Jeudi 7 juin 2018
La séance est ouverte à onze heures trente.
Présidence de M. Alexandre Freschi, président de la commission d'enquête
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La commission d'enquête procède à l'audition de M. Albert Lautman, Mme Séverine Salgado, M. Alexandre Tortel et M. Matthieu Ledermann, respectivement directeur général, directrice santé, directeur adjoint des affaires publiques et responsable du pôle influence nationale, et directeur adjoint de la direction santé de la Mutualité française.
Nous poursuivons nos travaux par l'audition de la Mutualité française, représentée par son directeur général, M. Albert Lautman, sa directrice santé, Mme Séverine Salgado, son directeur adjoint des affaires publiques, M. Alexandre Tortel, et son directeur adjoint de la direction santé, M. Matthieu Ledermann, auxquels je souhaite la bienvenue.
Nous avons décidé de rendre publiques nos auditions. En conséquence, elles sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal de télévision interne et pourront ensuite être consultées en vidéo sur le site internet de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C'est ce que je vous invite à faire avant de vous céder la parole.
M. Albert Lautman, Mme Séverine Salgado, M. Alexandre Tortel et M. Matthieu Ledermann prêtent serment.
Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous exprimer sur l'accès aux soins et la lutte contre le renoncement aux soins, des engagements qui sont au coeur de l'action mutualiste. La Mutualité française est un acteur du champ de l'assurance complémentaire santé : notre fédération couvre un peu plus de 50 % du marché, avec une présence très forte après des publics en grande difficulté sociale et des retraités. Nous sommes aussi offreur de soins avec 2 600 services d'établissements de soins et d'accompagnement présents dans le sanitaire, y compris le secteur hospitalier privé non lucratif, les centres de santé, les centres dentaires, et fortement dans le secteur médico-social et les soins de suite et de réadaptation (SSR). Nous sommes enfin acteur de prévention, nos unions régionales réalisant chaque année plusieurs milliers d'actions. Cette triple expérience nous donne une vision transversale et décloisonnée des sujets.
Dans la note que nous vous avons transmise et que je ne détaillerai pas, nous partageons un diagnostic assez documenté car, sur l'accès aux soins et l'optimisation du temps médical utile, tout a été dit et écrit. Le consensus est maintenant assez fort pour décrire un système de santé complexe, probablement trop tourné vers l'hôpital, centre de gravité, et caractérisé par un cloisonnement entre l'hôpital, les soins de ville et le médico-social qui fait du patient, selon le mot de notre président, Thierry Beaudet, le chef d'une gare dans laquelle il n'a jamais mis les pieds et le coordonnateur en chef de son parcours de santé, un rôle difficile à jouer quand on est fragile, dépendant ou que l'on manque des informations nécessaires.
La coordination des professionnels de santé et leur coopération sont rendues difficiles par les cloisonnements évoqués et des modes de financement inadaptés, mais aussi par des attitudes parfois corporatistes, des verrous ordinaux, et par le manque d'interopérabilité des systèmes d'information.
On constate encore l'évolution de la démographie médicale, avec un vieillissement important du corps médical et des jeunes générations qui ne veulent plus rien savoir des modes antérieurs d'exercice de la médecine. On note enfin une transition démographique et épidémiologique, l'allongement de la durée de vie augmentant la prévalence des maladies chroniques et des polypathologies.
La Mutualité française est convaincue qu'il ne peut y avoir de réponse jacobine unique à ces difficultés. Nous sommes convaincus qu'une solution uniforme ne fonctionnera pas et que sans l'adhésion des acteurs territoriaux, on ne construira rien. Aussi la Mutualité française, petit acteur du système de santé, travaille-t-elle avec les élus locaux à construire des solutions avec les professionnels de santé dans leur ensemble et tous les acteurs locaux – et le paysage est très différent d'un territoire à l'autre. Nous tiendrons notre congrès la semaine prochaine. Un des temps forts en sera la signature d'une convention de partenariat avec l'Association des maires de France (AMF), précisément pour construire cette manière de travailler ensemble. Il ne faut pas opposer les modèles. La Mutualité, grand acteur historique des centres de santé, peut être un facilitateur et éventuellement un ensemblier pour aider des professionnels libéraux à ouvrir des maisons de santé pluridisciplinaires. Parce qu'il n'existe pas de solution unique, il faut lever les freins qui entravent les innovations.
