Mission d'information DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉVISION DE LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE
Mercredi 3 octobre 2018
Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission
La Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l'audition de Mme Laurence Lwoff, chef de l'unité de Bioéthique, direction des Droits de l'Homme, Conseil de l'Europe.
La séance débute à onze heures vingt.
Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous accueillons, pour cette troisième audition de la matinée, Mme Laurence Lwoff, responsable de l'unité de bioéthique à la direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, que je remercie d'avoir accepté de venir échanger avec nous et que je prie de bien vouloir nous excuser du retard pris.
Parmi vos nombreux travaux, madame Lwoff, vous avez notamment suivi l'élaboration du protocole additionnel à la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine relatif aux tests génétiques à des fins médicales.
Les travaux de notre mission d'information aborderont plusieurs thèmes, tels que le rythme de révision des lois de bioéthique, le don d'organes, la procréation ou encore l'intelligence artificielle.
Je vous propose de vous donner la parole pour un exposé d'une dizaine minutes, suivi d'un échange de questions et réponses. Je rappelle que nos débats sont enregistrés.
Merci beaucoup, monsieur le président, pour cette invitation à intervenir dans le cadre de vos travaux. N'ayant pas eu d'indications précises quant à la thématique de cette audition, j'ai pris la liberté de préparer une intervention qui vous donnera une vue d'ensemble de la réflexion menée au Conseil de l'Europe à l'occasion des vingt ans de la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine, qui me semble recouper le questionnement qui est le vôtre, à savoir la valeur des principes juridiques établis face aux nouveaux développements dans le domaine biomédical, tant en termes d'évolution des pratiques que des connaissances scientifiques et technologiques.
Je souhaiterais tout d'abord rappeler que la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine est le seul instrument juridique international contraignant dans le domaine de la bioéthique et que ce texte n'a été ratifié par la France qu'en 2011. Pour autant, son élaboration a été fortement influencée par la réflexion pionnière menée par la France avec les premières lois de bioéthique.
La démarche adoptée lors de cette conférence, dont je vais vous présenter les points centraux, était une démarche prospective, ayant comme objectifs d'identifier les développements les plus importants intervenus ces dernières années en raison de leurs enjeux pour les Droits de l'Homme dans le domaine biomédical, de confirmer ou de remettre en question la pertinence et la valeur de référence des principes établis dans la convention d'Oviedo et de pointer des questions essentielles pour répondre à l'évolution des secteurs concernés et l'accompagner.
Avant d'entrer dans le détail de ces éléments, il m'apparaît important d'insister sur une conclusion réitérée de façon transversale tout au long de cette conférence : elle concerne l'importance des Droits de l'Homme et des valeurs qui les sous-tendent comme véritables point d'ancrage pour la réflexion et les réponses à apporter à ces nouveaux enjeux liés aux développements dans le domaine biomédical, afin de promouvoir ceux qui relèvent vraiment d'un progrès pour l'homme. J'insiste sur cet élément, car cette synergie entre Droits de l'Homme et progrès a été placée par le Conseil de l'Europe au centre de ses travaux depuis les années 1980 et continue de l'être.
Bien évidemment, toutes les problématiques de bioéthique et tous les développements dans le domaine biomédical ne peuvent être abordés en une journée de colloque. Nous avions par conséquent procédé au préalable à une enquête auprès des instances concernées dans les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, en leur demandant de mentionner les développements qui leur semblaient prioritaires en raison de leurs enjeux pour les Droits de l'Homme au cours des dernières années. C'est sur la base de leurs réponses que nous avons élaboré le programme de la conférence. Une première partie a ainsi été consacrée à l'évolution des pratiques et une seconde à l'évolution technologique. La frontière entre les deux aspects est assez ténue et il existe bien évidemment des interactions entre eux ; il nous est toutefois apparu important, au vu de ce que je vais exposer, d'effectuer une distinction. En effet, l'évolution des pratiques montre une érosion du respect d'un certain nombre de principes pourtant bien établis et que peu oseraient remettre en question. On observe ainsi une manière de mettre en oeuvre et de respecter ces principes qui, pour le moins, soulève question.
A cet égard, ont notamment été évoqués les enjeux d'autonomie et de protection de la vie privée, en particulier pour les personnes âgées et les enfants. Pour les personnes âgées, se pose la question des modalités de consentement, de la notion de vulnérabilité et de son évaluation réelle et du vieillissement abordé de façon quantitative au détriment du qualitatif, ce qui remet en cause des principes bien établis de protection des Droits de l'Homme.
