COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Mardi 16 juin 2020
La séance est ouverte à dix-huit heures vingt
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de M. Ludovic Martin, directeur par intérim de l'audit et de la maîtrise des risques à la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), et de Mme Roxane Evraert, directrice adjointe de la maîtrise des risques.
Mes chers collègues, nous accueillons M. Ludovic Martin, directeur par intérim de l'audit et de la maîtrise des risques à la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), et Mme Roxane Evraert, directrice adjointe de la maîtrise des risques.
Après avoir auditionné les représentants de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), nous serons heureux de vous entendre également sur la question de la détermination du nombre de cartes Vitale en circulation, mais surtout sur la problématique de la fraude à laquelle la MSA est confrontée, sur les montants en jeu et sur les dispositifs de détection et de sanction que vous mettez en œuvre.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Ludovic Martin et Mme Roxane Evraert prêtent successivement serment)
Notre directeur général, M. François-Emmanuel Blanc, n'a pu se rendre disponible aujourd'hui en raison d'engagements pris avant votre invitation. Nous le représentons mais il demeure à votre disposition pour répondre à vos questions à l'issue de cet entretien.
La politique de lutte contre la fraude de la MSA s'inscrit dans une logique de gestion responsable des fonds publics et dans le cadre des missions qui lui sont confiées en matière de protection sociale.
La singularité du régime agricole est de dispenser des prestations qui couvrent l'ensemble du périmètre de la protection sociale – le « guichet unique » – et de recouvrer les cotisations. De fait, cela nous permet d'appréhender la situation globale de nos ressortissants, tant du point de vue de leurs droits que de celui de la fraude.
Pour cela, nous nous appuyons sur une stratégie institutionnelle – adossée à un plan national annuel de lutte contre la fraude – déclinée auprès de l'ensemble des organismes du réseau.
Ce plan national de lutte contre la fraude a une dimension globale puisqu'il emporte des actions contre la fraude aux prestations et aux cotisations ainsi que de lutte contre le travail illégal et dissimulé. L'arsenal des actions nous permet de détecter des situations de fraude par l'une ou l'autre des portes d'entrée.
Notre stratégie s'appuie également sur un dispositif central d'analyse des risques. L'observation et les remontées des pratiques frauduleuses effectuées par les caisses nous permettent d'alimenter une typologie des fraudes dans l'ensemble du champ des prestations puis de gérer ces situations de fraude.
Nous nous appuyons également sur un ensemble de procédures, d'outils et de moyens que nous essayons de préserver pour garantir une capacité d'action sur le terrain, notamment grâce à nos agents et à des contrôleurs externes.
Pour éviter un traitement en silo, nous veillons, dans le cadre de la coordination des actions de lutte contre la fraude au sein des organismes, à rassembler l'ensemble des acteurs qui peuvent être associés à la détection et à la gestion d'une situation de fraude.
Bien évidemment, nous nous inscrivons dans un cadre partenarial, sans lequel nos actions perdraient en performance et en efficacité.
De fait, nous constatons une évolution satisfaisante des outils ces dernières années. Ils ont permis aux services de la MSA de disposer de données auxquelles nous n'accédons pas dans le cadre de nos missions régaliennes et de renforcer la détection mais aussi le traitement des situations de fraude.
Je pense tout particulièrement aux actions réalisées par les comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF), mais aussi aux travaux que nous conduisons en interrégimes, notamment avec la Caisse nationale d'allocation familiale (CNAF).
Nous accordons une attention particulière à l'évolution des outils que nous pouvons déployer pour lutter contre la fraude. Depuis quelques années, nous nous sommes engagés dans l'élaboration d'une méthodologie de ciblage de la fraude à travers un outil de data mining, en cours de consolidation. L'analyse des comportements de nos adhérents nous permettra de sécuriser et consolider les actions de lutte contre la fraude. Ce dispositif peut aussi s'appliquer à d'autres sujets comme le non-recours aux droits, par exemple.
Nous activons certains dispositifs qui vont de la détection jusqu'à la sanction en utilisant un arsenal juridique.
