La séance est ouverte à onze heures cinquante.
Nous accueillons Jean-Marc Lévêque et Charles Pernin, respectivement président et délégué général de Synabio, syndicat des transformateurs et distributeurs de produits issus de l'agriculture biologique. Messieurs, vous opérez dans un secteur qui s'est structuré et organisé depuis un certain temps, et qui crée de la valeur. Malgré tout, les relations et les négociations commerciales qui y ont cours restent marquées par des tensions ou des crispations. Sans doute pourrons-nous donc identifier des pistes d'amélioration dans ce domaine.
Avant de vous céder la parole, je vous demanderai, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.
(MM. Lévêque et Pernin prêtent serment.)
Nous commencerons par vous présenter rapidement notre collectif professionnel, ses enjeux et ses ambitions. Nous évoquerons ensuite notre perception des récentes discussions avec les distributeurs.
Notre syndicat professionnel existe depuis longtemps. Pendant de nombreuses années, nous nous sommes essentiellement attachés à traduire nos principes, en matière de production comme de transformation, dans un cadre réglementaire. Après cette période d'écriture de la réglementation française puis européenne, nous avons oeuvré au développement de filières et au lancement de campagnes nationales de communication.
Aujourd'hui, l'agriculture biologique rejoint des enjeux de santé publique et environnementaux. Ce secteur se développe. Il se trouve confronté à de nouveaux défis. Les quelque 200 membres de Synabio sont de toutes tailles : de très petites entreprises (TPE) souvent spécialisées à 100 % dans le bio, des petites et moyennes entreprises (PME) entretenant une forte activité bio pour maintenir leur savoir-faire et leur positionnement dans des gammes de qualité, des majors pour lesquelles l'agriculture bio représente un poids économique important. Ces entreprises ont besoin d'être accompagnées et d'acquérir une connaissance pointue des réglementations en vigueur.
L'enjeu des négociations commerciales revêt une nouvelle dimension depuis quelques années pour les fournisseurs bio, qui sont en train de changer d'échelle.
Le secteur de l'agriculture biologique voit en effet arriver de nouveaux acteurs dans la transformation et la distribution, dont les pratiques commerciales diffèrent de celles sur lesquelles se sont structurées les filières du bio jusqu'à présent. Celles-ci encourent, de fait, un risque de déstabilisation économique. C'est la raison pour laquelle le Synabio, en tant qu'organisation professionnelle de l'aval des filières bio, a souhaité mettre en place un Observatoire des négociations commerciales avec la grande distribution.
Nous avons mené une rapide enquête en ligne auprès de nos adhérents de la transformation bio. L'échantillon de répondants est certes réduit, car le marché du bio, même s'il se développe, reste de petite taille. Ainsi avons-nous recueilli une quarantaine de réponses d'entreprises qui fournissent des produits bio à la grande distribution, représentant néanmoins un chiffre d'affaires cumulé de 800 millions d'euros. L'enquête s'est déclinée en deux temps, tout d'abord mi-janvier, à mi-parcours des négociations, puis en avril afin de dresser un bilan d'étape.
Il en ressort que les fournisseurs bio ont des difficultés à répercuter les hausses de prix des matières premières qu'ils subissent. Il y a là un risque « d'effet ciseaux » que connaissent bien les filières traditionnelles. Le renchérissement des matières premières est très fréquent dans ce marché en croissance, soumis à une tension sur certaines denrées, voire à des ruptures d'approvisionnement. Seuls 8 % des fournisseurs ayant répondu à l'enquête ont pu intégralement répercuter leurs hausses de prix de matières premières. Ils sont 42 % à ne les avoir aucunement répercutées. Les 50 % restants n'ont pu y procéder que de manière partielle.
L'enjeu de la répercussion des coûts des matières premières était au coeur de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dite « loi EGAlim ». Or, une nette majorité des répondants estime qu'à cet égard, la loi EGAlim n'a guère changé la donne dans les négociations.
