l'enfant, et c'est le rôle de la collectivité de les assurer. Ce travail commence dès la crèche et la maternelle, à un âge où l'enfant apprend à vivre avec d'autres personnes que les membres de sa famille et où il découvre la diversité. Pour les enfants qui ont eu la chance de côtoyer la mixité dès leur plus jeune âge, il n'est nul besoin de les aider à construire des fondamentaux car ils ont effectué ce travail eux-mêmes à partir de leur expérience de vie. Il est essentiel de relancer le travail sur la mixité tout au long de la scolarité car force est de constater que la réforme de la carte scolaire n'a pas rempli ses objectifs. Les enfants qui grandissent dans la mixité seront moins susceptibles de développer des stéréotypes sexistes, homophobes, racistes, antisémites, etc., qu'ils seront ensuite susceptibles de colporter toute leur vie.
Les enfants ne sont pas racistes par nature. Ils peuvent être surpris en découvrant une différence visuelle mais leur regard n'est empreint d'aucun jugement de valeur ou de sentiment de domination comme pourrait l'être une personne raciste. Le racisme est donc une construction mentale.
Je partage les propos de Philippe Coen sur la nécessité du positif, du respect, et de la bienveillance, mots qui ont peu de valeurs en France, mais qui en ont davantage à l'étranger. Notre travail porte aussi sur les émotions et l'empathie, ce sur quoi l'éducation nationale est en train de se pencher. Il est important de connaître ses émotions, de reconnaître la peur, d'en comprendre les déterminants et par empathie, de comprendre la peur de l'autre. La peur est une émotion qui ne doit pas nécessairement conduire au jugement ou au racisme. Ce travail me paraît absolument primordial, car nous sommes des individus avant d'être des êtres sociaux.
Je diverge en revanche avec Philippe Coen dans le sens où le règlement intérieur est censé déjà incarner les valeurs de respect de l'autre, tout comme l'instruction civique est censée inculquer aux enfants les principes contenus dans la Constitution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La charte de Respect zone est une initiative formidable, mais s'il apparaît nécessaire de l'introduire à l'école, cela signifie que l'apprentissage des valeurs républicaines a été imparfait. Je pense d'ailleurs que cette fonction de l'école, celle de former les futurs citoyens de la Nation, a été quelque peu oubliée. L'éducation civique ne doit pas être considérée comme une matière secondaire mais elle doit faire partie des acquis fondamentaux. Les enfants doivent absolument connaître la Constitution, leurs droits en tant qu'enfants et les droits du citoyen. Les phénomènes que l'on observe sur internet sont la résultante de cet enseignement imparfait.
Sur notre ligne d'écoute, nous avons la chance d'accueillir toutes les personnes qui peuvent être confrontées à des difficultés sur internet, Les formes de racisme semblent s'y inscrire dans la continuité des comportements hors ligne. Nous notons cependant une certaine tendance à la banalisation de la violence sur internet chez les jeunes, y compris pour ce qui est du racisme. Les jeunes en viennent à penser qu'il n'est pas nécessaire de lutter contre les discriminations puisqu'elles font partie intégrante de leur quotidien.
Dans le cadre de nos activités, nous observons toutes sortes de comportements de rejet, d'intolérance et de haine, et le racisme n'en représente qu'une part minoritaire. Lorsque nous intervenons en classe, les jeunes s'accordent à dire que le racisme est intolérable et doit être combattu, et pourtant, ils ont intégré des préjugés, ces derniers étant d'autant plus nombreux qu'ils avancent en âge.
Les messages à caractère haineux ou discriminatoires peuvent avoir des effets considérables sur leurs victimes mais nous faisons face à une difficulté : nombre de ces victimes ne se déclarent pas comme telles, ce qui complique notre appréhension de la problématique et la détection des phénomènes à bas bruit. Nous sommes fréquemment conduits à travailler sur des situations où les attaques peuvent être assez insidieuses et pas ouvertement discriminatoires ou racistes. Il peut s'agir de photographies ou d'images détournées par exemple. Ces comportements insidieux n'en sont pas moins violents. Qui plus est, les modérateurs des plates-formes peuvent rencontrer des difficultés à identifier ces agressions, et notamment s'ils ne sont pas francophones ou aptes à reconnaître un contexte comme un Français pourrait le faire. Nous jouons ainsi le rôle de tiers de confiance auprès de ces plates-formes. Un autre problème fréquent est l'incapacité de certaines plates-formes à traiter les situations dont nous les saisissons dans un délai acceptable, ce qui contribue à la viralité des propos. Nous identifions là une importante marge de progression. Il arrive même que nous ayons des difficultés à leur faire comprendre la gravité d'une situation lorsqu'il s'agit de plates-formes étrangères qui ignorent certains éléments de contexte français.
Nous pensons que l'action préventive est tout autant importante que la répression. Nous intervenons ainsi au plus jeune âge possible, dès le CE1. Nous constatons un fort intérêt des enfants pour les sujets liés au racisme, un intérêt qui va croissant avec l'âge. Les enfants sont en attente d'informations et de réflexions sur ces problématiques.
Vos propos étaient très riches et répondent déjà assez largement à nos interrogations pour la thématique qui nous intéresse aujourd'hui. Je retiens notamment la notion d'exemplarité, et l'idée qu'il faut mener une action particulière sur les comptes ayant énormément d'audience, et qui ont de ce fait une responsabilité plus importante. Ce point me semble commun à vos trois discours, et nous n'avons pas nécessairement réussi à l'inclure dans notre texte précédent.
