Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'aide sociale à l'enfance
Jeudi 25 avril 2019
La séance est ouverte à onze heures quarante.
Présidence de M. Alain Ramadier, président de la mission d'information de la Conférence des présidents
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Mes chers collègues, nous achevons cette matinée avec l'audition de Mme Anne Devreese, directrice générale de l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ).
L'ENPJJ est une école de formation professionnelle des personnels de la protection judiciaire de la jeunesse, qui dispose notamment d'un service de recherche et de documentation qui contient de nombreuses publications de référence. Ainsi, la situation des enfants en grande difficulté ou en état de souffrance fait régulièrement l'objet d'études. La question qui nous occupe est de savoir comment l'aide sociale à l'enfance (ASE) comme la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) peuvent agir de façon coordonnée et cohérente pour mieux protéger ces enfants.
Madame, votre connaissance de la PJJ et de la loi de 2016 sur la protection de l'enfance, grâce à vos précédentes fonctions, va nous aider à progresser dans nos réflexions. Je vous laisse la parole avant d'engager la discussion avec vous, en demandant à mes collègues de bien vouloir faire preuve de concision, car nous savons que vous avez un impératif et que notre réunion doit s'achever à douze heures trente. Nous nous excusons pour notre léger retard. Le sujet qui nous occupe est en effet particulièrement intéressant.
Monsieur le président, ce n'est évidemment pas moi qui vais vous dire que le contraire ! Je devrai moi-même beaucoup me discipliner pour tenir cet horaire. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je voudrais d'abord vous remercier pour cette occasion que vous m'offrez de m'exprimer devant vous sur un sujet qui me tient tout spécialement à coeur, et qui justifie un engagement professionnel de plus de vingt ans, dans ce domaine tout à fait singulier de la protection de l'enfance.
J'exerce en effet des responsabilités en protection de l'enfance depuis la fin des années 1990, d'abord comme directrice d'établissement et de services à la PJJ – c'est là que j'ai appris mon métier –, ensuite comme directrice adjointe de l'enfance et de la famille dans le département du Nord, puis comme directrice générale d'une association gestionnaire d'établissements et de services de protection de l'enfance dans le Nord et dans le Pas-de-Calais. J'ai donc connu, dans ces différents engagements professionnels, l'exercice de la mission de protection de l'enfance du point de vue de ses trois acteurs principaux, l'État, les départements et les associations ; dans tous les cas, du point de vue d'un département et d'une association me concernant. C'est sans doute cette expérience diversifiée et très riche qui m'a amenée, après quinze années d'exercice des fonctions de direction et d'expérience de terrain, à rejoindre en 2014 l'équipe de la ministre qui était en charge de ces sujets, et qui, comme vous l'avez rappelé, soutenait ce projet de réforme, qui a conduit à l'adoption par le Parlement de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfance, et dont j'ai eu la chance de piloter les travaux.
C'est cette même expérience diversifiée qui m'a conduit – ce qui pourra vous sembler plus étrange – à être retenue à la direction de cette institution, dont vous avez rapidement présenté les missions, à savoir l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ). J'indique d'emblée que, au contraire de ce que l'on croit, il ne s'agit pas de l'École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse, mais bien de l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse. Si j'insiste sur cette nuance qui n'en est pas une, c'est bien que l'objectif – c'était le sens de mon recrutement – est de faire de ce lieu un centre ressource pour l'ensemble des acteurs de la protection de l'enfance, et pas seulement un centre de formation pour les agents du secteur public de la PJJ.
Nous avons très peu de temps. Je pourrai revenir, si vous le voulez, sur les spécificités des missions, des postures et des pratiques à la PJJ, notamment par rapport à l'ASE. Ces deux institutions sont très cousines, et j'ai eu la chance de m'y impliquer très concrètement dans les deux cas. D'aucuns diraient des cousines très proches, d'autres des cousines très éloignées. Des vraies différences existent, tout comme de vrais liens entre ces deux institutions.
L'ENPJJ, qui se veut centre de ressources pour les acteurs de la protection de l'enfance, s'appuie sur deux atouts majeurs. Le premier atout est la diversité de ses missions ; je vous remercie, monsieur le président, d'y avoir fait référence. Quand nous parlons de la diversité de ses missions, il s'agit de la formation, mais aussi du projet de recherche et de la documentation. L'ENPJJ abrite le plus gros centre de documentation en France, centre référencé de documentation en Europe sur l'enfance et la jeunesse vulnérables. Il est important de le rappeler, parce que ce fait n'est pas toujours connu. Depuis 2008, les fonds CNRS-ministère de la justice sont rassemblés au siège national de l'ENPJJ. Il s'agit principalement de revues professionnelles et scientifiques.
J'en viens à la formation. Concernant la formation initiale, nous ne formons que les agents du secteur public, ceux de la PJJ. Cependant, concernant les formations continues et formations d'accompagnement à l'emploi, les choses sont beaucoup plus ouvertes et nous accueillons tous les acteurs de la protection de l'enfance, tous les praticiens, des chercheurs, à la fois dans des sessions de formation, mais aussi dans des journées d'études, des séminaires, etc. Notre prochaine journée d'étude, le 28 mai prochain, porte sur la traite des enfants, un sujet complexe qui est peu connu des professionnels et qui nécessite des approches croisées, pour que toutes les institutions puissent se former ensemble. Si vous le souhaitez, je pourrai vous donner d'autres informations sur le reste de notre action.