Trois exemples de projets innovants illustreront la valeur ajoutée que nous pouvons apporter. À Laval, le constat était flagrant : vieillissement important du corps médical, difficulté pour les habitants qui n'en ont pas déjà un à trouver un médecin traitant, grand nombre de départs à la retraite de médecins prévu dans les années qui viennent. Nous avons donc travaillé avec l'ordre départemental des médecins, l'agence régionale de santé (ARS) et l'université à un projet de service médical de proximité, sous la forme d'un centre de santé géré par la Mutualité française. Nous avons pour cela fait appel à des médecins retraités volontaires qui ont accepté de venir encadrer des étudiants en médecine, dont nous espérons que le fait de pouvoir ainsi exercer en groupe avec un plateau technique de bonne qualité leur donnera ensuite envie de s'installer. Travaillent ensemble différentes catégories de médecins retraités devenus vacataires salariés, qui ont accepté de prolonger un peu leur activité en raison de la qualité de l'accompagnement proposé.
Une autre expérimentation a lieu, qui me tient à coeur. Dans le domaine médico-social, nous gérons des établissements en tous lieux, y compris dans des zones sous-denses : des établissements de soins de suite et de réadaptation mais aussi 213 établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et des établissements spécialisés dans la prise en charge du handicap. Nous avons analysé la crise des EHPAD, sujet sur lequel nous nous sommes beaucoup exprimés. Nous sommes plutôt en phase avec les propositions de la ministre de la santé, mais nous pensons urgent de faire évoluer les modalités de prise en charge. Il faut en finir avec le système actuel dans lequel le médecin coordonnateur ne peut pas prescrire aux résidents, et en venir à une équipe médicale salariée prenant en charge les résidents mais pas seulement eux et qui, ouverte sur son territoire, facilitera l'accès aux soins de la population locale, singulièrement quand l'EHPAD est situé dans une zone sous-dense. Il faut expérimenter l'EHPAD « hors les murs », plateforme d'expertise gérontologique voire gériatrique pluridisciplinaire comprenant médecins, infirmières et aides-soignantes. Cette équipe appuiera les médecins généralistes libéraux, lesquels, quand le traitement de polypathologies compliquées les dépasse, ont tendance à hospitaliser les patients, provoquant plus d'effets indésirables qu'ils ne règlent de problèmes. Nous avons engagé des expérimentations en ce sens, notamment en Loire-Atlantique.
La Mutualité s'est aussi engagée dans le projet Médipôle, à Lyon, coopération inter-hospitalière et inter-statut originale qui montre que l'on parvient à faire travailler ensemble des acteurs différents aux règles dissemblables. Sur le même site qu'un important établissement privé à caractère lucratif propriété du groupe de santé Capio, nous ferons fonctionner un établissement mutualiste. Nous nous sommes lancés avec l'ARS dans la recomposition de l'offre dans l'agglomération de Lyon en organisant la complémentarité de nos établissements et non leur concurrence. Dans ce pôle de santé, Capio s'occupera de la chirurgie, la Mutualité française de la médecine, de l'obstétrique et de la maternité. Certes, tout n'est pas simple, de nombreux débats ont lieu avec l'ARS parce que les modes de financement demandent quelque souplesse, mais nous avons pris des risques car nous considérons que le rôle de la Mutualité est aussi, éventuellement, d'être un acteur de facilitation dans le système de santé.
Les modes de financement et les évolutions législatives et réglementaires des dernières décennies n'ont pas entièrement permis de s'affranchir de freins et de pesanteurs qui ne facilitent pas la complémentarité et la coopération des acteurs de la santé. Nous croyons beaucoup aux perspectives ouvertes par l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018. Il faut évidemment parvenir à organiser la prise en charge globale des patients, ce que les expérimentations par pathologie ou par acteur ne permettent pas nécessairement. Nous préparons des projets dans le cadre de cet article, en relation avec la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP).
Enfin, il me semble particulièrement important de tout faire pour augmenter le temps médical disponible. Cela passe par des coopérations entre professionnels médicaux et non médicaux, des transferts ou des délégations de tâches. Ainsi, nous travaillons actuellement avec les pouvoirs publics au chantier du « reste à charge zéro ». En ophtalmologie, l'une des pistes est de modifier la formation des opticiens pour qu'ils soient capables de pratiquer l'examen de la vue et l'adaptation de la correction, de manière à dégager du temps pour les ophtalmologistes, qui se consacreront ainsi à la médecine, au traitement des pathologies et aux opérations.