Le cas des enfants est sensiblement différent. Au niveau international, la question des droits généraux des enfants, que l'on retrouve notamment dans la convention des Nations unies, a fait l'objet d'une activité intense, au détriment toutefois de l'application de ces droits dans des secteurs spécifiques comme le domaine biomédical. Depuis plusieurs années, on constate une prise de conscience de ce questionnement ; pour autant, cela ne se matérialise pas nécessairement dans le droit international. Les enjeux en termes de vie privée et d'autonomie, tout comme la notion de l'intérêt supérieur de l'enfant, font l'objet de nombreux articles et conférences, mais demanderaient à être abordés dans un objectif plus normatif, pas forcément pour établir des standards contraignants, mais au moins pour réfléchir à la manière de mettre en oeuvre ces principes, qui figurent dans des dispositions générales.
Ont également été évoquées un certain nombre de menaces pesant sur des principes existants. J'insiste notamment sur la question de l'autonomie, d'une façon transversale, au-delà des cas spécifiques des personnes âgées et des enfants. Cette notion semble de plus en plus abordée en la dissociant des questions de responsabilité et de solidarité, ce qui est tout à fait en désaccord avec les fondements mêmes de ce principe et la logique ayant présidé à l'élaboration des Droits de l'Homme et des valeurs qui les sous-tendent.
Un autre principe quelque peu mis à mal, à l'échelle européenne, est celui de l'interdiction du profit, de la non-commercialisation du corps humain. On observe en effet une appétence de plus en plus grande pour les parties du corps humain. Si cela peut se comprendre dans certains contextes médicaux, une vigilance accrue est nécessaire pour éviter d'arriver à des situations assimilables à une commercialisation et une exploitation des uns au profit des autres.
La protection de la vie privée est également un élément clé, notamment dans un contexte caractérisé par l'évolution de la génétique et la valeur des données relatives à la santé pour la recherche, pour les progrès dans le domaine biomédical.
Je citerai enfin l'équité d'accès aux soins, avec une importance croissante de cette question, dans une situation de défi démographique, d'accroissement des inégalités, de restrictions budgétaires et d'innovations thérapeutiques, ces disparités risquant de s'accroître avec l'évolution des technologies et les coûts élevés des nouvelles thérapies.
J'en viens à présent à la question des développements technologiques tels qu'abordés lors de la conférence. L'accent a été mis sur trois thématiques, considérées comme essentielles. Cela ne signifie bien évidemment pas que d'autres problématiques ne se posent pas ; mais il nous a fallu effectuer des choix, en fonction des priorités mentionnées dans les réponses à l'enquête que nous avions préalablement menée. Ces trois thèmes sont la génétique et la génomique, les technologies appliquées au cerveau et le secteur des big data et de l'intelligence artificielle. Il s'agit, là aussi, de problématiques assez transversales. Il me semble important de constater une évolution importante des domaines concernés, avec une rapidité qui va croissant, l'arrivée de nouveaux acteurs, pas nécessairement issus du secteur biomédical, une difficulté d'évaluer les risques et le floutage des frontières traditionnelles entre ce qui relève ou non de la médecine, entre la clinique et la recherche, entre ce qui est privé et ce qui est public, ceci venant complexifier la façon dont on doit aborder le sujet de la gouvernance et posant la question de la pertinence des instruments juridiques développés au niveau européen par rapport à cette évolution et à ses caractéristiques.
Il est évident que tous ces développements sont sources d'avancées réelles et potentielles, mais aussi d'inquiétudes quant aux possibles abus et vis-à-vis du respect des Droits de l'Homme. Ces technologies offrent en effet une possibilité d'agir sur la vie humaine et de contrôler qui ne cesse de s'accroître.
Les réflexions soulevées lors de ce colloque recoupent à bien des égards celles évoquées par le Conseil d'Etat ou le Comité consultatif national d'éthique. Cela ne vous étonnera pas, car ces questions ne sont pas nationales, mais traversent largement les frontières.
Dans le domaine de la génétique et de la génomique, nous avions dissocié d'une part les capacités d'analyse, d'autre part les capacités d'intervention sur le génome. Concernant le premier aspect, il a été question d'un « monde d'incertitudes documentées », expression que je trouve particulièrement éloquente, car elle traduit un changement d'échelle dans la génération des données, mais pas nécessairement une évolution équivalente dans la compréhension de ces données, ni dans la capacité d'agir pour répondre aux éventuelles informations médicales qu'elles peuvent apporter.