Notre premier atout est donc la grande diversité de nos missions. Elle est très utile. Je crois beaucoup, depuis ces dernières années, et encore plus aujourd'hui au vu de mes fonctions, à la nécessité que la recherche vienne nourrir en permanence les contenus de formation, que les connaissances transmises soient toujours actualisées et que nous diffusions en permanence ces savoirs de recherche.
Le deuxième atout essentiel de l'école pour conduire ses missions auprès d'un public large et participer au décloisonnement des interventions est son implantation territoriale. Notre école s'appuie sur onze équipes dans les territoires, dans les neuf grandes régions judiciaires et dans les deux antennes en outre-mer.
Je ne vais pas plus loin dans la promotion de l'institution, car ce n'est sans doute pas l'objet de cette audition, mais je répondrai volontiers à vos éventuelles questions.
Je fêterai bientôt mon troisième anniversaire dans cette école, puisque je l'ai rejointe à la toute fin du mois d'avril, après le vote de la loi du 14 mars 2016. Après ces trois années d'implication dans l'institution, après tout le travail que j'ai conduit pour conforter son ouverture, ouverture sur le monde associatif et les collectivités locales, j'ai été confirmée dans un certain nombre de convictions, qui s'étaient forgées au fur et à mesure de mon parcours et qui sont toujours très présentes, trois ans après le vote de la loi du 14 mars 2016. Ce sont ces convictions que je voudrais évoquer avec vous ce matin.
La première de ces convictions tient au fait – nous le savions déjà, mais le rappeler reste pertinent – qu'il était sans doute tout à fait nécessaire, tant en 2007 qu'en 2016, de clarifier le cap d'intervention de la protection de l'enfance, de l'améliorer, et plus largement de définir une véritable politique nationale de protection de l'enfance. Cette conviction, qui était la nôtre et qui est la mienne aujourd'hui, est qu'il ne suffit pas de dire la loi pour qu'elle s'applique et que la dimension d'accompagnement des pratiques, qu'elles soient sociales, judiciaires, de santé, d'éducation, etc., et de soutien des professionnels est déterminante pour l'amélioration réelle des conditions de vie des enfants et, plus globalement, pour l'amélioration de la mission.
Les trois années qui se sont écoulées depuis le vote de la loi ont d'ailleurs bien montré, comme celles qui ont suivi la loi de 2007, que nous étions globalement défaillants dans cette dimension d'accompagnement des pratiques, malgré les efforts réalisés par un certain nombre d'institutions, les départements en premier lieu. J'ai moi-même été invitée par de nombreux départements à former les professionnels sur le contenu de la loi. Il ne s'agit pas tout à fait d'une véritable démarche d'accompagnement – nous y reviendrons peut-être. Dans tous les cas, si je ne nie pas les efforts réalisés, force est de constater qu'ils sont aujourd'hui insuffisants.
Ma deuxième conviction, sur le registre de l'accompagnement des professionnels et des pratiques, est qu'il existe un certain nombre de leviers qui sont tout à fait efficaces. Ces leviers ne sont pas magiques, il faut du temps. Même si cette efficacité ne se mesure pas immédiatement, des améliorations réelles à moyen et long terme peuvent être attendues d'un certain nombre d'actions.
Le premier levier est l'investissement dans la formation, qui me paraît essentielle. Vu la place que j'occupe aujourd'hui, vous ne serez pas étonnés par mes propos – mon parcours est bien cohérent. Je ne m'attarde pas sur le sujet, même s'il y aurait beaucoup à dire, notamment sur la formation tout au long de la vie, c'est-à-dire continue, selon un continuum entre la formation initiale et la formation continue, une formation vécue ni comme une punition ni comme une récompense, mais bien comme une condition d'exercice des missions. Ce n'est absolument pas le cas aujourd'hui, en tout cas dans les représentations des professionnels, pour toutes les institutions qui mettent en oeuvre les missions de protection de l'enfance, notamment pour l'ASE ; à la PJJ, la situation est un peu différente.
Le deuxième levier est la recherche. Là aussi, force est de constater que nous sommes loin du compte, non seulement dans la recherche, mais dans la diffusion des savoirs de recherche, que ce soient des savoirs de recherche plus fondamentaux ou plus pratiques, auprès des professionnels de première ligne.
Le troisième levier, qui de mon point de vue est essentiel et efficace, ou en tout cas nécessaire dans l'accompagnement des professionnels, est l'évolution de la gouvernance des institutions. L'enjeu, à mes yeux, est de penser cette gouvernance des institutions au service des missions. Cela peut paraître une évidence, mais c'est un combat permanent et extrêmement difficile, en particulier, à mon sens, pour l'ASE. Je pense que les associations, un temps – c'est moins le cas aujourd'hui – étaient plutôt en première ligne, étaient plutôt vertueuses dans cette démarche-là. Aujourd'hui, la situation a un peu changé. Voilà une question à laquelle il faut répondre, pour l'ASE d'une manière générale, malgré les exceptions qui existent.
Je n'ai pas le temps de développer tous ces points, mais je voudrais citer, sans les hiérarchiser, quelques exemples de défis à relever du point de vue de la gouvernance, qui sont à mes yeux des défis essentiels.
Le premier défi – cela me tient à coeur depuis très longtemps – est celui d'une organisation collective et pluridisciplinaire du travail, qui reconnaisse la spécificité des missions de l'ASE, trop souvent confondue avec l'action sociale générale. Nous sommes de plus en plus nombreux au cours des dernières années – même si je me trouvais très isolée sur cette question, il y a dix ans, quand je travaillais dans le département du Nord, aujourd'hui les choses avancent, Dieu merci – à reconnaître la spécificité des missions de l'ASE, qui ne sont pas réductibles à l'action sociale générale, et encore moins à la lutte contre la pauvreté, même si les liens existent entre ces politiques publiques.
Qu'on en finisse une bonne fois pour toutes avec ces fameux référents ASE, que l'on cite toujours, dont on ne fait que parler, comme si les enfants étaient confiés à des personnes, fussent-elles d'ailleurs compétentes et motivées, alors qu'ils sont en réalité confiés à des services ! Cela n'est vraiment pas une nuance dans l'organisation du travail. Tout cela mériterait évidemment d'être précisé, mais voilà un point essentiel au titre de la gouvernance.
Un deuxième exemple des défis que nous devons relever en matière de gouvernance est le décloisonnement des interventions, des logiques d'intervention en silo, que ce soit au sein des départements entre l'ASE et la protection maternelle infantile (PMI), mais aussi avec d'autres instances. Ces logiques sont dévastatrices pour la protection de l'enfance. J'inclus dans cette question du défi du décloisonnement tout ce qui concerne l'urgence à développer la participation des personnes au projet qui les concerne : les acteurs à part entière de cette politique publique et les enfants en première intention, ainsi que leurs proches. Dans un souci de décloisonnement, il est urgent d'ancrer cette ouverture, prévue par la loi de 2016 et qui peine à s'imposer dans les pratiques, autour de la question de la mobilisation des ressources de l'environnement des enfants, donc des tiers et des personnes qui comptent pour les enfants.
Toujours dans ces défis à relever au titre de la gouvernance, je mentionnerai très rapidement l'intérêt pour les institutions de porter des projets fédérateurs, à fort potentiel de changement des postures et des pratiques professionnelles, sans risque de disqualification. Ces projets existent. Parmi de nombreux exemples, je pense en particulier à la promotion de la santé, qui est un levier absolument stupéfiant pour travailler sur le pouvoir d'agir des personnes, sur l'amélioration de la prise en compte des besoins de l'enfant, etc., dans une visée fédératrice, qui ne soit pas seulement un constat des carences et des défaillances des professionnels. Si j'ai le temps, j'y reviendrai. Je pense qu'il faut surtout résister à ce risque de disqualification des professionnels.
Tous ces leviers sont tout à fait interdépendants. Faisons autant de formations que nous voulons, si les institutions ne modifient pas leurs gouvernances, cela ne servira à rien – je suis bien placée pour le savoir. Les professionnels en position de disqualification et d'insécurité ne profitent pas des efforts de formation réalisés. Tout est interdépendant. Le risque énorme qu'il y a à ne pas actionner ces trois leviers, à ne pas avancer dans ces trois champs très complexes de la formation, de la recherche et de la gouvernance au service des missions, est que les avancées de la loi, qui certes, comme toute loi, est perfectible, ne se traduisent pas concrètement dans la vie quotidienne des enfants confiés. Nous savons qu'un certain nombre de dispositions aujourd'hui ne sont pas effectives dans leur mise en oeuvre.
J'ai choisi trois exemples concrets, même s'il en existe des dizaines. Le premier de ces exemples est le suivant : comment je fais, moi, si je ne suis pas avertie des conséquences désastreuses sur le développement d'un enfant de l'exposition de cet enfant à des violences conjugales ou intrafamiliales, même s'il n'est pas victime directe ? Nous savons aujourd'hui qu'il est aussi une victime, mais cela est un savoir récent. Comment est-ce que je fais, moi, si je ne dispose pas de ces informations, si je ne connais pas assez le sujet pour renoncer à cette formule, que nous entendons encore si souvent : « Après tout, c'est peut-être un mauvais mari, mais pas forcément un mauvais père » ? Cela justifie les visites médiatisées – plus de 150 %, plus de 100 % –, l'exposition des enfants à des parents tortionnaires dans certains cas, le père le plus souvent, etc. Nous l'entendons encore, y compris dans la bouche de magistrats de la jeunesse. Si je ne sais pas tout cela, comment je fais pour m'intéresser aussi aux petits frères, à la petite soeur, qui ne sont pourtant pas victimes directes des violences physiques subies régulièrement par ce pré-adolescent qui est confié à l'ASE et dont on s'occupe régulièrement, sans mesurer que le simple fait d'avoir vu régulièrement un autre enfant de la fratrie victime de coups avait pour l'enfant des conséquences extrêmement désastreuses au plan de son développement, et qu'il pouvait aussi être considéré comme victime de ces violences intrafamiliales ?
Le deuxième exemple est davantage lié à la gouvernance. Comment faire si je ne m'appuie pas sur un collectif de travail interdisciplinaire, sur des temps de supervision, comment faire avec cette impression qui revient, que je ressens, une simple impression chaque fois que je vois cet enfant, qui pourtant me dit que tout va bien depuis quatre, cinq ou six fois que je le vois, alors qu'il y a quelque chose ? Les professionnels de la protection de l'enfance disent : « je ne le sens pas » – les métaphores sont souvent très olfactives. Je vous prie de m'excuser cette expression, mais j'ai entendu un nombre incalculable de fois dans ma carrière « ça sent mauvais », voire « ça pue ». Qu'est ce que je fais, moi, si ces espaces et les regards croisés n'existent pas, si nous ne sommes pas plusieurs ? Je peux en effet avoir cette impression, ou même ne rien voir, et ce même si je suis intelligent, motivé, engagé et compétent. Cette invisibilité des violences faites aux enfants, même pour ceux qui sont fracassés – on l'a vu avec Marina – est une réalité.
J'en viens au troisième exemple. Mon choix est un peu arbitraire, parmi les dizaines de sujets qui me tiennent à coeur. Comment faire pour répondre aux besoins fondamentaux des enfants confiés à l'ASE, si mon institution m'impose une bonne distance, pensée comme l'injonction faite aux professionnels de ne pas s'attacher aux enfants ? Comment faire si je considère, parce que c'est ce que l'on m'a appris dans l'école de formation où j'ai obtenu mon diplôme, que l'engagement affectif du professionnel est dangereux et néfaste, pour moi comme pour l'enfant, puisque c'est encore régulièrement ce que l'on enseigne ? Sur ces sujets, toutefois, notamment grâce à certaines publications de l'école – j'en suis vraiment très fière – la situation évolue. Nous avons beaucoup travaillé sur la question des émotions dans le travail éducatif et de la mobilisation des émotions, à la fois les émotions des enfants, mais aussi celles des professionnels. Comment faire, donc, pour répondre aux besoins fondamentaux de l'enfant ? La liste des « si » est longue, nous pourrions parler de l'évaluation des informations préoccupantes, etc. Nous serons tous d'accord pour dire qu'il est très important de s'intéresser aux besoins fondamentaux de l'enfant, mais comment faire en sorte que ce ne soit pas qu'une intention, partagée peut-être, consensuelle sans doute, pour changer fondamentalement un certain nombre de pratiques, dont nous savons pertinemment qu'elles ne permettent pas de répondre aux besoins fondamentaux des enfants et de les aider dans leur développement et la construction d'un projet d'avenir ?
Je voudrais conclure en vous disant que, de mon point de vue, la période à laquelle nous assistons, qui est une période de profond questionnement autour de l'exercice des missions de protection de l'enfance, avec des projecteurs braqués sur cette mission d'information, peut être une formidable opportunité ; je m'en réjouis. Elle peut donner lieu à des choses extrêmement intéressantes et formidables, à condition, toutefois, de résister à deux mouvements, ou du moins deux tentations que je perçois et qui m'inquiètent aujourd'hui assez fortement.
Tout d'abord, il ne faut pas céder à la tentation de la disqualification des professionnels impliqués dans cette politique publique, sinon nous ferons pire plutôt que mieux. Ces mouvements de disqualification ne peuvent améliorer les choses. Cela ne nous empêche pas, d'ailleurs, de porter un regard critique et constructif sur ce qui va et ce qui ne va pas.
J'identifie une seconde tentation, qui me fait aussi très peur : la résurgence d'un certain nombre de clivages, qui sont tout à fait habituels dans cette politique publique de protection de l'enfance et dans son histoire, depuis la fin du XIXème siècle. Je vois ressurgir ces clivages y compris dans certaines analyses où interprétation du texte de 2016. Cela me stupéfie, moi qui étais pourtant en première ligne dans la discussion, la motivation et l'adoption d'un certain nombre d'articles. Je pense par exemple à cette interprétation ou à cette compréhension de la prise en compte des besoins fondamentaux de l'enfant pensée comme l'abandon du soutien à la parentalité, comme s'il fallait choisir entre soutenir le développement de l'enfant et accompagner les parents. Ceux qui ont suivi les travaux de recherche, y compris internationaux, y voient un clivage spécifique à la France, qui revient en permanence comme un mouvement de balancier et qui est absolument insupportable. Nous savons – tous les résultats de recherche et les pratiques le montrent – que le meilleur moyen de travailler avec les familles est bien de se centrer sur les besoins fondamentaux de l'enfant, bien plus d'ailleurs que de s'attacher au repérage des fragilités et des dysfonctionnements familiaux. Tout l'enjeu de la loi du 14 mars 2016 était ce renversement de perspective : s'attacher aux besoins fondamentaux de l'enfant, les regarder pour mieux les prendre en compte, plutôt que de pointer les défaillances parentales comme première entrée dans le dispositif. C'est évidemment un levier extrêmement percutant pour travailler autrement avec les familles, moins dans le contrôle social, mais bien davantage à partir de la prise en compte, y compris dans des perspectives de co-éducation dans un certain nombre de cas, des besoins d'accompagnement des parents. Cela n'empêche pas, évidemment, que des parents soient durablement dans l'impossibilité de répondre aux besoins fondamentaux de l'enfant, et que les responsabilités en matière de suppléance existent, de l'entourage et de la puissance publique.
Par ailleurs, la temporalité du soutien au développement de l'enfant et du soutien à la parentalité ne sont pas les mêmes. Je m'explique, très rapidement. Nous ne pouvons pas attendre, pour répondre aux besoins de l'enfant, que l'accompagnement que nous mettons en place pour les parents produise des résultats. Des effets de temporalité existent, tout cela est très subtil. Combien de fois m'a-t-on dit : « Avec la loi du 14 mars 2016, il faut faire attention, parce que cela signifie que nous ne travaillons plus avec les parents » ! Voilà qui renseigne très pertinemment sur les effets de clivage à l'oeuvre.
J'aurais pu parler aussi de certains discours autour de l'abandon des pouponnières parce que, au nom des besoins fondamentaux des enfants, il n'y aurait plus que l'accueil familial qui compterait. Cela fait frémir tous les pédopsychiatres qui ont travaillé sur les besoins fondamentaux des tout-petits, notamment des bébés les plus abîmés, qui vivent dans trois ou quatre familles d'accueil en seulement une ou deux années, quand ils ne peuvent pas dormir, sont extrêmement fragilisés et très vulnérables. Je ne m'attarde pas davantage sur le sujet, je pense que vous avez compris l'esprit général de mon propos.
Madame, je vous remercie également pour cette intervention très enrichissante. Je suis assez d'accord avec vous quant à la disqualification des professionnels. La question n'est pas de savoir s'ils sont compétents ou non, mais de faire en sorte qu'ils ne soient pas fracassés par le système, comme c'est le cas actuellement. J'ai rencontré un nombre conséquent de professionnels qui sont démunis, un peu broyés. Comptez sur nous pour ne pas faire du « travailleur social bashing ».
Mes questions seront brèves. Que faut-il améliorer pour que les services de la PJJ et de l'ASE fonctionnent mieux ensemble ? Comme vous avez porté les deux casquettes, votre réponse sera d'un grand intérêt. La PJJ s'est récemment recentrée sur ses missions de protection de l'enfance plus que sur ses missions judiciaires. Comment voyez-vous ce repositionnement ? Vous indiquiez tout à l'heure que la PJJ faisait partie des observatoires départementaux de la protection de l'enfance (ODPE). Est-ce vraiment le cas ? Quelle vision avez-vous du déploiement de ces ODPE ? Enfin, quand vous parlez d'évolution de la gouvernance, qu'entendez-vous par là ?
J'ai cru comprendre que vous auditionneriez la direction de la PJJ. Je serai donc rapide et profiterai de l'expérience qui fut la mienne. Concernant les grandes orientations de la PJJ, bien que je les connaisse, je suis un peu moins légitime pour vous répondre. En revanche, je me permettrai de faire quelques observations quant aux différences qui m'ont frappée entre ces deux institutions cousines.
Premièrement, la convergence est réelle. Nous y rencontrons les mêmes enfants, mais pas dans les mêmes volumes. L'ASE connaît un effet de masse foudroyant. Il m'a foudroyé quand je suis arrivée à l'ASE, a fortiori dans le département du Nord, avec 20 000 situations différentes. L'effet de masse est partout présent, ce qui n'est pas le cas à la PJJ. Voilà qui remet les choses dans leur contexte. Cependant, nous voyons bien les mêmes enfants, mais pas au même moment. Nous avons donc beaucoup de mal à travailler ensemble au même moment, dans une logique de complémentarité.
J'identifie trois caractéristiques de la PJJ. Premièrement, quand nous nous occupons des enfants, des adolescents ou de ces tout jeunes adultes à la PJJ, nous constatons une très grande spécialisation des équipes éducatives, très bien formées à l'accompagnement des enfants et des adolescents dans un cadre judiciaire. Ce n'est pas du tout le cas à l'ASE. Quelle surprise foudroyante que de constater que des personnels, après trois ans de formation initiale polyvalente d'éducateur spécialisé, n'aient jamais entendu parler du développement de l'enfant, de ses besoins, etc. ! Ce n'est pas l'objet de la formation, qui est en fait de former des travailleurs sociaux polyvalents, censés s'occuper de tous les publics. À la PJJ, les personnels ont deux ans de formation complets sur ces sujets précis, suivis d'un accompagnement, prolongé par la formation continue, etc.
Deuxièmement, la PJJ dispose de moyens très importants, en termes d'encadrement et de pluridisciplinarité, que je n'ai jamais connus ni à l'ASE ni dans le monde associatif. Je parle d'équipements, du nombre de psychologues, du nombre de travailleurs sociaux, d'assistants sociaux, en plus des éducateurs spécialisés, tout cela dans une dimension de complémentarité et non d'interchangeabilité.
Troisièmement, j'évoquerai rapidement un point qui va vous intriguer, celui du faible recours au placement dans les pratiques et les postures professionnelles de la PJJ, qui constitue une dimension quasi culturelle. Sur l'ensemble des enfants suivis par la PJJ, moins de 5 % des enfants sont confiés dans le cadre d'un hébergement, alors que, pour l'ensemble de la protection de l'enfance, dans le domaine civil, environ la moitié des enfants le sont.
Je vous prie de m'excuser, je n'ai pas bien compris ce que vous disiez quant à la dernière spécificité de la PJJ.
Je précise que l'ASE et la PJJ utilisent des modes de comptage différents. Cependant, sur 40 000 situations à la PJJ à un instant donné, moins de 5 % des enfants seront concernés par une décision de placement. Pour les 320 000 enfants dont s'occupe l'ASE, la moitié est suivie en milieu ouvert, l'autre moitié est placée. La PJJ fonctionne différemment, ce qui se ressent dans la pratique professionnelle. Dans les modalités d'intervention, le recours au placement n'obéit pas aux mêmes objectifs.
Non, madame, je ne parle pas de prison. Quand je parle de 5 % de placements à la PJJ, cela ne prend pas en compte le nombre élevé de mineurs détenus, qui sont environ 800.
Ces points sont très importants pour comprendre ce qui peut sembler une réponse stéréotypée à l'ASE. Je ne dirai pas le contraire, il faut faire mieux, et moins de placements à l'ASE, ce en fonction des tranches d'âges. Je signale juste ce point, en rappelant les adolescents suivis sont beaucoup plus nombreux. Le recours au placement pour des adolescents est assez fréquent. Les pratiques de la PJJ peuvent nous aider à réfléchir à la question, tout comme d'autres pratiques de l'ASE pourraient inspirer, notamment en termes d'ouverture, les équipes de la PJJ.
Nous aurions tout intérêt à ne pas concevoir le partenariat entre l'ASE et la PJJ en fonction de la garantie de la continuité des parcours, mais en fonction d'un travail complémentaire, ensemble, en particulier pour les situations des enfants les plus en difficulté, les situations complexes, pour ne pas dire « infaisables ».
ASE et PJJ sont à la fois des institutions très proches et des institutions qui se connaissent assez peu. Les formations croisées étaient toujours, pour les personnels des deux institutions, l'occasion d'une grande surprise quand ils découvraient les conditions réelles de travail des uns et des autres. Beaucoup de préjugés existent ; or, ils sont un obstacle au décloisonnement. Sans connaître les contraintes des uns et des autres, il est beaucoup plus difficile de travailler ensemble.
La PJJ a recentré son activité sur deux champs : l'aide à la décision judiciaire – il s'agit d'investigation judiciaire, de domaine civil, avant d'en venir à l'ASE – et le pénal, qui concerne peu d'enfants. Le domaine pénal concerne les décisions prises sur le fondement de l'ordonnance de 1945. D'où cette tendance à penser la collaboration selon une logique avantaprès, plutôt que selon une logique de travail complémentaire simultané. La PJJ devrait être une ressource – c'est le cas dans certains territoires – pour les situations complexes des adolescents, quel que soit le fondement de l'intervention. À mes yeux, judiciaire n'est pas synonyme de pénal. La plupart des enfants confiés à l'ASE le sont dans un cadre judiciaire, et le plus gros service judiciaire de mise en oeuvre des décisions est bien l'ASE, bien plus que la PJJ, non en termes d'identité professionnelle, mais en termes de volume.
Concernant la gouvernance, la PJJ est très présente dans les ODPE. Cela fait l'objet d'une politique publique, la directrice vous en parlera sans doute. Les ODPE sont un outil essentiel de la gouvernance au plan local. La loi du 14 mai 2016 le dit clairement, la politique publique est à la fois interministérielle et décentralisée. C'est une avancée cruciale. Cette politique s'appuie à la fois sur une gouvernance nationale, avec le Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), et locale, avec les ODPE. Ils ne peuvent aller l'un sans l'autre. Les ODPE sont le lieu d'élaboration et de construction de la politique publique de la protection de l'enfance et du décloisonnement des interventions au plan local, avec la PJJ, l'ASE, et tous les autres acteurs.
Madame, je vous remercie pour votre exposé. Je suis tout à fait d'accord pour dire que parmi les défis à relever, il faut en finir avec l'idée que l'ASE fait référence à une personne plutôt qu'à un service. Pour l'avoir vécu, cela est très important.
Je souhaiterais revenir sur la question de la formation. Vous avez parlé d'interdisciplinarité, de travail collectif, de participation, etc. J'aurais souhaité avoir votre point de vue sur le management et la place des cadres. J'estime que le management des équipes a une grande importance pour évoluer et progresser.
Vous avez parlé d'une organisation collective, avec une spécificité de l'ASE. Pour moi cette organisation existe déjà. Que vouliez-vous dire ?
Je n'ai exercé que des fonctions de direction, ce à différents niveaux : d'abord cadre de proximité, puis cadre des cadres, responsable des institutions. J'accorde donc une attention toute particulière à ce sujet, d'autant plus qu'ayant été formée à la PJJ, j'ai bénéficié d'une formation singulière et unique, celle de l'exercice des fonctions de direction en protection de l'enfance. J'ai ainsi été formée à l'accompagnement et au pilotage des activités, mais aussi à l'accompagnement des professionnels et au pilotage de l'action d'équipes particulièrement exposées. À mes yeux, être directeur des marchés publics, responsable par délégation du président de l'ASE, etc., constituent des prérogatives différentes. Cela nécessite, si les recrutements différenciés ne sont pas possibles, au moins des formations d'adaptation tout à fait nourries.
Aujourd'hui, même dans le domaine privé, on revient sur l'idée que l'on peut former pour être chef, sans tenir compte de la réalité des contenus. Je suis particulièrement attachée à la protection de l'enfance, et je milite depuis des années pour dire que, même si l'on n'a pas forcément besoin d'être travailleur social ou d'avoir une formation spécifique, on a absolument besoin de connaître la spécificité de l'exercice des fonctions de direction dans cet environnement particulier de la protection de l'enfance, notamment au regard du fait que nous sommes garants d'une organisation qui doit être au service des missions. Je pilote la commission permanente de la formation du CNPE ; nous avons proposé une recommandation sur la formation des cadres que je vous invite à consulter, dans laquelle nous disons qu'il n'est pas possible d'assumer des responsabilités d'encadrement en protection de l'enfance sans un certain nombre de connaissances en matière juridique et clinique, qui permettent justement d'adapter l'organisation aux besoins des publics, dans une dimension très réflexive de ce qu'impose l'exercice de ces missions non seulement pour les professionnels qui sont placés sous notre autorité, mais pour nous-mêmes aussi, les cadres exposés, en particulier les cadres de proximité.
