COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Lundi 7 juin 2021
La séance est ouverte à quinze heures.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition de M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin et président de l'association des maires de Guadeloupe
Mes chers collègues, nous concluons notre session d'auditions de la commission d'enquête en entendant M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin et président de l'association des maires de Guadeloupe.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Sapotille prête serment.
Je vous remercie de cette audition relative aux problématiques de l'eau. Il est important pour nous, élus, de pouvoir nous exprimer sur cette question qui pénalise de nombreux administrés.
La réunion est suspendue quelques instants en raison de problèmes de connexion.
Monsieur le maire, qui est responsable selon vous du fait que 60 % de l'eau produite en Guadeloupe parte dans les fuites des réseaux ? Qui est responsable de l'état du réseau de distribution d'eau et des tours d'eau ?
Les responsabilités sont multiples. Toute la Guadeloupe n'est pas concernée par une telle situation. La commune de Lamentin, dont je suis maire, n'a jamais manqué d'eau, que ce soit en quantité ou en qualité.
Ce sont principalement les habitants de Sud de la Basse-Terre et ceux qui sont approvisionnés par le feeder de Belle-Eau-Cadeau en Grande-Terre qui sont concernés. Le problème se focalise donc sur le feeder, le réseau et la production de Belle-Eau-Cadeau.
Si des causes doivent être recherchées, c'est dans la gestion du réseau de Belle-Eau-Cadeau, que ce soit la production ou la distribution.
Identifiez-vous certains acteurs comme étant particulièrement responsables de cette situation ?
Je ne suis pas en mesure de vous apporter des preuves tangibles de responsabilités, mais il existe des faisceaux d'indices, en lien avec tous ceux qui ont assuré la gestion du feeder de Belle-Eau-Cadeau.
Ce réseau est l'un des plus importants qui ait été créé dans les Outre-mer, voire en France. De plus, il présentait un caractère exemplaire.
Toutefois, un réseau doit être entretenu et modernisé ; or cela n'a pas été fait. Le manque d'entretien et de prévision a donné lieu à la situation actuelle.
Les acteurs qui ont géré Belle-Eau-Cadeau à l'époque évoluaient sur une mine d'or. Ils n'ont toutefois pas pris les mesures nécessaires. Belle-Eau-Cadeau se trouve désormais en difficulté en raison de sa vétusté et de son manque d'entretien.
Pouvez-vous nous détailler les relations qu'entretiennent les maires avec les différentes autorités organisatrices ?
Les maires entretiennent très peu de relations avec les autorités organisatrices en tant que maires ; c'est davantage le cas en tant que délégués communautaires. En effet, lorsqu'ils siègent au Syndicat intercommunal d'alimentation en eau et d'assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG) ou en communauté d'agglomération, c'est en tant que conseillers communautaires.
Que pensez-vous du plan de 71 millions d'euros qui a été annoncé pour résorber le problème de l'eau, alors que l'investissement nécessaire est estimé à un milliard d'euros ?
Comme vous l'avez indiqué, cet investissement est nécessaire mais insuffisant. Preuve en est que le problème reste irrésolu. Les tours d'eau demeurent, tout comme les manifestations. Certaines familles continuent de rester deux ou trois semaines sans eau.
Il se pose un problème matériel : dans un laps de temps précis, nous ne pouvons pas agir davantage, car cela demande de la technicité, du personnel formé, un cadencement des travaux, une capacité des fournisseurs à produire les éléments nécessaires à l'entretien, etc.
À mon avis, il faut intervenir dans le cadre d'un plan qui donne des résultats le plus rapidement possible. Il va toutefois falloir compter avec le temps ; nous ne pourrons pas résoudre le problème en injectant davantage d'argent en une seule fois.
Il faudra injecter les sommes nécessaires, mais selon une programmation dans le temps. La somme de 71 millions d'euros était certes nécessaire, mais elle reste largement insuffisante.
Le comité de défense des usagers de Guadeloupe a porté plainte contre les 32 maires de Guadeloupe. Comment cette plainte a-t-elle été reçue ? Reconnaissez-vous une part de responsabilité des maires dans la situation de l'eau ?
Je ne peux pas vous indiquer de quelle manière cette plainte a été reçue. Les maires qui ont dû gérer l'eau en direct ne sont pas concernés aujourd'hui par ce problème.
Le problème se pose au feeder de Belle-Eau-Cadeau, qui correspond à la fois au réseau du SIAEAG et à celui du Sud de Basse-Terre.
La communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe, anciennement de Sud Basse-Terre, a récupéré la compétence eau très tôt. La responsabilité se situe au niveau des syndicats et des communautés d'agglomération qui ont pris la délégation. À mon avis, les maires étaient plutôt de bons gestionnaires.
À mon avis, celui-ci a tout son sens, dans la mesure où il faut s'orienter vers une forme de solidarité et de péréquation. Or cela implique à la fois une justice sociale et une mutualisation des moyens et de la ressource. Pour créer de la cohérence sur un territoire tel que le nôtre, ce syndicat est le bienvenu.
