La réunion

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Jeudi 4 juillet 2019

La séance est ouverte à onze heures quinze.

Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission d'enquête

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La commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat, procède à l'audition de M. Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « alimentation humaine » à l'institut national de la recherche agronomique (INRA), et de M. Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement ».

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Mes chers collègues, nous allons entendre maintenant Monsieur Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « alimentation animale » à l'institut national de la recherche agronomique (INRA), et Monsieur Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement », auxquels je souhaite la bienvenue.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal de télévision interne, puis consultables en vidéo sur le site internet de l'Assemblée nationale.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire d'une durée maximale de dix minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Monsieur Cravedi et Monsieur Caquet, à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

M. Jean-Pierre Cravedi et M. Thierry Caquet prêtent successivement serment.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Monsieur le président, nous avions prévu de projeter quelques diapositives de présentation de la restitution du colloque organisé en Guadeloupe et en Martinique en octobre 2018, qui a fait un état des lieux des connaissances. Il n'était pas centré sur l'INRA, mais nous avons contribué à l'élaboration de ses principaux thèmes.

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Cela n'est pas possible car ce n'était pas techniquement prévu. Je vous invite donc à faire une présentation entièrement verbale.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Nous vous ferons néanmoins parvenir cette présentation.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Ce colloque organisé du 16 au 19 octobre 2018, aux Antilles, traitait trois aspects : le devenir et l'impact du chlordécone dans l'environnement ; ses effets sur la chaîne alimentaire, les filières et productions agricoles ; ses impacts en matière de santé et de population.

Concernant, tout d'abord, l'environnement, des observatoires mis en place sur des bassins versants en Martinique et en Guadeloupe ont nettement amélioré les connaissances scientifiques relatives au transfert du chlordécone d'un milieu vers un autre et au rôle majeur joué par les nappes phréatiques dans les flux du produit. On a longtemps pensé que le chlordécone se déplaçait essentiellement via le ruissellement, alors que le transfert est dû à l'infiltration, puis les collecteurs et les exutoires véhiculent l'essentiel des résidus de chlordécone. La mise en évidence de cette dynamique a permis de déterminer les temps de résilience dans les nappes phréatiques et de déterminer si les transferts s'opéraient avec la matière dissoute, c'est-à-dire avec l'eau, ou bien avec les particules. Nous avons constaté que ces transferts étaient principalement liés à l'eau et à la solubilité du chlordécone, ce qui n'était nécessairement pas attendu, car il n'est pas très hydrosoluble.

Concernant les milieux aquatiques, d'eau douce ou marins, d'importants moyens de surveillance ont été mis en place, à la fois en termes d'échantillonnage, c'est-à-dire de capacités de prélèvement automatique d'échantillons d'eau, et de pose d'indicateurs reposant sur des techniques de mesure de l'impact du chlordécone sur des biofiltres bactériens. Un certain nombre d'outils permettent d'améliorer la connaissance des transferts et des flux et d'entrevoir des pistes en matière de décontamination. Si on ne connaît pas la nature des flux, il est difficile de proposer des solutions de décontamination.

Nous avons caractérisé le transfert dans la chaîne trophique et défini comment le chlordécone s'accumule dans les différents maillons : phytoplancton, zooplancton, organismes supérieurs, jusqu'aux poissons du haut de la chaîne qui, comme le thon, sont susceptibles de consommer des animaux déjà contaminés, ce qui a des conséquences en matière de pêche.

Le point a été fait sur les systèmes de dépollution et de décontamination par des méthodes diverses, telles que celle avec les microorganismes, en particulier des microorganismes présents dans les sols aux Antilles pour ne pas importer de la matière biologique, ou la fixation du chlordécone dans le sol, afin qu'il ne soit pas disponible et entraîné par l'eau par percolation.

Nous avons examiné des résultats en matière de phytoremédiation, c'est-à-dire, en l'occurrence, la capacité de végétaux à extraire le chlordécone présent dans les sols.

Certaines solutions fonctionnent. La preuve est faite que ça marche en laboratoire, mais l'efficacité sur le terrain reste à prouver. Il ne faut pas imaginer qu'on puisse raisonnablement utiliser une, voire l'ensemble, de ces techniques pour dépolluer la totalité des sols antillais. En revanche, elles peuvent être appliquées sur des sols particulièrement contaminés à un endroit sensible. Nos connaissances ont beaucoup progressé.

Nous avons identifié un important besoin de connaissance en matière de sciences humaines et sociales. Jusqu'à présent, les sociologues étaient assez peu impliqués dans les programmes de recherche relatifs au chlordécone, alors que c'est indispensable pour agir efficacement, sur place, dans le sens de la conception et de l'innovation. Des travaux scientifiques sont nécessaires pour évaluer les coûts et l'acceptabilité des mesures prises.

Concernant la chaîne alimentaire, de nombreux travaux ont été engagés pour avoir une idée plus précise de ce qu'il est nécessaire de faire pour décontaminer les espèces d'élevage : bovins, petits ruminants laitiers, volailles. Nous avons maintenant toutes les données cinétiques d'élimination du chlordécone chez ces espèces, avec une connaissance importante, à savoir que l'essentiel de la contamination provient de la consommation directe du sol et non de la consommation de denrées végétales. En broutant, les bovins consomment une partie du sol contaminé. Les fourrages interviennent dans une bien moindre mesure que la consommation directe de sol. Nous sommes maintenant en capacité de connaître la demi-vie, c'est-à-dire le temps de séjour des résidus de chlordécone dans les tissus des animaux soumis à cette exposition.

Une cartographie de la contamination des sols a été établie, ainsi qu'une cartographie des niveaux de contamination en fonction des types de denrées, éléments résultant de programmes de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Les modes d'approvisionnement à l'origine de l'exposition des populations au chlordécone ont également été répertoriés, avec la répartition propre aux Antilles entre autoproduction, dons et ventes au bord de la route.

Quant à l'impact sur la santé, l'essentiel des travaux n'a pas été mené par l'INRA, dont la contribution a été mineure dans ce domaine. Nous avons toutefois participé à la caractérisation des flux de chlordécone chez les espèces de laboratoire pour les appréhender ultérieurement chez l'homme, et étudié quelques aspects de la transformation du chlordécone chez l'homme.

Telles sont, brièvement résumées, les conclusions de ce colloque. Le volet santé a été examiné sous l'angle des études d'épidémiologie et de toxicité chez les animaux de laboratoire, parce qu'on ne peut expérimenter les effets directement chez l'homme. L'épidémiologie faisant rarement apparaître une relation de cause à effet, l'expérimentation permet de déterminer à partir de quelle dose peut se produire un effet.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je rappellerai que l'INRA est un opérateur de recherche de premier plan dans la zone Antilles-Caraïbes, avec notre centre Antilles-Guyane qui est une spécificité. Nous examinons beaucoup de sujets relatifs à la transition agro-écologique dans ces régions et nous avons la capacité d'accompagner la transformation des activités de production agricole et l'ensemble des mutations des systèmes alimentaires.

Le sujet du chlordécone est certes très important, mais pour l'INRA, ce n'est qu'une problématique parmi d'autres, l'idée étant d'avoir une vision systémique afin que la production alimentaire locale et le développement associé puissent se faire durablement au bénéfice des populations humaines et de l'environnement. C'est pour nous un domaine privilégié dans lequel nous ne sommes pas seuls à intervenir. L'INRA participe à ces actions avec des opérateurs comme le centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et bien d'autres. Nous sommes dans des logiques de partenariat de recherche multi-organismes avec les acteurs locaux pour opérer ces développements autour de la transition agro-écologique de l'agriculture antillaise.