Il me semble également important de souligner la reconnaissance de l'importance cruciale des données, mais aussi du respect de l'autonomie, donc de la nécessité de permettre aux gens de continuer à choisir, ou en tout cas d'être en capacité de s'opposer à l'utilisation de leurs données, en lien avec la prise en compte du droit de savoir ou du souhait de ne pas savoir. Je pense que dans ce domaine, la question des enfants se pose de façon aiguë.
Vous n'êtes pas sans savoir par ailleurs que la convention d'Oviedo est le seul instrument international comportant une disposition contraignante relative à la modification du génome humain. Cette disposition a une double portée, puisqu'elle limite les finalités de ces modifications génétiques, que ce soit dans le domaine de la clinique ou de la recherche, et interdit les modifications susceptibles d'être transmises à la descendance. Pour autant, le contexte a changé et le comité intergouvernemental de bioéthique, qui préside aux travaux du Conseil de l'Europe dans ce champ, a engagé une réflexion sur les enjeux éthiques et juridiques soulevés par ces développements, tout en considérant que les préoccupations qui ont guidé les auteurs de la convention lors de l'élaboration de cet article, sur lequel l'accord de l'ensemble des parties avait été obtenu, restent tout à fait pertinentes : cela concerne non seulement les questions de sécurité, mais aussi la problématique de l'augmentation, ou enhancement. Certaines délégations avaient en outre soulevé à l'époque la question fondamentale de savoir si l'on avait le « droit » de toucher au génome humain. Des travaux sont en cours au niveau du Conseil de l'Europe dans ce domaine.
La deuxième thématique technologique concerne les mégadonnées ou big data. Je serai là aussi très brève, mais souhaite insister sur l'importance de ne pas confondre corrélation et causalité et de préserver l'autonomie de l'intervention humaine dans l'utilisation des algorithmes, tout en reconnaissant les bénéfices que ces développements peuvent apporter à la pratique biomédicale et à la recherche dans son ensemble.
Le domaine des technologies du cerveau est plus récent, bien que l'on observe déjà des pratiques en clinique, y compris dans la lutte contre certains symptômes des pathologies cérébrales. A été évoquée, lors de la discussion sur ce sujet, la possibilité de nouveaux droits de l'homme, avant de parvenir finalement à la conclusion que ce n'était pas nécessaire. Pour autant, il me semble important de souligner cet aspect, car les questions de la continuité psychologique, de la liberté cognitive, du droit au contact humain, de l'intégrité mentale ont été évoquées et me paraissent pertinentes à envisager dans le contexte de l'application de ces différentes technologies qui se développent y compris en dehors du champ biomédical et ont été mentionnées dans les rapports du CCNE et du Conseil d'Etat. La conclusion a finalement consisté à indiquer qu'il était préférable de ne pas démultiplier les droits, mais qu'il convenait au contraire se pencher véritablement sur la mise en oeuvre des droits existants face à ces développements.
Confirmer la valeur de référence des principes établis est également l'une des conclusions de cette conférence. Cela ne signifie pas qu'aucune des dispositions de la convention ne doit être discutée, mais que leur valeur de référence pour les discussions en cours, au niveau national comme européen, a été confirmée et réaffirmée par rapport à l'évolution actuelle des pratiques et des technologies. Je rappelle que la réflexion sur l'évolution des pratiques est également très influencée par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH), qui ne cesse, sur les questions de bioéthique, de s'accroître et que vous pouvez aisément retrouver dans un rapport élaboré sur ce thème, disponible en ligne sur le site de la CEDH.
Je souhaiterais enfin intervenir sur les questions essentielles dégagées pour répondre à l'évolution des secteurs concernés et l'accompagner. Je tiens tout d'abord à insister sur la nécessaire synergie entre Droits de l'Homme et progrès, qu'il est essentiel de réaffirmer. Il convient également de garder à l'esprit la primauté de l'être humain sur le seul intérêt de la société et de la science, principe certainement très présent dans le domaine de la recherche, mais qui m'apparaît, au vu par exemple de l'évolution de la robotique, avoir une certaine pertinence dans ce contexte. Ce principe, bien qu'abstrait, est transversal et doit rester présent dans les réflexions. Se pencher sur les droits de l'Homme, c'est répondre aux inquiétudes, aux abus, et promouvoir ce qui est véritablement un progrès. L'inverse est également vrai : les avancées technologiques peuvent en effet également promouvoir les Droits de l'Homme et les valeurs qui les sous-tendent.