L'enquête a par ailleurs révélé que les entreprises bio étaient soumises à des injonctions de baisses de tarifs de la part des distributeurs. Quelque 28 % des répondants disent avoir reçu de telles demandes avant même l'ouverture des discussions. In fine, les deux tiers du chiffre d'affaires représenté par notre échantillon ont subi une déflation de l'ordre de 1 % à 2 %. Les grandes entreprises sont les plus sujettes à ce phénomène. Les petits fournisseurs arrivent mieux à protéger leurs intérêts. Ce point peut probablement être porté au crédit de la loi EGAlim.
Les pénalités constituent en outre un véritable enjeu pour les filières bio, qui sont sujettes à des ruptures d'approvisionnement structurelles. Cette spécificité de nos filières n'est absolument pas prise en compte par la grande distribution. Les enseignes imposent fréquemment des pénalités que plus de la moitié des répondants jugent excessives et inadaptées aux tensions s'exerçant sur les matières premières. Nous avions exprimé cette préoccupation avant même l'ouverture des négociations, et avions demandé au ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation de prendre en compte cette particularité du bio. Ce dernier a répondu qu'un guide de bonnes pratiques serait spécifiquement consacré aux pénalités. Nous ne jugeons pas cette réponse satisfaisante, car ce guide n'aborde aucunement les enjeux spécifiques aux filières bio, en particulier les ruptures d'approvisionnement.
Quelle est la part du bio vendu en grandes et moyennes surfaces (GMS) ? Il m'est arrivé de constater qu'en GMS étaient vendues, sous l'appellation bio, des productions en première année de conversion vers l'agriculture biologique, dites C1. Quel contrôle est effectué en la matière ?
Enfin, la loi EGAlim impose qu'au 1er janvier 2022, au plus tard, les repas servis en restauration collective dans les établissements chargés d'une mission de service public comptent 50 % de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques. Y voyez-vous un débouché porteur ?
Monsieur Pernin, vous observez que les pratiques des GMS sont inadaptées à la filière bio, notamment en ce qui concerne les répercussions des hausses de prix des matières premières. Existe-t-il des contrats-cadres prévoyant des clauses de « revoyure » pour répondre à ces situations ? Anticipez-vous les conséquences du renchérissement des matières premières dans vos négociations avec la grande distribution ?
Par ailleurs, les ruptures d'approvisionnement auxquelles vous faites référence résultent-elles de la non-satisfaction de commandes ou de problèmes logistiques ?
Les GMS spécialisés dans le bio fleurissent dans nos villes. Y voyez-vous une opportunité ? Quelles conditions vous réservent ces enseignes ? Nous avons pu craindre que si le bio s'étendait trop dans les grandes surfaces, il subisse les mêmes difficultés de construction des prix que la production conventionnelle. Comment vous positionnez-vous, entre la tentation de la grande distribution et l'attachement à la relation de proximité avec les consommateurs, qui est l'un des fondements du bio ?
Monsieur Pernin, vous avez évoqué les pénalités que vous subissiez en cas de retard ou de défaut d'approvisionnement. Lorsque vos adhérents informent la grande distribution qu'ils ne peuvent pas la livrer, arrive-t-il qu'ils reçoivent dix fois la même commande le lendemain, et qu'ils se voient par conséquent appliquer plusieurs fois des pénalités ? Il semble que cette pratique ait cours dans le secteur conventionnel.
Nous distribuons environ 55 % de nos produits en GMS, et 45 % en magasins spécialisés. À la différence d'autres pays, la France a la chance de compter ces deux types d'acteurs. Cela contribue à une situation équilibrée.
Madame Leguille-Balloy, des productions en première année de conversion vers l'agriculture biologique ne devraient pas être présentées comme bio. Seuls des produits en deuxième année de conversion peuvent être valorisés, à condition qu'ils soient bruts et portent un étiquetage spécifique. Avec les organismes de contrôle et les autorités publiques, nous nous attachons à ce que ce type d'irrespect de la réglementation ne se produise pas.
La restauration collective est un marché potentiel sur lequel notre filière souhaite prendre position. Elle représente toutefois des volumes faibles, en comparaison avec la puissance d'achat des supermarchés. Il n'est pas difficile pour nos entreprises de répondre aux besoins des collectivités, alors qu'il peut être plus compliqué de satisfaire les besoins des hypermarchés et des supermarchés. La difficulté liée à la restauration collective tient plutôt à la faible implication de ses distributeurs vis-à-vis du bio. Ils ont besoin d'être accompagnés pour mieux connaître les approvisionnements et le fonctionnement de nos filières.