La libération du temps médical utile passe aussi par l'exploitation du potentiel offert par le virage numérique. Ce qui est en cours de négociation avec la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) au sujet du financement de la télémédecine est un progrès. Nous sommes persuadés que la télémédecine – téléconsultation, télé-suivi, télé-expertise, télé-régulation – peut améliorer l'efficience du système de santé.
Enfin, nous nous abstenons d'utiliser le terme « déserts médicaux » car nous considérons que le sujet réel est celui de l'organisation du temps médical. Des mesures de contrainte ne feront pas durablement changer les pratiques – d'autant moins que le rapport de force est en faveur des médecins et que l'on ne fera pas de médecine sans médecins. Nous sommes favorables à l'élargissement du numerus clausus, en étant conscients que cela ne réglera pas le problème si l'on n'a pas travaillé sur tous les autres sujets. Il faut le faire, ne serait-ce, justement, que pour desserrer le rapport de force – je sais que l'expression n'est pas la plus heureuse –, et en tout cas investir dans la formation des médecins.
Notre commission d'enquête se penche sur l'évaluation des politiques publiques qui ont été conduites. À vos yeux, quelles mesures ont eu un effet bénéfique et lesquelles n'ont pas fonctionné ? Y a-t-il des échecs, des signes d'amélioration ? Vous avez souligné l'importance du numérique ; la Mutualité française est-elle prête à investir en ce domaine pour permettre à ses ressortissants d'accéder à des téléconsultations ? Avez-vous déjà réfléchi à une cartographie ? Vos collègues de la MSA Centre-Val-de-Loire commencent à financer le fonctionnement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ; envisagez-vous d'en faire autant ? Si vous étiez aux affaires, quelles seraient les trois mesures applicables rapidement que vous prendriez pour combattre le renoncement aux soins ?
Je ne suis pas certain d'avoir des réponses à toutes ces questions. S'agissant de l'investissement dans les nouvelles technologies, nous nous sommes attachés depuis cinq ans au moins à être des pionniers en matière de télémédecine en EHPAD. L'accès à un médecin spécialiste, un dermatologue par exemple, est compliqué pour des patients difficilement transportables qui résident dans des EHPAD situés dans des zones où il est malaisé de trouver un spécialiste à proximité. En ce cas, la télémédecine permet une prise en charge avec une qualité des soins élevée. Nous l'utilisons beaucoup, notamment en cas de difficultés de cicatrisation. Tant que les modalités de financement n'étaient pas pérennes et que nous dépendions d'un petit bout de budget pour une expérimentation dirigée par un chef de projet dans un sous-service d'ARS appelé à changer de poste tous les deux ans, c'était épuisant : il fallait à chaque fois tout réexpliquer et convaincre, et les financements n'étaient jamais acquis. On ne peut mobiliser une équipe médicale, ni dans l'établissement ni dans un centre de santé ni en médecine libérale, pour faire fonctionner un dispositif dont on se demande chaque année si l'on parviendra à reconduire le financement. Aussi, ce qui a été introduit à ce sujet dans la loi de financement de la sécurité sociale l'année dernière et qui se traduit par une négociation conventionnelle en passe d'aboutir sur le financement pérenne de la télémédecine nous permettra de poursuivre notre fort investissement sur ce plan. Il est encore un peu tôt pour évaluer le dispositif, mais la mesure nous paraît utile.
D'autre part, en notre qualité d'assureur santé, nous faisons face à une très forte demande des entreprises. C'est avec elles que nous négocions désormais les contrats collectifs et elles nous transmettent les attentes des salariés. Nous constatons, non seulement pour les cadres supérieurs des grandes agglomérations mais aussi dans les zones sous-denses où l'accès au cabinet médical pose un problème, une demande très forte de financement de service de téléconsultations comme accès de premier niveau. Cette option n'entrant pas dans le périmètre de l'accord en cours de négociation à la Caisse nationale d'assurance maladie, aucun financement n'est prévu. Il reviendra donc aux assurances complémentaires de financer entièrement ces dispositifs, si bien que cette possibilité ne pourra être incluse que dans des contrats assez haut de gamme, réservés de facto à certaines catégories de la population.