Deux constats ont en outre été mis en évidence, à savoir d'une part un effilochage du contrat social entre les citoyens et les scientifiques, voire entre les citoyens et d'autres catégories – d'aucuns évoquent les politiques –, d'autre part une perte de confiance, qui questionne les moyens de gouvernance traditionnels développés au niveau national et européen. Cela ne signifie pas nécessairement que ces moyens doivent être balayés d'un revers de main, mais qu'il convient de réfléchir, face à cette évolution et au floutage des frontières, à la façon de continuer à garantir les droits et les valeurs que l'on souhaite protéger, avec le système de gouvernance en place. Sans constituer un engagement du Conseil de l'Europe en la matière, a été évoquée lors de cette conférence, par un professeur de Harvard, une approche presque constitutionnelle, accompagnée de mesures permettant des mécanismes plus flexibles pour répondre à cette évolution rapide et avoir une plus grande réactivité face aux développements scientifiques.
Il est enfin essentiel d'accompagner tout cela d'un dialogue avec le public. La place du débat public est essentielle, en lien avec la question, précédemment évoquée, de la perte de confiance. Dans ce contexte, force est de reconnaître que le modèle français constitue une référence. Bien entendu, les conclusions de ce débat sur la bioéthique n'engageront que la France, mais les modalités et les méthodes employées nous inspirent beaucoup, puisque nous sommes actuellement en train de développer un guide sur le débat public, dans la rédaction duquel les représentants français sont impliqués. L'expérience française des Etats généraux de la bioéthique est tout à fait utile dans ce contexte.
Le dernier point concerne la thématique de l'éducation et de la formation sur ces questions, au niveau des citoyens et de l'ensemble des intervenants, qu'il s'agisse des professionnels de la santé ou du droit. Un cours en ligne vient ainsi d'être développé sur les principes essentiels des Droits de l'Homme dans le domaine biomédical. Il nous paraît important que cette formation soit assurée et que ces deux disciplines interagissent.
Je conclurai en soulignant, comme le CCNE, l'importance de la discussion au niveau international sur ces questions. Le floutage des frontières concerne en effet également les frontières entre les Etats. Les questions sur lesquelles vous vous penchez sont des questions auxquelles d'autres Etats, voire même l'ensemble du monde, sont confrontés. Certaines instances ont évoqué la question du « dumping éthique » ; or je pense que seule une collaboration accrue au niveau international pourra non pas résoudre totalement ce problème, mais travailler à y répondre. La discussion internationale permet également un échange de bonnes pratiques, qui ne relèvent pas nécessairement du droit dur au sens propre, mais peuvent faciliter la mise en oeuvre de principes sur lesquels nous nous sommes accordés au niveau européen.
Je vous remercie.
Nous vous remercions pour ce panorama très large et éclairant. Il est en effet très intéressant de porter sur ces questions un regard qui dépasse nos frontières.
Vous avez évoqué l'existence d'un modèle français en termes de gouvernance : comment nos lois de bioéthique sont-elles perçues au niveau européen, tant en matière de méthodologie d'élaboration que de contenu ? Sont-elles appréhendées comme un cadre trop rigide, trop strict ou au contraire comme un modèle présentant des vertus ?
Vous avez également fait mention de la question de la coopération et cité le risque de « dumping éthique » : dans quels domaines doit-on aujourd'hui, selon vous, travailler davantage cette coopération, tant en Europe qu'au niveau international ? Quels en seraient les sujets privilégiés ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre de façon exhaustive à vos questions. Je pense que la France occupe une place tout à fait importante et spécifique, au regard du travail pionnier qu'elle a accompli dans ce domaine, en élaborant, avec une grande cohérence, les premières lois relatives aux questions de bioéthique, c'est-à-dire en abordant de manière transversale les problématiques éthiques sur l'ensemble des sujets. Il s'agit là, à ma connaissance, d'un modèle unique. Cette cohérence n'est pas l'apanage de tous les pays : j'ai en tête l'exemple de pays qui, sur la thématique assez sensible de la protection des personnes atteintes de trouble mental à l'égard des mesures involontaires, se trouvent avec des dispositions non compatibles les unes avec les autres, issues d'approches différentes d'une même problématique. L'exemple est anecdotique, mais témoigne du fait que cette cohérence, fondée sur des valeurs et des principes ancrés dans la base de la réflexion, constitue une valeur ajoutée importante. J'ai bien conscience par ailleurs que cela ne rend pas l'exercice facile, puisque l'on est amené à aborder ce faisant un champ extrêmement vaste, dans un temps parfois très réduit. Pour autant, cette démarche de cohérence est, me semble-t-il, un modèle au niveau européen. La France est considérée comme très protectrice sur certains points, beaucoup moins sur d'autres ; cette diversité se retrouve dans tous les pays.