Nous agissons également en amont afin de prévenir les fraudes. Nous menons ainsi des actions de sensibilisation et de communication, avec des publications sur notre site internet.
Un autre point nous singularise : nous nous appuyons sur notre réseau d'administrateurs élus. Ils représentent les professions salariées et non salariées de l'agriculture et sont un premier relais de sensibilisation de la politique de lutte contre la fraude dans les territoires. Ils nous permettent d'appréhender certains risques de fraude professionnelle.
Nous sommes sensibilisés aux situations de fraude en réseau, notamment dans le cadre du travail détaché. Certaines situations emportent des conséquences économiques et financières, telle la fraude aux prestations sociales, mais peuvent aussi renvoyer à des enjeux relatifs à la traite des êtres humains.
Nous restons mobilisés sur les axes de progrès que nous avons pu identifier en matière de lutte contre la fraude. Cela concerne le développement des outils, l'évaluation de la fraude, les actions de recouvrement et tout ce qui peut contribuer à la valorisation et au renforcement de notre logique de guichet unique.
Notre commission d'enquête couvre tout le champ de la fraude sociale, c'est-à-dire aussi bien la fraude aux cotisations qu'aux prestations.
Elle n'a cependant pas pour objectif de cibler la fraude des petits ou des pauvres. La fraude sociale est aussi illégitime que la fraude fiscale et elle représente aussi une atteinte au pacte républicain. Comme vous l'avez dit, il vous appartient de vous comporter en gestionnaire responsable des deniers publics qui vous sont confiés.
Notre objectif commun est de permettre une meilleure lutte contre ces phénomènes de fraude. La créativité des fraudeurs n'a pas de limites quand il s'agit de circonscrire les effets des dispositifs mis en place.
Nous souhaitons évaluer ce que représente en volume le montant de la fraude sociale dans le pays, mettre fin à des fantasmes, mais aussi nous intéresser plus précisément aux mécanismes de fraude en réseau qui touchent, dans votre caisse, au travail détaché.
Nous souhaitons aussi établir une cartographie de cette fraude. Disposez-vous d'une cartographie nationale des risques ainsi que d'une cartographie européenne ou extra-européenne des risques importés ? La fraude à l'identité peut représenter pour votre caisse une clé d'entrée. La police aux frontières nous a dit qu'il existait une liste de pays à risques majeurs concernant cette fraude à l'identité. Disposez-vous d'informations ?
Enfin, pourriez-vous nous donner des précisions sur la stratégie et la politique de votre caisse en matière de poursuites ? Le directeur de la CNAM a exprimé des doutes quant à l'utilité d'engager des démarches pour recouvrer des indus issus de la fraude et d'appliquer des pénalités.
Nous disposons d'une cartographie des risques institutionnels. Elle couvre l'intégralité de notre périmètre d'action. C'est l'un des fondements de notre politique de maîtrise des risques et les activités de gestion de la fraude en sont partie intégrante. Cette cartographie des risques est actualisée tous les deux ans, avec une attention portée à la survenance de faits nouveaux.
Nous constituons également une typologie des fraudes mise à jour à un rythme bisannuel. Elle nous permet d'appeler l'attention des caisses du réseau sur l'acuité des risques identifiés par branche de prestations, en intégrant le volet cotisations et le travail illégal. Cela nous permet de concentrer notre attention sur certains risques en survenance ou sur les montants des fraudes détectées.
Concernant la cartographie européenne qui permettrait d'identifier des zones à risque, nous nous fondons sur l'observation et les retours du terrain. Il y a des points de vigilance à l'égard des pays fournisseurs de salariés qui viennent travailler en France dans le secteur de l'agriculture.
L'agriculture est le quatrième secteur concerné par ce sujet. Les statistiques sont disponibles et nous concentrons notre attention sur l'Espagne, le Portugal, la Pologne et la Roumanie. Ces populations ne sont pas « fraudogènes » mais, compte tenu de la masse de travailleurs que cela représente, nous savons qu'une attention doit être portée à ces pays.
