La réunion

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La séance est ouverte à quinze heures dix.

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Chers collègues, nous recevons, aujourd'hui, Monsieur Charles Duchaine qui a été juge d'instruction à Marseille jusqu'en 2014, après avoir exercé en Corse et à Monaco. Monsieur Duchaine, vous avez consacré une grande partie votre carrière à lutter contre la criminalité organisée. Vous êtes un habitué des dossiers sensibles. Vous avez été à la tête de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) de septembre 2014 au 17 mars 2017, date à laquelle vous êtes devenu directeur de l'Agence française anticorruption (AFA).

L'Agence a été créée par la loi du 9 décembre 2016, dite loi Sapin 2. Rattachée aux ministères des finances et de la justice, elle constitue l'un des volets du triptyque anticorruption, instauré il y a cinq ans avec la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) puis celle du Parquet national financier.

La loi confie à l'Agence le contrôle du respect de la mise en oeuvre du programme anticorruption que doivent adopter les sociétés et les établissements publics à caractère industriel et commercial employant au moins 500 salariés et dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros, ainsi que des procédures de prévention et de détection des atteintes à la probité au sein des administrations de l'État et des collectivités territoriales.

Nous vous avons convoqué aujourd'hui pour mieux comprendre votre rôle et le fonctionnement de l'Agence, mais également pour savoir si notre dispositif législatif est suffisant, face au constat d'une surreprésentation des entreprises françaises dans les dossiers relatifs à l'application de lois anticorruption, notamment américaines. J'ai eu l'occasion de lire certains de vos déclarations. Je crois que vous avez une idée assez précise des moyens qui manquent encore à notre législation, et notamment à votre agence, pour que nous soyons réellement à armes égales.

Nous avons évidemment quelques questions à vous poser. La France a procédé à d'importantes réformes d'organisation judiciaire et de procédure pénale pour s'adapter à la nouvelle donne procédurale. La convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), créée par la loi Sapin 2, permet ainsi au Procureur de la République de proposer à une personne morale, mise en cause pour certains délits d'atteinte à la probité, de souscrire à des engagements sous la forme d'une convention, avant toute mise en mouvement de l'action publique. C'est le pendant de ce que font les Américains dans le cadre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Cette compétence est entre les mains du Parquet national financier. L'AFA participe-t-elle à la mise en oeuvre de ces dispositions transactionnelles ? Si c'est le cas, de quelle manière intervient-elle ?

La France a très tôt reconnu l'importance d'une protection spécifique des informations économiques stratégiques des entreprises. La loi dite « de blocage » du 28 juillet 1968 interdit, sous peine d'amende, la communication à des autorités étrangères de documents ou de renseignements de nature économique en dehors des cas prévus par les traités internationaux. Personnellement, j'ai un peu de mal à comprendre comment était gérée concrètement cette loi « de blocage » avant la loi Sapin 2.

Depuis l'adoption de ce dernier texte, c'est l'AFA qui en pilote le volet anticorruption. Comment parvenez-vous à filtrer les informations transmises aux autorités étrangères par les moniteurs, notamment lorsqu'il s'agit d'informations sensibles et protégées ? L'Agence gère-t-elle le dossier seule ou demande-t-elle conseil sur la façon dont elle pourrait établir un filtre ou opposer des réserves à l'autorité requérante ?

Ce matin, nous avons reçu des avocats spécialistes de ce domaine et praticiens de la justice américaine. Ils nous ont dit à quel point il était important de ne pas pénaliser les entreprises en faisant un usage excessif de cette loi, en les empêchant d'entrer trop vite et facilement en discussion avec le Department of justice (DOJ). En même temps, nous devons protéger, le cas échéant, des informations sensibles. Comment maniez-vous cet outil ?

Le principal reproche formulé par les juridictions américaines à l'égard de la loi de blocage française est son manque de caractère contraignant. En conséquence, elles n'en reconnaissent pas vraiment la valeur. Quel regard portez-vous sur cette loi ? Pensez-vous que si les condamnations étaient moins rares et plus dissuasives, cette loi pourrait être davantage reconnue par les juridictions américaines ? Avez-vous des propositions à nous faire, sachant que la prochaine loi « PACTE » (Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises) pourrait sans doute être l'occasion de réviser certaines dispositions, y compris législatives, notamment sur le contrôle des investissements étrangers en France (IEF) ? Les dispositions de la loi Sapin 2 pourraient d'ailleurs être révisées à cette occasion. Peut-être plaiderez-vous en ce sens ?

Selon vous, le système de veille et d'intelligence économique de notre pays tient-il suffisamment compte de la mise en vulnérabilité des entreprises françaises du fait des procédures de discovery comme celle que connaît aujourd'hui le groupe Airbus ? Savez-vous s'il existe, au sein de l'appareil d'État, un mécanisme de veille pour toutes les procédures juridictionnelles ouvertes à l'étranger qui concernent des entreprises françaises ? Cette centralisation de l'information – au-delà des procédures anticorruption – est-elle faite quelque part ?

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Charles Duchaine prête serment.)

