Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Pon, responsable ministériel du numérique en santé.
La séance est ouverte à 11 heures.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.
Nous poursuivons nos auditions sur la souveraineté numérique et les données de santé en recevant M. Dominique Pon, responsable ministériel du numérique en santé et directeur général de la clinique Pasteur de Toulouse.
La stratégie Ma santé 2022 a été présentée par le Président de la République et par la ministre des solidarités et de la santé en 2018. Elle a été reprise au sein de la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation de notre système de santé. Cette loi a encouragé le déploiement de la télémédecine et du télésoin, a prévu la création d'une plateforme de données de santé – le Health Data Hub – ainsi que la possibilité pour chaque usager d'ouvrir un espace numérique de santé (ENS) d'ici le 1er janvier 2022. Nous sommes heureux d'échanger avec vous, M. le directeur général, sur l'état d'avancement de ces différents projets et la manière dont ils intègrent l'impératif de souveraineté numérique.
Je souhaite vous interroger sur trois points en particulier.
Je souhaiterais tout d'abord que vous nous présentiez un état d'avancement de la stratégie Ma santé 2022. Notre mission d'information portant sur le thème de la souveraineté numérique, j'aimerais savoir comment vous appréhendez cet enjeu et de quelle façon vous l'intégrez au sein de vos choix techniques. Cela nous permettra de revenir sur le lancement du Health Data Hub et en particulier sur le choix de recourir au cloud de Microsoft. J'aimerais également savoir si vous avez été confronté, en pratique, au même type d'arbitrage au sein des projets dont vous avez la charge et quelle a été, le cas échéant, votre doctrine pour trancher entre les différentes offres disponibles.
Le deuxième point concerne la gestion et la protection des données de santé. L'actualité récente est marquée par des cyberattaques contre les systèmes d'information des établissements de santé. Face à la sophistication de la menace cyber, comment est-il possible, selon vous, de garantir un niveau de protection maximale à nos infrastructures numériques, en particulier dans le domaine de la santé ?
Enfin, le dernier point concerne la formation aux technologies du numérique en santé. Votre action témoigne de l'importance croissante du numérique et des technologies de pointe pour la prise en charge des patients. Selon vous, quelle est la place du numérique dans les formations de santé ? Quels progrès envisagez-vous grâce à la numérisation de notre système de santé ?
Nous publions chaque année un document de bilan portant sur l'ensemble de la feuille de route du numérique en santé. Nous nous astreignons chaque année à la transparence quant aux engagements que nous avons pris en avril 2019. Nous tenons, à la semaine près, la totalité des engagements compris dans cette feuille de route qui regroupe cinq orientations et trente actions extrêmement concrètes. Nous dépensons, Mme Laura Létourneau, la totalité des équipes et moi-même, une énergie folle pour tenir, à la semaine près, les engagements pris. Cette feuille de route définit un cadre d'action et d'orientation allant jusqu'à la mi-2022. Nous irons au bout et nous ferons ce que nous avons promis.
Je rappellerai le principe général de la feuille de route. Son point de départ est le rapport présentant un état des lieux du numérique en santé en France préparé par Mme Annelore Coury et moi-même. Je m'occupe du pilotage national de la stratégie du numérique en santé et je suis également directeur d'établissement. Depuis vingt ans, je suis confronté à la réalité du numérique en santé en France. Je constate qu'en la matière, nous naviguons entre le fantasme et la frustration. Nous fantasmons les apports positifs du numérique en santé, mais nous sommes incapables d'être humbles, pragmatiques, de décider d'actions claires, d'avancer collectivement et dans la durée. Beaucoup d'autres pays ont adopté une approche beaucoup plus humble que la nôtre, ont moins fantasmé le numérique et avancent depuis quinze ans, brique après brique, pour construire un système numérique de santé cohérent.