Néanmoins, si nous partons de la même structure de gestion et des mêmes charges salariales, il pourra s'agir d'un syndicat mort-né, qui ne sera pas en mesure d'apporter les solutions tant attendues.
Il nous a été indiqué à l'instant par le directeur de l'office de l'eau que 50 % des eaux de baignade en Guadeloupe présentaient une qualité à améliorer. En êtes-vous conscient en tant que maire, et quelles en sont les conséquences au quotidien ?
J'en suis totalement conscient. Je viens d'interdire la baignade dans une de nos plus belles rivières, la Grande Rivière à Goyave, car les analyses y sont mauvaises.
Nous n'en connaissons pas les causes, car l'agence régionale de santé (ARS) n'a pas pu les confirmer. En outre, la recherche des causes ne relève pas de l'ARS, mais de services de l'État, qui sont mobilisés.
Les causes de la pollution sont multiples. Au problème de l'assainissement s'ajoute celui du comportement de nos concitoyens. Les poulaillers et les porcheries des habitants ne sont pas toujours conformes aux normes ni déclarées.
En tant que maire, j'ai dû traiter les eaux de Blachon, qui étaient polluées. J'ai pu régler ce problème, qui était causé par les porcheries localisées en amont. Or ces porcheries étaient illégales et non déclarées.
Je pense que la pollution de la Grande Rivière à Goyave est également partiellement liée à ces causes.
Nous n'avons pas constaté la présence de pesticides.
Il s'agit de pollution liée à la présence de matières fécales.
Ma commune ne dispose d'aucune plage, mais de nombreuses rivières, où il est possible de se baigner. Celles-ci ne présentent aucun problème de pollution, étant très retirées.
Vous avez indiqué que l'anomalie relative au feeder de Belle-Eau-Cadeau résultait de responsabilités multiples. Pouvez-vous évoquer les différentes responsabilités liées au dysfonctionnement de ce feeder ?
Je pense qu'il faut commencer par évoquer la responsabilité de l'État, qui devait s'assurer de la légalité des pratiques en cours.
Il convient d'y ajouter la responsabilité du fermier, ainsi que celle de l'autorité organisatrice, le SIAEAG.
Parlons du fermier, essentiellement la Générale des eaux, filiale de Veolia. À votre avis qui était en charge du gros entretien du réseau durant les décennies passées, le fermier ou l'autorité organisatrice ?
Je ne saurais pas vous répondre, car j'ignore de quelle manière la délégation de service public (DSP) a été conclue. La responsabilité est partagée. Tout dépend du niveau d'intervention de chacun.
Dans les DSP que j'ai moi-même établies, c'est le propriétaire qui assumait les gros investissements, et non le fermier. Ce dernier prenait en charge l'entretien quotidien.
Lors du départ de la Générale des eaux, des clauses de sortie ont été conclues avec les différentes autorités organisatrices et les communautés d'agglomération. Qu'en avez-vous pensé ?
Il s'agissait de clauses très défavorables, à la fois pour le SIAEAG et pour les communautés d'agglomération. Je pourrais même affirmer que « la planche a été savonnée. »
Il est très mauvais de prendre des décisions aussi importantes dans un laps de temps aussi court, et sous la pression sociale. On a acheté la paix sociale, et les Guadeloupéens en paient aujourd'hui le prix fort.
Il faut avouer que certains salaires sont surdimensionnés, même si ce n'est pas la seule cause. Si certaines causes ont pesé par le passé, et qu'elles ont créé une situation qui a causé du tort, je vous parle ici du présent et des conséquences qui risquent de demeurer dans le futur.
Il faut purger cette situation, faute de quoi le syndicat sera dès le départ handicapé par sa masse salariale et par la gestion de son personnel.
Était-il possible à l'époque d'obtenir des conditions de sortie du fermier Veolia-Générale des eaux plus favorables ? Fallait-il que les communautés d'agglomération fassent preuve d'une vigilance accrue ?
Les communautés d'agglomération n'étaient pas les seules concernées ; le SIAEAG l'était également.
C'est le même fermier qui intervenait sur notre territoire ; or il n'est pas parti de la même façon. Pour notre part, nous avons négocié pendant très longtemps ses conditions de départ. Je me suis fait accompagner d'experts dans ce cadre.
À son départ, le fermier a laissé un chèque pour s'acquitter de l'ensemble des manquements relatifs à sa gestion du service. Il a pris en charge des travaux d'entretien qu'il devait effectuer sur le réseau.
De quelle manière ce solde de tout compte a-t-il été déterminé ? Pourquoi avez-vous permis au fermier de se retirer avant la fin du contrat ?
Nous étions parvenus au terme d'une négociation gagnant-gagnant. Celle-ci nous garantissait un repreneur qui avait la volonté de s'investir et d'améliorer la relation avec la clientèle.
Il n'aurait pas été souhaitable de conserver un fermier qui ne voulait plus rester. En principe, il aurait dû se retirer deux ans auparavant, mais les termes de la négociation de sortie ne nous convenaient pas.
La négociation, qui devait durer trois mois, s'est finalement étendue sur deux ans. Nous avons accepté les conditions de sortie lorsque nous avons estimé qu'elles nous étaient favorables. Depuis, la qualité de la relation avec l'usager s'est grandement améliorée.