Permalien
Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

Je vais vous présenter brièvement l'organisation et les missions de l'Agence, pour que vous compreniez bien la suite de mon propos.

Vous l'avez rappelé, monsieur le président, notre agence a été créée par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 ; elle a une existence physique depuis ma nomination, le 17 mars 2017 ; et nous sommes installés dans nos locaux, au 23 avenue d'Italie, depuis le 22 mai 2017. Elle est donc en activité depuis huit ou neuf mois. Elle est un service à compétence nationale, rattachée au garde des Sceaux, ministre de la justice, et au ministre de l'action et des comptes publics. Notre vocation essentielle est d'apporter aide, assistance et soutien à toute personne physique ou morale, privée ou publique, en matière de prévention et de détection des faits de corruption. Entendus au sens large défini par la loi, ces faits comprennent la corruption, le trafic d'influence, la prise illégale d'intérêt, la concussion, le détournement de fonds publics et le favoritisme. Au cours de mon intervention, le terme corruption embrassera toutes ces infractions pénales.

Nous n'avons aucune attribution en matière répressive : nous ne faisons pas de police judiciaire et nous ne sommes pas une autorité judiciaire. Nous jouons un rôle en matière de prévention et nous avons deux grandes missions, l'une de conseil, l'autre de contrôle.

Dans le cadre de notre mission de conseil, nous menons des actions de formation et d'information dans les grandes écoles, les universités et les administrations qui nous sollicitent. Nous conduisons des actions de coopération technique bilatérale avec certains pays. Nous participons à la définition des positions de la France dans les différentes instances internationales telles que l'ONU ou le Conseil de l'Europe. Nous devons aussi préparer un plan pluriannuel de lutte contre la corruption et, pour ce faire, nous nouons actuellement des relations avec les différentes administrations de l'État pour connaître leurs besoins en la matière. Pour qu'un tel plan soit efficace, il doit être accepté par tous. Lorsqu'il sera élaboré, nous le soumettrons aux autorités et je pense qu'il devra être approuvé par le Premier ministre.

Quant aux missions de contrôle, elles portent sur la vérification de l'existence, de la pertinence et de l'efficience dans l'application des mécanismes de conformité anticorruption adoptés par les entreprises, les administrations de l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements, les fondations et les associations reconnues d'utilité publique. Ces contrôles se fondent sur les articles 3 et 17 de la loi Sapin 2.

L'article 3, qui concerne les personnes publiques au sens large, nous donne un pouvoir de contrôle sans condition : nous pouvons contrôler qui nous voulons, où nous voulons, quelle que soit la taille de l'entité. La loi ne prévoit pas d'obligation particulière ni de sanction en cas de manquement à ces mesures, mais cela n'affaiblit pas nos contrôles : nous irons contrôler, nous veillerons à ce que les mécanismes soient mis en place et nous essaierons de prodiguer toutes les recommandations nécessaires pour que l'esprit de la loi soit respecté.

L'article 17 concerne les acteurs économiques, qu'ils soient privés ou publics. Il prévoit huit obligations : établir une cartographie des risques ; élaborer un code de conduite intégré au règlement intérieur ; créer un système d'alerte interne ; mettre en place un système de formation des cadres et éventuellement des agents ; prévoir des audits internes, etc. Le non-respect de ces obligations peut donner lieu à des sanctions.

En cas de manquement constaté à l'occasion de nos contrôles, je peux adresser un avertissement qui ne fait pas grief ou saisir la commission des sanctions et requérir l'application de sanctions administratives : injonction de se soumettre à un programme de conformité sous notre contrôle ; application d'une sanction pécuniaire qui peut aller jusqu'à 200 000 euros pour les personnes physiques et un million pour les personnes morales ; publicité de la décision rendue par la Commission. Ces sanctions administratives ne font naturellement pas obstacle à l'application de l'article 40, le cas échéant, si nous découvrons des crimes ou délits de corruption consommés ou d'autres choses : dans de tels cas, nous devons dénoncer les faits au parquet.

Ces contrôles sont laissés à l'initiative du directeur qui n'a pas à justifier des conditions dans lesquelles il s'est convaincu de la nécessité de les ordonner, et qui n'a pas à justifier d'une saisine quelconque. Néanmoins, la loi prévoit que le Premier ministre, le président de la HATVP, les ministres ou les préfets – pour ce qui concerne les collectivités territoriales et leurs établissements – peuvent demander à l'AFA de réaliser un contrôle.

J'en viens aux contrôles qui vont sans doute vous intéresser le plus, compte tenu du sujet que vous évoquez, ceux que je qualifie de contrôles a posteriori. Il s'agit du contrôle et de l'exécution des peines et des mesures qui seraient décidées par l'autorité judiciaire. Au nom du procureur de la République, nous sommes chargés de veiller à la bonne exécution de la peine de soumission de l'entreprise à un programme de conformité anticorruption. C'est une peine complémentaire classique qui peut être prononcée par les juridictions correctionnelles. L'entreprise dispose d'un délai maximum de cinq ans pour mettre en place, sous notre contrôle, un programme de conformité tel que décrit à l'article 17. Nous devons rendre compte au parquet de la bonne exécution de cette mesure.

La loi du 9 décembre 2016 prévoit une deuxième mesure, sans aucun doute la plus importante : la CJIP, qui est une forme de transaction pénale. Pour que les choses restent simples, je n'aborderai que la CJIP conclue par le procureur, même s'il en existe aussi au stade de l'instruction préparatoire. Avant tout engagement des poursuites, le procureur peut proposer à une personne morale d'accepter une forme de transaction qui va consister à régler une amende dite d'intérêt public. Cette amende peut atteindre 30 % du chiffre d'affaires de l'entreprise, par référence aux trois derniers exercices. Dans le cadre de cette transaction, l'entreprise peut aussi être contrainte de se soumettre à un programme de conformité sous le contrôle de notre agence. Si elle est acceptée par l'entreprise et approuvée par le président de la juridiction concernée, cette mesure fera l'objet d'une publicité sur notre site et d'une exécution sous notre contrôle.

Le législateur français a clairement entendu confier à l'AFA un pouvoir monopolistique dans l'exécution des programmes de conformité, c'est-à-dire de ce que les Américains appellent le monitoring. Partant de ce principe, les autorités étrangères ne pourraient avoir plus de droits sur notre territoire que n'en ont nos autorités nationales. Nous considérons, j'espère à juste titre, que les mesures prises par les autorités étrangères devraient nécessairement se dérouler sous le contrôle des autorités françaises, en l'occurrence de l'AFA.

Nous n'avons pas les moyens – et sans doute pas la capacité d'expertise – de nous substituer aux moniteurs qui seraient désignés. En revanche, nous considérons que sommes totalement légitimes pour contrôler ce qu'ils font. Nous le sommes d'autant plus que la loi du 9 décembre 2016 nous a chargés, à la demande du Premier ministre, de mettre en oeuvre les dispositions de la loi dite « de blocage » pour les faits qui entrent dans notre champ de compétence, c'est-à-dire l'ensemble des délits que j'ai précédemment énumérés. Nous tenons à conserver cette compétence parce qu'elle constitue pour nous un véritable fondement légal à notre intervention dans la mise en oeuvre des programmes de conformité étrangers.

Vous m'avez interrogé sur la participation de l'AFA à la mise en oeuvre de ces CJIP. Dans la loi, c'est une mission de surveillance de l'exécution de la mesure. Nous avons essayé de nous rendre utiles de façon un peu plus large dans ce domaine. Le premier service que nous proposons aux parquets, c'est de nous livrer à une estimation des frais d'expertise qui pourraient être nécessaires à la mise en oeuvre d'un plan de conformité. Nous n'avons pas cette expertise en interne, et nous ne l'aurons probablement jamais parce que le contentieux serait trop fluctuant pour permettre de recruter des experts et d'internaliser cette charge. En revanche, nous pouvons faire appel à des experts extérieurs qui, aux termes de la loi, seront rémunérés par l'entreprise.

Nous avons établi un questionnaire sur la base de paramètres définis concernant les entreprises – situation, taille, secteur d'activité, chiffre d'affaires, etc. – et nous le proposons aux parquets qui peuvent le transmettre aux dirigeants d'entreprise. Dans le cadre de la négociation d'une CJIP, et au vu des éléments qui seront ensuite communiqués, nous indiquons aux parquets qu'il conviendra d'intégrer une somme de 50 000, 100 000, 200 000 ou 300 000 euros de frais d'expertise. En acceptant la conclusion d'une convention, l'entreprise fera l'avance de ces frais. Ce n'est pas à la justice de les avancer puisque ce ne sont pas des frais de justice. Notre agence ne peut pas les avancer non plus parce qu'elle n'en a pas les moyens et qu'elle pourrait avoir des difficultés à recouvrer ces sommes par la suite.

Deuxième service : nous renseignons les parquets. Nous sommes en passe de conclure une convention avec le Parquet national financier et le parquet de Paris, et nous allons essayer de faire de même avec les parquets français les plus importants. En vertu de cette convention, nous échangerons des informations, notamment sur d'éventuels contrôles précédents. Avons-nous déjà contrôlé l'entreprise en question ? Avons-nous un rapport ? Que savons-nous de sa situation au regard de sa conformité anticorruption ?

Nous proposons de communiquer ces rapports aux parquets, de façon à ce qu'ils disposent de ce qu'on appellerait des éléments de personnalité s'il s'agissait de personnes physiques. De telles informations peuvent être très utiles au moment de l'audience, notamment lorsque l'entreprise est poursuivie par plusieurs pays. Il peut être très intéressant que la France soit en mesure de fournir, aux Anglais ou aux Américains, un état récent et actualisé de la situation de conformité de l'entreprise, même si des faits ont été commis, même si des délits ont été consommés. Il est important de pouvoir annoncer des évolutions. En outre, le parquet – et éventuellement la juridiction correctionnelle – pourra adapter sa décision en fonction de la situation au moment où elle est appréhendée. Résumons : ce n'est pas la peine de faire un programme de conformité qui recouvre les huit points de l'article 17, s'il y en a déjà quatre ou cinq qui sont parfaitement satisfaits. Ce sont des informations que nous pouvons, le cas échéant, donner aux parquets.

C'est pourquoi nous considérons qu'il est de notre devoir de contrôler des entreprises qui feraient l'objet de poursuites pénales. Il n'y a aucun risque de télescopage entre nos missions et celle des parquets : ils instruisent sur le passé et nous le faisons pour l'avenir. Par conséquent, nous sommes dans des champs différents. Lorsque l'affaire a un caractère public, nous considérons que nous ne risquons pas de porter préjudice au déroulement ou à la sincérité de l'enquête pénale.

Voilà ce que je peux vous dire des CJIP. Pour l'instant, nous n'en avons eu qu'une seule, celle qui concernait l'affaire de la banque HSBC, mais dans laquelle nous n'avons joué aucun rôle puisqu'elle ne s'inscrivait pas dans le domaine de la corruption. Selon des renseignements qui me sont parvenus ce matin même, deux CJIP seraient soumises demain au contrôle du président d'une juridiction. Nous espérons donc avoir des mesures qui vont « mettre la pompe en marche », si vous me permettez cette expression, ce qui est absolument nécessaire.

L'AFA n'équivaut pas au DOJ américain ou au Serious Fraud Office (SFO) britannique. Nous sommes une agence de prévention et nous ne ressemblerons au DOJ et au SFO que dans une action coordonnée, complémentaire et harmonieuse avec les parquets, c'est-à-dire lorsque nous arriverons à faire marcher de front la prévention et la répression. Pour qu'une entreprise soit tentée de solliciter ou d'accepter une mesure de transaction telle que la CJIP, il faut qu'elle redoute, au plus haut point, la comparution devant une juridiction correctionnelle. En d'autres termes, il faut qu'elle ait l'assurance que les peines négociées seront égales ou inférieures aux peines prononcées dans le cadre d'une procédure de poursuites classiques. Nous n'en sommes malheureusement pas là. Cela me paraît extrêmement important parce que nous ne voulons pas tromper qui que ce soit sur nos possibilités : nous ne pourrons être réellement efficaces dans la mise en oeuvre de cette mesure que si nous avons une action pénale redoutée.

S'agissant de la loi dite « de blocage », j'ai assez peu d'expérience pour vous en parler car elle n'est pas appliquée tous les jours. Elle l'était auparavant sous l'empire du Service central de prévention de la corruption (SCPC). Depuis que nous existons, nous avons eu à traiter un cas unique, une fin de dossier concernant Alstom. Nous jouons un rôle réel et sérieux : nous nous réunissons avec la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) et avec le Commissaire à l'information stratégique et la sécurité économiques (CISSE), et nous examinons le dossier en cherchant à déterminer s'il recèle ou non des éléments qui mériteraient d'être retenus.

La difficulté est que nous intervenons tardivement, parfois un peu après la bataille. Il serait opportun que nous puissions exercer ce rôle de filtre lorsqu'une entreprise française fait l'objet de « poursuites » ou en tout cas d'une procédure dans laquelle un moniteur est désigné d'une manière que l'on nous dira conventionnelle. Quoi qu'il en soit, nous souhaiterions être informés systématiquement, de façon à pouvoir exercer ce rôle de filtre et de contrôle, ce qui, je vous l'avoue, n'est pas tout à fait le cas.

Comme nous avons conscience de nos moyens et de nos faiblesses, nous allons essayer de régler les choses – si tant est que nous soyons soutenus dans cette démarche par nos autorités – de la façon la plus diplomatique possible. Nous allons notamment tenter d'élaborer des protocoles ou des conventions avec nos homologues étrangers, notamment le DOJ et le SFO, parce qu'il n'y a rien de pire que de rester « hors du jeu ». Certains ont largement profité du fait que nous l'ayons été. À présent, nous entendons prendre notre place et nous imposer de manière intelligente dans ce mouvement, sans pour autant faire de l'obstruction.

La loi nous a confié un rôle qui paraît aller dans ce sens et qui n'est pas fondamentalement contesté a priori par les Anglais, les Américains ou la Banque mondiale. Nous allons de nouveau les rencontrer et proposer notre intervention selon des modalités qui, je ne vous le cache pas, ne sont pas encore totalement définies. En tout cas, nous souhaitons exercer un droit de regard ab initio parce que tout contact d'un moniteur avec une entreprise constitue, aux termes de la loi, un possible vecteur de transmission d'information.

Nous constatons que, jusqu'à présent, l'intervention des moniteurs en France ne passe ni par notre agence ni même par le canal de l'entraide pénale internationale, ce qui me surprend beaucoup, je dois l'avouer. Dans le cas d'une procédure pénale américaine, par exemple, le b.a.-ba est de passer par le canal de l'entraide, c'est-à-dire d'adresser au ministère de la justice une commission rogatoire internationale qui est alors communiquée à un juge d'instruction qui exerce son droit de regard.

À cet égard, je rappelle les dispositions de l'article 694-4 du code de procédure pénale qui semblent d'ailleurs assez conformes à celles de la convention européenne d'entraide d'avril 1959. Dans ce cas, elles prévoient que les informations susceptibles d'être communiquées le sont d'abord au procureur général, lequel peut, s'il l'estime nécessaire, saisir le garde des Sceaux. Il y a donc un filtrage. J'allais même dire que la boucle est bouclée parce que le garde des Sceaux pourrait nous saisir, dans la mesure où notre agence est rattachée directement à son autorité, avant de communiquer l'information. Notre avis serait facultatif, sans doute, mais nous pourrions au moins être saisis.

Je rappelle aussi l'existence d'un code pénal, au-delà de la loi « de blocage », car à certains moments il faut savoir rappeler les choses. L'article 411-5 du code pénal punit de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende le fait d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, lorsqu'il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. L'article 410-1 énumère les éléments qui constituent les intérêts fondamentaux de la Nation. On y trouve « son indépendance » mais aussi « des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique ». Nous ne sommes pas très loin, me semble-t-il, de notre sujet.

L'article 411-6 punit de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d'amende, le fait de livrer ou rendre accessible à une puissance étrangère tout renseignement ou documents de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. L'article 411-8 punit de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende, le fait d'exercer, pour le compte d'une puissance étrangère, une activité ayant pour but l'obtention ou la livraison de pareils renseignements ou documents. Ce qui signifie, me semble-t-il, que toute intervention sur notre territoire d'une autorité privée ou publique, qui ne serait passée ni par le canal administratif ni par le canal de l'entraide pénale internationale, est susceptible d'être punie ces peines.

Nous tenons à conserver les éléments de la loi « de blocage » qui nous donnent compétence. Les Américains arguent que la loi manque de sévérité ou que, n'étant pas réellement appliquée, elle ne peut donc pas leur être opposée comme un argument sérieux qui ferait obstacle à leur action. Ils ont sans doute raison. On pourrait envisager d'augmenter les pénalités attachées au non-respect de cette loi de blocage qui, je le rappelle, s'applique aussi bien à ceux qui demandent l'information qu'à ceux qui la donnent, aussi bien aux enquêtes existantes qu'aux enquêtes projetées.

Je ne suis pas certain que l'aggravation des peines changerait grand-chose car il faudrait qu'elles atteignent des niveaux si élevés que cela en deviendrait un peu ridicule. En revanche, il faudrait obliger les entreprises ou les autorités étrangères à nous informer de leur action, sous peine de se voir directement exposées aux infractions pénales que je viens de citer.

En réalité, les entreprises sont dans une situation extrêmement délicate pour venir nous révéler les choses : pire qu'une amende ou une sanction pénale, elles jouent leur capacité à exercer leur activité sur le territoire américain ou même une zone plus vaste. En s'opposant aux procédures proposées par certains pays, elles risquent de perdre leur licence d'exploitation. Dans ces conditions, je ne suis pas certain que même des peines d'emprisonnement ou d'amende très lourdes les inciteraient à venir nous expliquer qu'elles font l'objet – ou qu'elles vont faire l'objet – d'une procédure et qu'elles souhaiteraient que l'on intervienne pour les protéger.

Dans ces affaires, l'intervention de l'AGRASC ne serait pas forcément bien accueillie par les entreprises qui préfèrent régler leurs comptes discrètement et payer.

Les Américains savent d'ailleurs exactement ce qu'ils peuvent leur faire payer puisqu'ils les ont analysés, examinés et audités : ils savent précisément jusqu'où peut aller la sanction sans que cette vampirisation ne tue l'entreprise.

Je ne crois donc pas qu'il faille compter sur les entreprises pour faire fonctionner ce système. En revanche, je pense que nous pourrions très légitimement – car nous sommes encore maîtres chez nous – imposer aux autorités judiciaires étrangères, quelle que soit la forme des poursuites et des actions qu'elles mènent, de les signaler soit au procureur de la République compétent en passant par le canal de l'entraide, soit, par d'autres voies, à notre agence dont c'est la vocation en matière de corruption.

Par ailleurs, je ne suis pas sûr qu'il faille réunir tout le plein exercice de la loi de blocage entre les mêmes mains, même si, à une époque, il y a eu des tentations de la part du CISSE d'en récupérer la totalité. Pour ma part je n'ai pas de jalousie de prérogatives : nous sommes là pour servir la République. Je dis simplement que nous retirer nos prérogatives dans l'exécution de la loi de blocage annihilerait notre capacité à nous immiscer dans les interventions étrangères concernant les sociétés françaises.

Vous me demandiez, monsieur le président, si le système de veille et d'intelligence français tenait compte de la réalité des actions américaines et s'il existait un mécanisme de veille. J'avoue l'ignorer, car cela échappe à nos compétences, et c'est par les médias que nous apprenons que telle ou telle société fait l'objet d'un monitorat.