Ces quinze dernières années, je constate qu'il n'y a eu aucune doctrine, aucun portage politique, aucun volontarisme : chacun a développé ce qu'il souhaitait – les régions, les hôpitaux, les professionnels de santé, les industriels, les start-up. Sans socle commun, sans référentiel commun, sans logiciels communiquant entre eux, aucune règle n'existe aujourd'hui pour garantir la sécurité suffisante des données de santé. Les professionnels de santé sont extrêmement frustrés car ils sont confrontés à des ruptures dans les parcours de soin, puisque les logiciels ne communiquent pas entre eux. Le citoyen, lui, n'a toujours pas accès à ses informations de base et à ses données de santé en ligne pour devenir acteur de sa santé.
Dans ce contexte, plusieurs choix étaient possibles. La feuille de route du numérique incarne le parti-pris selon lequel il n'existe pas d'homme, ni de femme, ni de logiciel providentiel pour résoudre la totalité des sujets du numérique en santé en France. La meilleure façon d'avancer est d'adopter une posture humble et extrêmement pragmatique. Il nous faut fixer un cadre de valeurs et une vision communs, dans lesquels nous obligerons l'ensemble des acteurs à s'inscrire. Nous sommes un peuple frondeur et dans l'autodénigrement permanent. Nous devons donc imposer une vision. L'État est le seul acteur capable de réguler, d'organiser tout cela et de proposer des services numériques socles.
Nous proposons donc le cadre de valeurs suivant :
– tout d'abord, nous devons être redevables d'une stratégie de résultats qui s'inscrit dans un cadre de valeurs souverain. Je crois à la souveraineté nationale et européenne en matière de numérique en santé ;
– ensuite, le numérique en santé ne doit pas concerner seulement les professionnels : il doit également concerner les citoyens. Le numérique en santé doit être directement orienté vers les citoyens. Nous devons proposer des plateformes numériques pour le citoyen français ;
– enfin, le cadre éthique du numérique en santé n'est pas seulement lié à la souveraineté et qu'au Règlement général sur la protection des données (RGPD). L'éthique doit être la marque européenne et française du développement du numérique en général, et du numérique en santé en particulier.
Notre cadre de valeur se résume donc par ces trois points clés : souveraineté, citoyenneté, éthique.
Nous portons également une vision. Elle consiste à demander à l'ensemble des acteurs qui développent des outils numériques de converger vers des référentiels-socles construits par l'État et imposés à l'ensemble des acteurs. Ces référentiels socles comprennent, par exemple, un téléservice permettant de créer une identité numérique de base pour chaque citoyen et de s'échanger des données de santé. Cela est désormais fait. Cela comprend également le référencement des professionnels de santé dans des annuaires proposés par l'État ainsi que des référentiels des terminologies de santé. L'État arbitre, il fixe le cadre – s'inscrivant pour cela dans un référentiel international et européen – et l'impose à tous les acteurs. L'État construit également des briques techniques en matière de cybersécurité imposées à l'ensemble de l'écosystème.
Le cœur du dispositif est l'espace numérique de santé. Il s'agit d'une plateforme souveraine portée par l'État, permettant à chaque citoyen français de gérer ses données de santé, de donner des consentements d'accès à ses données de santé, de posséder une adresse de messagerie sécurisée pour ses données de santé, de posséder un agenda santé et d'avoir accès à un catalogue numérique d'applications développées par l'écosystème et référencées par l'État dans l'espace numérique de santé du citoyen. Cette plateforme constitue réellement le point clé de toute notre stratégie. Pour être souverain, l'État doit créer les fondations du numérique en santé en France. Il doit construire la plateforme – le contenant –, ouverte et destinée au citoyen, et référencer les services numériques qui ont accès à cette plateforme. Je suis profondément convaincu que nous sommes en train de construire ce qui va nous permettre d'être souverains en matière de numérique en santé.
S'agissant de la souveraineté, le Health Data Hub a fait le choix de recourir à un cloud américain, à savoir la solution Azure de Microsoft. Nous avons auditionné le Ouest Data Hub et l'AP-HP : ils sont tout à fait favorables au Health Data Hub, mais ils portent une vision différente et mettent en avant un souci de souveraineté. Pourquoi donc avoir fait le choix de recourir à un cloud américain pour le Health Data Hub ? Ce choix ne représente-t-il pas un boulet dans la construction de votre stratégie ?
Cela est compliqué. Je suis redevable des actions dont j'ai la responsabilité, et la totalité de ces actions s'inscrit dans une stratégie régalienne et souveraine – c'est le cas, par exemple, de l'espace numérique de santé. La seule action dont je n'ai jamais eue la responsabilité est le Health Data Hub. Or, vous me questionnez à ce sujet.
S'agissant de la situation du Health Data Hub, je comprends que la commande politique donnée exigeait de construire une plateforme d'hébergement des données de santé dans un cloud, à très court terme et avec un niveau de sécurité très élevé. Cela signifie que, dans tous les cas, la commande politique court-termiste conduisait au choix d'un cloud qui n'était pas souverain. À l'état de l'art, compte tenu des délais et des exigences de sécurité donnés, il n'était pas possible de faire le choix d'un cloud souverain. Si j'avais moi-même reçu la commande politique, j'aurais lutté du mieux possible pour faire comprendre que la commande politique n'était pas la bonne. La bonne commande politique suppose de se donner davantage de temps et de construire un cloud souverain avec quelques industriels européens. J'aurais alors demandé si la commande politique pouvait évoluer. En matière de numérique en santé en France, depuis mes prises de fonction, j'ai milité et tenu bon en faveur du modèle souverain. Alors que quand je parlais de la notion de souveraineté, il y a cinq ans, j'étais considéré comme un « ringard ».
Je veux bien vous croire. Le sens de ma question est le suivant : la caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) a fait savoir par communiqué de presse qu'elle refusait de transmettre ses données aux Health Data Hub. Cela a forcément des impacts sur l'avancement de votre stratégie. Je vous interroge donc sur les conséquences de ces choix sur l'ensemble de la stratégie de Ma santé 2022.
Cette affaire du Health Data Hub est le symptôme d'une maladie française. Nous fantasmons le fait de devenir l'un des leaders du numérique en santé, mais la réalité est que nous ne disposons pas des bases souveraines pour le faire. Je milite pour une solution souveraine, pragmatique, humble, progressive et collective. Nous devons construire notre modèle humblement et pas à pas, sans chercher à copier des modèles libertaires à l'américaine ou autocratiques à la chinoise. Nous devons fixer un cadre éthique et souverain pour le numérique. Évidemment, nous n'aurons pas instantanément un cloud du niveau d'Amazon ou de Microsoft, mais nous attirerons des talents car nous créerons du sens autour du numérique, dans la tradition humaniste et éthique européenne.
Je milite donc pour que nous fixions d'abord ce cadre de valeurs. Il faut pour cela faire preuve d'humilité : nous ne serons pas capables de tout faire tout de suite. Nous avons dix années de retard sur les Américains en matière de numérique. Le modèle du futur n'est pas forcément « big », il consiste avant tout à réussir à donner du sens au numérique. L'humanisme numérique est l'avenir. Il créera de la valeur. Nous attirerons les talents si nous tenons bon dans cette vision. Cela nécessite d'être humbles.
Je partage en grande partie votre position. Un ensemble d'auditions précédentes a relayé l'idée selon laquelle la commande publique ne permet pas l'émergence d'un écosystème ni de favoriser des solutions françaises et européennes. Ressentez-vous également cela au quotidien dans votre métier de « terrain » ? Avez-vous pris cela en compte dans l'élaboration de la stratégie ?
Je dirige une clinique privée, mais je suis extrêmement attaché au bien commun et à l'État. Je suis désormais en immersion dans l'administration et je comprends ses contraintes et ses lourdeurs.
Si l'exigence d'être souverains est réellement portée, si émerge une conscience citoyenne que la souveraineté est essentielle pour sauvegarder notre système de santé, notre modèle de société, notre tradition de pensée, alors je crois qu'un mouvement se déclenchera qui amènera également de nouvelles clauses dans les appels d'offre pour les hôpitaux publics. Je pense que nous finirons donc, malgré tout, par y arriver. À mes yeux, il a manqué, depuis dix ans, une vision politique durable qui définit ce cadre de valeurs. Cette vision politique a toujours été floue ; cela explique le cadre actuel des marchés publics. Nous nous intéressons aux problématiques de souveraineté seulement récemment et après-coup.
Construire notre souveraineté numérique est possible. Les services numériques de la stratégie Ma santé 2022 existent aujourd'hui dans un cadre souverain. L'espace numérique de santé que nous construisons avec l'Assurance maladie sera souverain. Cette action est peut-être humble ; mais elle constitue une brique fondamentale pour construire notre souveraineté numérique du futur. Nous devons donc fixer un cap sur le long terme et cesser de changer de direction.
Comment faudrait-il donc faire pour élaborer cette stratégie et la maintenir dans le temps ? Cela nécessite-t-il selon vous des changements organisationnels ?
Quand Mme Annelore Coury et moi-même avions rédigé notre rapport, nous nous étions demandés : qui dirige le numérique en santé en France ? La seule solution de court-terme, que nous avions trouvée alors, était la création d'une délégation ministérielle. La délégation pilote les différentes agences : l'agence du numérique en santé, les équipes de l'Assurance maladie, l'agence technique de l'information sur l'hospitalisation (ATIH), les agences régionales de santé (ARS). Cela permettait de poser clairement une responsabilité et de savoir qui arbitre et définit une vision. Le problème a donc été partiellement résolu par la création de cette délégation ministérielle du numérique en santé.
Je pense néanmoins que ces enjeux mériteraient la création d'une direction centrale. Le numérique n'est pas seulement un outil : il constitue une stratégie en soi. Nous avons pour l'instant créé une délégation ministérielle. Cela a déjà beaucoup amélioré la capacité de coordination. Nous avons construit une vision commune, et les échelons territoriaux, régionaux et nationaux sont alignés et travaillent ensemble.
Comment faire pour que cela perdure dans le temps ? Je n'en sais trop rien. Ma conviction profonde est qu'il faut impliquer le citoyen français. Dès lors que le citoyen français disposera d'un espace numérique de santé et qu'il commencera à comprendre les enjeux liés au numérique en santé – notamment depuis la crise COVID –, il donnera un cap politique. Le cap politique apportera la pérennité – voilà ce que j'espère.
Faut-il impliquer le citoyen français en l'obligeant à entrer dans le système tel que vous l'avez défini, ou faut-il l'amener à entrer dans le système de façon volontaire ? Une partie de la population est réfractaire à ces questions du numérique. Certains enjeux ne sont aujourd'hui pas bien perçus. Faut-il imposer un système au citoyen ou bien montrer les avantages du système pour susciter son intérêt ? Par exemple, le dossier médical partagé n'a pas trouvé le succès que l'on espérait au départ.
Je m'exprime avec mes mots – que cela ne soit pas mal reçu. En France, nous infantilisons trop les citoyens. Nous ne responsabilisons pas les citoyens, nous les infantilisons. Il faudrait bien plutôt dire aux gens : voilà où l'on en est et cela n'est pas parfait ; et les interroger : quel modèle de société voulons-nous ? Nous restons passifs, à moitié fascinés et à moitié effrayés par ce que font les géants du web – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM). Ne voulons-nous pas plus humblement construire un système souverain ? L'État n'est-il pas le meilleur tiers de confiance qu'un citoyen puisse avoir, même si celui-ci n'apprécie pas son gouvernement ? Ne peut-on pas proposer aux citoyens de construire ensemble – l'État, les professionnels de santé et les citoyens – un système qui leur permette de se réapproprier les enjeux du numérique en santé ? Ce discours doit être transparent. Il ne doit pas annoncer le Grand Soir. À ma connaissance, ce discours n'a jamais été tenu.