Madame Gipson, nos entreprises sont encore trop récentes pour avoir la capacité d'anticiper leurs aléas dans des contrats et des clauses de « revoyure ». Nous avons une trop faible visibilité sur les besoins des grandes surfaces, que peuvent fortement déstabiliser les opérations de promotion. Cette absence de visibilité génère des ruptures. En outre, nos entreprises sont essentiellement de taille moyenne et ne sont pas dotées des services juridiques et de l'expertise nécessaires pour amender les contrats.
Les ruptures d'approvisionnement tiennent essentiellement à la croissance du marché et à notre souci de privilégier les filières françaises. Quand ces dernières ne peuvent pas fournir pas les volumes nécessaires, nous ne souhaitons pas nous dépanner auprès de pays tiers.
Madame Crouzet, les GMS spécialisés dans le bio contribuent au développement accéléré de notre secteur. Jusqu'à présent, le marché s'est construit autour de marques dédiées aux magasins bio, proposant des recettes 100 % bio jusque dans leurs arômes. Les grandes enseignes n'exigeaient pas des recettes aussi pointues. Aussi les entreprises ont-elles bâti des marques distinctes, dont chacune répondait aux attentes spécifiques d'un marché. Aujourd'hui, les enseignes de la grande distribution et les supermarchés spécialisés dans le bio entendent bousculer ces repères et bénéficier de la notoriété des marques spécialisées. Les grandes enseignes se servent de la valeur développée par les marques nationales pour faire avancer leurs propres marques de distributeur (MDD). Pour notre part, nous souhaitons continuer à répondre à chacun des marchés – magasins spécialisés et enseignes grand public.
De nombreux éléments sont volontairement entremêlés par les distributeurs, pour mettre en difficulté les fournisseurs et brouiller les repères des consommateurs. Je pense par exemple à des pratiques commerciales consistant à commercialiser le litre de lait bio à 0,85 ou 0,90 euro. Nous nous efforçons d'expliquer aux GMS que c'est un très mauvais message pour les éleveurs, car de tels tarifs ne les inciteront pas à évoluer vers le bio. C'est aussi un très mauvais message pour les consommateurs, car il laisse croire qu'un produit de qualité peut être moins coûteux qu'un produit conventionnel. Or la qualité a un prix.
Quant à votre question, monsieur le rapporteur, sur les commandes répétées des distributeurs consécutives à une rupture d'approvisionnement, il faudrait que nous demandions à nos adhérents s'ils ont vécu de telles situations.
Je me permettrai de vous adresser un courrier à ce sujet, afin d'obtenir une réponse de la part de Synabio.
Le bio est un label très contrôlé. La France a instauré un système de délégation à des organismes certificateurs indépendants, auquel s'ajoute une supervision par les pouvoirs publics. Pour avoir un aperçu des non-conformités observées, je vous invite à consulter les enquêtes annuelles de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Nous ne constatons pas d'augmentation significative de ces non-conformités parallèlement au développement du marché bio.
Comment pouvons-nous adapter les dispositions visant à rééquilibrer les relations commerciales entre les distributeurs et les producteurs aux spécificités de l'agriculture biologique : cherté des matières premières, ruptures d'approvisionnement, valorisation de la qualité, etc. ? Quelles sont vos propositions en la matière ?
Je crois comprendre que le Synabio représente plutôt les transformateurs de produits bio. Lors des discussions sur la loi EGAlim, ainsi que dans le cadre de la présente commission, il a amplement été question des pratiques de négociation entre l'industrie agroalimentaire dans son ensemble et les grands distributeurs. Il a souvent été observé que les acteurs situés en amont la chaîne décidaient des prix, s'en accordaient avec les transformateurs et les prescrivaient aux producteurs. Qu'en est-il pour vous, qui vous situez au milieu de la chaîne ? Une éthique et une transparence sont-elles appliquées dans les négociations touchant aux produits bio ? Parvenez-vous à fixer un prix qui assure une juste répartition de la valeur ? Quelles mesures de transparence avez-vous mises en oeuvre à cet effet vis-à-vis des producteurs auxquels s'adressent les transformateurs que vous représentez ?
Dans le secteur conventionnel, la grande distribution se plaît à dupliquer dans ses marques de distributeur (MDD) les produits les plus appréciés de marques tierces. Elle sollicite des producteurs à cet effet. Dans le secteur du bio, qui produit les marques de distributeur, et à quelles conditions ?
Par ailleurs, comment percevez-vous le gigantisme induit par la structuration de centrales d'achat aux niveaux national et européen ? Cette structuration ouvre-t-elle la porte à des produits importés, qualifiés de bio mais ne répondant pas pleinement à l'éthique vertueuse dans laquelle s'inscrit votre mouvement depuis plusieurs dizaines d'années ?
En matière de construction du prix, nous essayons depuis quelques années, avec les instituts techniques, de mettre en place des références techniques et économiques filière par filière : volume des productions laitière et céréalière, rendements moyens, charges, revenus, etc. Nous disposons d'un historique d'une dizaine d'années pour certaines filières. Toujours avec les instituts techniques, nous nous efforçons d'améliorer les pratiques afin que les systèmes gagnent en performance, tout en respectant nos objectifs environnementaux et liés au bien-être animal. Nous voulons que demain, les produits bio continuent d'être accessibles à tous, mais pas à n'importe quel prix. Cette accessibilité ne doit pas aller au détriment des agriculteurs et des territoires. On trouve certes des fraises bio du Maroc à 1,5 euro la barquette, mais aucun producteur français, même conventionnel, ne peut atteindre un tel prix. Pour les industriels bio, les fraises s'achètent plutôt 4 euros la barquette. Nous avons ouvert des discussions avec plusieurs enseignes, pour tenter de les convaincre que la pression qu'elles exerçaient sur les prix risquait de détruire ou de déstabiliser des filières.
Quant aux marques de distributeur, elles sont anonymes : le client ignore qui a fabriqué le produit qu'il consomme. Peut-être vivons-nous la fin d'un système dans lequel, tous les deux ou trois ans, une enseigne changeait de fournisseur au profit du moins-disant. Pour répondre à une ambition de développement, et peut-être aussi aux attentes des consommateurs, la plupart des enseignes ont demandé à leurs fournisseurs habituels de produire du bio. Ces fournisseurs se tournent vers nous dans la précipitation, sommés de se convertir au bio en trois ou six mois. Nous leur expliquons que la démarche est tout autre.
Nous nous réjouissons que notre secteur se développe, mais il n'est pas question que ce soit à n'importe quel prix, au détriment des filières agricoles que nous avons bâties. Nous ne souhaitons pas non plus que toutes les TPE et PME qui ont choisi de longue date de développer une activité bio et de maintenir des approvisionnements locaux soient supplantées par des acteurs de taille plus importante. Nous sommes conscients que le combat est inégal. La profession se pose de nombreuses questions : doit-elle reposer les bases d'une agriculture qui serait davantage porteuse de responsabilité sociétale, de souci environnemental et de justice sociale ? Nous ne sommes pas favorables à un secteur bio à deux vitesses. Nous nous sommes battus, tous ensemble, pour que la profession s'unisse et fasse l'objet d'une réglementation commune. Le changement d'échelle actuel pourrait induire un besoin de différenciation, grâce auquel nous continuerons de porter haut et fort nos valeurs éthiques. La réglementation se négocie toutefois à l'échelle européenne, ce qui rend l'exercice est d'autant plus difficile. Peut-être notre profession devra-t-elle réaffirmer un certain nombre de principes pour éviter une dérive de la production bio.
Lorsqu'une enseigne met une denrée alimentaire à disposition des consommateurs sous la forme d'une MDD, c'est avant tout dans l'optique de tirer les prix vers le bas et de capter de la marge. Les marques de distributeur et le bio sont-ils compatibles ?
C'est pour nous un dilemme.