À ma connaissance il n'y en a pas ; ce que je peux dire c'est que nous avons commencé de façon très sérieuse à développer des relations avec un certain nombre de personnes, car nous considérons qu'il est de notre intérêt de cesser de marcher en ordre dispersé. Il est impératif que quelqu'un, nous ou un autre, dispose de cette information, et qu'elle soit traitée à l'unisson.

Nous avons donc commencé à mobiliser les services économiques des ambassades afin d'obtenir de l'information sur ce qui se passe à l'étranger et qui est susceptible de concerner nos entreprises, voire des entreprises étrangères, car les parquets français peuvent également agir dans l'extraterritorialité.

Nous tâchons aussi de mobiliser tous les services susceptibles de nous fournir du renseignement, de façon à ne pas « arriver après la bataille » et pouvoir intervenir en temps utile, comme certains pays l'ont déjà fait avec les Anglais et les Américains.

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Merci, monsieur le directeur, votre réponse sur la loi dite « de blocage » a été très éclairante. Vous avez aussi répondu très précisément à la question de la veille donc sur la lecture globale dont des autorités disposaient ou non sur l'ensemble des procédures ouvertes à l'encontre d'entreprises françaises.

Deux procédures sont ouvertes dans l'affaire d'Airbus, une par le Parquet national financier, l'autre par le Serious Fraud Office britannique. Une sorte de pré-monitoring a été mis en place à la demande des Britanniques, semble-t-il : disposez-vous d'un droit de regard sur leurs agissements dans ce dossier ?

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

La situation est quelque peu complexe. En premier lieu, nous nous sommes interrogés sur ce que nous devions faire par rapport à une entreprise poursuivie. Fallait-il accomplir nos missions ou devions-nous, au motif des poursuites engagées, nous en abstenir ?

Nous avons considéré, et l'avenir dira si nous avons eu raison, que ce serait une faute de notre part que de ne pas intervenir au chevet d'une entreprise poursuivie, car cela reviendrait à la priver de la possibilité de démontrer par une analyse franco-française les efforts qu'elle aurait pu avoir fournis entre le moment de la commission des faits reprochés et celui de son jugement. De fait, tous les États s'accordent à considérer comme une forme de circonstance atténuante le fait de démontrer que l'on a progressé dans le domaine de la conformité anticorruption entre la perpétuation des faits et le verdict.

Il est toutefois difficile pour une jeune agence comme la nôtre, qui n'est pas encore complètement installée dans le paysage institutionnel, de venir mettre notre nez dans un dossier particulièrement sensible, et risquer de produire plus de casse que de bonnes choses ! Cela d'autant plus qu'existent déjà deux autorités française et anglaise.

Nous sommes par ailleurs suspects si nous demandons des informations, car nos interlocuteurs s'interrogent alors sur nos motivations. Je ne crois cependant pas que cette situation pourra perdurer, car une véritable action concertée doit émerger, elle devra être française certes, mais coordonnée avec les autorités étrangères.

Il serait important pour nous de prendre connaissance du contenu de ce dossier, tout en restant à notre place. Nous devons effectivement savoir qui a déclenché quoi, qui a fait quoi et qui s'occupe de quoi ; ce n'est pas le cas aujourd'hui.

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J'ai lu que le législateur avait manqué sa cible dans sa tentative de vous conférer une compétence extraterritoriale, et que vous souhaiteriez que cela soit corrigé.

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

Vous me mettez en difficulté, monsieur le président ! Vous connaissez mon statut, l'AFA n'est pas une autorité administrative indépendante, même si je suis assez indépendant moi-même. Je dispose d'une indépendance totale dans le contrôle, pas dans les autres domaines. J'ai effectivement émis le souhait de voir l'Agence disposer d'une compétence extraterritoriale, mais il faut que ce souhait soit partagé par mes autorités.

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À l'occasion de l'installation de l'AFA dans ses nouveaux locaux, le 19 décembre dernier, vous avez dit que l'article 17 de la loi Sapin 2 vous avait enfermés sur le territoire national alors même le législateur avait prétendu ouvrir une fenêtre extraterritoriale.

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

C'est pour cela que j'ai commencé mon propos en vous disant que je ne voulais pas vous tromper sur ce que nous étions réellement. Nous ne sommes pas le bras armé de la lutte contre la corruption ; nous sommes dans la prévention, ce qui est fondamental, car elle revient à déléguer aux acteurs le fait de se contrôler eux-mêmes. C'est une excellente chose, car, dans un certain nombre de cas, la prévention évite la répression.

Je ne considère pas du tout que nous soyons inutiles, mais que nous aurions pu aller plus loin. Aujourd'hui, je déplore un peu moins certaines choses qu'au départ, il faut évaluer ce que le texte en l'état nous permet de faire, avant peut-être d'en demander la modification. C'est probablement ce que pensent certains.

Vous faites allusion à l'article 17 qui prévoit que l'AFA a la capacité de contrôler les entités employant au moins 500 salariés et réalisant plus de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires. Le texte ajoute que ce contrôle peut s'exercer sur de plus petites entités, mais qui appartiendraient à des groupes qui, de façon consolidée, atteindraient ces deux critères légaux.

Les choses se gâtent quelque peu lorsque le texte ajoute – à mon sens sans intention véritable – que ce contrôle peut s'exercer à la condition que le siège de la société mère soit situé en France. Du coup, cela met à l'abri les groupes étrangers détenteurs de filiales sur le territoire national ; et je ne suis pas sûr que cela soit une très bonne chose, car l'idée de la loi n'est pas de se lâcher des bombes sur les pieds, mais de parvenir à les lancer sur les autres.

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Je ne connais pas la loi par coeur, il me semblait cependant que nous avions essayé de rendre possible le contrôle des entreprises ayant une activité en France. Ce qui avait été proposé par un amendement présenté par M. Pierre Lellouche et Mme Karine Berger…

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

… Comme me le souffle Gérald Bégranger, cela portait sur les aspects pénaux de la loi, je vous parle de ce qui regarde la prévention.

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Par comparaison avec ce qui se pratique chez nos partenaires commerciaux et dans les autres blocs économiques du monde, avez-vous présents à l'esprit des outils qui fonctionnent le mieux dans la lutte contre la corruption ?

Avez-vous le sentiment que nous sommes au top des dispositifs en France, ou pensez-vous que nous pourrions adopter quelques bonnes pratiques en cours chez nos partenaires ?

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

Notre système est un peu singulier, car il est axé sur la prévention de la corruption, ce qui n'existe pas partout. Dans beaucoup de pays, la prévention ne constitue pas une obligation, comme en Italie, pays dans lequel en revanche, à la faveur de poursuites pénales, les précautions prises par la personne morale en matière de prévention peuvent être examinées. Si un manque de précautions préalables est constaté, des sanctions civiles ou administratives peuvent être prononcées.

Il est difficile de comparer notre système à un autre. Il me semble qu'au plan institutionnel, nous disposons à peu près des outils susceptibles de fonctionner. Encore faut-il, lorsque l'on possède une belle voiture, avoir de l'essence à mettre dedans ! Je ne souhaite pas défendre les autres malgré eux, mais nous avons un Parquet national financier qui comprend quinze ou dix-sept magistrats et qui s'appuie sur un office de police débordé par les événements, malgré ses compétences et sa bonne volonté que je ne remets pas en cause.

À mon sens, cela est insuffisant, nous sommes nous-mêmes cinquante-cinq, et j'espère pouvoir atteindre soixante-cinq équivalents temps plein (ETP) d'ici la fin de l'année. Pour l'instant, je ne réclame rien. J'estime que c'est à nous de faire la démonstration de notre utilité et de notre efficacité avant de demander des moyens. Mais il y a longtemps que la justice n'a plus les moyens de traiter ce type d'affaires. Des pays comme l'Angleterre ou les États-Unis affectent beaucoup plus de moyens à ces missions.

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Vous avez évoqué les possibilités de transactions ou de conventions transactionnelles, et précisé qu'en cas d'acceptation de la part du présumé fautif qui reconnaît les faits, il fallait que celui-ci soit persuadé que la peine encourue dans l'absence de transaction serait aggravée du fait de ce refus.

Ce qui me surprend, c'est que, le cas échéant, c'est l'entreprise qui acquitte le montant des pénalités prononcées, alors qu'elle est une personne morale, qui n'existe que par l'intervention des hommes qui y travaillent et qui la dirigent. Dès lors, ne faudrait-il pas faire évoluer la loi pour ce qui a trait à la responsabilité individuelle des dirigeants dans ce type d'affaires ?

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

La loi est parfaite, mais elle est peu ou pas appliquée. La responsabilité pénale des personnes morales, qui résulte très directement des agissements de l'organe ou du représentant peut être engagée. Mais cela n'exclut en rien la responsabilité du dirigeant en tant que personne physique, et la convention judiciaire d'intérêt public est strictement réservée à la sanction du comportement des personnes morales. Toutefois, la conclusion d'une telle convention n'exclut en rien la faculté dont dispose le parquet de poursuivre individuellement, devant le tribunal correctionnel suivant les voies ordinaires, les organes, dirigeants et préposés de l'entreprise qui, à un titre ou à un autre, auraient participé à la commission de l'infraction.

Cela est sans doute plus facile à dire qu'à faire, car, dès lors que l'on entre dans une négociation portant sur la responsabilité de la personne morale, cela conduit à englober dans la discussion des considérations relatives à l'opportunité de poursuivre des personnes physiques, surtout s'il s'agit des mêmes dirigeants. Si une cession est intervenue entre-temps et que les dirigeants ont changé, les choses sont simples, en revanche, si les intéressés sont demeurés les mêmes, la négociation doit être plus globale.

Les sanctions encourues par les personnes physiques sont très lourdes. Si les peines de confiscation encourues par les personnes physiques et morales comparaissant devant les juridictions correctionnelles étaient prononcées de manière implacable et systématique, les entreprises accepteraient immédiatement la transaction.