Nous voudrions pouvoir développer la télémédecine parce qu'il y a une demande et un besoin mais, sur ce point, les pouvoirs publics, les syndicats médicaux et l'Ordre des médecins nous paraissent frileux et en retrait au regard des attentes de la population qui, elle, voit bien l'utilité de pouvoir ainsi consulter un médecin – et pas seulement, comme il est parfois dit de manière caricaturale, pour se rassurer. Quand on discute de l'encombrement des services d'urgence, les médecins urgentistes décrivent par exemple l'arrivée de nombreux parents qu'inquiètent la plaie d'un enfant ou un symptôme un peu effrayant. À défaut de parvenir à organiser la permanence des soins de façon entièrement satisfaisante, donner accès à un service pendant des plages horaires très étendues et à un premier avis médical rendu par télémédecine ne remplacera pas le besoin de proximité physique mais offrira un service qui, de notre point de vue, correspond à l'intérêt général.
Il y a donc là un axe de progrès et nous sommes convaincus qu'il faut aller plus loin en matière de télémédecine – dont j'ajoute que ce n'est pas un dispositif inflationniste. Favoriser le développement de la télémédecine n'est pas encourager une consommation. Cette vision restrictive, celle-là même qui a conduit à la politique assez absurde du numerus clausus, avec l'idée qu'il fallait fermer le robinet pour réduire la consommation médicale, finit toujours par se retourner contre les pouvoirs publics et nous mettre en difficulté.
Pour nous, l'urgence est de donner les moyens permettant d'organiser l'exercice mixte sur les territoires, c'est-à-dire de construire des plateformes réunissant les médecins et les professionnels de santé libéraux qui en ont envie, parce que l'exercice pluridisciplinaire est aujourd'hui vraiment nécessaire. L'urgence est aussi de sortir d'une forme de féodalité dans laquelle le rôle de certains professionnels de santé n'est pas celui qu'il devrait être dans la coordination du parcours de soins. L'idée selon laquelle seul le médecin peut-être le coordonnateur du parcours de soins est un mythe, et ce mythe nous a fait achopper, si bien que depuis des années nous avons échoué sur ce plan. Il faut faciliter le regroupement des professionnels de santé libéraux, des professionnels de santé salariés d'un centre de santé, par exemple mutualiste, et éventuellement des professionnels de santé hospitaliers. Nous creusons certaines pistes.
Je vous ai parlé, par exemple, de créer dans les EHPAD un cabinet médical comprenant médecins, infirmières, aides-soignantes et éventuellement d'autres types de professionnels. On n'a pas besoin, dans certaines zones sous-denses, d'un cardiologue, d'un dermatologue ou d'un dentiste à temps plein toute la semaine. Mais le cabinet secondaire est une affaire compliquée, et l'on nous parle vite de « médecine foraine » quand nous disons qu'il leur suffirait de venir une demi-journée par semaine pour répondre au besoin.
Nous essayons d'être pragmatiques. La Mutualité française peut mettre à disposition le foncier, le secrétariat pour prendre des rendez-vous, la salle d'attente, et permettre à des médecins hospitaliers, libéraux ou salariés, de venir assurer des consultations. Nous venons d'inaugurer dans un quartier de la politique de la ville de Clermont-Ferrand une maison pluridisciplinaire de santé (MPS). Le projet a été entièrement porté par des praticiens libéraux, qui ont investi leurs économies pour construire le bâtiment, dont ils louent des espaces à plusieurs professionnels de santé. Parce qu'ils n'avaient pas trouvé de dentistes libéraux qui acceptent de les rejoindre, la Mutualité a décidé d'utiliser une partie du local, et donc de payer un loyer, pour installer deux fauteuils ; viennent travailler dans ce cabinet des chirurgiens-dentistes de la mutualité. Ma priorité, c'est celle-là : la souplesse. Il faut accélérer les projets de ce type.
Vous nous avez interrogés sur des dispositions propres à enrayer rapidement le renoncement aux soins. Tout dépend des freins qui en sont à l'origine ; ils peuvent être d'ordre financier, territorial ou psychologique. Plusieurs mesures prises récemment devraient le limiter : il paraît évident que le « reste à charge zéro » devrait permettre d'aller plus souvent voir le dentiste, l'ophtalmologue ou l'ORL pour se voir prescrire un équipement auditif ou optique ou des prothèses dentaires. Il y a aussi la convention dentaire dont la négociation vient de s'achever et qui sera bientôt signée ; elle bouleverse radicalement le modèle économique des cabinets dentaires en revalorisant les soins conservateurs, une mesure qui permettra aux patients de ne pas attendre d'avoir besoin de soins prothétiques pour aller consulter un chirurgien-dentiste, ce qui est bien sûr un échec thérapeutique. Je citerai encore le tiers payant généralisé, que soutient la Mutualité française ; la mesure a été retardée en raison des quelques réticences à ce sujet de la part des médecins mais, dans leur grande majorité, les médecins ne sont pas réticents par principe au tiers payant, et si on leur apporte des solutions pratiques et fonctionnelles, ils y adhéreront. Tout cela devrait aussi favoriser l'accès aux soins et donc limiter le renoncement aux recours au système de soins.