Les marques de distributeur cherchent à être attractives pour les consommateurs. Pour y parvenir, elles réduisent leurs marges et réimputent ce manque à gagner sur les marques nationales. Souvent aussi, lorsqu'une enseigne sollicite un fabricant pour une MDD, elle lui demande de dupliquer des produits à succès. Nous sommes heureux de l'intérêt que manifestent les enseignes pour le bio, mais nous constatons qu'elles y reproduisent les pratiques en cours dans le secteur conventionnel.
Permettez-moi de vous adresser une question de néophyte. Dans ma région est commercialisé du lait sous la marque « Juste et Vendéen ». Les producteurs qui la portent refusent d'avoir des intermédiaires et valorisent leur démarche éthique. Des approches similaires apparaissent pour d'autres produits. En tant que transformateurs, n'auriez-vous pas intérêt à vous positionner comme une filière de qualité qui défend sa logique jusqu'au bout et refuse, par éthique, des pratiques qui seraient défavorables à ses producteurs ?
Monsieur Lévêque, vous occupez une fonction de direction chez Triballat Noyal. Cette entreprise travaille-t-elle pour les MDD ou uniquement pour des produits en marque propre ?
Nous élaborons quelques produits de marques de distributeur, sous pression. En effet, lorsqu'une enseigne achète nos propres produits et souhaite que nous travaillions pour sa MDD, elle procède généralement à un chantage : soit nous acceptons, soit nous perdons le marché pour nos propres marques. Triballat Noyal est une entreprise familiale qui défend une stratégie de marque assortie d'une ambition de durabilité et de qualité. La MDD est subie par notre entreprise.
Dans le cadre de cette commission d'enquête, vous sentez-vous libre de parler des MDD ? Je ressens quelque réticence de votre part.
Je suis très à l'aise pour en parler, au nom de mes collègues comme de Triballat Noyal. Aujourd'hui, les MDD sont subies et mal vécues, car nous en connaissons les conséquences à terme pour nos filières et pour ce que nous avons construit depuis vingt ou trente ans.
Un agriculteur n'a pas l'obligation de produire du bio. C'est une démarche volontaire, un choix de chef d'entreprise conscient des risques qu'il encourt, pour ne pas dire un choix de vie. L'on ne produit pas du bio par hasard, mais pour des raisons bien déterminées. C'est pourquoi nous n'apprécions pas d'être poussés vers des modèles destructeurs de la valeur et des filières.
Devons-nous bien comprendre que si vous refusez de produire des MDD pour une enseigne de grande distribution, celle-ci menace de ne pas vendre ou de déréférencer vos propres marques ?
C'est arrivé. Une façon de répondre aux demandes des MDD est d'intégrer, dans le prix que nous proposons, la juste rémunération des producteurs et la valeur longuement bâtie par nos filières. De ce fait, nous ne sommes pas retenus. Il n'en reste pas moins que cette pression et ce chantage existent.
Le bio étant rare et demandé – ce qui vous place en position de force–, n'auriez-vous pas intérêt à vous concentrer sur une stratégie de marque ?
Les entreprises font souvent ce choix, afin de continuer à porter leurs valeurs. Cette réflexion est également menée à l'échelle de la profession.
Nous lui avons d'ailleurs consacré une journée d'échanges avec la Fédération nationale de l'agriculture biologique (FNAB) la semaine dernière : que devons-nous mettre en place, ensemble, pour que demain, le bio continue de répondre à ses enjeux fondateurs ?
Refuser de produire de la MDD a pour conséquence de s'exposer aux pressions du client, mais aussi de laisser un vide dans lequel pourront s'engouffrer des concurrents moins impliqués dans les bonnes pratiques du bio, voire des produits importés. Un tel refus n'est pas sans risque pour les entreprises. Ce choix est complexe.
De toute évidence, l'émergence de gigantesques centrales d'achat à l'échelle internationale représente un risque. Les consommateurs détiennent largement la réponse. Nous devons les convaincre qu'acheter bio est une démarche cohérente, et que les approvisionnements nationaux ou locaux doivent être privilégiés car ils entretiennent la vitalité de nos territoires et de notre agriculture. Il s'agit de redonner du sens à la consommation.
Mme Do s'enquérait de nos propositions visant à assurer un partage équitable de la valeur. Une partie des réponses est législative. Nous demandons par exemple un encadrement des pénalités de rupture, enjeu majeur pour notre secteur. Les sanctions doivent être à la hauteur des dérives. Les fournisseurs ne doivent pas non plus se sentir menacés lorsqu'ils dénoncent les pratiques abusives de leurs clients. Parallèlement, un travail d'éducation des consommateurs doit être mené. Ceux-ci doivent comprendre pourquoi un produit bio, a fortiori d'origine française, ne peut pas être vendu moins cher que son équivalent conventionnel. Les promotions qui induisent ce type de distorsion doivent être dénoncées.
Ma question s'adresse cette fois au président de Synabio et non plus au directeur de Triballat Noyal. Votre organisation regroupe 110 entreprises réparties sur 200 sites industriels et représentant 600 marques. Vos adhérents font-ils l'objet de menaces régulières de déréférencement s'ils refusent de produire des MDD ? Comment se contextualisent ces menaces ? Je rappelle que vous êtes ici devant la représentation nationale, et que vous pouvez encourir des sanctions pénales pour des propos mensongers.
Je précise que notre syndicat recouvre un peu plus de 200 entreprises. Mes collègues ont-ils vécu ou vivent-ils les mêmes pressions et mésaventures que Triballat Noyal, lorsqu'ils sont sollicités pour produire des MDD ? Je propose de les questionner à ce sujet et de vous transmettre leurs réponses.
Lors d'un rendez-vous ou dans le cadre d'une sollicitation pour fabriquer des MDD, si nous ne manifestons pas une attitude positive, l'on nous fait comprendre qu'il sera facile d'en glisser un mot au service chargé des achats de marques nationales. Ce n'est pas plus voilé ni détourné que cela.
Dans notre enquête, les répondants ont fait état de menaces de déréférencement, mais je ne saurais dire si elles sont liées à la question des MDD ou à d'autres enjeux de négociation. Nous devons investiguer davantage sur les motifs de ces menaces.
Avec sa marque « VRAI », l'entreprise Triballat Noyal jouit d'une forte image dans le bio, construite dès le milieu des années 1990.
En effet, nous avons lancé les premiers produits de marque « VRAI » en grandes surfaces en 1995. Nous oeuvrons dans le secteur bio depuis les années 1980, et accompagnons les producteurs depuis 1975.
Triballat a mené un long combat avec Danone, qui commercialisait sous l'appellation « bio » un produit qui n'en était pas. Vous avez donc une expérience et une assise en matière de bio qui vous permet d'afficher une image solide. Je découvre aujourd'hui avec étonnement que vous vendez aussi sous marque de distributeur. Avec l'assise qui est la vôtre, comment est-il possible que vous n'arriviez pas à vous faire respecter davantage, que ce soit par des voies contractuelles ou judiciaires ?
Nous sommes une petite entreprise dans le monde de l'agroalimentaire. Nous sommes 1 200 fois plus petits que Lactalis ou Danone !
La réputation n'est pas un argument suffisant sur le marché. Vous avez fait référence, madame Leguille-Balloy, à une bataille que nous n'avons pas menée seuls mais avec nos collègues laitiers, pour demander à Danone de supprimer la mention « bio » concernant des yaourts, qui n'étaient pas issus de la production biologique. Il nous paraissait important de ne pas entretenir de confusion dans l'esprit des consommateurs.
Je précise que l'entreprise Triballat Noyal ne fabrique pas de produits laitiers pour les MDD, par souci de respecter les critères de qualité et de production qu'elle a construits avec ses éleveurs. Les seules MDD que nous fabriquons, dans les secteurs conventionnel et bio, sont des boissons au soja. Une fois encore, cette orientation est subie. Il serait incohérent qu'après avoir patiemment construit une logique de marque, nous devenions nos propres concurrents via les MDD.
Dans un contexte où vous êtes contraints de produire pour des MDD, à des prix inférieurs à ceux de vos marques, parvenez-vous à garder de la transparence sur les tarifs vis-à-vis de vos producteurs ? Arrivez-vous à leur garantir des prix d'achat qui leur permettent de subsister ? Qu'a mis en place votre organisation pour assurer une transparence des prix et un équilibre des rémunérations ?