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Ce que vous venez présenter est-il la contribution de l'INRA au colloque scientifique ou sa restitution ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

C'est la restitution du colloque, même si, sur l'ensemble des aspects, l'INRA a été un contributeur majeur. Comme l'indiquait Monsieur Thierry Caquet, la plupart de ces programmes de recherche n'ont pas été menés par un seul opérateur. Pour les aspects environnementaux et agricoles, le travail a été réalisé par l'INRA, le CIRAD, le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Même si on pourrait identifier ce qui revient à l'INRA et aux autres institutions, c'est un travail collaboratif et collectif. J'ajoute que l'INRA travaille sur le chlordécone depuis une vingtaine d'années, voire plus, y compris aux Antilles, où nous avons des laboratoires, en particulier en Guadeloupe.

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J'en suis très heureuse car lorsque nous avons reçu les représentants de la direction générale de l'alimentation (DGAL), nous leur avons demandé la restitution du colloque et si elle était accessible en ligne. On nous a proposé d'interroger le préfet de la région Guadeloupe et la collectivité de Martinique. Je me réjouis donc vous puissiez nous la remettre en format papier.

Vous dites à juste titre que l'INRA travaille depuis plus de vingt ans sur le chlordécone. Quelles ont été vos premières analyses ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Les premières analyses effectuées par les équipes présentes sur place ont mis en évidence la présence de chlordécone dans les sols et les ressources aquatiques antillais. Des premiers travaux initiés par M. Yves-Marie Cabidoche, il y a un certain nombre d'années, ont été menés pour déterminer les niveaux de contamination dans les végétaux qui avaient poussé sur ces sols.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Les premiers résultats ont été publiés à la fin des années 1990. Financés notamment par le ministère de l'Ecologie, ces travaux portaient sur la contamination des sols. Ils établissaient les premières cartographies. Selon les premières estimations du temps de résilience de la molécule, réalisées à partir de modèles très simples établis par Yves-Marie Cabidoche, la durée de contamination pouvait s'étendre sur plusieurs siècles. C'étaient les premières données rendues publiques, y compris dans la communauté scientifique, sur la persistance à long terme, liée aux caractéristiques très particulières des sols antillais qui favorisent la rétention de la molécule. À partir de ces travaux, un ensemble de projets de recherche a été lancé en amont du plan chlordécone I et des plans qui ont suivi.

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Nous sommes face à une pollution d'une ampleur considérable. Existe-t-il en France ou dans d'autres pays des pollutions aussi importantes ? Si oui, quelles méthodes de dépollution ont été employées ? Confrontés à un produit d'une rémanence particulière, les moyens mis en oeuvre ont-ils été suffisants ? Enfin, vous semble-t-il possible, dans le cadre de vos recherches, de produire des espèces nouvelles de légumes-racines suffisamment résistantes pour être cultivées sur des sols pollués ?

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Parmi les questions que vous nous avez adressées, l'une concerne ce qui s'est fait sur ces molécules ailleurs où elles ont été utilisées. Des rapports de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques (OPESCT) ont montré qu'on avait une connaissance assez peu développée de ce qu'étaient devenues les 1 600 à 2 000 tonnes de chlordécone fabriqués. La même problématique doit bien exister à d'autres endroits de la planète, mais nous n'avons pas de données avérées de présence du contaminant ou d'impacts ailleurs.

Concernant la pollution chronique de l'environnement par des contaminants organiques comme le chlordécone ou des mollécules métalliques, on trouve malheureusement beaucoup de sites sur la planète, notamment en Europe continentale et dans l'Hexagone, touchés par des éléments très persistants, notamment métalliques ou semi-métalliques, tels que l'arsenic, le mercure ou autres. La contamination chronique d'espaces agricoles n'est pas cantonnée aux Antilles. Le cas du chlordécone est particulier, puisqu'il en a été fait un usage spécifique, mais des sites de contamination chronique qui présentent des impacts potentiels sur la santé humaine, il en existe un peu partout sur la planète, héritages du développement de la culture industrielle et de l'industrie tout court.

Malheureusement, cette problématique ne se résout pas facilement, car on a bien souvent affaire à des contaminants à très longue durée de vie. Pour le chlordécone, on voit ce qu'il en est, mais la contamination par des éléments-traces métalliques est pérenne, à moins de faire de la phytoremédiation ou d'appliquer des méthodes d'extraction extrêmement compliquées.

Face à cette problématique de contamination persistante, il est possible d'activer plusieurs stratégies en même temps.

La première vise à stabiliser la pollution et à éviter qu'elle se répande à distance, par la mise en place de systèmes de contention. Pour évaluer les risques, il convient de considérer le danger que présente la substance en question, donc ses propriétés intrinsèques de toxicité, et l'exposition des enjeux : une plante que l'on cultive, des animaux que l'on élève ou des populations exposées à une contamination. La difficulté de la gestion du risque est d'éviter la dispersion de la contamination et de limiter au maximum l'exposition des enjeux à risque : populations à risque, espèces élevées, espèces cultivées.

J'en reviens aux espèces que l'on peut ou non cultiver sur ces sites très contaminés. Les travaux évoqués par Monsieur Jean-Pierre Cravedi et d'autres réalisés notamment par l'INRA et par le CIRAD, ont montré que le risque de contamination ou de transfert du chlordécone vers le végétal était très différent selon le type de plante. Des légumes-racines ou des tubercules au contact direct du sol contaminé présentent un risque fort de contamination des productions récoltées. Ce sont donc des productions à éviter dans des zones fortement contaminées. Des plantes moyennement sensibles, comme toutes les cucurbitacées, les melons, par exemple, ou les laitues seront un peu moins contaminées lorsqu'elles seront cultivées sur des sols moyennement contaminés. Enfin, il y a des plantes, au premier chef, la banane, pour lesquelles la recherche n'a pas mis en évidence de transfert vers les parties consommées. Il n'y a pas de chlordécone dans les bananes qui poussent dans les bananeraies qui ont été traitées. On peut penser aussi aux ananas et à l'ensemble des fruitiers, aux christophines et à d'autres productions, puisqu'on n'a jamais démontré de transfert du chlordécone dans les fruits.

Si on doit cultiver à certains endroits moyennement contaminés, il est possible de faire évoluer des pratiques en prévoyant des productions végétales non traditionnelles du lieu ou différentes de celles que souhaitait faire le propriétaire du terrain. Il s'agit d'une substitution d'espèces sensibles à la contamination, au sens de capteur de contamination, par des espèces qui y sont moins sensibles.

Peut-on sélectionner telle ou telle variété moins sujette à l'accumulation de chlordécone ? À ma connaissance, cette piste n'est pas fortement explorée, on suit plutôt celle de la substitution. Puisqu'on ne peut pas continuer à cultiver des légumes-racines, on va passer à d'autres types de production. À mon sens, il serait risqué de prévoir de substituer telle variété par telle autre dont on pense qu'elle accumule moins la substance, alors qu'il existe des solutions de substitution d'une plante par une autre.