À cela s'ajoute que si, comme la stratégie nationale de santé prévoit de le faire, on axe le système de santé autour de la prévention, cela devrait limiter le renoncement aux soins. En effet, de nombreux assurés peuvent avoir des freins psychologiques et n'osent pas aller voir les professionnels de santé, même lors des campagnes de prévention, parce qu'ils craignent le coût des traitements éventuels. Cela est manifeste en matière de santé bucco-dentaire : d'excellentes campagnes de prévention ont eu lieu, mais les soins qui auraient dû suivre étaient très coûteux, et cela a restreint l'impact de la campagne. Si les soins dont la nécessité est révélée lors des campagnes de prévention sont pris en charge, cela limitera aussi le renoncement aux soins.
La coopération entre professionnels de santé nous paraît être un des leviers d'action les plus efficaces, puisque la densité du maillage territorial en professionnels paramédicaux et en pharmaciens d'officine est sans commune mesure avec le maillage médical. L'expérimentation de la campagne de vaccination antigrippale par les pharmaciens, l'hiver dernier, a été un réel succès ; elle va être reconduite et vraisemblablement généralisée. Toutes ces actions et toutes ces mesures permettent un recours au système de soins plus fluide et plus simple et limiteront le renoncement aux soins.
Le projet d'EHPAD « hors les murs » est extrêmement intéressant, mais en Dordogne, où j'habite, j'ai entendu plusieurs fois mentionner des difficultés de recrutement : on ne trouve pas de médecins coordonnateurs, souvent manquent des infirmières et des cadres de santé, et le turn-over est très important à la direction des établissements. Comment redonner envie de travailler en ces lieux ? D'autre part, favorisez-vous les pratiques professionnelles avancées ?
On a décrit la crise des EHPAD comme une crise générale alors que tous les établissements ne sont pas dans la même situation. L'urgence est due à ce que dans les EHPAD publics gérés par des hôpitaux publics, on paye aujourd'hui un sous-investissement ancien dans l'adaptation du bâti, les ressources humaines, le management et le soin. Objectivement, cela n'a pas été la priorité des établissements hospitaliers ; dans certains cas, on a même installé des EHPAD dans d'anciens sanatoriums, bâtiments qui avaient été construits à une autre fin et où il est compliqué d'organiser des soins. Je vous invite à visiter tous les EHPAD mutualistes ; vous verrez des établissements dans lesquels le personnel n'est pas en grande souffrance, où le management n'est pas dans un turn-over permanent et où l'on arrive à faire des choses.
Cela étant dit, pourquoi manque-t-on de médecins coordonnateurs ? Alors que la densité médicale est très faible dans certaines parties du territoire, quel médecin a vraiment envie de remplir un emploi tel qu'il ne peut pas prescrire, qu'il n'est pas vraiment le médecin traitant les résidents et que ses marges de manoeuvre sont très faibles mais qu'il a néanmoins une responsabilité ? Objectivement, l'organisation du système est dissuasive et doit être repensée. À Grenoble, où se trouvent un gros centre hospitalier mutualiste et, dans le même groupe, plusieurs EHPAD, nous avons mutualisé le pilotage de l'équipe médicale, si bien que l'infirmière de nuit est une infirmière de la clinique, d'astreinte, qui interviendra si elle est appelée pour une urgence ; il en va de même pour le médecin gériatre. Avec une autre organisation englobant un médecin vraiment responsabilisé, des moyens, une équipe pluridisciplinaire et une patientèle qui n'est pas seulement celle des résidents des EHPAD –c'est-à-dire des cas très lourds aux polypathologies très avancées et en perte d'autonomie – mais qui s'étend au bassin de vie alentour, on doit pouvoir trouver des solutions. Je ne suis donc pas pessimiste, mais nous voudrions la marge de manoeuvre suffisante pour pouvoir expérimenter.
Soit, mais le moindre surmenage et le moindre turn-over dont vous faites état dans vos établissements ne tient-il pas à ce que le personnel a un statut de droit privé ? Les EHPAD publics n'ont pas de moyens financiers ; je pense que le jour où l'on résoudra ce problème, il n'y aura plus de surmenage.
Nous avons exactement les mêmes règles de dotation ; l'absentéisme n'est pas pris en compte dans les tarifs et ne nous est pas payé. Que les tarifs soient très serrés, que les objectifs nationaux de dépenses d'assurance maladie (ONDAM) médico-sociaux soient trop justes et qu'ils doivent être élargis, c'est un fait pour tous. Ensuite entre en jeu la qualité de la gestion des EHPAD : si l'on s'efforce de prévenir les risques psychosociaux, si l'on s'attache à améliorer les postures et la qualité de vie au travail, si l'on a des équipements permettant d'éviter de porter les personnes, l'usure du personnel est bien moindre. Avec un management un peu faible, le taux d'absentéisme augmente très rapidement, et tout aussi rapidement l'établissement devient très déficitaire.
Bien entendu, l'annonce de la ministre que le rattrapage du forfait soins se fera en cinq ans et non plus en sept ans est une bonne nouvelle. Le fait que les établissements aient de problèmes budgétaires tient à ce que l'âge moyen d'entrée dans les EHPAD a beaucoup augmenté ces dernières années et avec lui le niveau de dépendance, si bien que le budget soins ne correspond pas à la réalité des besoins de soins de personnes plus âgées et plus dépendantes.
On ne trouve pas de médecins coordonnateurs mais, surtout, on ne trouve pas de médecins tout court. Le problème est donc plus vaste et plus grave. Vous avez mentionné des délégations de tâches ; comment, selon vous, renforcer le rôle d'autres professions de santé ? Les mutuelles remboursent des consultations non remboursées par l'assurance maladie, chez les ostéopathes par exemple ; considérez-vous que cela devrait s'étendre ? Plus largement, quels protocoles de coopération faudrait-il développer entre les professionnels de santé ?
Le remboursement des consultations d'ostéopathie par les mutuelles est souvent évoqué devant moi par les parlementaires. Il faut remettre les choses en perspective : ces remboursements représentent 1 % des dépenses des assurances complémentaires, sinon moins. Certains syndicats médicaux instrumentalisent cette question, expliquant qu'au lieu de rembourser davantage les dépassements d'honoraires, les assurances complémentaires remboursent qui l'ostéopathie, qui la physiothérapie. Non : nous remboursons essentiellement des actes qui sont dans la nomenclature de l'Assurance maladie, en complément de l'assurance maladie.
Que, dans un contexte très concurrentiel où tout le monde rembourse à peu près la même chose, on garantisse dans certains contrats collectifs la consultation d'un ostéopathe une ou deux fois dans l'année, cela se peut. C'est un élément de marketing dans un système concurrentiel qui n'est pas complètement régulé par les pouvoirs publics et par les contrats responsables, et nous avons encore une tout petite marge de manoeuvre. Cela se fait donc, mais dans des proportions très faibles. Alors que la pression sur les tarifs des complémentaires est forte, que les Français les examinent presque à l'euro près, il ne s'agit pas de se disperser en remboursant des consultations qui ne seraient pas strictement indispensables sur le plan médical.
Ma question portait surtout sur le fait que certains professionnels de santé ont le sentiment qu'ils pourraient satisfaire des besoins, sans que cela soit reconnu. Qu'en pensez-vous ?
La Mutualité française n'a ni l'expertise ni la légitimité qui lui permettraient de répondre à cette question, mais travailler sur ces sujets avec les sociétés savantes et la Haute Autorité de santé (HAS) nous paraît être prioritaire. Nous avons fortement soutenu l'expérimentation de la vaccination par le pharmacien, qui nous paraît être une piste extrêmement prometteuse ; le bilan de la première campagne a été très positif et nous appelons la généralisation de nos voeux. Il existe aussi des centres d'ophtalmologie innovants ainsi organisés que le patient est d'abord examiné par un orthoptiste ou par d'autres professionnels qui analysent les besoins de correction avant qu'un médecin ophtalmologiste vérifie au cours d'une consultation très courte l'absence de pathologie. Nous essayons, dans nos centres de santé, de mettre en oeuvre tout ce qui accroît l'efficience du parcours et l'organisation, permet d'utiliser le temps utile de chacun au maximum de sa contribution et, à chaque fois que le cadre légal et réglementaire le permet, d'aller vers les pratiques avancées, qui nous paraissent une piste très intéressante. Pour le reste, il est difficile au directeur de la Mutualité française de faire des propositions pratiques sur les moyens d'aller plus loin ; les professionnels de santé mettraient en cause ma légitimité car c'est à eux de conduire cette approche.