Il convient également de mettre en exergue le rôle de l'Europe. Nous avions placé beaucoup d'espoir dans cet échelon, qui pourrait nous permettre collectivement de conférer un statut particulier aux réseaux sociaux, qui ne sont ni hébergeurs ni éditeurs. Cela permettrait de les encadrer de manière spécifique.
J'ai été enseignante en lycée professionnel, et je souhaiterais revenir sur le rôle de l'école. Je pense que nous avons, avec mes collègues, consacré un temps suffisant dans les programmes aux chartes, aux droits de l'enfant, etc. Par ailleurs, j'ai toujours vu mes collègues prendre le temps de déconstruire les préjugés et ce quelle que soit la matière enseignée. Ce travail est essentiel pour établir une ambiance saine dans la classe. En outre, je ne pense pas qu'il appartient seulement à l'école d'inculquer les valeurs de notre société. Quant aux règlements intérieurs, s'ils sont déjà censés intégrer la notion de respect, certains établissements vont plus loin dans ce domaine en élaborant des chartes sur le sujet.
La co-construction de ces chartes avec les élèves me semble primordiale, et ce dès le plus jeune âge. Nous avons cependant parfois du mal à la mettre en œuvre en France.
Il suffirait de proposer un texte qui obligerait les réseaux sociaux à faire signer aux comptes extrêmement suivis une charte efficace. Il n'y a là aucune contradiction avec la liberté d'expression, puisqu'il s'agit simplement de respecter le droit français, qui n'est pas un droit censeur. La charte ne sera pas compliquée à écrire, et nous serons à vos côtés si vous avez besoin d'aide.
Une consultation se tient actuellement sur le paquet européen relatif aux services numériques ( digital services act package ), qui est également censé répondre à ce type de questions. Les efforts législatifs européens et français pourront donc être coordonnés.
Je partage complètement l'idée que la co-construction est nécessaire, mais à condition de reposer sur une base solide. Les élèves ont besoin de fondamentaux et je ne pense pas qu'ils soient capables de les construire intégralement par eux-mêmes. Nous proposons ainsi, à l'école et en dehors, des concours de cyberéloquence, que nous avons appelés des « respect duels ». Nous avons noué un partenariat avec les réseaux sociaux pour ce faire. L'idée de la démarche consiste à tenir un propos humoristique mais respectueux de la loi. Ces concours rencontrent un vif succès et véhiculent une idée positive et éducative de sensibilisation en co-construction.
J'aimerais revenir sur l'exemplarité. Il est certes possible de mener des actions sur les réseaux sociaux, mais il est indispensable de se pencher sur les médias traditionnels, et notamment la télévision. Hier soir sur CNews, Éric Zemmour a déclaré lors d'un débat sur les migrants mineurs isolés : « Il faut que tous ces jeunes, comme le reste de l'immigration, ne viennent plus. Ils n'ont rien à faire ici. Ils sont voleurs, assassins, violeurs. C'est tout ce qu'ils sont. Il faut les renvoyer. » Chaque nouvelle déclaration d'Éric Zemmour est une catastrophe pour les jeunes.
La sanction est le pendant de l'engagement, et elle est d'autant mieux acceptée, notamment par les jeunes qu'elle est indiquée dans la règle. On a parfois tendance à considérer le terme « sanction » comme un gros mot en France mais ce n'en est pas un.
Et les sanctions se doivent d'être rapides.
Absolument. L'exemplarité passe par l'exécution de la loi. Les jeunes que nous interrogeons sont majoritairement favorables aux sanctions entre eux, et près de 70 % d'entre eux considèrent que les cyberviolences devraient être davantage sanctionnées. L'absence de sanction peut induire un passage inconscient de victime à auteur.
Certaines opinions sur les réseaux sociaux doivent être sanctionnées, et elles le sont de plus en plus souvent. Les réseaux sociaux donnent la parole à de nombreux groupes et citoyens mais ils peuvent aussi minorer voire supprimer la parole des comptes jugés problématiques.
Nous devons également réfléchir à la question du seuil au-delà duquel un compte peut être considéré comme un leader d'opinion, et devant dès lors être soumis à une plus grande exemplarité. Certaines plates-formes ont créé une notion de « compte public » ou personnalités publiques pour les membres touchant une certaine audience, les astreignant à une surveillance accrue, mais sur d'autres des comptes qualifiés de « privés » peuvent compter des centaines de milliers d'abonnés sans pour autant être considérés comme des leaders d'opinion.
Les jeunes savent que le racisme est un sujet qui peut permettre de gagner rapidement une forte audience sur internet, et que règne une certaine impunité dans ce domaine. Ils peuvent alors avoir tendance à créer volontairement des contenus offensants, espérant qu'ils deviendront viraux et accroîtront leur notoriété. Le racisme devient ainsi quasiment un moyen de communication à part entière, ce qui est préoccupant.
La recette de l'audimat à la télévision ou sur les réseaux sociaux est en effet utilisée par différentes catégories d'acteurs. Je vous remercie.
La séance est levée à 10 heures.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 9 heures
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Robin Reda, Mme Michèle Victory
Excusés. - M. Bertrand Bouyx, Mme Nathalie Sarles, Mme Alexandra Valetta Ardisson