L'histoire des Droits de l'Homme en France lui confère également, du fait de son ancienneté dans la réflexion et de la référence qu'elle constitue dans ce domaine, une place particulière en Europe. Bien qu'il puisse y avoir des désaccords sur les conclusions, l'influence de la France dans l'élaboration de la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine est liée à la valeur et à la profondeur de la réflexion menée auparavant. J'effectuerai ici le parallèle avec un avis du CCNE : que l'on en partage ou non les conclusions, la partie d'analyse, de défrichage et de réflexion est utile à tout le monde. Ainsi, le travail conduit en France, y compris récemment à l'occasion des Etats généraux de la bioéthique, est regardé de façon très attentive bien au-delà des frontières. Je prêcherais à cet égard pour une traduction des documents en langue anglaise, la maîtrise du français n'étant pas forcément partagée par tous. Il me semble important que la qualité du travail mené dans ce contexte puisse être accessible aux non-francophones.
Le deuxième aspect de votre intervention renvoie selon moi à une évidence, dans la mesure où toutes les questions que nous avons évoquées sont éminemment internationales. Dans le domaine de la recherche par exemple, les accords signés au niveau de l'Union européenne – mais non encore ratifiés par la France – sur les séquençages de génomes et les échanges de données montrent bien qu'il est nécessaire, pour avancer, de pouvoir mettre en commun et échanger des informations, partager des connaissances. La dimension internationale est évidente et il convient de discuter afin que, selon les principes qu'un pays souhaite garantir, les citoyens acceptant de partager des données puissent être rassurés sur la façon dont ces informations vont être protégées, même si elles dépassent les frontières. Il existe par ailleurs maintenant une ouverture et une circulation des personnes, y compris dans l'accès aux soins, dont il faut tenir compte et qui soulèvent un certain nombre de questions. J'ai évoqué par exemple précédemment l'interdiction de la marchandisation du corps humain. Or je pense que certaines pratiques, parfois même en Europe, peuvent conduire à s'interroger sur le véritable respect de ces principes. Il me semble important que ces aspects soient débattus au niveau européen. Toutes ces questions se posent dans l'ensemble des 47 pays membres du Conseil de l'Europe, même si les termes et les priorités diffèrent parfois d'un Etat à l'autre. Ainsi, pour certains, l'équité en matière d'accès aux soins est une priorité par rapport à des questions de procréation médicalement assistée. On peut, dans ce contexte, apprendre des échanges et les nourrir. Le domaine international est ainsi l'occasion d'échanges visant non seulement à essayer de limiter les zones grises et s'accorder sur un minimum d'exigences communes, mais aussi à bénéficier et apporter des réflexions sur des pratiques concrètes permettant de répondre aux enjeux rencontrés.
Merci, madame, pour votre exposé et vos travaux.
Il existe de façon évidente entre les différents pays européens, bien qu'ayant des cultures assez comparables, des disparités considérables, pas toujours explicables, en matière de règles de bioéthique. Avez-vous une explication à nous fournir sur le fait que la France, bien qu'elle évolue, soit assez régulièrement en retard en matière de bioéthique par rapport aux autres pays ? Je pense notamment aux questions relatives à la recherche sur les cellules souches embryonnaires, à l'accès aux origines ou encore à l'extension de la procréation médicalement assistée (PMA). L'évolution se fait souvent, au bout du compte, mais généralement après les autres pays. Je mets évidemment à part l'Allemagne et l'Italie qui, du fait de leur histoire passée, sont soumises à des mesures de restriction très sévères concernant tout avancée dans ces domaines. Ce retard français est-il à rapprocher de l'insuffisance criante d'études en sciences humaines effectuées dans notre pays sur ces questions, afin d'en préparer l'évolution ? La plupart des travaux disponibles sont en effet anglo-saxons.