Vous ne nous avez pas dit votre sentiment sur l'animation des CPTS ; ne pourraient-elles comprendre des centres mutualistes ? Dans mon département, les difficultés de recrutement sont telles que la seule solution consiste à doter les infirmières de tablettes numériques : elles prennent les décisions et transfèrent les informations directement au médecin généraliste en cas de problème particulier ; c'est ainsi que les choses se passent en réalité. Enfin, comme vous l'avez souligné, tous les EHPAD connaissent des problèmes de financements en raison de l'âge d'entrée plus tardive des résidents et de leur état de santé – et vous connaissez le niveau de revalorisation des groupes iso-ressources (GIR) par les départements depuis quatre ans.
Le problème de la démographie médicale dans les zones rurales existe, mais ce n'est pas le seul. Il se trouve aussi que l'on maintient la fiction selon laquelle l'EHPAD étant un lieu de vie et non un lieu de soin, chaque résident garde son médecin traitant – même quand celui-ci est à 100 kilomètres parce que la place en EHPAD n'a pas toujours été trouvée à côté de l'ancien domicile, et qu'il ne viendra jamais. On essaye donc de recruter des médecins coordonnateurs que l'on met dans une situation intenable – et, évidemment, comme on manque de médecins partout, il est a fortiori plus difficile d'en trouver un si on lui propose un poste qui n'est pas très intéressant et dont le périmètre n'est pas très clair. Je ne dis pas que, demain, il sera facile de recruter des médecins, mais il est sûr que ces problèmes se poseront aussi longtemps que l'on ne reverra pas complètement la prise en charge médicale et pluriprofessionnelle du soin au sens large dans les EHPAD. Les choses seront plus faciles si l'on propose un vrai projet médical et pluriprofessionnel, ce qui ne peut se concevoir que pour le périmètre de l'EHPAD et de la zone géographique alentour.
Vous avez raison, le projet médical est la base de tout, mais encore faut-il des professionnels pour le bâtir.
C'est l'éternel problème de l'oeuf et de la poule… Pour avoir des professionnels, il faut aller les chercher. Voyez ce que nous avons fait à Laval, où il n'y a plus de médecins traitants : non seulement ceux qui sont là ne prennent plus de nouveaux patients parce qu'ils sont débordés, mais dans les trois ou quatre ans à venir, une trentaine d'entre eux partira à la retraite. Les élus se sont demandés que faire, des réunions ont eu lieu avec le Conseil de l'Ordre et avec les syndicats libéraux – lesquels disent qu'ils ne veulent pas d'un centre de santé de la Mutualité, parce que cela leur ferait concurrence. On voit bien que, bien qu'il faille huit mois pour avoir un rendez-vous avec un ophtalmologue, ces spécialistes ne veulent pas spontanément que nous organisions des transferts de tâches pour que la correction de la vue soit faite par d'autres professionnels de santé. Il y a toujours des réflexes légitimes de crainte du changement, des questions de responsabilités… J'entends ces craintes, mais il faut du volontarisme pour que l'on avance.
À Laval, nous avons voulu innover en travaillant avec les libéraux et avec l'hôpital, et il a finalement été décidé de faire un essai. Des médecins retraités vont faire du tutorat et encadrer les stagiaires, l'université joue le jeu en nous envoyant des internes et nous tenterons de convaincre ces jeunes de rester. Notre objectif premier est de donner envie à des jeunes gens qui sont de la région mais qui n'en auraient pas eu spontanément l'idée de revenir exercer là au terme de leurs études de médecine. Tous ne resteront pas, mais si nous réussissons chaque année à en garder un ou deux, ce dispositif transitoire aura à terme rempli son but. Peut-être cela ne fonctionne-t-il pas en zone rurale, mais nous pensons qu'adosser une maison de santé à un établissement médico-social permettrait de trouver des solutions à moindres frais puisque l'infrastructure immobilière existe déjà.
Ce dont vous parlez évoque la mutualisation public-privé dont je parlais précédemment. Je pense que l'outil ne suffit pas à augmenter l'attractivité. Pour attirer les médecins retraités et les persuader de prolonger leur activité, eux qui sont tenus d'exercer jusqu'à 67 ans pour percevoir une pension de retraite à taux plein, préconisez-vous l'exonération complète de charges sociales ?