Eau distribution Nord Basse Terre (Eau Nodis).
Non, ce sont des anciens de la Générale des eaux, qui ont monté leur entreprise. Malgré leur jeunesse, ils connaissent les réseaux ; c'est la raison pour laquelle nous avons accepté de travailler avec eux.
En termes de DSP, ils ont apporté les garanties qui étaient exigées par l'autorité organisatrice.
N'est-il donc pas nécessaire d'être une filiale de grande multinationale pour bien prendre en charge l'eau en Guadeloupe ?
Non ; nous en avons la preuve dans le Nord Basse-Terre. Ce sont des Guadeloupéens bien formés sur le plan commercial, administratif et technique, qui interviennent. De plus, ils font preuve d'une grande réactivité. Leur taille réduite les rend agiles.
La fixation de ce montant a résulté d'une négociation. À l'époque, nous sommes partis d'un montant de 15 millions d'euros. Je ne me souviens plus à quel montant nous avons finalement abouti. Un cabinet a mené les négociations en lieu et place de la communauté d'agglomération.
Il correspondait à des pénalités pour clauses non respectées du contrat, des travaux prévus non effectués, des compteurs qui n'avaient pas été remplacés, etc.
Vous avez indiqué que sur le principe, la création du syndicat mixte pouvait être une bonne chose. Concernant l'exploitation, seriez-vous plus favorable à une régie ou à une délégation de service public ?
Je n'ai pas d'idée arrêtée sur le sujet. J'adopte un point de vue de gestionnaire davantage qu'un point de vue de politique.
Je préfère conclure un contrat avec une entreprise externalisée, dans la mesure où je peux plus facilement me retourner contre l'entreprise en cas de problème, par la voie judiciaire. Je peux également changer de fermier si celui-ci ne me convient pas.
Or j'aurais des difficultés à agir ainsi avec des fonctionnaires.
Dans le nouveau syndicat mixte ouvert, savez-vous comment seront repris les dettes existantes et le personnel ?
Ce ne sera pas indolore. Sans accompagnement de l'État, que ce soit par la loi ou par une participation financière, quelqu'un devra payer. Si ce n'est pas le syndicat, ce seront les communautés d'agglomération. Le paiement auquel je fais référence inclut les dépenses, mais également la santé financière.
Si une partie du personnel administratif est maintenue dans les communautés d'agglomération – et je pense que c'est bien le schéma qui est prévu –, en l'absence de dispositif d'accompagnement, les communautés paieront le prix fort.
Si l'ensemble du personnel est transféré dans le syndicat mixte ouvert, il s'agira d'un syndicat mort-né. La dette et la charge sociales représentent des handicaps sérieux. Il reste la dette fournisseur, qui à mon avis peut être absorbée par la créance client.
Quant à la dette bancaire, elle ne peut être que transférée : si le bien revient au syndicat mixte ouvert (SMO), il est normal que la dette suive le propriétaire.
Ne trouvez-vous pas profondément injuste que ce soit in fine les usagers qui doivent payer une dette dont ils ne sont absolument pas responsables, et pour un service régulièrement interrompu ?
L'injustice est peut-être même encore plus grave. Si une partie de la charge sociale revient aux communautés d'agglomération, ce n'est pas l'usager qui paiera, mais le contribuable.
La dette sera indirectement fiscalisée, par son transfert vers une charge sociale incombant aux communautés d'agglomération. Sans le vouloir, ces dernières vont voir leurs effectifs augmenter, et elles paieront ce personnel non par les recettes relatives à l'eau, mais par la fiscalité.
Ce personnel va intégrer la communauté d'agglomération, dans le cadre du budget principal de la communauté. Il ne sera pas affecté au budget annexe eau et assainissement, qui va disparaître avec la création du SMO.
Le personnel sera affecté au budget principal, qui sera financé par la fiscalité. Il s'agit donc d'une injustice encore plus importante que celle que vous avez mentionnée.
Si nous élargissions l'assiette pour faire payer la dette, ce serait toujours le contribuable qui devrait s'en acquitter. Il s'agit donc d'une grande injustice.
Les entreprises privées se sont enrichies en ne respectant pas les clauses d'un contrat, et l'on en fait payer le prix aux contribuables.
Il nous a souvent été dit au cours des auditions que la diminution, voire l'absence d'ingénierie de l'État, donnait à ce dernier une responsabilité sur la situation désastreuse de l'eau en Guadeloupe. Partagez-vous cette vision ? À votre avis, quelle ingénierie devrait être mise en place pour aider les collectivités ?
Nous savons pertinemment que des captages d'eau sans autorisation se sont mis en place. C'est l'État qui avait la compétence d'autoriser ou non ces captages.
Je pense qu'à un certain moment, le système de l'eau fonctionnait bien en Guadeloupe, car nous disposions d'un réseau moderne pour son époque, et exemplaire. Malheureusement, certains événements se sont produits, qui n'auraient pas dû avoir lieu. Nous en subissons les conséquences aujourd'hui.
L'audition s'achève à vingt et une heures onze.