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La France s'est engagée dans le grand sujet que constitue la lutte contre la corruption à l'échelon international, notamment à travers la convention de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On constate toutefois que les Américains ont une pratique assez variable de la compétence territoriale et du principe non bis in idem, qu'ils reconnaissent plutôt en faveur des Britanniques et du Serious Fraud Office lorsqu'il ouvre des investigations. Cependant, pour la première fois, dans l'affaire d'Airbus, il semble que l'intervention des Britanniques n'a pas donné toute satisfaction, et que le DOJ a lui-même ouvert une enquête.

Comment votre institution et les démarches entreprises au titre de la loi Sapin 2 par les autorités françaises sont-elles perçues par nos partenaires étrangers ? Pensez-vous que nous parviendrons un jour à bénéficier d'une reconnaissance suffisante pour que les Américains nous laissent appliquer nos procédures ?

Avez-vous eu l'occasion d'échanger avec les autorités américaines à ce sujet ?

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Charles Duchaine, directeur de l'Agence française anticorruption (AFA)

Nous avons rencontré les Américains et leur avons fait part de notre intention d'entrer dans ce jeu, et de ne pas regarder passivement, les bras ballants, ce qui se passe. Nous leur avons également fait part de notre intention d'intervenir selon des modalités restant à définir dans la mise en oeuvre des monitorings sur notre territoire. À ce sujet, nous avons eu des échanges beaucoup plus fournis avec la Banque mondiale.

Pour l'instant, ce serait mentir que d'affirmer que nous avons trouvé des accords ; à cette heure aucune position officielle ne nous a été communiquée. Dans très peu de temps, nous recevrons un représentant du DOJ ainsi qu'un représentant du Serious Fraud Office. Naturellement, nous allons poser ces questions.

Notre devoir, en tant qu'Agence française anticorruption – et c'est notre rôle auquel nous ne pouvons que nous conformer –, est de ne donner à personne le sentiment que nous voudrions protéger les fauteurs de corruption. Il est donc très important de ne pas perdre de vue notre mission, et de réaffirmer très solennellement que nous ne sommes pas là pour protéger les corrupteurs ou les corrompus.

Cependant, et je m'appuie sur mon expérience passée, il est impossible de ne pas constater que les dossiers ne sont pas traités de la même façon selon qu'ils sont impécunieux, comme diraient les avocats, ou sont susceptibles de rapporter de l'argent. Nous devons impérativement nous imposer dans le traitement de ces dossiers et, surtout, imposer le respect des règles élémentaires que tous les pays observent.

Ainsi, le principe non bis in idem que vous évoquiez est habituellement appliqué, y compris de manière instinctive par les tribus primitives : on ne punit pas deux fois pour la même chose. Nous considérons donc qu'il n'y a aucune raison de ne pas reconnaître les décisions qui seraient rendues par la France. Cela suppose que de notre côté nous fassions preuve d'une certaine lucidité ; et nous ne pouvons pas considérer que le principe est satisfait si nous condamnons à moitié, si nous ne condamnons pas ou faisons preuve de complaisance, etc.

C'est pourquoi nous disons aux entreprises que nous sommes à leur écoute, que nous tâchons de les aider, de les immuniser contre des poursuites à l'extérieur, en leur forçant quelque peu la main pour qu'elles adoptent des plans de conformité qui leur permettent de développer leurs activités à l'étranger sans prendre le risque de se faire épingler par la justice. Mais nous leur disons aussi que si elles se font attraper, nous ferons preuve de compréhension si des efforts ont été faits – comme le font tous les pays étrangers –, sans pour autant faire preuve de complaisance, car sinon elles s'exposent à être jugées ailleurs pour la même chose.

Lorsque je m'en occupais, j'ai découvert que certains pays étaient beaucoup plus engagés dans la lutte contre la criminalité lorsqu'il y avait des saisies et des confiscations à réaliser que lorsqu'il n'y en avait pas. Pour résumer mon propos de façon quelque peu humoristique, je dirais que la justice française est restée dans la notion de bien et de mal, alors que certaines justices étrangères sont passées à la notion de crédit et de débit.

En un mot, il est des justices qui n'engagent des actions qu'après avoir réalisé une sorte d'étude d'impact estimant le rapport coûtavantage ; ce qui au fond est parfaitement intelligent. Cela ne concerne évidemment pas les atteintes aux personnes, mais dans les affaires purement économiques, le traitement pénal est purement économique : qu'est-ce que cela va coûter, qu'est-ce que cela va rapporter, y aura-t-il un résultat à la fin ? Et, le cas échéant, ce résultat peut-il être partagé avec d'autres ?

C'est aussi simple que cela, en France nous demeurons – ce dont je me réjouis, car c'est à l'honneur de notre démocratie – dans la notion de bien et de mal, peut-être pourrions-nous parfois introduire celle de créditdébit : nous serions alors mieux compris et plus crédibles.

La séance est levée à seize heures cinq.

Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 22 février 2018 à 15 h 05

Présents. - M. Damien Adam, Mme Dominique David, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Olivier Marleix, Mme Natalia Pouzyreff, M. Denis Sommer

Excusés. - Mme Delphine Batho, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Bruno Duvergé, M. Frédéric Reiss