Nous savons que les cadres de l'ASE vont très mal. Je suis très proche des associations professionnelles, de l'association nationale des directeurs de l'enfance et de la famille (ANDEF) et de l'association nationale des cadres de l'ASE (ANACASE). Je connais les défis à relever. Il faut considérer que les enfants ne sont pas confiés à des personnes mais à des services, ce qui implique de repenser tout le champ de la gouvernance et de l'organisation des projets de service. Les professionnels sont submergés par le volume d'activité. Or il ne faut pas que les individus portent le choix et la responsabilité de ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas faire ; ce doit être l'objet du projet de service. Tant les cadres que les élus portent la responsabilité des choix discriminants et des priorités à fixer, quand manifestement on ne peut pas tout faire parce qu'on est submergé au regard des moyens dont on dispose. Voilà un défi de taille. Certains s'y attellent, d'autres beaucoup moins.
La protection de l'enfance est bien une mission tout à fait singulière de l'action sociale générale. Il est frappant de constater que l'évaluation de l'information préoccupante, qui à mes yeux est une des missions de la protection de l'enfance parmi les plus difficiles, bien plus encore que l'investigation judiciaire que je connais bien, soit confiée aux professionnels les moins formés et les moins spécialisés, parce qu'elle est souvent assumée dans les départements par l'action sociale polyvalente. J'ai le plus grand respect pour la polyvalence de secteur, mais il est n'est pas possible de conduire une telle mission sans être spécialement identifié comme appartenant à un collectif de travail désigné, avec une organisation de travail tout à fait singulière et une formation particulière. Faire une évaluation d'information préoccupante dans le cadre de violences intrafamiliales et accompagner une personne très marginalisée en fin de vie, ce sont deux choses très différentes : des ressorts, des organisations de travail et des garanties différentes sont en jeu. Nous avons parfois eu tendance, dans des organisations très transversales de départements, à fondre les missions, en pensant que tous les professionnels pouvaient exercer toutes les missions, PMI, ASE, service social départemental, etc. À force de considérer que tout le monde peut tout faire, nous gérons moins bien les complémentarités que quand les coeurs de métier et les identités sont clairement affirmés, et que l'ouverture est souhaitée, pour que les uns et les autres collaborent en partant de leur coeur de métier. D'où l'intérêt des projets de service, pas toujours effectifs dans les départements.
Les professionnels de terrain sont en grande souffrance, notamment à cause du fractionnement de leur hiérarchie, sorte de gestionnaire qui les fait terriblement souffrir. Comment l'expliquer ? Les notions de rendement et de chiffres dénaturent complètement leur profession.
Je parlerais même de fracture, entre différents niveaux. Cela est très préoccupant. Cette fracture concerne d'ailleurs moins les cadres de proximité de l'ASE, que les niveaux généraux des directions générales d'action sociale des départements. Les cadres de proximité de l'ASE disent leur souhait d'être soutenus et l'intérêt qu'ils ont à appartenir à une structure. Quand la politique publique de protection de l'enfance n'est pas assez portée dans une organisation de travail, celui qui s'en occupe non seulement ne voit pas la spécificité de cette fonction reconnue dans les modalités d'organisation qu'elle impose, mais se sent aussi très isolé dans l'exercice de ses missions. J'ai rencontré des cadres de l'ASE dans de petits départements, en charge aussi d'autres politiques publiques, qui sont extrêmement seuls. D'où l'intérêt des associations de professionnels.
Existe parfois une fracture entre les logiques gestionnaires et la réalité que connaissent les équipes, la réalité des besoins identifiés et des projets que l'on souhaite mener. Le décalage est parfois énorme. Une fracture d'incompréhension s'installe alors.
En même temps, j'ai moi-même toujours été très consciente, dans les fonctions que j'ai occupées – je pense que mon passage dans le secteur associatif m'a été salutaire à cet égard –, que notre secteur appartient à celui de la dépense publique. Nous avons des responsabilités gestionnaires tout à fait importantes. Bien gérer, ce n'est pas un problème ! Je pense même que nous avons à rendre compte de ce que nous faisons. L'idée selon laquelle, dans les générations précédentes, nous avions des obligations de moyens et non de résultats, reste tout à fait vraie ; nous ne pouvons pas toujours préjuger des résultats produits par les actions complexes que nous conduisons. En revanche, en rendre compte, faire des recherches quant aux résultats produits, écouter davantage les représentants des enfants et des familles concernées, qui nous interrogent beaucoup sur les effets de notre action, j'y suis extrêmement attentive. Cela est porteur de grands changements ! La participation des personnes concernées au dispositif nous oblige à mieux rendre compte de notre action, ce qui constitue une révolution, parfois, même pour des professionnels très mobilisés et très concernés.