Existe-t-il ou imaginez-vous par ailleurs des sanctions au niveau européen pour ceux qui ne respectent pas les principes d'interdiction édictés par les organismes européens ? Je mets bien sûr de côté les cas dans lesquels existerait une loi spécifique dans le pays concerné, avec les sanctions qui s'y rapportent ; mais à défaut de loi nationale, comment peuvent être sanctionnés ceux qui transgressent ces principes ? Prenons un exemple en Grande-Bretagne où, avant le Brexit et avant que n'y soient édictées des lois dans ce domaine, se développait ouvertement, voire même de façon presque promue, la pratique des transplantations d'organes à partir de donneurs rétribués dans d'autres pays. Cela se passait, de mémoire, dans une ville portuaire du sud de la Grande-Bretagne, où une clinique pratiquait ces transplantations, se rendant ainsi complice d'un trafic d'organes. En dehors d'une dénonciation orale, rien n'était fait pour entraver la poursuite de ces activités.
Je serais tentée de vous demander ce que vous qualifiez précisément de « retard ». Je ne suis pas sûre que cette approche soit forcément pertinente. L'Allemagne a par exemple levé l'anonymat du don de gamètes : est-elle en retard ou en avance sur la France ? Je ne pense pas que la question se pose en ces termes. Il y a selon moi une importance à ne pas considérer que la loi doive courir après l'évolution technologique et que l'impératif technologique doit présider à la réalité du terrain. Il existe à mon sens une conscience de la nécessité de pouvoir être réactif : c'est la raison pour laquelle j'évoquais l'idée de mécanismes plus souples, d'une gouvernance adaptée. La réactivité n'impose pas nécessairement de modifier ce qui avait été convenu au départ, mais d'être capable de réfléchir à nouveau et de se demander, dans un contexte renouvelé, si les principes, interdictions et limites posés doivent être maintenus. Je ne prendrai pas position sur le fait que lever les interdits constitue toujours une source de progrès. D'aucuns affirment au contraire que la bioéthique est l'art de fixer des limites. Pour moi, c'est aussi l'art d'accompagner le progrès, donc de savoir où il faut ouvrir pour le promouvoir et où maintenir les limites lorsque les avancées sont sources d'inquiétudes et de violations. Parfois, garantir des limites permet véritablement d'ouvrir à des développements qui seront sources de progrès. Cela appelle des réflexions concrètes et précises. Je ne suis pas sûre que la France soit une exception pour les points sur lesquels elle s'est prononcée favorablement ou négativement. Il existe une évolution et la France est regardée à bien des égards comme une référence. Il est essentiel de maintenir une vigilance et une réactivité face aux développements. Lorsque l'on parlait par exemple d'édition du génome lors de l'élaboration de la convention d'Oviedo, les techniques étaient extrêmement lourdes. Les circonstances ont changé et il convient de réexaminer les principes posés alors à la lumière de ces développements, afin de voir s'il convient de les maintenir ou de les faire évoluer.
Il m'apparaît en outre essentiel de souligner l'importance de la multidisciplinarité et des études, au-delà des travaux purement scientifiques : il est fondamental de faire entrer l'économie et les sciences sociales dans cette réflexion. Cela contribuera également, me semble-t-il, à nourrir la réflexion de la société. Je souscris donc tout à fait à votre point de vue pour appeler à davantage d'études dans ce domaine et à une plus grande implication de ces disciplines dans la réflexion.
Concernant d'éventuelles sanctions au niveau européen, il faut savoir que la convention d'Oviedo ne dispose pas de processus de monitoring. Je dois avouer qu'au niveau du Conseil de l'Europe, la solution la plus efficace jusqu'à présent est le recours à la Cour européenne des droits de l'homme, qui a pris position, en référence à la convention d'Oviedo, dans des affaires contre des pays, y compris non signataires. La CEDH considère donc la convention d'Oviedo comme un instrument d'interprétation de la Convention européenne des Droits de l'Homme.
Il existe en outre, au niveau de l'Union européenne, un certain nombre d'outils. Dans l'exemple que vous mentionnez, les compétences de l'Union européenne sont relativement limitées en matière de bioéthique, mais tout à fait claires sur la question de l'interdiction du profit. La charte des droits fondamentaux et les directives européennes ont explicitement établi le principe de « don volontaire non rémunéré », assorti de possibilités de sanctions. Il existe donc des mécanismes de sanction, bien que parfois considérés comme insuffisamment efficaces.
Au niveau international, un travail de coopération pour la lutte contre le trafic d'organes est à l'oeuvre, avec, en 2015, une convention du Conseil de l'Europe en matière pénale, qui pousse à une collaboration entre les différents services de transplantation au niveau des Etats du Conseil de l'Europe et au-delà, dans une optique de plus grande efficacité.
Je vous propose de répondre à présent aux questions de nos collègues présents dans la salle.
Merci, madame, pour votre très intéressant propos liminaire.
Les couples de femmes ont, depuis 2013, accès au droit à l'adoption, au même titre que les couples hétérosexuels. Quels arguments pourrait-on encore opposer à l'ouverture de la PMA à ces mêmes couples ?
Je souhaiterais revenir sur la question de l'articulation entre la convention d'Oviedo et la Convention européenne des Droits de l'Homme. Depuis les premières références à la convention d'Oviedo, dans des arrêts rendus en 2004, la Cour européenne est amenée à statuer sur des affaires de plus en plus sensibles en matière de bioéthique : droit génétique, prélèvement d'organes, conservation des données biologiques. Ces affaires sont, comme vous le savez, souvent portées sous l'angle des articles de la convention européenne des droits de l'homme, notamment l'article 8. L'arrêt « Diane Pretty contre Royaume-Uni », en 2002, en est une parfaite illustration.
S'agissant d'une éventuelle extension de l'AMP à toutes les femmes, pensez-vous que les articles 9 et 14, relatifs respectivement à la liberté de conscience et à l'interdiction de toute discrimination, puissent constituer un véritable véhicule, une explication susceptibles de motiver cette évolution ?
Merci, madame, pour votre présentation.
Je m'interroge sur la PMA pour toutes les femmes. Il s'agit, nous le savons, d'une validation officielle d'un comportement privé, qui me conduit à me questionner sur le sens de la médecine. Quid de la convention internationale des droits de l'enfant ? Pourquoi n'a-t-elle pas lieu d'être ici ? Devons-nous légiférer pour un corps social ou pour une demande catégorielle ? Il m'a été répondu hier que le législateur lui-même avait créé une catégorie, via les hétérosexuels ; pour autant, il s'agissait alors d'une médecine réparatrice, ce qui renvoie à ma première question sur la finalité de la médecine. Si discrimination concernant l'orientation sexuelle il y a, l'extension ne doit-elle pas alors concerner tous les homosexuels et pas seulement les femmes ?
Merci pour votre exposé introductif et les réponses que vous avez apportées.
Ma question porte non sur la PMA, mais sur un cas pratique : dans les greffes de cellules souches hématopoïétiques, on fait appel à des donneurs vivants. Le plus souvent, dans les cas familiaux, le donneur est un parent, qui donne par exemple à un enfant. La législation française interdit pour l'instant à un enfant de donner à ses parents, car le don d'un mineur est interdit. Pensez-vous, dans la perspective de la future loi de bioéthique française, qu'il convienne, dans des cas pathologiques, d'autoriser qu'un enfant de treize ou quatorze ans puisse donner des cellules à son parent malade, atteint par exemple d'une leucémie ? Je ne m'interroge pas, bien entendu, sur le plan médical – on sait que les greffes haplo-identiques fonctionnent bien –, mais en termes éthiques ou bioéthiques, en termes de hiérarchie des valeurs, de Droits de l'Homme, d'intérêt supérieur de l'enfant. Comment imaginez-vous les choses dans le domaine strictement juridique ?
Je suis un peu ennuyée, car je ne vais pas pouvoir répondre à vos questions de façon précise en ce qui concerne la PMA. Il s'agit en effet d'un sujet sur lequel nous éprouvons de grandes difficultés à nous pencher au niveau européen, car cela conduit nécessairement à aborder la question extrêmement délicate du statut de l'embryon, qui fait blocage. S'ajoute à cela des aspects sociaux de la part de certains Etats, qui ne sont pas forcément ouverts à l'idée d'un accès à la PMA dans différentes situations et avec lesquels il est difficile d'engager un dialogue. Il me semble ainsi difficile, dans ce contexte, de vous avancer des arguments d'opposition à l'ouverture de la PMA aux couples homosexuels et aux femmes seules. Mon avis personnel n'a aucune importance en la matière et je ne peux absolument pas vous faire part d'un consensus sur ce sujet au niveau européen. Je puis en revanche, sans détailler les arguments ayant conduit à ces décisions, évoquer le fait que plusieurs pays européens ont ouvert la procréation médicalement assistée aux couples de femmes et aux femmes seules. J'appelle à cet égard votre attention sur le fait que nous avons réalisé un questionnaire sur l'accès à la PMA et l'accès aux origines pour les enfants nés de ces techniques, récemment complété par un questionnaire sur la maternité de substitution : ces documents sont en ligne et donnent un panorama de la situation dans les divers Etats membres du Conseil de l'Europe ayant répondu à ces enquêtes. Les données sont actualisées régulièrement, ce qui permet de percevoir les évolutions. Cela pourra sans doute répondre, au moins en partie, à vos questions. Ainsi, certains pays se sont fondés, pour prendre leur décision, sur des distinctions entre des critères médicaux et non médicaux, cette distinction n'aboutissant d'ailleurs pas nécessairement à une interdiction, mais au fait de conditionner l'accès à la PMA en fonction des situations. Cela peut par exemple se traduire par un questionnement sur l'établissement éventuel de priorités pour l'accès au don de gamètes, en période de pénurie. Sans pour autant servir de critères de limitation, ces questions peuvent justifier des conditions d'accès différentes.
Concernant l'extension de la PMA à toutes les femmes, il ne m'appartient pas de considérer si l'interdiction de discrimination et la liberté de conscience peuvent être des principes autour desquels articuler une justification de cette ouverture. Il est certain que ces argumentaires sont invoqués dans le cadre de cette réflexion. Il est probable que si des affaires sont portées devant la Cour européenne des Droits de l'Homme dans ce domaine, ces articles pourront être cités. Je ne me sens toutefois pas légitime pour répondre de façon affirmative ou négative à votre question.
L'une des questions concernait par ailleurs l'accès de tous, hommes et femmes, à la PMA au nom de la non-discrimination en raison de l'orientation sexuelle. Encore une fois, il ne me revient pas de répondre, mais juste d'attirer votre attention sur le fait que, dans le cas des hommes, cela implique nécessairement l'intervention d'une tierce personne, c'est-à-dire un recours à la gestation pour autrui. Cela me paraît un élément très important pour justifier le fait d'aborder la question de manière un peu différente, en tenant compte de l'éventuelle vulnérabilité des différentes personnes impliquées dans le processus.
Concernant les greffes de cellules hématopoïétiques, je ne suis pas certaine de pouvoir vous répondre précisément. Il faut savoir néanmoins que la convention d'Oviedo donne la possibilité aux Etats d'émettre des réserves au moment de la ratification. Or les seules réserves formulées concernent justement cette disposition, qui prévoit la possibilité, en l'absence de bénéfice direct et lorsque cela concerne un tissu régénérable comme les cellules hématopoïétiques, de prélever des tissus sur les personnes réputées incapables uniquement au bénéfice d'un frère ou d'une soeur. Des réserves ont été émises notamment pour étendre le cercle des receveurs potentiels.
Effectivement. Lorsque nous avons réexaminé la convention, ce thème est celui qui est revenu le plus fréquemment. Finalement, les Etats ont considéré que cela ne justifiait pas de modifier le texte. A ma connaissance, les Etats ayant émis des réserves n'ont par ailleurs élargi le cercle des receveurs potentiels qu'aux cousins, oncles et tantes, mais pas aux parents. Je pense que cette attitude est sous-tendue par la crainte d'une pression trop grande exercée sur l'enfant. On peut toutefois se demander si l'oncle et la tante ne pourraient pas également exercer une telle pression. Je ne me prononcerai pas sur ce point et souhaite seulement être factuelle vis-à-vis de ce que je connais de la situation dans les différents Etats. Cette question pose par ailleurs le problème des représentants légaux, qui sont souvent les parents, lesquels auraient en l'occurrence à prendre une décision par rapport à l'enfant, pour leur propre bénéfice : cela créerait une situation extrêmement complexe du point de vue juridique. Cela explique certainement en partie pourquoi l'extension du cercle des receveurs potentiels à partir de prélèvements sur mineurs n'a pas inclus les parents.
Merci, madame, pour votre disponibilité et pour les éclairages très pertinents que vous nous avez apportés.
La séance s'achève à douze heures dix.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique
Réunion du Mercredi 3 octobre 2018 à 10 h 30
Présents. – Mme Emmanuelle Anthoine, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, Mme Samantha Cazebonne, M. Guillaume Chiche, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. M'jid El Guerrab, M. Jean-François Eliaou, Mme Élise Fajgeles, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, M. Patrick Hetzel, Mme Brigitte Liso, M. Jean François Mbaye, Mme Bérengère Poletti, Mme Mireille Robert, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Agnès Thill, M. Jean-Louis Touraine, Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon, Mme Annie Vidal
Assistaient également à la réunion. – M. Thibault Bazin, Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Elsa Faucillon