À Laval, nous avons été très soutenus par les élus, mais nous avons eu une petite guerre avec l'ARS, qui considérait que la Mutualité payait les médecins trop cher. Ils sont vacataires salariés, et la vacation négociée avec eux, dont je n'ai pas le montant à l'esprit, est évidemment incitative. Pour ce qui est de l'équilibre économique du dispositif, nous verrons ce que cette expérimentation donne d'ici deux ou trois ans, mais il va sans dire qu'il faut libérer un peu de ressources pour être incitatif, sinon on ne trouve pas de volontaires.
Il nous serait utile que vous nous transmettiez une note sur l'expérimentation en cours à Laval.
Sachant que, sur le plan statistique, les dix années à venir seront dramatiques, seriez-vous prêt, demain, à généraliser le dispositif expérimenté à Laval ?
Nous aimons à parler de ce projet parce qu'il montre que la Mutualité française est aux côtés des pouvoirs publics pour essayer de trouver des solutions dans cette situation d'urgence. Je ne sais si cette expérimentation fonctionnera : si aucun interne ne reste à l'issue de ses études, cela n'aura pas marché. Mais nous sommes assez confiants ; cette année déjà, nous pensons que l'un d'eux au moins va s'installer. Sommes-nous prêts à aller plus loin ? Si nous voulons signer la semaine prochaine, pendant le congrès de la Mutualité française, un partenariat avec l'AMF, c'est bien parce que nous souhaitons dupliquer ce modèle. Nous pensons que la Mutualité, les élus locaux et d'autres acteurs doivent mettre leur énergie et leur ingénierie en commun pour trouver des solutions, dont des solutions mixtes public-privé. Dans le Limousin, autour de Limoges, nous travaillons dans certains établissements à faire venir une demi-journée par semaine du CHU ou de l'hôpital local des médecins salariés pour des vacations. Cela fonctionne.
L'idée d'un partenariat avec l'AMF ou avec les collectivités me plaît ; nous les recevrons. Dans l'intervalle, je constate que vous n'avez toujours pas répondu à ma question, que je vous pose donc pour la troisième fois : êtes-vous prêt à donner un coup de main pour l'animation des CPTS ?
L'organisation des soins relève de la puissance publique. Vous avez mentionné tout à l'heure la MSA, mais elle n'a rien à voir avec la Mutualité française : la MSA est la sécurité sociale obligatoire des agriculteurs. Il revient aux pouvoirs publics, par le biais du régime obligatoire et des ARS, d'organiser le système de santé ; ce n'est pas la fonction des assurances complémentaires santé. Nous présenterons lors de notre congrès, la semaine prochaine, les résultats d'un sondage sur l'image que les assurés ont de leur complémentaire santé. On constate que les mutuelles ont une très bonne image mais que les assurés les jugent assez chères et estiment qu'ils pourraient être encore mieux remboursés. Nous n'avons ni vocation ni légitimité à organiser le système de santé. Mais, comme vous m'avez entendu le dire, la Mutualité française a un engagement sociétal. Nous sommes concernés par le sujet, et nous voulons, si nous le pouvons, apporter une contribution par l'offre de santé mutualiste, et en tout cas nous mettre en synergie avec d'autres acteurs pour axer les initiatives sur les complémentarités plutôt que sur des concurrences qui ne sont vraiment pas constructives.
La Mutualité française ne peut pas lever tous les obstacles à la fluidité du parcours de santé et l'on voit bien que l'organisation des soins ne fait pas toute sa place au secteur médico-social. Après la création des groupements hospitaliers de territoire et la fusion des régions, les ARS couvrent parfois dix ou douze départements et nous avons perdu en capacité à organiser un parcours de proximité pour les patients sur toute la chaîne de soins – la prévention, le sanitaire et le médico-social. La Mutualité française apporte sa contribution à chaque fois qu'elle le peut, mais elle ne peut pas tout, toute seule.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 7 juin 2018 à 11 h 30
Présents. – M. Marc Delatte, Mme Jacqueline Dubois, M. Alexandre Freschi, M. Éric Girardin, Mme Monica Michel, Mme Nicole Trisse, M. Philippe Vigier
Excusés. - M. Didier Baichère, Mme Gisèle Biémouret, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, Mme Stéphanie Rist