Pour assurer le meilleur niveau de rémunération, nous nous appuyons sur des références techniques et économiques que nous avons bâties avec la profession. À ce jour, nous n'avons pas subi de baisse de prix pour nos produits. En parallèle, nous nous efforçons d'accroître l'efficience de nos systèmes.
Nos filières comptent de nombreuses coopératives. La transparence y est travaillée entre producteurs, transformateurs et acteurs de la mise en marché. Les entreprises privées, pour leur part, partagent la connaissance du marché avec les producteurs. Enfin, les producteurs détiennent parfois une part du capital des structures de transformation. Ils ont alors une connaissance complète des données économiques.
Comme je l'ai souligné dans mon introduction, vous représentez les transformateurs et les distributeurs bio. Par nature, la démarche que vous avez engagée depuis un demi-siècle est vertueuse. L'un des enjeux qui se poseront au législateur sera d'éviter qu'advienne dans le secteur bio ce qui s'est produit dans le secteur conventionnel au travers des MDD. Probablement devrons-nous prévoir des garde-fous dans ce domaine.
La France excelle dans les produits bio et joue un rôle moteur en Europe à cet égard. Le bio, dans notre pays, est essentiellement porté par des entreprises familiales. Celles-ci ont pour interlocuteurs des centrales d'achat d'autant plus puissantes qu'elles se consolident désormais à l'échelle européenne. N'y a-t-il pas là un enjeu majeur ? Quelles mesures sont susceptibles de dissiper de tels oligopoles ?
Nous sommes accueillants et souhaitons que le bio soit accessible à tous, mais pas à n'importe quel prix. Nous discutons avec tous les circuits de distribution, longs ou courts, de proximité ou non. Nous essayons, modestement, de participer à l'équilibrage entre les magasins spécialisés dans le bio et les grandes enseignes. Nos moyens réduits ne nous permettront pas d'influer sur les concentrations qui sont en cours. Nous devrons rester à notre place, pour éviter d'embarquer notre filière dans une démarche qui la dépasserait.
Lorsque nous avons écrit la réglementation bio et que nous sommes devenus un signe officiel de qualité, nous avons failli interdire l'usage du label « Agriculture Biologique » (AB) sur les produits à marque de distributeur, comme l'a fait le Label rouge. À l'époque, nous n'imaginions pas que les produits bio entreraient dans les hypermarchés et les supermarchés. Peut-être devons-nous aujourd'hui regretter ce choix.
Nous travaillons avec nos adhérents sur une démarche de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui inclut des enjeux environnementaux, mais aussi des enjeux de filière et de loyauté dans les relations commerciales. Il s'agit notamment de préserver toutes les bonnes pratiques qui ont été mises en oeuvre dans les filières bio entre transformateurs et agriculteurs. Aujourd'hui, l'enjeu est de valoriser ces démarches de RSE dans la négociation commerciale. Cela aurait un effet incitatif, et contribuerait à garantir un équilibre du partage de la valeur. J'ignore dans quelle mesure le législateur peut se saisir de cette question.
Dans la loi consécutive aux États généraux de l'alimentation (EGA), nous avons évoqué la haute valeur environnementale, la haute valeur nutritionnelle mais aussi, précisément, la haute valeur sociétale. Nous retrouvons là le fil conducteur de votre syndicat et des entreprises qu'il regroupe.
La dynamique de l'agriculture biologique synthétise les volets sociétal, éthique et environnemental. C'est pourquoi je m'interroge sur la comptabilité de cette démarche vertueuse avec les marques de distributeur.
La séance est levée à midi cinquante.
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 2 mai 2019 à 11 h 30
Présents. - Mme Ericka Bareigts, M. Thierry Benoit, M. Grégory Besson-Moreau, Mme Michèle Crouzet, M. Yves Daniel, Mme Stéphanie Do, Mme Séverine Gipson, Mme Martine Leguille-Balloy, Mme Cendra Motin
Excusés. - M. Richard Ramos, M. Nicolas Turquois, M. Arnaud Viala, M. André Villiers