Nous avons commandé une enquête Opinion Way pour présenter aux Français le principe de l'espace numérique de santé et ses fonctionnalités. À la question « Préférez-vous que ce projet soit porté par un acteur privé ou par l'État ? », 80% des personnes interrogées préfèrent l'État. Cette question n'avait jamais été posée publiquement auparavant. À la question « Que pensez-vous de ses fonctionnalités ? », les résultats montrent deux préoccupations majeures : la sécurité des données et l'inclusion numérique. L'État doit montrer qu'il essaie, avec les acteurs de terrain, de progresser vers l'inclusion numérique. Ce discours, non infantilisant, constitue la première étape. Le volet coercitif ne peut pas précéder ce débat citoyen que nous n'avons jamais organisé sur le numérique en général, et sur le numérique en santé en particulier.
Faut-il donc généraliser ce débat citoyen ? Doit-on organiser un débat sur le numérique en général, dont le numérique en santé est une des composantes ?
Cela constitue, à mes yeux, le point clé. Nous jouons notre modèle de société, notre tradition de pensée et notre cadre de valeurs. Les modèles libéraux et libertaires à l'américaine ne correspondent pas à notre culture. La France a connu le siècle des Lumières et l'essor des Droits de l'Homme. Sans aucun jugement de valeur, cela n'est pas notre tradition de pensée. Il est ultra pragmatique de tenir ce débat pour essentiel.
En tant que directeur d'établissement de santé, j'ai pleuré pendant la crise du COVID que nous ne soyons pas capables de fabriquer des masques, des circuits clos de respirateurs, des stents de cardiologie ou des valves chirurgicales. Je sais que, de la même manière, mes enfants pleureront demain que nous n'ayons pas fait le travail nécessaire pour être souverains en matière de numérique.
Cela doit faire partie de l'éducation populaire. Dès lors que l'on commence à expliquer l'idéologie sous-jacente aux outils numériques américains, les gens comprennent très bien les enjeux. Ce sujet est accessible. Il faudrait aborder ces enjeux par les canaux d'éducation populaire normaux, en parler sur des chaînes de télévision grand public. Cela devrait faire partie de notre responsabilité collective car nous jouons notre modèle de société pour les dix prochaines années. Le numérique se démocratise et il entraîne avec lui de nouveaux enjeux. Il faut faire confiance aux gens : ils sont capables de comprendre, d'appréhender les enjeux et de se positionner. Nous avons tous la responsabilité – les politiques, les journalistes, les citoyens, les associations – d'introduire ce débat populaire sur cet outil majeur pour notre liberté.
Comment est aujourd'hui vécu le numérique dans la population des soignants ? Constitue-t-il une contrainte ou un outil d'avenir ?
Il est extrêmement difficile de faire des généralités : je ne me prononcerai donc pas. Je vous répondrai par un exemple. Les personnes qui s'expriment sur le numérique dans le secteur de la santé expriment tout d'abord des frustrations.
Il y a dix-huit ans, j'ai été embauché à la clinique Pasteur de Toulouse comme informaticien. Un schéma directeur du numérique avait été élaboré par la société de conseil Ernst & Young. J'y ai opposé une autre solution : j'ai proposé de construire notre propre dossier patient informatisé, d'en faire une start-up, d'industrialiser cette solution, puis de la déployer dans d'autres établissements en France. Nous l'avons fait. L'ensemble des professionnels de santé ne croyait pas possible de créer notre propre dossier patient informatisé. Ce processus a pris du temps, il a donc fallu rester humble et gérer les frustrations des professionnels de santé. Plusieurs années après, les médecins considèrent cet outil comme indispensable et se prononcent tous en faveur de la numérisation. La première phase est donc la résistance, puis s'en suivent la frustration et enfin la réussite et la capacité à développer une activité.
Ensuite, nous avons proposé de développer un outil pour les patients. À nouveau, les professionnels de santé ont opposé de la résistance. Le taux d'adhésion des patients à cet outil a été d'environ 90%, alors même que la moyenne d'âge des patients se situait autour de 65 ans. L'outil leur a simplifié la vie et nous avons mis en place des métiers numériques de soignants qui humanisent l'outil. La résistance s'est donc dissipée, alors que le lancement du projet avait suscité un tollé auprès des professionnels de santé.
Dès lors qu'ils constatent la sincérité dans les engagements et les valeurs, et dès lors qu'ils sentent que l'outil dispose d'une vraie capacité à être utilisé dans le réel, les professionnels de santé accompagnent le changement. Il faut cependant faire preuve de sincérité, d'engagement et montrer des valeurs humanistes et de terrain. Cela est vrai dans le numérique et cela est vrai dans tous les secteurs. Il faut recréer la confiance collective dans le fait que nous allons nous en sortir.
Faisons-nous suffisamment de place au numérique dans les études des praticiens de santé ? Dressons-nous suffisamment les perspectives d'évolutions de leurs métiers à l'horizon de quinze ou vingt ans grâce à l'essor du numérique en santé ? N'avons-nous pas intérêt à faire évoluer les programmes pédagogiques des professionnels de santé pour y intégrer les enjeux du numérique ?
Cela constitue à mes yeux un point clé. Le numérique manque cruellement aux formations. Mais nous ne pourrons consacrer une plus grande part au numérique dans les études des professionnels de santé que si nous disposons d'une vision claire de ce que nous voulons pour le numérique en santé en France. Nous ne pourrons proposer une offre claire de formation au numérique, incluant des outils concrets pour les professionnels de santé, que si nous optons pour une feuille de route et un socle de valeurs communs et clairs, par exemple, construire un numérique placé directement au service du citoyen. Pour intégrer le numérique dans les programmes de formation, il faut au préalable avoir défini notre cadre de valeurs et notre vision pour le numérique. Sinon, cela revient à fragmenter à nouveau une vision collective, car aucun cadre n'a été fixé pour les programmes. Il ne suffit pas de dire que le numérique est important, qu'il va changer les métiers de la santé grâce à l'intelligence artificielle. Il faut d'abord cadrer la vision et les objectifs que nous poursuivons grâce au numérique.
Pour élaborer la stratégie Ma santé 2022, vous êtes-vous inspiré des modèles européens ou étrangers dont vous avez jugé l'architecture convaincante ? À titre d'exemple, la vaccination contre le COVID a montré qu'Israël disposait d'un système de numérique en santé très intégré, qui permettait aux laboratoires de dresser des retours d'expérience très rapides sur les effets de la vaccination. La stratégie Ma santé 2022 inclut-elle aussi des référentiels européens ou internationaux ?
Nous avons inclus des référentiels, mais pas des modèles. Je commencerai par une anecdote. Il y a trois ans, un patient de 75 ans venant de Bilbao en Espagne et passant ses vacances à Toulouse est hospitalisé en urgence dans mon établissement. Vivant à 300 kilomètres au sud de Toulouse, il m'a montré sur son smartphone ses antécédents médicaux, son traitement en cours, son pilulier virtuel. Ce genre de solutions n'existe pas en France. En Espagne, l'équivalent des espaces numériques de santé est déjà opérationnel. J'ai donc creusé le sujet et j'ai étudié les stratégies en vigueur en Belgique et au Danemark. J'étais par ailleurs allé me former en tant que directeur d'établissement aux États-Unis.
Tous ces modèles concrets reposent sur un système citoyen et sur une reprise en main du cadrage par l'État. Je me suis donc posé la question de savoir comment adapter cela à notre culture et nos valeurs. Imposer un système unique (par exemple, imposer à tous les médecins généralistes un même logiciel) n'est pas possible en France, compte tenu de notre tradition de pensée et de notre culture. J'en suis donc venu à la conclusion que tous les logiciels existants doivent se baser sur les mêmes briques régaliennes. En France, il est impossible de réformer au point d'uniformiser de manière autocratique. Cela n'est pas du tout en phase avec notre culture. Nous proposons donc la logique d'État-plateforme : l'État fournit la plateforme et les industriels fournissent les briques à y intégrer.
Quels éléments sont aujourd'hui manquants d'un point de vue législatif ou réglementaire pour avancer dans la construction de la stratégie Ma santé 2022 ? Doit-on modifier, faire évoluer, supprimer des freins législatifs ou réglementaires ?
Je constate absolument partout des manques réglementaires. Je n'identifie pas un point central qu'il conviendrait de modifier pour tout régler. Il existe de nombreuses incohérences dans les textes réglementaires : puisqu'aucune vision n'était portée, tout s'est construit par strates, par décrets et par arrêtés qui ne sont pas cohérents les uns avec les autres.
La feuille de route inclut un important volet juridique pour rendre tous ces éléments cohérents. Nous avons aujourd'hui besoin de davantage des fonctionnaires sur ces sujets. Il nous manque de la main d'œuvre compétente pour accélérer les réponses à tous ces manques et rendre tous les textes cohérents.
Ce que vous construisez actuellement en matière de données de santé peut-il être mutualisé avec d'autres domaines ? Votre méthode pourrait-elle être déployée dans d'autres domaines et si oui, lesquels ?
Puisque nous ne disposons pas, hélas, d'un ministère du numérique transversal, comment pouvons-nous donner envie à d'autres ministères de s'inspirer de votre méthode et de votre stratégie ?
Ma conviction profonde est que tous les principes de conduite du changement mis en œuvre dans ce modèle peuvent être dupliqués. À mes yeux, les ressorts essentiels en sont les suivants :
– tout d'abord, un cadre de valeurs porté de manière sincère ;
– ensuite, une forte présence sur le terrain pour convaincre et définir une vision commune ;
– enfin, une fondation constituée de quelques briques techniques fixées par l'État, dans une logique ouverte à l'écosystème afin que l'innovation portée par le système privé vienne compléter les services numériques de l'État.
Ce modèle peut se répliquer dans l'éducation, la justice, la recherche – dans quasiment tous les domaines.
L'autre point clé est la numérisation des démarches administratives, avec un seul identifiant. La notion d'espace numérique de santé pourrait être un espace numérique citoyen. Général, il pourrait regrouper une brique pour les données administratives, une brique « santé », une brique « éducation », et ainsi de suite. À mes yeux, l'objectif final est de proposer ce type de service aux citoyens. L'État apporterait à ce sujet une garantie à l'écosystème, grâce à un catalogue numérique d'applications développées par l'écosystème et référencées par l'État dans l'espace numérique. Toutes les démarches administratives, tous les identifiants, tous les sujets clés de la vie quotidienne pourraient être rassemblés dans cet espace numérique, dont l'État proposerait le socle de base, sans en développer tous les services numériques. Cela serait le modèle du futur en France. Cette proposition est ultra basique, mais nous en avons besoin.
Quelles sont, pour vous, les perspectives du numérique en santé en France, en Europe et dans le monde ? Quelle sera la place du numérique en santé dans dix ans et à quoi servira-t-il ?
Ma réponse n'est pas basée sur une analyse objectivée et prospectiviste. Mon ressenti est que l'usage du numérique en santé par le citoyen constituera le futur. Cela dépassera les avancées de l'intelligence artificielle. Les investissements, partout dans le monde, pour proposer des applications citoyennes de santé créeront un impact réel et feront bouger les lignes. J'en veux pour exemple le boom des digital therapeutics – cela constitue d'ailleurs une filière industrielle forte en France. À mes yeux, l'avenir du numérique est de se développer du côté des usages du citoyen : cela recouvre les applications de détection précoce des maladies, de prévention, d'auto-surveillance, de lien avec son médecin, de gestion de son parcours de soin impliquant le patient lui-même et tous les usages de la médecine 4P (personnalisée, préventive, prédictive, participative).
L'actualité récente rapporte de nombreux cas de cyberattaques sur des établissements de santé. La protection informatique des hôpitaux et des cliniques est-elle au niveau en France ?
Je peux vous assurer que n'importe quel hacker déterminé peut casser n'importe quel système d'information d'un hôpital en France – y compris mon établissement, et pourtant, nous faisons tout ce que nous pouvons en la matière. Nous sommes fragiles. Ce sujet n'a jamais été une priorité pour les directeurs généraux. Cette préoccupation est très récente.
Je milite pour conduire un exercice « Plan blanc » dans tous les établissements de santé : cela permet de tester en réel nos capacités à continuer à soigner, sans avoir accès à aucun service numérique. À mes yeux, un tel exercice constitue le B.A-BA. Mais cela n'a jamais fait partie des priorités nationales, car la maturité et les connaissances des enjeux du numérique font défaut. Nous sommes fragiles et il faut donc y mettre les moyens : il faut acculturer les personnels, il faut créer des compétences. Il est extrêmement difficile de recruter des personnels compétents en matière cyber dans les hôpitaux publics. Bien souvent, les grilles de salaires ne permettent pas de recruter des personnes compétentes.
La cybersécurité et la sécurité des systèmes d'information se construisent sur des années. Cela constitue un travail de long terme. Cela nécessite de travailler tout un tas de sujets dans une démarche d'amélioration continue. Nous sommes en retard en la matière.
Cela ne fait pas partie des exercices demandés dans les plans blancs. Nous allons l'inclure dans les exercices obligatoires. De mon propre chef, j'avais décidé de conduire dans ma clinique des exercices de simulation « sans informatique dans les services ».
Un autre point extrêmement important en matière de cybersécurité concerne la centralisation des données. Ce sujet donne lieu à des débats que je juge un peu immatures. En France, l'on a souvent peur que la centralisation des données cause une atteinte aux libertés individuelles. Il faudrait expliquer que nous sommes en mesure de donner un maximum de gages de sécurité sur les données recentralisées. Nous ne pouvons pas garantir qu'il n'y aura jamais aucune faille. Mais nous pouvons garantir que nous avons tout fait pour rendre le système le plus sécurisé possible. Puisque le débat sur la centralisation suscite des peurs, nous préférons fermer les yeux et répartir nos données dans divers lieux, qui créent des « passoires » de sécurité partout. Ce sujet n'a jamais été abordé franchement. Les gens pourraient comprendre qu'il y a un intérêt à centraliser certaines données dans un lieu sécurisé. Ce débat n'a jamais été tenu, et cela donne donc lieu à des débats immatures portant sur les peurs et les libertés individuelles.
J'aborderai un dernier point extrêmement important. Sur ces sujets, nous sommes un peuple qui a perdu confiance en lui. Nous mettons en œuvre un mécanisme de défense par rapport à cette perte de confiance dans notre modèle : l'autodénigrement. Nous croyons que nous n'y arriverons pas, nous pointons constamment ce qui ne marche pas. Ce comportement est névrotique. Une de nos responsabilités collectives – les parlementaires en particulier, mais aussi les médias – est de changer de principe. Nous devons revenir à un principe d'humilité, en ayant confiance dans nos valeurs et en mettant en avant les avancées positives, les réussites de terrain. Cela peut nous redonner une dynamique de construction positive. Ce comportement, que je constate dans les discours et dans les politiques publiques, pose un problème très profond à mes yeux. Nous en souffrons énormément dans le numérique.
Oui, de belles histoires réelles. Il faut mettre en avant les héros du quotidien, les gens de terrain qui réalisent des actions qui s'inscrivent dans le cadre de valeurs que nous souhaitons pour notre pays. Ils sont nombreux. Il faut les mettre en lumière.
La séance est levée à midi.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 4 mars 2021 à 11 heures
Présents. – MM. Philippe Latombe, Denis Masséglia, Jean-Luc Warsmann