Nous concentrons également notre attention sur les populations des pays de l'Est embauchées par des employeurs qui les mettent ensuite à disposition d'exploitants agricoles en France. Ces travailleurs peuvent se retrouver au centre de pratiques frauduleuses déployées par des employeurs peu scrupuleux. Cela peut avoir des impacts sur les prestations versées à ces populations.
En ce qui concerne la politique de poursuites, nous disposons d'un arsenal de sanctions. Une attention particulière est portée au recouvrement des indus frauduleux, mais nous sommes confrontés à un risque d'insolvabilité.
Nous distinguons cependant les grandes entreprises en mesure de s'acquitter des montants réclamés et les autres populations qui se trouvent en difficulté et dont le comportement frauduleux peut se justifier par une situation sociale très compliquée. Nous nous heurtons à ces limites et notre taux de recouvrement des indus frauduleux n'est pas à la hauteur du taux de recouvrement classique.
Ne pas prévoir de dispositif de sanction pourrait toutefois être perçu comme un signal négatif auprès des personnes tentées de frauder ou les inciter à récidiver. Le nombre de sanctions prononcé à la MSA peut sembler minime, mais il s'agit d'une question de principe.
Le dépôt de plainte est systématique dès que la caisse considère que le dossier est suffisamment solide et conforme aux règles de droit.
En termes de fraudes, le détournement du texte de loi et le caractère intentionnel doivent être prouvés. Ce dernier point est particulièrement délicat.
La fragilité des poursuites repose sur la capacité de la MSA à fournir à l'autorité judiciaire les pièces démontrant le constat d'intentionnalité. Néanmoins, en termes de travail illégal, la MSA se porte partie pour couvrir les charges induites par la fraude et les caisses sont de plus en plus mobilisées pour demander de dommages et intérêts.
Au-delà du recouvrement qui peut donner lieu à une sanction financière, l'exemplarité peut entraîner des actions de communication de la part de nos organismes auprès du grand public et auprès de la profession agricole. Cela illustre le fait que la MSA est amenée à détecter et à sanctionner ces fraudes et joue un rôle de prévention des risques.
Le rapport publié en octobre 2019 par notre collègue Carole Grandjean et par la sénatrice Nathalie Goulet mentionnait le dispositif « Halte à la fraude » (HALF) mis en place au sein des MSA.
Pouvez-vous nous en dresser un bilan ? Pensez-vous qu'il pourrait être étendu à l'ensemble des administrations versant des prestations sociales ?
HALF est un outil propre à la MSA. Il vise à assurer une gestion et un suivi performants des situations de fraude au sein de notre réseau. Il est systématiquement renseigné par les caisses dans le cadre du plan national de lutte contre la fraude. Cela nous permet d'alimenter notre analyse des typologies de fraudes. À ce stade, l'ensemble des caisses utilise cet outil et nous en sommes satisfaits.
Je connais mal les outils déployés par nos collègues du régime général, mais le dispositif HALF pourrait en effet servir aux organismes qui ne disposent pas d'un outil équivalent.
Le dispositif HALF évolue en permanence. Il permet de suivre le processus d'instruction et de gestion du dossier. Il est ouvert dans les services métiers et les agents peuvent ainsi signaler un dossier suspect dans l'outil. Il entre alors dans une chaîne de traitement et d'investigations, avant de parvenir à la cellule fraudes.
Cela permet une instruction conforme, avec une enquête préalable. Elle commence par la présentation du dossier en comité de lutte contre la fraude et va jusqu'à la qualification éventuelle de la fraude et la détermination des sanctions et des pénalités. Dans quelque temps, cet outil gérera le suivi des indus. J'aimerais qu'il nous permette ensuite de suivre aussi les dépôts de plainte.
Cet outil pourrait être partagé car il n'est pas ancré dans le dispositif « dur » de la MSA. Nous nous tenons à la disposition de nos homologues du régime général pour leur présenter.
Lorsque nous avons auditionné la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), les agents ont évoqué l'évolutivité de la fraude à l'identité. Cette fraude initiale aux documents – avec notamment la falsification de documents d'identité ou d'état civil – se transforme en une acquisition frauduleuse de documents authentiques.