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Je suis étonné de la première partie de votre réponse. Êtes-vous en train de nous dire que le problème du chlordécone est comparable à d'autres pollutions que l'on trouve par ailleurs dans l'Hexagone ? Vous savez pertinemment que cette affaire dure depuis très longtemps, que c'est un produit extrêmement dangereux provoquant une bioaccumulation aigüe, signalé partout, à l'origine de beaucoup de maladies sur un territoire de 1 100 kilomètres carrés ou 1 700 kilomètres carrés si on l'étend à l'archipel, un peu moins sans les îles comme Saint-Martin et d'autres.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je me suis mal exprimé. Mon propos ne visait nullement à minimiser la situation mais à souligner un exemple rendu visible, vraisemblablement trop tardivement. Les expositions de populations à des environnements fortement contaminés du fait d'activités humaines ne sont malheureusement pas des cas isolés. Nous avons là l'exemple d'une contamination connue dont les effets sont assez bien cernés. Malheureusement, il existe des contaminations de l'environnement par des substances tout aussi dangereuses que le chlordécone mais ni de même origine, ni apportées par l'agriculture, aux effets visibles sur des populations humaines sur des animaux sauvages. Dans la presse et dans l'opinion, des cas sont beaucoup moins connus. Quand on s'intéresse – comme je l'ai fait dans ma carrière de scientifique, avant d'être directeur à l'INRA - aux contaminations globales et à leur impact sur l'environnement, on ne peut que constater que dans nombre d'endroits, y compris en Europe et en France, des populations sont exposées à des contaminants persistants. Cette situation dramatique n'est hélas pas la seule, mais en aucun cas, je n'ai voulu la minimiser. Elle est extrêmement grave. Si je me suis mal exprimé, je vous prie de m'en excuser.

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Vous avez été les premiers à engager des recherches sur le chlordécone dans les années 1990 et vous en avez même fait état dans des revues scientifiques. Dès ce moment, saviez-vous qu'il avait un impact important sur la santé ? Vous avez dit que c'était pour des siècles. Pensez-vous que vos écrits sont à l'origine du premier plan chlordécone ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Qu'ils aient contribué au premier plan chlordécone, c'est indiscutable. L'INRA ne s'est pas préoccupé de l'impact du chlordécone sur la santé mais il s'est très tôt préoccupé des niveaux de contamination et de la connaissance des flux de chlordécone.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

À cette époque ! À ma connaissance, il n'y avait pas alors à l'INRA d'étude sur l'impact du chlordécone sur la santé. En revanche, nous avons été précurseurs de la mise en évidence du niveau de contamination aux Antilles.

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Compte tenu de l'ampleur de la pollution par le chlordécone, soulignée en deuxième partie de présentation par Monsieur Caquet, et de ses multiples conséquences sur l'économie et la santé, estimez-vous que l'État investit au bon rythme dans les domaines intellectuels, de la recherche et du développement ? Je rappelle que les premières autorisations de vente sont données en 1971 et 1972, c'est-à-dire il y a presque cinquante ans, et que l'on reste dans l'incertitude quant au lien entre l'usage du chlordécone et le cancer de la prostate, et sur les solutions de décontamination. En votre âme et conscience, considérez-vous que la réponse de l'État est à la hauteur d'un tel drame ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je ne suis pas compétent pour dire si l'État est à la hauteur en termes économiques, même si je vous rejoins sur les incertitudes. Toutefois, les incertitudes accompagnent au quotidien la vie du chercheur. À chaque fois qu'on réalise des travaux, on tient compte d'un facteur d'incertitude dans nos conclusions.

Concernant les travaux engagés, on peut toujours regretter l'insuffisance de l'engagement de l'État en matière de recherche. Je constate qu'il y a eu une succession de plans chlordécone, que le bilan qui en a été fait n'est sans doute pas entièrement satisfaisant mais qu'il y a eu des avancées très significatives.

J'ajoute que le rythme de la recherche est rarement le même que celui souhaité par les pouvoirs publics. Entre le moment où l'on pose la question, où l'on a suffisamment de résultats et celui où l'on peut vraiment éclairer la décision publique, il s'écoule souvent plusieurs dizaines d'années. Cela n'est pas spécifique à la question posée par la contamination au chlordécone. J'ai été frappé par la lenteur de la mise en place des plans chlordécone mais à partir du moment où ils ont été mis en place et où ils ont identifié les recherches à engager en priorité, les choses ont avancé. On peut regretter qu'elles n'aient pas avancé suffisamment vite mais elles ont avancé, alors qu'au début de l'histoire, l'INRA s'est trouvé un peu seul, puisqu'il a été amené à financer ses recherches sur fonds propres. Ce n'était pas une aberration mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Aujourd'hui, la recherche est souvent impulsée par des actions incitatives financées par l'Agence nationale de la recherche (ANR) et par d'autres sources.

En termes d'efficacité, et non d'incertitudes, nous avons aussi des progrès à faire parce que les actions ne sont pas toujours coordonnées. On découvre parfois que deux équipes se sont posées les mêmes questions et ont tenté d'y apporter des réponses chacune dans leur coin, ce qui est contre-productif. Il peut aussi y avoir plusieurs guichets de financement. Une réflexion est donc à mener sur le financement de la recherche, son organisation et la gouvernance à mettre en place. Il y a des efforts de coordination et de programmation à consentir dans l'organisation et la stratégie.

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Par conséquent, selon vous, compte tenu de l'ampleur du problème, il n'y a pas eu de prise en charge efficace, globale et cohérente de la question du chlordécone ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Elle a été trop morcelée. Je ne dirai pas qu'il n'y a pas eu de prise en charge efficace, mais l'efficacité peut être améliorée, y compris aujourd'hui. On réfléchit à un plan chlordécone IV. Pour construire l'avenir, ma sensibilité de chercheur me conduit à considérer que tout en continuant à faire progresser nos connaissances sur le chlordécone, il ne faut pas oublier le contexte des Antilles qui sont globalement de gros utilisateurs de produits phytosanitaires, pour des raisons climatiques et de production, en comparaison de l'Hexagone. Si on ne veut pas qu'après le chlordécone, il y ait d'autres problématiques auxquelles on pourrait difficilement répondre, il faut d'ores et déjà se dire que le chlordécone n'a pas été utlisé seul, mais après d'autres substances de type hexachlorocyclohexane (HCH) et avant d'autres qui ont pris le relais. Quand on s'interroge globalement sur les conséquences sanitaires des mélanges de contaminants, il faut intégrer cette notion en vue des futurs plans ciblés sur les Antilles. Il est indispensable d'exercer une surveillance accrue et d'avoir un regard particulier non seulement sur la situation des Antilles, mais aussi sur celle de la Polynésie et des territoires français de l'océan Indien. Jusqu'à présent, on a trop raisonné en fonction de l'Europe et de l'Hexagone sans prendre suffisamment en compte les nombreuses spécificités locales pour évaluer et gérer le risque.

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Estimez-vous la gouvernance des plans chlordécone adaptée à la réalité des particularités locales ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je la trouve insuffisamment adaptée aussi.

On a affaire à un millefeuille. Le groupe d'observation et de suivi scientifique (GOSS) est censé faire l'inventaire des projets de recherche, quels qu'ils soient, sur le sujet, et d'en rendre compte aux instances qui les financent, à savoir des groupes d'action locale (GAL) et le ministère de la Santé. Vous n'êtes pas sans savoir que des alliances scientifiques sont censées donner leur avis : sur les aspects environnementaux, pour l'alliance nationale de recherche pour l'environnement (AllEnvi) ; sur les aspects santé, l'alliance Aviesan et sur les aspects socioéconomiques, l'alliance Athena. Mais cela doit passer par un autre type de validation via les alliances, lesquelles ont mis en place le groupe inter-alliances (GIA), qui doit travailler en interaction avec le GOSS. À cela s'ajoute le suivi des appels à projets des différentes instances. Ce système extrêmement complexe mériterait d'être forement simplifié pour être plus efficace.

On peut regretter que les financements soient insuffisants mais je regrette aussi qu'ils ne soient pas coordonnés afin de gagner en visibilité et en efficacité. Les financements de la recherche doivent aller autant à la recherche fondamentale pour connaître les mécanismes d'action de cette molécule sur l'environnement et la santé qu'à la recherche appliquée. Lorsqu'on veut décontaminer les sols ou en extraire le chlordécone, on met au point des procédés en laboratoire, mais le passage au terrain est semé d'embûches, car avec le changement d'échelle, les paramètres deviennent plus difficilement contrôlables. Toute la recherche fondamentale faite en amont ne sert pas à grand-chose sans le développement local montrant que ce qui a été inventé dans un laboratoire pour interrompre le passage du chlordécone vers les cours d'eau ou pour décontaminer un sol. Tout cela doit être coordonné. Chaque ministère fixe ses priorités. Les préfectures locales sont sollicitées par des initiatives locales qui ont leur sens. Mais tout cela devrait être intégré dans un système global qui reste très imparfait.

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Monsieur Cravedi et Monsieur Caquet, je suis heureuse de vous entendre, car l'enjeu est important et la contamination de nos sols un sujet majeur. Vous nous dites que les différents plans chlordécone ont eu au moins le mérite d'exister, mais qu'ils étaient trop déconnectés des réalités locales pour atteindre efficacement leur objectif. Autrement dit, on crie « Au feu » et on empile les mesures sans coordonner clairement l'action des différents scientifiques que vous êtes, ce qui permettrait d'atteindre les objectifs visés en matière sanitaire, environnementale et de dépollution.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

On ne peut pas dire qu'ils sont déconnectés du niveau local. J'en veux pour preuve qu'une partie des recherches de l'INRA sur le chlordécone est directement menée aux Antilles par des laboratoires sur place. La déconnexion ne concerne pas tous les domaines et n'est pas la généralité. Néanmoins, une meilleure coordination améliorerait l'efficacité. Dans le contexte local, les sciences humaines et sociales ont un rôle important à jouer. Recommander d'éviter l'exposition via la consommation de denrées provenant de circuits informels est scientifiquement fondé, mais sans programme local de mise en oeuvre, sans demander aux gens de consommer des denrées achetées dans les supermarchés, cela ne servira à rien. Il faut toujours avoir en tête l'opérationnalité des résultats de la recherche, opérationnalité nécessairement locale. Il faut mieux coordonner localement, mais l'on ne peut pas dire qu'il n'y a pas de coordination du tout.

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Avez-vous déjà formulé une proposition sans avoir été entendu ou en auriez-vous une à formuler?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

En tant que chercheur et citoyen, mon devoir est de faire des constats, d'amasser des connaissances et d'en tirer des conclusions. Si ces conclusions ne servent à personne, j'aurai travaillé pour rien. Une partie des conclusions sert à la communauté scientifique mais leur intérêt dépasse la communauté scientifique. Amené à intervenir au comité de pilotage du plan chlordécone, j'ai dit, avec un temps de parole différent de celui que vous accordez aujourd'hui, exactement ce que je suis en train de vous dire, y compris que le prochain plan ne devrait pas s'appeler plan chlordécone IV mais porter sur la pression globale phytosanitaire aux Antilles, parce qu'il n'y a pas que le chlordécone, et que les sujets ne doivent pas être déconnectés les uns des autres.

Pour avoir une vision plus intégrée, je manquerais de logique si j'invitais à nous intéresser au chlordécone uniquement parce que vous m'interrogez aujourd'hui sur le chlordécone et le paraquat. La question politique porte vraiment sur les impacts sur la santé et environnementaux de la pression phytosanitaire aux Antilles. Commençons par accumuler des données sur autre chose que le chlordécone. Cela ne veut pas dire qu'il faille arrêter ce qui a été lancé. Si on a atteint un niveau de production scientifique stable dans le temps sur le chlordécone, c'est bien parce qu'il y a eu des initiatives. Le niveau de publication est constant. On pourrait souhaiter qu'il augmente mais peu d'autres pays que la France travaillent sur le sujet. Prenons les choses de manière globale, car on apprendra peut-être un jour que l'important est l'interaction du chlordécone avec autre chose et qu'on n'a pas de données concernant cette autre chose. Nous avons un devoir d'anticipation.

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Pensez-vous que le plan Écophyto tienne compte de ce que vous dites ? Ne pourrait-on l'associer aux plans chlordécone ? Il y a déjà eu un avenant au plan chlordécone III.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

J'ai participé au comité stratégique d'orientation recherche et innovation du plan Écophyto. Du point de vue scientifique et du point de vue de la gestion du risque, il serait contre-productif de considérer séparément les contaminants anciens et actuels. Quand on lance des appels à projets dans le cadre du plan Écophyto, on a du mal à inciter à considérer aussi les anciennes contaminations par le chlordécone. La comitologie du plan Écophyto est compliquée. Au prétexte que ce ne sont pas les pratiques actuelles, on aurait tort de ne pas les prendre en compte dans le plan Écophyto qui vise à réduire les usages des produits actuellement utilisés. Il me paraît important de faire le lien entre ces différents plans. Nous avons du mal à faire passer cette idée dans les différentes instances, car nous sommes suspectés de vouloir faire financer par un plan ce qu'un autre pourrait assumer.

Je pense que le plan Écophyto ne devrait pas se limiter à étudier les usages actuels, à chercher à réduire l'utilisation de telle ou telle molécule mais il devrait davantage repenser la conception de nos systèmes de culture et leur protection, laquelle est complexe en zone intertropicale où les conditions climatiques sont favorables au développement d'un certain nombre de bio-agresseurs. J'évoquais tout à l'heure la place prise par l'INRA en zone Caraïbe en matière de transition agro-écologique. Notre stratégie d'institut consiste à dire : puisque, dans de nombreuses régions du monde la protection phytosanitaire s'est engagée dans une impasse, aux Antilles comme en Hexagone, nous devrions nous orienter vers d'autres systèmes de production plus économes en intrants, notamment en produits phytosanitaires. Il faut avancer sur les deux pieds. Le plan Écophyto 2 peut non seulement nous aider, dans la problématique qui nous occupe aujourd'hui, à avoir à la fois la vision à 360 degrés sur l'impact des molécules actuelles et leurs interactions avec tout ce qui s'est passé précédemment, notamment avec le chlordécone, mais il doit aussi définir de nouvelles stratégies de protection en vue de réduire ou de supprimer l'utilisation de certaines substances. Sinon on est peut-être en train de faire germer les prochaines crises, sachant que plus on utilise de produits et plus les bio-agresseurs deviennent résistants, et l'on doit, soit changer de molécule, soit augmenter les concentrations, avant de se retrouver tôt ou tard dans une impasse pour la protection chimique des cultures.

À mon sens, le plan Écophyto ne doit pas se limiter à caractériser la présence et les impacts des produits, il doit aussi repenser toute la protection. Après le co-développement autour de la culture de la banane avec des intrants phytosanitaires réduits, on peut aller plus loin. La transition agro-écologique qu'on essaie de développer en Hexagone et à laquelle s'attelle l'INRA avec le ministère de l'Agriculture doit concerner aussi la situation antillaise et tous les territoires ultramarins. Cette une mission n'est pas propre à l'INRA mais nous avons notre mot à dire.

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Je ne peux vous approuver entièrement quand vous dites qu'il faut élargir le débat. Il est certain que les faits imposent un regard beaucoup plus large mais un plan global risquerait de marginaliser la question du chlordécone qui est un drame aigu aux conséquences ahurissantes.

Vous estimez qu'en dépit de certaines évolutions, il existe un problème de gouvernance et de coordination et un manque d'efficacité. Face à cela, vous avez fait des propositions concrètes. Le Gouvernement ne vous entend-il pas ou y a-t-il un manque de coordination entre scientifiques et institutions d'État ? L'INRA a-t-il fait remonter ce manque d'efficacité et de coordination ? En Martinique, nous avons vécu trois années d'encéphalogramme plat de fonctionnement du plan chlordécone, avec pas même une réunion sous l'autorité du préfet de l'époque, pour un drame touchant 750 000 personnes ! Une réforme de la gouvernance ou de l'organisation visant à améliorer l'efficacité et à mutualiser les moyens apparaît donc nécessaire. Cela correspond-il bien à votre proposition ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Cela correspond exactement à notre proposition. Je suis incapable de vous dire à quel niveau se situent les réticences ou les freins, mais les appels à simplifier le système ont été transmis.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Aux personnes en charge de la réflexion sur le plan chlordécone. Je n'ai pas de lien direct avec le monde politique.

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Il y a des ministères à trois têtes. Le problème, c'est la multiplicité des responsables : agriculture, recherche, etc. Personne n'est responsable. Il y a tellement de responsables qu'on ne sait plus comment faire. Le ministère des Outre-mer n'a aucune autorité sur le plan chlordécone. Cela fait quarante ans que ça dure et nous sommes donc repartis pour quarante ans !

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

L'instance auprès de laquelle j'ai fait remonter ces messages est le comité de pilotage du plan chlordécone, dans lequel tous les ministères que vous citez sont présents, soit par un représentant, soit en la personne en charge du dossier.

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Le montant du financement des plans chlordécone était de 20 millions d'euros. Il est passé récemment, pour le dernier plan, à 30 millions d'euros. Au regard d'un drame d'une telle ampleur, estimez-vous ces moyens financiers suffisants ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

J'ai du mal à répondre à cette question, non par crainte, mais parce que je n'ai pas tous les éléments pour ce faire. J'ignore la ventilation de cette enveloppe globale et combien est allé en soutien aux filières fortement atteintes. L'interdiction de pêcher a eu des conséquences immédiates pour les gens qui vivaient de la pêche. Je ne sais pas comment les besoins exprimés ont été couverts. Je ne peux répondre que sur les moyens attribués à la recherche. À cet égard, la situation est entre deux. Si on veut avancer vite, il faut mettre plus de moyens. Moins on met de moyens et moins vite on avancera.

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Il n'y a pas suffisamment de moyens consacrés à la recherche.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Les moyens existent mais, à mon sens, ils sont…

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

…insuffisants et insuffisamment coordonnés.

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J'irai un peu plus loin. Quand nous, professionnels de santé ou même population, avons découvert le chlordécone, il y a plus de vingt ans, nous étions loin de prévoir les conséquences sanitaires et économiques de sa contamination. Il a fallu le travail d'experts comme le vôtre pour nous éclairer et ouvrir la boîte de Pandore. Comme le disait le président, pendant quelques années, nous avons constaté un arrêt des plans chlordécone. J'étais maire d'une commune située dans le croissant bananier, et nous n'avons plus entendu parler de plans chlordécone ou de réunions à la préfecture. Avez-vous fait l'objet d'intimidations ou de demandes de passer sous silence certains résultats de vos travaux ? Avez-vous subi des pressions administratives ou politiques ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Personnellement, je n'ai jamais subi de pressions de qui que ce soit pour ne pas travailler sur ces sujets ou pour taire une partie de nos résultats.

Concernant la communication, nous avons été collectivement, chercheurs et ministères, même si les ministères étaient un peu plus frileux que les chercheurs, très favorables et partants pour qu'à l'occasion du colloque chlordécone qui s'est tenu en octobre dernier, il y ait à la fois une partie scientifique, une restitution et une discussion auprès des filières, ainsi qu'un dialogue citoyen avec les associations ou les particuliers. C'était une première. C'était souhaité par tout le monde. Il y avait une très forte attente localement de dialoguer en direct avec ceux capables de leur apporter des réponses scientifiques.

Cela s'est bien passé, même si on voit très bien que le sujet tient beaucoup à coeur et est localement extrêmement sensible. Un congrès scientifique a rarement une vocation d'information et cela devrait être reproduit. Une initiative isolée n'est jamais souhaitable. Quand ce genre d'initiative reste sans suite, tous les efforts consentis tombent à l'eau. Il faudrait des rendez-vous réguliers, annuels ou bisannuels. Un rendez-vous direct serait la meilleure façon non pas de résoudre les problèmes mais d'apporter de l'information scientifiquement fondée.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Comme les autres organismes de recherche, l'INRA est garant de l'indépendance de ses chercheurs. Nous avons la chance de disposer d'un financement propre, ce qui nous permet de financer sur fonds propres des recherches sur des thèmes que d'autres ne voudraient peut-être pas explorer. Dès lors que leur production scientifique est de qualité et reconnue par leurs pairs, nos chercheurs sont libres de mener leurs recherches. Certes, nous avons une programmation et une stratégie scientifique, mais en aucun cas, nous n'exerçons de pression pour faire taire tel ou tel qui travaillerait sur tel ou tel sujet susceptible de déranger certains. Nous nous inscrivons dans une logique de recherche publique au service de la société et pour éclairer des politiques publiques, ce qui permet à nos chercheurs d'intervenir non pas au nom de l'institution mais en tant qu'experts de leur domaine scientifique dans différentes instances comme le GOSS. En tant que membre du collège de direction de l'INRA, je me dois d'assurer à nos chercheurs l'autonomie et la pleine responsabilité de leurs activités en toute transparence vis-à-vis de la hiérarchie et du public.

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Depuis longtemps, depuis les années 1977 à 1980, différents rapports ont été faits par des ingénieurs de l'INRA. Avez-vous l'impression que l'INRA, institution de l'État, est entendu par le Gouvernement ou que ses conclusions sont « torsadées » politiquement ? En votre âme et conscience, estimez-vous être entendu ?

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je ne sais pas ce que vous évoquez par « entendu ». Nos productions scientifiques sont publiques. Quiconque peut accéder, dans certaines conditions, à notre production scientifique, laquelle sert à notamment à éclairer les politiques publiques. Notre mission, en tant qu'organisme plutôt qu'en tant que chercheurs individuels, est de participer en tant que de besoin à différentes instances pour faire passer le message de la recherche à destination des décideurs publics de tout niveau, à l'échelle locale comme à l'échelle nationale, voire à l'échelle internationale, puisque nous participons à des panels de l'organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et à d'autres organisations. Le décret de création de l'institut prévoit de porter à la connaissance du plus grand nombre, notamment des décideurs, l'avancée de la connaissance scientifique.

Sommes-nous écoutés et entendus ? Il est difficile de répondre à cette question puisque, selon les cas, des dossiers peuvent avancer très vite et d'autres peuvent prendre plus de temps. Je prendrai l'exemple emblématique du sujet assez proche des néonicotinoïdes utilisés pour la protection de cultures comme le colza contre certains néo-agresseurs, où le message de la recherche a été très vite entendu au niveau national. Une publication de l'INRA dans une revue internationale – le but d'un chercheur est bien de publier ses connaissances – a montré que certaines de ces substances, à très faible concentration, n'étaient pas toxiques pour les abeilles mais provoquaient leur désorientation, donc un effondrement des colonies.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Il a été publié en 2012 par Monsieur Mickaël Henry. Dans les deux ans qui ont suivi, une prise de conscience générale a conduit à la réduction d'usage des néonicotinoïdes, puis à leur interdiction par le Gouvernement pour la protection des cultures en France.

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Vous avez bien dit : « Dans les deux ans qui ont suivi » ?

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Oui, car la problématique du déclin des abeilles était médiatiquement très visible.

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Dès lors, pourquoi les multiples rapports montrant l'extrême dangerosité du chlordécone n'ont-ils pas abouti à son interdiction dans les deux ans qui ont suivi ?

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je ne parle pas de rapports mais d'une publication qui a été suivie d'une décision politique.

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Il y a eu beaucoup de rapports sur le chlordécone, y compris scientifiques, notamment au sujet du lien entre son utilisation et le cancer de la prostate, sans que nous constations la moindre réaction dans les deux ans qui ont suivi. C'est un élément très important pour nous.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je vous entends. Je n'ai pas d'explication.

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Cela crée une suspicion, politiquement grave, que je suis parfois amené à partager, de traitement différencié entre le chlordécone dans les Antilles et n'importe quelle pollution, ici. Merci d'avoir répondu. D'un côté, deux ans après, c'est réglé, de l'autre côté, quarante ans après, ce n'est pas réglé.

Par ailleurs, d'après mes connaissances et les informations dont je dispose, nous n'avons toujours pas de cartographie complète des terrains pollués, accompagnée d'analyses suffisamment précises pour permettre à tout un chacun de connaître avec précision les terrains pollués, et à quel niveau, et les terrains non pollués. Nous n'avons qu'une première cartographie de la suspicion de présence de chlordécone liée à l'exploitation de ces terrains. Une deuxième phase a été entamée il y a quelque temps sur la base des cartographies Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), afin de déterminer des tendances à partir de carottages ponctuels. Une troisième phase consisterait pour chaque individu à faire exécuter, à son initiative, des carottages et des expertises sur son terrain. Quel est l'état de la question et comment accélérer cette procédure indispensable à la définition des futures politiques publiques ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

La cartographie existe. On peut regretter qu'elle ne soit pas assez fine. Quand on veut cartographier une situation, on se demande toujours à quelle échelle faire les prélèvements. Cette cartographie ne donne pas seulement des tendances, puisque des valeurs concrètes ont été mesurées dans les sols. Nous sommes donc en capacité de dire où sont les zones les plus polluées dans les Antilles - effectivement, le croissant bananier fait partie des zones très polluées –, mais on ne peut envisager de réaliser une cartographie à l'échelle des parcelles ou des micro-parcelles par les organismes auxquels a été confiée cette cartographie. S'il y a un besoin plus fin, si des propriétaires fonciers ont besoin de connaître le niveau de pollution de leur petite parcelle d'un hectare ou d'un demi-hectare, l'initiative ne peut venir que d'eux, sachant qu'en fonction de la topographie, le résultat ne sera pas homogène.

En outre, les analyses ayant un coût, c'est moins une question scientifique qu'une question économique et politique. La question est de savoir qui paie. Des laboratoires sont capables de les réaliser, il n'y a pas d'autre verrou que de déterminer qui doit payer ce type d'analyse ?

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Quelle serait votre réponse si je vous formulais cette question ? Qui doit payer ? Est-ce l'individu ? Doit-il être aidé ? L'État doit-il faire une campagne généralisée, y compris pour des raisons de santé publique ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à la question, laquelle relève d'une gestion politique. Je ne suis pas en mesure de faire des recommandations et si j'en faisais, elles n'auraient pas d'autre poids que celui de mon propre avis de citoyen.

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La cartographie est un sujet dont nous avons longuement débattu. Nous avançons à marche forcée. À ce jour, 9 900 hectares ont été traités. C'est problématique pour les populations, pour beaucoup d'agriculteurs et de familles en Guadeloupe.

Vous avez dit que lors du colloque, vous avez travaillé sur différents aspects. J'évoquerai celui de la santé et de la population. Comment évaluez-vous les transferts le long de la chaîne alimentaire ? Qu'entendez-vous par « risque acceptable pour la santé » au regard de ces analyses ?

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Nous avons évoqué deux situations différentes. Votre commission d'enquête travaille à la fois sur le chlordécone et le paraquat, dont nous n'avons pas encore parlé. Ce produit n'avait pas le même usage, puisque c'est un herbicide, et ses propriétés sont très différentes en termes de devenir et de toxicité. Cette substance, qui se fixe dans le sol, est très peu mobile et pose moins de problèmes de dispersion dans l'environnement que d'autres substances d'une toxicité aigüe et sans doute plus problématiques pour la santé.

De par ses propriétés chimiques, la molécule de chlordécone, est très peu soluble dans l'eau. Dès qu'elle entre en contact avec des organismes capables de l'ingérer, elle s'accumule dans les tissus. Il en résulte, au long des réseaux trophiques ou de la chaîne alimentaire, une amplification progressive. Par les végétaux mangés par des animaux herbivores ou même par des prédateurs, le produit s'accumule dans le réseau trophique. Plus on consomme des organismes situés hauts dans les réseaux trophiques, donc proches du sommet des réseaux trophiques – poissons prédateurs ou superprédateurs, comme le thon – et plus, en cas de contamination du milieu, la probabilité est élevée de retrouver une forte concentration de la molécule dans les tissus du poisson, de l'oiseau ou du crustacé qui mange des cadavres de poissons en décomposition. Plus on consomme des animaux situés hauts dans les réseaux trophiques et plus on est exposé à cette substance. C'est toute la problématique des composés organiques persistants dont le chlordécone est un des plus emblématiques, mais auparavant le dichlorodiphényltrichloroéthane (DTT) et d'autres substances analogues posaient les mêmes questions.

La partie réseau trophique aquatique, qui va jusqu'au milieu marin, pose la question de savoir où l'on peut pêcher des espèces en fonction de la contamination. On oublie parfois qu'une même espèce péchée à un endroit donné peut avoir vécu longtemps à un autre endroit, de sorte que la contamination se disperse dans l'environnement.

Sur l'aspect terrestre, on peut se demander si des espèces végétales en accumulent plus que d'autres. La réponse dépend de leur mode de culture, de l'endroit où elles poussent et du fait de savoir s'il s'agit de légumes-racines ou de plantes émergées. Pour évaluer le risque, il faut comparer ces expositions via l'alimentation et déterminer les niveaux considérés sans risque sur la santé. C'est la question de l'acceptabilité du risque et de la comparaison du niveau d'exposition et du danger connu pour la substance.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

La méthodologie employée pour caractériser le risque consiste à comparer le niveau d'exposition à un seuil toxicologique. Pour ce qui est du chlordécone, il est calculé en fonction des données de l'expérimentation animale dont nous disposons. Aujourd'hui, nous n'avons pas d'études suffisamment solides pour établir le lien de cause à effet entre un niveau d'exposition et son effet sur la santé et proposer une courbe doseréponse. Nous ne sommes pas en mesure de dire : si vous avez telle concentration de chlordécone dans le sang, vous pouvez vous attendre à tel problème de santé. Nous établissons des comparaisons en observant certains effets sur des animaux de laboratoire, en particulier des rats, soumis à des doses croissantes de chlordécone.

Ce travail a permis de définir « une dose journalière tolérable ». On parle de dose journalière admissible pour un produit phytosanitaire mis sur le marché. Le chlordécone est malheureusement présent mais heureusement plus sur le marché. Cette dose journalière tolérable est aujourd'hui fixée à 0,0005 milligramme par kilo de poids corporel et par jour. Cela signifie qu'on considère, toujours avec une part d'incertitude, que si votre exposition au chlordécone dépasse cette valeur seuil, le risque est considéré comme non acceptable. En deçà de cette valeur seuil, le risque est considéré comme acceptable.

On peut critiquer la méthode et se demander si les études menées chez l'animal sont représentatives des effets chez l'homme, mais c'est ainsi qu'on procède. On évalue classiquement le risque en comparant une dose d'exposition à la valeur de seuil toxicologique. La population en Martinique et en Guadeloupe présente une grande hétérogénéité de niveaux de contamination parce que les circuits d'approvisionnement ne sont pas les mêmes pour tous et parce que les travailleurs agricoles ont été beaucoup plus exposés au chlordécone que d'autres citoyens ultramarins. Au regard des chiffres issus de l'étude Kannari menée par l'ANSES, qui permet d'estimer les niveaux d'exposition, on se retrouve en moyenne au-dessous de 10 % de la valeur seuil de 0,0005 milligramme par kilo de poids corporel et par jour.

Est-ce acceptable ou non ? Ma réponse logique, c'est que, globalement, pour la population, on peut considérer le risque comme acceptable. Mais je n'ai pas suffisamment d'informations pour dire où se situent les extrêmes. Pour un individu, l'important est savoir comment il se situe par rapport cette valeur seuil.

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Nous avons lu le rapport de Santé publique France indiquant ce seuil, qui indique aussi qu'en dessous, 90 % de la population est touchée.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Imprégnée !

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Imprégnée, contaminée, touchée, c'est la même chose pour moi.

Le rapport fait aussi état d'un pourcentage relativement élevé de personnes dépassant ce seuil, 10 %.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Légèrement inférieur.

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9 % ou 10 %, cela fait tout de même beaucoup de monde.

On dit que le lien de cause à effet concerne surtout les terrains très pollués. Les personnes qui présentent un seuil supérieur à la moyenne indiquée et à la référence que vous mentionnez résident principalement dans des secteurs très exposés. Vous voyez l'importance de savoir quelle est aujourd'hui la teneur en pollution des différents sols. C'est le point de départ, pour les pêcheurs, les agriculteurs, la santé de tout un chacun. Parallèlement, vous avez dit que l'approche sociale, organisationnelle et familiale était essentielle. On ira jusqu'à dire : vous pouvez planter telle chose mais pas telle chose. À quel niveau situez-vous l'urgence d'une identification de la pollution des sols ? Pour moi, le lien entre le constat en matière de santé publique et l'origine du mal passe par une clarification de la question de la teneur de pollution des sols.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Vous avez entièrement raison. C'est probablement la clé de mesures de gestion efficaces.

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Bien sûr ! Pourquoi l'État n'a pas considéré cela comme une grande priorité ? Tout le monde marche en aveugle, tout le monde marche dans le flou ! J'ai participé, il y a quelques mois, à une réunion à la préfecture de la Martinique où l'on évaluait à environ 50 % le pourcentage de terres martiniquaises polluées, soit environ 12 000 hectares sur 24 000 hectares de surface utile agricole, dont 30 % d'hyper pollués, 30 % moyennement pollués et 30 % un peu pollués.

C'est la théorie de l'État, ce sont des constats qui pourraient faire parler des budgets, mais ce qui m'intéresse c'est comment naître, comment vivre, comment exister et comment résister ! Comment empêcher un petit planteur qui a l'habitude de cultiver des légumes et de les échanger de le faire ? Tout le monde ne s'approvisionne pas dans les centres commerciaux. Ce monstre qui s'appelle le chlordécone va provoquer une dépendance alimentaire extérieure exceptionnelle. On va jeter le discrédit sur la production agricole locale si on ne l'accompagne pas au même niveau que les grands planteurs de bananes et de canne à sucre. Je ne comprends pas le décalage entre les constats d'urgence et ce qui est mis en place. Êtes-vous d'accord avec moi ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Complètement.

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Vous avez dit en préambule que le point de départ de votre audition était la restitution du colloque scientifique qui a eu lieu à la Martinique. Vous avez évoqué les difficultés liées à la gouvernance du plan chlordécone et la non prise en compte des réalités locales. Ce constat est-il partagé par les scientifiques que vous avez rencontrés dans le cadre du colloque ? Concernant la cartographie, l'idée est-elle aussi partagée que nous avançons à marche forcée ? Vous avez dit aussi qu'au-delà de l'avenant du plan chlordécone III, le plan chlordécone IV devrait s'appeler autrement. Cette idée est-elle partagée par vos collègues pour en faire une proposition ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Globalement, oui. Je dis « globalement », parce que je n'ai pas discuté avec tous mes collègues de chacun de ces points. Les échanges entre scientifiques sont en majeure partie des échanges de scientifiques. Je ne peux pas vous dire que 60 % de mes collègues sont d'accord avec moi, mais je peux vous dire que je ne suis pas le seul à le penser et à tenir ce discours.

Je ne pense pas que le monde scientifique soit conscient de la nécessité d'être à un grain aussi fin. Le scientifique a besoin de données pour créer des modèles et dire, par exemple, sur un sol présentant tel niveau de pollution, le taux de transfert observé sur tel type de production sera de tant et prendra tant de temps. C'est la traduction scientifique d'une question. Mais vous posez une question de terrain et de politique publique. Ce sentiment, j'ai pu l'entendre dans les réactions des intervenants locaux qui formulaient en ces termes la demande que vous exprimiez : « j'ai envie de connaître le niveau de contamination de mon jardin pour savoir si je peux consommer mes oeufs ou boire le lait de ma chèvre au piquet ». Humainement et en tant que citoyen, c'est tout à fait entendable, mais en tant que scientifique, cela n'a pas la même portée. Si le niveau de contamination revêt une valeur immense pour le propriétaire du terrain, car cela conditionne sa vie, son approvisionnement, ses relations avec les voisins dans une région où la notion de partage est très importante, en revanche, scientifiquement, cela ne conditionne pas grand-chose. Cela représente un enjeu politique très fort mais pas un enjeu scientifique.

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Je reposerai la question au BRGM que nous auditionnerons tout à l'heure. Les premières cartographies ont été établies en fonction du fait que des zones étaient plantées en banane ou pas. La zone du croissant bananier est touchée mais pas la zone de Grande-Terre où l'on n'a pas cultivé la banane de manière intensive. Or le château d'eau de la Guadeloupe se trouve à Capesterre-Belle-Eeau, c'est-à-dire dans la zone bananière, où des captages sont réalisés dans des cours d'eau extrêmement pollués et contaminés par le chlordécone. Les eaux d'irrigation agricole proviennent de Capesterre-Belle-Eau. Vous avez dit au début de votre intervention que le chlordécone n'était pas soluble mais était véhiculé par l'eau. Dès lors comment expliquer que la cartographie n'en mette pas en évidence dans le secteur de Grande-Terre ? Est-ce parce qu'on n'a pas fait suffisamment de prélèvements et travaillé dessus ou par méconnaissance de ces zones ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Le représentant du BRGM pourra vous répondre plus précisément que moi. Pour établir une cartographie, on réalise prioritairement des analyses dans les zones susceptibles d'être contaminées plutôt que dans les zones qui n'ont pas de raison majeure de l'être ou de l'être au même niveau. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucune contamination. Effectivement, l'ensemble des données dont nous disposons pour la Guadeloupe est beaucoup plus riche pour le croissant bananier que pour d'autres zones où il n'y a pas eu ou très peu de culture de banane. Cela ne signifie pas qu'il y a eu zéro prélèvement. Les prélèvements opérés ont confirmé que les zones de forte pollution étaient celles où l'on avait cultivé la banane car, à ma connaissance, aux Antilles, le chlordécone a été exclusivement utilisé pour la lutte contre le charançon du bananier. Des valeurs mesurées dans des zones qui n'ont pas été plantées en banane servent de zones de référence pour d'autres études. Il y a bien des données pour l'ensemble du territoire, avec une concentration dans les zones qui ont fait l'objet de cultures de banane.

La contamination des terres par l'eau est avérée en termes géologiques, en particulier dans les zones côtières. Elles sont contaminées par l'eau d'infiltration dans les sols et les exutoires des bassins-versants qui collectent l'eau qui, à la fin, arrive toujours en mer. S'agissant de la contamination due à l'usage agricole de l'eau, je ne suis pas en mesure de vous répondre.

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J'aimerais connaître le point de vue non de l'INRA ou du chercheur, mais votre appréciation personnelle au travers de votre expérience de chercheur, de responsable à l'INRA, sur le point suivant. Le pêcheur privé de ses moyens professionnels n'est pas responsable de la pollution au chlordécone, puisqu'il n'est pas l'État des années 1970 et 1980 ayant donné l'autorisation d'exploiter des produits dangereux. Ce pêcheur qui ne détient que rarement des terres agricoles n'est pas responsable de la pollution des sols. Pourquoi serait-il victime et ne ferait-il l'objet d'aucun égard en termes d'indemnisation ? On ne peut plus pêcher sur environ deux tiers des côtes. Le petit agriculteur qui pratique l'agriculture vivrière autour des grandes habitations, issue de l'époque coloniale, est victime de la pollution de sa terre par percolation sans avoir épandu le moindre kilo de chlordécone. Le monsieur qui a travaillé honnêtement dans les champs est aussi une victime. Moi qui adore l'igname, le chou et tous les tubercules qui représentent la nourriture quotidienne, notamment quand on est pauvre, je deviens victime.

Que penseriez-vous de la mise en oeuvre d'une campagne d'indemnisation claire et nette, et d'une campagne de prise en charge de Santé publique France destinée à connaître le niveau de contamination éventuelle par prélèvements sanguins ? Que penseriez-vous d'un plan d'indemnisation des victimes du chlordécone, notamment pour les personnes atteintes d'un cancer de la prostate, en dépit de l'affirmation déplacée selon laquelle il n'y aurait pas de lien mais qu'il y aurait peut-être 8 à 10 % de personnes touchées ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je quitterai ma casquette INRA puisque vous interrogez le citoyen. Je suis partisan du concept pollueur-payeur, qui sous-entend la possibilité pour les victimes d'un événement de cette nature de percevoir une indemnisation leur permettant de continuer à vivre tel qu'ils souhaiteraient le faire. Mais, je le répète, ce n'est pas ma spécialité. Au cours du colloque, nous avons rencontré non seulement les représentants des associations locales mais aussi les représentants des filières qui nous ont indiqué que des fonds avaient permis aux pêcheurs de s'équiper de matériels leur permettant d'aller dans des zones de pêche plus lointaines que celles qu'ils pratiquaient avant l'identification de la contamination.

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Ce n'est pas vrai. Quelques investissements ponctuels ont été faits mais l'Europe interdit même le renouvellement de la flotte, considérant, selon réglementation totalement stupide, qu'on serait en surpêche alors qu'on est en sous-pêche. Les pêcheurs sont toujours victimes. Je ne dis pas que ce que vous dites est faux, mais qu'on vous a donné une mauvaise information.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

D'où ma difficulté à vous répondre de manière précise. J'ai une étiquette d'expert en chlordécone pour les questions scientifiques et de transfert, mais je ne suis pas expert du dossier économique.

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je vous ai répondu en tant qu'homme.

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Au-delà des États, des gouvernants et des gouvernances, qui sont de passage, qu'on le veuille ou non, nous restons des hommes. En tant qu'individu, vous pourriez, comme moi-même, être extrêmement ému et triste de ce qui s'est passé pendant des années sans qu'on recherche la vérité. Un responsable de l'État a eu le courage de nous dire que la plupart des fonctionnaires adoptaient une posture défensive dès qu'on parlait du chlordécone, alors qu'il y a suspicion et qu'un problème est intervenu. Nous souhaitons sortir de cette histoire. Mais pour y parvenir, nous devons être ensemble déterminés à le faire au plus niveau de l'État. C'est la première fois qu'un Président de la République parle de réparation et de responsabilité de l'État. Des hommes et des femmes qui ont fait confiance sont en train de subir ce qui s'est passé en 1972, en 1981, en 1990 et en 1993. Comment peut-on leur faire subir dans leur sang et dans leur chair de telles conséquences alors que la responsabilité appartient à l'État ? Il faut mettre un terme à cette peur collective et sortir par le haut.

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Thierry Caquet, directeur scientifique environnement

Je répéterai ce que j'ai dit quand j'ai été auditionné en janvier par Madame Vainqueur-Christophe pour la préparation du projet de loi d'indemnisation des victimes. En tant que citoyen, il me paraît totalement légitime que l'État et ses instances ou organismes responsables assument leurs responsabilités. Il faut réaliser une évaluation des dommages la plus juste possible, même si c'est compliqué et si on ne sait pas toujours bien le faire. L'indemnisation ne doit pas être seulement financière. On doit aussi avoir la capacité de proposer autre chose à des gens qui pourraient voir leur activité entièrement impactée. Quand je parlais de plan de développement de la zone Caraïbe et de transition, je pensais aussi à embarquer les gens vers d'autres trajectoires capables de les sortir d'une situation sans issue. L'argent, c'est une chose, mais ce n'est pas ce qui permettra une redynamisation du tissu local.

Il faut favoriser la rencontre entre les parties prenantes, non de manière dépassionnée mais de manière objective, non pour regarder en arrière mais pour projeter ensemble les chercheurs, les pouvoirs publics et les citoyens. Dans d'autres domaines, on appelle ces initiatives des living labs, des laboratoires vivants. Ce sont des territoires d'innovation où l'on travaille ensemble, qui sur la transition énergétique, qui sur la transition agro-écologique, qui sur le développement urbain durable. En complément de tout ce que nous avons évoqué depuis ce matin, des initiatives peuvent être envisagées afin d'initier d'autres façons de penser le vivre-ensemble et le développement territorial. La recherche peut apporter des éléments, nous ne pouvons pas en prendre la direction, il faut embarquer l'ensemble des collectivités et l'ensemble des citoyens, mais nous pouvons jouer notre rôle et nous sommes prêts à le jouer en tant que de besoin.

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Je partage votre analyse. Quand je parlais d'indemnisation, ce n'était pas pour donner 10 000 euros, un point c'est tout. Je pensais à un processus d'investissement à tout niveau permettant collectivement de sortir d'une situation difficile, y compris par des prises en charge en matière de santé publique.

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Vous avez appelé à plus de cohérence et souhaité une amélioration de la gouvernance, davantage de moyens financiers pour faire avancer la recherche pour la dépollution. Il y a eu l'avenant du plan chlordécone III. Seriez-vous favorable à l'organisation d'un deuxième colloque scientifique, afin de procéder à l'évaluation du plan chlordécone III ?

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Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint Alimentation humaine à l'institut national de la recherche agronomique (INRA)

Je ne peux qu'y être favorable.

La réunion s'achève à treize heures.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 4 juillet 2019 à 11 heures 15

Présents. – Mme Justine Benin, M. Serge Letchimy, Mme Nicole Sanquer, Mme Hélène Vainqueur-Christophe