J'ai toujours appris au plan théorique, et j'ai toujours essayé de l'appliquer dans ma pratique, que l'organisation de l'institution est au service de la pratique. Nous n'existons, comme directeur ou institution, que pour permettre à ceux que nous dirigeons et que nous intégrons de pouvoir travailler. Voilà l'enjeu de la fonction instituante, d'une institution qui doit permettre, en particulier dans ce champ de la protection de l'enfance, d'avoir le soutien et la sécurité nécessaires pour pouvoir s'exposer dans la relation avec les plus vulnérables.
Aujourd'hui, ce qui est tout à la fois désastreux et désarmant, c'est que les professionnels vivent leurs institutions non pas comme un ancrage de sécurité, comme une perspective et une possibilité pour eux d'être rassurés, et de pouvoir s'exposer dans leur activité quotidienne, mais comme une contrainte supplémentaire. Ils vivent comme une disqualification un certain nombre des questions qui leur sont adressées. Les contraintes administratives sont folles, énormes, ils doivent rendre compte en permanence. Je vous dis cela alors que je disais à l'instant qu'il fallait rendre compte ! Cependant, la manière dont les choses se passent aujourd'hui fait qu'un certain nombre de professionnels, et pas seulement les travailleurs sociaux, mais aussi les magistrats, les cadres, etc., ont plus le sentiment qu'ils travaillent aujourd'hui pour rassurer leur institution et répondre à des contraintes qu'ils ne comprennent pas et qui les entravent de leur point de vue, et parfois à juste titre, que d'être servis et nourris dans leurs missions, et sécurisés par le fonctionnement institutionnel.
De ce point de vue, la question de la fonction instituante est cruciale, et fait partie des questions que je soulève quant à la gouvernance. Si nous n'abordons pas cette question, nous nous exposerons à toujours davantage de burn-out des professionnels et de violences dans les institutions. Les professionnels, bien entendu, quand ils ne sont pas en sécurité et qu'ils vont mal, utilisent des stratégies d'adaptation et de survie, qui ont été étudiées, et qui les conduisent soit à des positions de retrait soit parfois à des positions d'agression. Les dommages collatéraux financiers, sociaux et humains sont considérables. Le prix de l'arrêt de maladie à l'ASE, aujourd'hui, est financièrement et humainement désastreux, pour des personnes qui n'ont pas choisi ce métier par hasard. J'ai entendu un élu de département dire : « Je n'étais pas trop en faveur de l'ASE, mais depuis que je suis chargé de ces questions, je n'ai jamais vu autant, dans le cadre de l'aménagement du temps de travail, de personnes faire des heures supplémentaires. » Les professionnels de l'ASE travaillent énormément, et seuls quelques-uns adoptent des stratégies d'adaptation et de retrait.
C'est moi qui vous remercie, monsieur le président. Je me tiens à votre disposition. Vous pouvez consulter le site de l'école ou nos travaux de recherche ; certains points peuvent intéresser votre mission d'information. Vous êtes aussi les bienvenus dans notre centre de documentation, qui est ouvert à tous, élus, universitaires, praticiens, etc. Si vous avez besoin d'informations complémentaires dans le cadre de vos travaux, ou bien par simple intérêt personnel, au regard de certains engagements qui sont les vôtres, l'école vous est ouverte, au service de toutes les questions de la protection de l'enfance et de la jeunesse en difficulté.
Je suis toujours au rendez-vous sur ces sujets, vous l'aurez compris ! Je suis passionnée, depuis tant d'années, je ne m'en lasse pas. J'apprends toujours davantage, et en apprenant s'ouvrent toujours de nouvelles questions. La protection de l'enfance me passionne autant en termes d'engagement professionnel et humain qu'en termes de stimulation intellectuelle, par exemple dans le domaine de la clinique ou de l'approche juridique. Les sujets sont très riches, très complexes et très subtils. Je n'ai pas parlé de la question des millefeuilles de compétences, mais il faut faire attention aux simplifications sur ces questions, car elles sont passionnantes, même au plan de la conception et des résultats intellectuels obtenus.
Ces sujets sont aussi très liés à toutes les autres politiques publiques, si nous considérons que l'investissement dans l'enfance et la jeunesse est primordial. Je sais que vous êtes tous acquis à cette idée. Il semble étrange que nous investissions moins dans ce domaine que dans d'autres, pourtant moins porteurs d'avenir que celui de la jeunesse en difficulté.
Nous n'avons pas parlé de la prévention spécialisée. Je souhaite dire que c'est un partenaire très fort de notre école, bien que nous ne soyons pas dans le champ judiciaire pur. Ils interviennent avec les équipes de la PJJ dans les missions d'accompagnement des adolescents les plus en difficulté. Je vous remercie pour votre écoute.
La réunion s'achève à douze heures trente.
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Membres présents ou excusés
Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'aide sociale à l'enfance
Réunion du jeudi 25 avril 2019 à 11 h 30
Présents. - Mme Nathalie Elimas, Mme Perrine Goulet, Mme Monique Limon, M. Olivier Marleix, Mme Sandrine Mörch, Mme Bénédicte Pételle, Mme Florence Provendier, M. Alain Ramadier
Excusés. - Mme Delphine Bagarry, Mme Gisèle Biémouret, M. Paul Christophe, Mme Jeanine Dubié, M. Jean Terlier
Assistait également à la réunion. - M. Jacques Marilossian