Ce type de fraude est beaucoup plus difficile à détecter car ce circuit ouvre des droits à la délivrance de documents, titres de séjour ou cartes Vitale par exemple, mais, selon les documents que vous nous avez fournis, il ne représente aujourd'hui que 0,14 % des fraudes.
Ce chiffre évolue-t-il régulièrement et entendez-vous concentrer des actions sur ce type de fraude ? Vous nous avez en effet expliqué que la fraude au travail détaché représente un sujet pour l'activité agricole et que la fraude identitaire par l'acquisition frauduleuse de documents authentiques d'identité pouvait être une clef d'entrée vers la fraude et la délinquance.
Les exemples que vous citez renvoient à la surveillance que nous exerçons sur les fraudes qui touchent les mouvements de population.
Quand une concentration de population, avec parfois des liens de parenté, vient d'une même région géographique, il peut arriver que des pièces d'identité circulent au sein de cette communauté. Elles peuvent alors être à l'origine de demandes de droits illégales.
Nous menons depuis plusieurs années des actions de formation destinées à aider nos agents à détecter de fraudes à l'identité. Elles sont aussi mises en place par la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF) et visent à professionnaliser cette approche. Elles donnent des clefs à nos collaborateurs pour identifier des pièces d'identité qui ne correspondent pas à des pièces réglementaires ou à la personne qui se présente à l'accueil.
C'est un point de vigilance. Ces mouvements de population, amenés à fournir un « bataillon de main-d'œuvre » susceptible d'être employé pour des travaux saisonniers, pourraient entraîner des comportements déviants qui impliqueraient une consolidation de nos actions.
Le travail détaché, s'il est respectueux des règles, ne conduit pas les régimes français de protection sociale à ouvrir des droits aux travailleurs puisqu'ils sont pris en charge par le pays d'origine.
La fraude au détachement est double : d'un côté, certains organismes mal intentionnés ne traitent pas les formulaires et les personnes détachées ne sont pas prises en charge, ne sont pas soignées et ne bénéficient pas de droits qui relèvent de la dignité humaine ; de l'autre, il existe des dispositifs qui ouvrent des droits.
La situation est différente avec les travailleurs non-détachés. Il s'agit de personnes employées directement par les entrepreneurs. Les premières informations que nous recevons sur le travailleur nous proviennent par l'intermédiaire de la déclaration préalable à l'embauche (DPAE). L'employeur indique, le nom, le prénom, le lieu de résidence du salarié. Lorsque ce dernier a besoin d'une prestation, il vient à la MSA et le processus d'ouverture des droits s'engage. Pour ces personnes étrangères, le premier élément d'information qui nous provient est donc l'activité salariée déclarée en France.
De quelle manière les moyens affectés à la lutte contre la fraude ont-ils évolué ces dix dernières années ?
Nous nous employons à les maintenir, en intégrant les enjeux d'optimisation de gestion des organismes et le non-remplacement des départs à la retraite.
Les ressources mobilisées pour lutter contre la fraude et pour le contrôle externe ont diminué ces dix dernières années. Néanmoins, nous disposons, dans l'ensemble du réseau, de 255 contrôleurs. Ce chiffre est stable depuis trois ans. Il y a beaucoup de départs à la retraite, mais nous veillons, dans le cadre de nos engagements de lutte de contre de la fraude et de notre politique de contrôle, à préserver ces effectifs pour nous permettre de remplir notre rôle et d'atteindre les objectifs qui nous sont assignés par notre convention d'objectifs et de gestion (COG).
Ces quinze dernières années, le réseau des caisses s'est resserré. Nous sommes passés de 70 caisses en 2010 à 35 aujourd'hui. Cela a conduit à restructurer les effectifs et a permis de mettre en place des dispositifs de coordination transversale dans plusieurs territoires. Les effectifs de contrôleurs ont dans un premier temps diminué, mais ils se sont stabilisés ces trois dernières années.
La réunion se termine à dix-neuf heures.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18 heures 30
Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel, M. Alain Ramadier
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier