COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Jeudi 18 juin 2020
La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de M. Stéphane Ducatez, adjoint au directeur général-adjoint de Pôle emploi en charge du réseau, chargé des études et de la performance, et Mme Sophie Diatloff, adjointe au directeur général adjoint en charge du réseau, chargée de la prévention des fraudes.
Madame, monsieur, nous serons heureux de vous entendre à propos des fraudes auxquelles Pôle Emploi est confronté, des publics concernés et des montants en jeu, mais aussi des dispositifs de détection et de sanction.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure. »
(M. Stéphane Ducatez et Mme Sophie Diatloff prêtent successivement serment.)
Pôle emploi exerce cinq grandes missions : en premier lieu l'inscription et l'accompagnement des demandeurs d'emploi ; ensuite la prospection pour le compte des entreprises, la mise en relation avec les demandeurs d'emploi, la collecte des offres d'emploi et l'accompagnement au recrutement pour celles qui le souhaitent ; l'indemnisation des demandeurs d'emploi, que nous effectuons pour le compte de l'Unédic et de l'État ; l'information sur le marché du travail ; enfin l'application de politiques publiques – par exemple le versement de l'aide à l'emploi franc aux entreprises qui embauchent des personnes relevant du dispositif des quartiers prioritaires de la politique de la ville.
Les fraudes que nous détectons concernent à 99,7 % les allocations chômage. Aussi centrerai-je mon propos sur ces dernières.
La lutte contre la fraude aux prestations est un sujet que nous prenons très au sérieux depuis des années, pour lequel nous investissons des moyens et avons défini une stratégie et une ligne directrice. En témoigne l'évolution du montant des fraudes et des préjudices détectés, qui est passé de 62 millions d'euros en 2011 à 212 millions en 2019. Dans ces montants, nous considérons à la fois le préjudice subi – les sommes indûment versées – et le préjudice évité, encore appelé fraude déjouée. Il est important de détecter la fraude le plus rapidement possible pour éviter qu'elle ne se poursuive au fil du temps.
Cette progression des montants détectés est le fruit d'une stratégie de lutte contre les fraudes articulée autour de cinq axes. Le premier est celui des moyens humains. Au sein de la direction générale, l'équipe de Mme Sophie Diatloff compte dix personnes. Rattachée à la direction du réseau, elle a en charge la définition des grandes orientations et de la stratégie, mais aussi l'animation de l'ensemble des personnes qui interviennent en matière de fraudes. Par ailleurs, Pôle emploi est organisé en réseau, constitué de directions régionales et d'agences au sein desquelles nous accueillons les demandeurs d'emploi. Dans les directions régionales, 120 auditeurs et 20 contrôleurs sont affectés à la lutte contre les fraudes. Cette organisation est également déclinée au sein des agences au travers de référents fraude chargés de sensibiliser leurs collègues et de faire le relais avec les directions régionales. Une dizaine de personnes consacrent également une partie de leur activité au croisement des données et aux algorithmes, tant à la direction générale qu'à la direction des systèmes d'information. Nous avons déjà beaucoup investi dans ce champ au cours des dernières années et nous continuons à le faire.
Le deuxième axe est celui des moyens de maîtrise qui nous permettent d'agir en amont des fraudes. Un dispositif permet d'effectuer des contrôles dans le système d'information, de croiser des données et de vérifier leur cohérence, notamment lors de l'inscription d'un demandeur d'emploi. Nous pratiquons aussi la dissociation des fonctions de validation et de paiement. Lorsqu'un paiement semble suspect, une procédure d'attente impose la validation d'une deuxième personne pour effectuer le paiement. Nous avons aussi un système de contrôle interne et d'audit qui permet d'inspecter régulièrement nos processus pour garantir leur sécurité et les améliorer. Enfin, nous menons une politique de réflexion permanente quant aux risques, dans le cadre d'échanges réguliers avec les directions régionales.
Le troisième axe est celui de nos partenariats et des échanges que nous entretenons avec la délégation nationale à la lutte contre la fraude, la DNLF, avec les comités opérationnels départementaux anti-fraude, les CODAF, avec les organismes de protection sociale, avec les chambres consulaires, ou encore avec les services publics de l'emploi de l'étranger. Cette liste n'est pas exhaustive. Nous partageons des informations et assurons une veille. Nous échangeons au sujet de certains cas, mais aussi à propos des techniques et des solutions qui existent.
Le quatrième axe concerne l'intégration de données et la consultation de portails d'information lorsque nous voulons certifier en temps réel le NIR (numéro d'inscription au répertoire des personnes physiques) d'une personne, pour vérifier une identité lors d'une inscription, valider un titre de séjour grâce à l'AGDREF, l'application de gestion des ressortissants étrangers en France, ou encore vérifier le statut d'un mandataire social.
Le cinquième axe de notre stratégie est l'exploitation de la data et l'utilisation d'algorithmes. Lorsque nous repérons des cas à risque, nous transmettons des informations à notre réseau afin qu'il vérifie et analyse la situation.
Comme je vous l'indiquais, la principale fraude concerne l'allocation chômage. Celle-ci repose à la fois sur l'acquisition d'un droit à indemnisation, qui nécessite d'avoir perdu son travail de manière involontaire après une période de travail, et sur le respect de deux conditions, être domicilié en France et ne pas avoir repris d'activité. Il existe donc deux grands types de fraude : le premier concerne la constitution du droit – exercice d'emplois fictifs ou falsification de documents pour augmenter le salaire antérieurement perçu, donc l'allocation versée – et le second la situation du demandeur d'emploi – par exemple l'oubli de déclaration d'une situation qui ne donne plus droit à indemnisation.
La principale fraude, qui représente 62 % des montants détectés, est la non-déclaration d'activité durant l'indemnisation. Évidemment, nous distinguons ce qui relève de l'erreur ou de l'oubli et ce qui relève de la fraude, laquelle doit avoir un caractère répété et intentionnel. Le deuxième cas le plus fréquent est celui de la fraude au travail à l'étranger ou à la résidence à l'étranger, qui représente 9 % des montants détectés. Le troisième motif concerne davantage la constitution du droit, qu'il s'agisse de la production de faux documents – 8 % des montants – ou d'emplois fictifs, fraude qui représente 7 % des montants.
Dans ce contexte, le premier enjeu consiste à disposer d'informations de meilleure qualité et le plus rapidement possible, notamment quant aux périodes de travail effectuées. Grâce à la DSN, la déclaration sociale nominative, nous disposerons progressivement d'une information plus fraîche. Je n'entre pas davantage dans les détails, que nous préciserons dans nos réponses au questionnaire écrit en mentionnant que ces informations sont confidentielles. Nous disposons d'autres éléments, relatifs aux pensions d'invalidité ou aux arrêts maladie par exemple.
Il y a quelques années, nous avions évalué la fraude en comparant les données provenant des DADS, les déclarations annuelles de données sociales, dont nous ne disposions pas à Pôle emploi et qui retraçaient les périodes d'activité des personnes, avec celles de notre propre système d'information. Chaque écart avait donné lieu à une analyse et cette étude nous avait permis d'estimer le niveau de fraude annuel entre 180 et 230 millions. Les travaux en cours aboutissent à des ordres de grandeur comparables, ce qui est rassurant. La DSN et les informations que nous cherchons à obtenir de manière plus fraîche et plus régulière nous permettront de tarir complètement ou en très grosse partie les fraudes de cette nature.
Le deuxième enjeu consiste à obtenir davantage de données en dehors de nos processus de gestion. Pôle emploi n'a pas le droit de communication bancaire, qui nous serait pourtant utile dans nos investigations. Nous ne pouvons pas non plus utiliser pleinement les adresses IP, alors que cela nous permettrait d'améliorer notre système de lutte contre la fraude. Le deuxième type de fraude est la non-déclaration de la résidence ou du travail à l'étranger. Or, le plus souvent, cette fraude se produit dans les zones transfrontalières. Plus nous obtiendrons d'informations de la part des pays étrangers, dans le cadre de conventions et de partenariats, plus nous serons efficaces dans la lutte contre cette fraude.
Le troisième enjeu est la poursuite du développement de l'exploitation de la data et des algorithmes. Du fait du développement de la DSN, nous aurons affaire à des fraudes de plus en plus sophistiquées, que les croisements de données simples ne permettront plus de repérer. Aussi devons-nous créer des algorithmes de plus en plus puissants, qui se fondent davantage sur le comportement des personnes. La fraude n'est pas liée à des caractéristiques individuelles, mais à des comportements – la soudaine présentation d'une attestation de période de travail par un demandeur d'emploi arrivant en fin de droit, par exemple. Nous testons des outils pour lesquels nous devons trouver un bon équilibre. En effet, pour qu'un algorithme soit efficace au plan opérationnel, il doit être très performant.
Enfin, dans un environnement très mouvant et de plus en plus dématérialisé, l'enjeu de la veille est très important. Le développement des nouvelles technologies fait apparaître de nouveaux comportements et de nouveaux risques de fraude. L'objectif est d'être en avance de phase plutôt que de courir derrière les techniques. Aussi entendons-nous investir dans ce domaine.
Cette commission a pour objet l'ensemble de la fraude sociale, donc la fraude aux prestations comme celle aux cotisations. Il ne s'agit pas de cibler une supposée « fraude du pauvre ». Je vous remercie pour la précision des chiffres que vous avez cités, car nous essayons d'objectiver ce que cette fraude représente comparativement à l'ensemble des prestations versées annuellement. Ce faisant, nous tentons aussi de mettre fin aux polémiques qui naissent de l'annonce d'un taux hypothétique de la fraude sociale en France, d'autant que celle-ci diffère nécessairement d'un organisme à l'autre compte tenu de la nature des prestations et des publics concernés.
Vous avez démontré que la forte augmentation du montant de la fraude détectée et des préjudices évités entre 2011 et 2019 provenait de l'intensification de vos méthodes, de vos instruments et des ressources humaines consacrées à la lutte contre la fraude, la meilleure connaissance des risques permettant une meilleure prévention. Une autre lecture pourrait consister à considérer qu'il y a aussi eu une augmentation générale du niveau de fraude aux prestations sociales. Qu'en pensez-vous ?
Par ailleurs, la production de faux documents est l'une des clés d'entrée du phénomène de fraude en général. Au sein de la fraude documentaire, savez-vous détecter la fraude organisée, ou ciblez-vous uniquement la fraude individuelle ?
J'ai le sentiment que nous avons surtout amélioré la détection des situations de fraude. Alors que nous étions dans un système déclaratif, avoir fait évoluer les informations dont dispose Pôle Emploi a permis à la fois de diminuer le nombre de cas de fraude et d'en détecter davantage. Les périodes de travail non déclarées sont proportionnellement moins nombreuses au regard du montant global des prestations versées, grâce à de meilleurs contrôles a posteriori et à une meilleure détection.
S'agissant des fraudes en réseau, nous constatons quelques cas mais ils restent minoritaires. Les derniers chiffres font état de 17 500 cas fraudes repérés, pour 18 400 demandeurs d'emploi. Cela signifie que certaines fraudes impliquent plusieurs personnes, mais elles ne constituent pas la majorité des cas.
La fraude en réseau n'est ni une donnée d'entrée ni une donnée de traitement. Nous la constatons lorsqu'elle se produit. J'ai d'ailleurs trouvé, dans les comptes rendus des auditions précédentes, des informations que nous n'avons pas automatiquement dans nos statistiques. En cas de fraude en réseau, plusieurs demandeurs d'emploi sont concernés par une même affaire. En général, il ne s'agit pas de grosses affaires qui mêleraient des escroqueries multiples – usurpation d'identité, captation de données, escroquerie financière – ou des fraudes aux autres opérateurs.
En 2019, nous avons comptabilisé environ 170 affaires dites groupées, pour un total de 17 000 dossiers. Ces affaires ne sont pas traitées dans le réseau, mais par les auditeurs nationaux de mon équipe.
Plus le réseau est animé, plus il est volontaire, déterminé et impliqué dans la détection. Dans chacune des 900 agences Pôle emploi, au moins une personne est notre relais. Il s'agit des référents fraude. Lorsque ces relais sont animés, lorsqu'ils bénéficient d'une formation et d'une sensibilisation, le circuit de remontée d'informations vers les services régionaux de prévention des fraudes fonctionne. Il n'y a donc pas plus de fraude, mais nous nous améliorons dans sa détection. Notre système de détection automatique se déploie progressivement, et les chiffres que nous afficherons vraisemblablement en 2020 s'expliqueront par ces automatismes.
Manifestement, les organismes que nous auditionnons ne parviennent pas à atteindre les mêmes résultats que Pôle emploi en matière de détection des fraudes. Comment vous y prenez-vous ?
La culture de Pôle emploi a évolué dès lors que l'on a davantage impliqué les conseillers dans les processus de lutte contre les fraudes, en faisant de la pédagogie, en formant, mais aussi en menant une politique toujours équilibrée et bienveillante. En effet, il importe de savoir reconnaître l'erreur par rapport à la fraude. Cette distinction est très importante pour les conseillers. La pédagogie permet de progresser.
En outre, depuis 2012, nous avons accès aux déclarations préalables à l'embauche, les DPAE, qui nous permettent de disposer d'un faisceau d'indices. Nous les avons d'abord exploitées pour repérer des situations atypiques, puis nous les avons intégrées dans notre système d'information et mises à disposition des conseillers, pour faciliter leur compréhension du contexte et de la situation des demandeurs d'emploi.
Nous avons également conduit un important travail de formation, de professionnalisation et de sensibilisation. Cette dynamique de fond produit des résultats sur plusieurs années.
J'ajoute un quatrième élément : la production de chiffres, la présentation de résultats et leur explication. Parler du chiffre de la fraude en montrant les volumes traités, les typologies de fraudes et la répartition par région est récent. Le tableau de bord mensuel de la fraude permet à chacun de visualiser le fruit de ses travaux et de valoriser son activité, donc d'instaurer un cercle vertueux. En outre, nos dix-sept directeurs régionaux sont désormais informés de la fraude tous les mois et non plus une fois par an.
Ces tableaux de bord sont des instruments de pilotage très intéressants.
Je reviens à la fraude en réseau, bien que sa part soit assez faible dans votre organisme. Quel est le préjudice financier ?
Par ailleurs, existe-t-il une géographie de la fraude à Pôle emploi ?
Nous n'avons jamais étudié la géographie de la fraude dans le détail. Toutefois, les éléments macro dont nous disposons montrent un taux de fraude plus élevé dans les grosses régions et les grosses agglomérations. Il peut aussi exister des systèmes de fraude spécifiques dans les zones transfrontalières. Cela étant, si nous n'avons pas le sentiment qu'il existe une géographie de la fraude, l'une des pistes de nos travaux relatifs au traitement de la data et aux algorithmes concerne la meilleure prise en compte de la dimension locale dans la détection des cas suspects.
Le préjudice financier des 176 affaires groupées s'établit à 11 millions d'euros, dont 7,4 millions concernent de faux documents, en l'occurrence de fausses attestations employeur fournies par les réseaux.
Il existe donc un lien entre la fraude organisée et la fraude documentaire, ce qui n'est pas surprenant. Savez-vous si ces réseaux opèrent en même temps au préjudice d'autres organismes, ou n'avez-vous aucune visibilité en la matière ?
Je ne peux pas vous répondre, car cette statistique n'existe pas. Je pense que nous pourrions l'obtenir par une requête, mais je n'en dispose pas parce qu'elle n'est pas tracée.
Par ailleurs, les DPAE représentent 20 % du capital total pour l'année 2019.
Quelle est la nature de vos liens avec Tracfin ? Quelle suite avez-vous donnée aux 17 signalements que vous avez reçus de cet organisme en 2019 ? Quels sont les montants financiers en jeu ?
Nos échanges avec Tracfin sont principalement unilatéraux. Tous les signalements que nous avons reçus ont été pris en considération. Cinq d'entre eux ont été traités. Ils représentent un montant de 300 000 euros. Les autres dossiers sont en cours d'investigation. Le montant du préjudice est estimé à 373 000 euros. Les signalements transmis par Tracfin représentent donc un montant total potentiel de 673 000 euros
La directrice de Tracfin, que vous avez auditionnée, a évoqué 17 notes d'information complétées par des signalements. Ainsi, en 2019, nous avons reçu 41 signalements, dont 17 notes d'information nous alertant sur une éventuelle fraude à Pôle Emploi. Dans certains cas, Tracfin nous demande de l'information que nous sommes dans l'obligation de lui fournir et dont nous ne pouvons pas nous servir puisqu'elle ne concerne pas nécessairement une fraude à l'encontre de Pôle emploi.
Les 17 notes d'information en question ont été traitées chez nous et ont donné lieu à de véritables affaires. En outre, nous pouvons confirmer le montant de 38 000 euros par dossier annoncé par la directrice de Tracfin.
Je vous remercie. Nous serons peut-être amenés à revenir vers vous pour obtenir des précisions sur tel ou tel point.
La réunion se termine à dix-sept heures dix
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 16 heures 30
Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel, M. Michel Zumkeller
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier