La séance est ouverte à 14 heures.
Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.
La commission d'enquête entend M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA).
Nous recevons à présent M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA).
Monsieur le président, vous êtes entré à la LICRA en 2008 en qualité de responsable de sa commission juridique. En 2016, vous avez été élu vice-président de cette association que vous présidez depuis 2017.
Nous espérons que votre audition permettra de dresser un tableau des actions et des idéologies des groupuscules d'extrême droite. Nous souhaiterions également entendre ce que vous préconisez afin de lutter plus efficacement contre ces groupuscules.
Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale. Son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur son portail vidéo. Je signale par ailleurs que la commission pourra citer dans son rapport tout ou une partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.
Je rappelle qu'aux termes des dispositions de la résolution qui a conduit à sa création, cette commission d'enquête est exclusivement « chargée de faire un état des lieux sur l'ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d'extrême droite, ainsi que d'émettre des propositions, notamment relatives à la création d'outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces perpétrées à l'encontre de nos institutions et de leurs agents ainsi qu'à l'égard des citoyennes et des citoyens ».
Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Mario Stasi prête serment.)
Vous avez la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, qui sera suivi par un échange de questions et de réponses.
Je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir convié la LICRA à participer à vos travaux. C'est un honneur, pour moi et pour l'association que je préside, de pouvoir exposer devant vous le fruit de notre réflexion, ainsi que de vous présenter les actions que nous menons depuis plusieurs années et celles que nous souhaiterions voir le législateur mettre en œuvre.
Comme je réfléchissais aux propos que j'allais vous tenir, je me suis dit que, sous l'anonymat, derrière la main qui tient la batte de base-ball ou sous le casque qui masque le visage, on trouve d'abord l'expression d'une haine, parfois d'une ignorance, souvent d'un mépris ou d'une jalousie. Ce sont ces ressentiments et cette absence de réflexion qui produisent la violence de l'extrême droite, et pas seulement celle-ci.
Le combat de long terme que mène la LICRA est avant tout celui de l'éducation. Je me présente en effet devant vous en tant qu'acteur associatif mais aussi en tant que militant politique œuvrant au sein d'une association dont le but est que la réflexion sur la non-discrimination, l'acceptation d'autrui et le sentiment d'élévation soient des composantes de la vie dans la cité.
La première exigence doit, selon nous, être d'améliorer sans cesse l'éducation prodiguée aux plus jeunes de façon à les aider à parvenir à une meilleure compréhension d'autrui et de ce qu'est la diversité – la pierre angulaire de cette construction étant la laïcité, sur laquelle je ne m'étendrai pas car tel n'est pas le sujet de cette audition.
La LICRA a passé, avec le ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse, le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, le ministère des sports et le ministère de l'intérieur, des conventions qui l'ont conduite à mener des actions d'éducation dans les classes de lycées et de collèges et, depuis peu, dans les écoles primaires, dans le cadre du Plan mercredi.
Nous contribuons également à la formation des référents racisme et antisémitisme dans les établissements d'enseignement supérieur. Peut-être avez-vous d'ailleurs vu que Mme Frédérique Vidal a organisé avant-hier, à son ministère, une réunion de dirigeants antiracistes à laquelle j'ai participé.
Enfin, nous intervenons auprès de conseils régionaux, comme celui d'Ile-de-France, afin de former, pour le sport amateur, des référents capables de déceler les dérives verbales ou gestuelles, tant sur les terrains de sport que dans les vestiaires.
Ainsi, l'éducation est pour nous une obsession, et nous nous en enorgueillissons.
Je souhaite aborder, en deuxième lieu, l'aspect législatif et judiciaire de la lutte contre les extrémismes, le racisme et l'antisémitisme, qui ne peut être séparé de la volonté politique. J'ajoute que la LICRA combat aussi les discriminations qui actuellement sont nombreuses.
Lisant la proposition de résolution qui a abouti à la création de votre commission d'enquête, j'ai noté que vous citiez l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure et que vous indiquiez qu'il fallait « agir » ou « réagir » face aux violences d'extrême droite. Il ne faut pas que vous réagissiez, mais que vous agissiez ! Et il faut que vous agissiez en tenant compte du droit en vigueur, notamment de cet article que vous mentionnez, mais aussi de démarches comme celles que nous avons entreprises. Je pense, en particulier, aux courriers que nous avons adressés à M. Gérard Collomb, alors ministre de l'intérieur, le 11 juillet 2018 puis, de nouveau, le 16 août 2018, après la condamnation de Steven Bissuel. Dans ces courriers, nous demandions la dissolution en application de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, du Bastion social, dissolution qui n'a été prononcée qu'en avril dernier. Il a ainsi fallu un an et demi pour que la volonté politique se manifeste ! De même, la LICRA a demandé, il y a un an ou un an et demi, la dissolution de Génération identitaire.
Notre association participe ainsi à l'action politique non seulement en exerçant sa vigilance et en lançant des alertes mais aussi en menant des actions contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations.
Le troisième point que je souhaite aborder, particulièrement important à nos yeux, s'inscrit dans le prolongement du précédent. Demain a lieu la Journée mondiale de la liberté de la presse. Or, en application de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, un délinquant raciste, extrémiste de droite, bénéficie de la même liberté et des mêmes protections que les journalistes morts dans l'exercice de cette belle mission que nous nous apprêtons à commémorer !
L'actualité renforce notre conviction qu'il faut faire du délinquant extrémiste et raciste un délinquant ordinaire et non un délinquant d'exception. Je rappellerai en effet que le racisme n'est pas une opinion comme une autre, mais un délit, et qu'il ne constitue en aucun cas, comme j'ai pu le lire, une exception à la liberté d'expression ! Le 15 avril dernier, la 13e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance, qui délestait la 17e chambre correctionnelle, peut-être débordée, a condamné Alain Soral à une peine de prison ferme pour contestation de la Shoah. Son avocat, qui reprenait les pires affirmations négationnistes de Faurisson, a lui aussi été condamné. La condamnation a été assortie d'un mandat d'arrêt contre cet homme qui n'a cessé de mépriser, de vilipender et d'injurier aussi bien les associations et leurs avocats que les magistrats. Or le parquet de Paris a fait appel du mandat d'arrêt à son encontre, pour la raison ou le prétexte que le code de procédure pénale ne permettrait la délivrance de mandats d'arrêt que pour les délits de droit commun, dont ne relèverait pas le délit en question ! Cette décision m'amène à me demander si ces considérations techniques ne cachent pas une décision politique. Elle me fait, en tout cas, douter qu'existe une volonté politique de mettre fin à de tels agissements.
Pour sortir de ce qui nous est présenté comme une impasse technique, il faut, nous le disons et le répétons, que les délits racistes, institués en 1972 par la loi Pleven, cessent d'être couverts par la loi sur la liberté de la presse, de la même façon que le Parlement a ôté les délits de provocation et d'apologie du terrorisme de la loi de 1881 pour les transférer dans le code pénal, ce qui a permis de les traiter assez rapidement.
Lorsque nous avons défendu cette proposition, il nous a été répondu que les délits racistes concernent des propos et non des actes. Pourtant, nul n'ignore que, trop souvent, l'ensauvagement des mots précède l'ensauvagement des actes. Nous avons également fait cette proposition à Mme Laetitia Avia dans le cadre des débats qui ont précédé l'examen en commission du projet de réforme de la justice. Pour cette députée, la procédure de l'ordonnance pénale rend inutile la sortie des délits racistes de la loi de 1881. Avec cette procédure, le délinquant raciste recevra, sauf dans les cas complexes ou emblématiques, une ordonnance pénale à son domicile, ce qui permettra un jugement plus rapide. Cette nouvelle procédure peut être comparée à celle qui concerne les contraventions routières.
L'œuvre de justice doit être solennelle et rapide, et elle doit également être comprise. Or l'ordonnance pénale en matière de délit raciste ne possède aucune de ces qualités. C'est donc, j'ose le dire, une erreur manifeste d'appréciation que de considérer qu'une simple contravention constitue une réponse adaptée au problème de la prolifération des propos racistes, antisémites, homophobes et discriminatoires que les nouveaux outils informatiques permettent. J'espère que l'absurdité du cas Soral permettra aux uns et aux autres d'ouvrir les yeux pour considérer qu'il faut faire sortir de façon urgente les délits racistes de la loi de 1881.
Le rapport de Mme Avia comporte toutefois des avancées. S'inspirant très largement de la responsabilisation des hébergeurs et du système d'amendes dissuasives mis en place en Allemagne, il prévoit que si les hébergeurs, alors qu'ils ont été dûment avertis que des propos racistes ou antisémites ont été publiés sur leurs sites, ne les suppriment pas dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures – ce délai reste à préciser –, ils devront payer une amende. Cette responsabilisation des hébergeurs est une bonne chose.
La facilitation de la levée de l'anonymat que le rapport préconise constitue aussi une avancée tout aussi importante à nos yeux. Nous ne devons pas oublier, en effet, le contexte dans lequel nous nous trouvons. À ce sujet, je vous rapporterai, au risque de me montrer impertinent, quelle fut ma première réaction lorsque je reçus votre invitation. Je pensai aussitôt : encore une commission, encore une enquête sur l'extrême droite, en sorte que je ne pourrai que répéter, après tous les représentants d'associations auditionnés avant moi, que l'extrême droite est un mal qu'il faut combattre ! Puis j'ai replacé votre invitation dans son contexte qu'est le temps d'impunité dans lequel nous vivons – Soral est un exemple de cette impunité, mais le racisme quotidien en est un autre, effrayant.
L'impunité est telle que certains vont jusqu'à tenir des propos racistes à visage découvert. Récemment, on a pu voir des images d'Alain Finkielkraut insulté par un homme sorti de l'anonymat d'une foule – car la foule, comme les réseaux sociaux, permet l'anonymat – pour commettre ce délit à visage découvert, tant il éprouvait un sentiment d'impunité. Ce sentiment étant entretenu par l'anonymat, il faut que la loi garantisse sa levée toutes les fois qu'il sera enjoint aux hébergeurs d'y procéder.
Il est urgent de mettre fin à l'impunité : hier, Alain Soral a encore pu tranquillement faire sa publicité sur Twitter, et Vincent Reynouard lui apporter son soutien. J'ai vu également que Jean-Marie Le Pen a pu tranquillement dire ce qu'il pensait de la condamnation d'Alain Soral sur les réseaux sociaux. Parce qu'ils permettent l'anonymat et empêchent la prise de conscience de la gravité des propos exprimés, les réseaux sociaux sont souvent un déversoir d'immondices.
Pour conclure, l'action que nous menons est une action politique, et elle doit être conduite dans la durée. J'invite les élus locaux à faire preuve de responsabilité : il faut qu'ils aient le courage de ne plus mettre la poussière sous le tapis, de nommer le mal et, pour lutter contre lui, il faut qu'ils travaillent de concert avec des associations locales dont les principes sont universalistes.
L'universalisme consiste à considérer qu'il ne faut pas être noir pour défendre les noirs, blanc pour défendre les blancs ou jaune pour défendre les jaunes. Il s'oppose au repli identitaire, dont se réclame l'extrême droite skinhead depuis qu'elle a opéré son « relooking » en se réclamant « identitaire ». Tomber dans le piège identitaire c'est nourrir le combat de ceux qui se considèrent comme seuls légitimes à défendre leur cause, oubliant l'œuvre collective à laquelle doit s'attacher l'esprit laïc universel.
Je vous remercie pour ces propos liminaires d'un grand intérêt.
Vous avez parlé de la nécessité d'éduquer la jeunesse. Pour lutter contre les haines que vous avez citées, nous devons en effet utiliser tous les leviers à notre disposition. Les jeunes, nos auditions l'ont montré, sont une cible privilégiée de la « fachosphère » qui, sur des forums comme ceux de jeux vidéo, cherche à entrer en contact avec des adolescents de treize à quatorze ans. Ces jeunes, qui n'ont pas la mémoire des événements passés et qui n'ont pas tous des connaissances historiques suffisantes, se retrouvent seuls face à la propagande haineuse déversée sur eux, personne ne les aidant à acquérir une distance critique. Depuis quand la LICRA mène-t-elle ces actions dans les écoles dans le cadre de conventions avec l'État ? Pouvez-vous également nous indiquer de quelle manière et dans quelle proportion les jeunes sont touchés par l'antisémitisme, le racisme et l'homophobie ? Constatez-vous que vos interventions auprès d'eux ont un effet, et donnent-elles lieu à un suivi ?
Je vous remercie pour vos questions qui me permettent d'évoquer l'essence même de notre mission et de notre combat.
Je ne saurais vous dire exactement depuis quand notre association mène des actions auprès de jeunes en concertation et en coopération avec le ministère de l'éducation nationale. Elles existaient, en tout cas, longtemps avant que j'adhère à la LICRA.
Nous constatons qu'il importe, désormais, de s'adresser aux plus jeunes. Nous intervenons donc dans les écoles primaires afin de combattre l'ignorance et de pallier le fait que les valeurs familiales n'ont pas été transmises, les familles ne le pouvant ou ne le voulant pas. Nous aidons les enseignants dans cette tâche en adoptant, pour parler aux jeunes, un langage qui n'est pas vertical, comme le leur, mais horizontal, et en prenant tout le temps nécessaire : deux heures par classe, une heure ne suffisant pas. Nous revenons d'ailleurs l'année d'après dans la même classe dans le but d'approfondir le travail déjà fait. Nous faisons également sortir les élèves de l'école afin de leur montrer les lieux de culte, ceux des institutions de la République et les mairies.
Notre objectif est de faire naître le doute car, sur ces questions, on peut considérer qu'un tiers du travail est fait lorsque les jeunes se mettent à douter. Il devient en effet alors possible d'entamer avec eux une discussion.
La LICRA possède un institut où les militants bénévoles reçoivent une formation qui dure une à deux journées. Cette formation est en effet très importante : ne l'ayant pas suivie, je ne pourrais pas intervenir dans les écoles sinon, éventuellement, en étant accompagné. Les bénévoles de tout âge que nous formons se rendent dans les lycées et les collèges après avoir pris contact avec les directeurs des établissements. Nos militants sont de plus en plus nombreux à vouloir aller au contact des plus jeunes, et ils partagent cette exigence de suivi.
Nous avons également commencé à mettre en place, là encore en partenariat avec le ministère de l'éducation nationale, un campus numérique qui permettra aux jeunes d'acquérir un esprit critique à l'égard des fake news – ce que Jean-Michel Blanquer appelle les « bobards ». Les historiens, les sociologues et les autres spécialistes réunis sur ce campus numérique leur apprendront à démonter les discours préconçus.
Il s'agit là d'un travail de longue haleine mais il a semblé que, dans la mesure où le mal arrive par les réseaux sociaux, c'est par les réseaux sociaux que le bien, une fois le mal endigué, devrait pouvoir se propager. Ce campus numérique, qui a été primé par Facebook France, a déjà acquis une certaine visibilité, et nous entendons en faire un outil très efficace.
Parmi les différentes missions de la LICRA, il me faut encore mentionner celle qui concerne les devoirs de vigilance et de dénonciation. Il faut malheureusement aussi toucher la corde émotive, car la réflexion naît parfois d'un choc. La commission d'enquête a d'ailleurs constaté que nombre de députés et d'élus avaient, à juste titre, été touchés par les attaques qui les visaient ou visaient leurs familles : il faut que nous continuions à nous appuyer sur cette émotion pour alerter et éduquer nos concitoyens.
C'est pourquoi la LICRA vient de lancer avec Publicis une campagne très réussie qui montre la pérennité du racisme et des thèses de l'extrême droite depuis les années 1930. Cette campagne recourt à l'intelligence artificielle pour détecter les tweets racistes ou antisémites et établit un lien entre des propos tenus sur les réseaux sociaux qui devraient être pénalement sanctionnés, et le contenu d'affiches des années 1930 et 1940.
Cette campagne est visible sur le site de la LICRA. Par exemple, un tweet – « les renois quand vous draguez on dirait des violeurs c'est chaud » – est placé à côté d'une affiche des années 1940 montrant un noir qui viole une femme. Sous l'affiche et le post, nous avons écrit : « Un poster de 1944. Un post de 2019. Le racisme continue de s'afficher. » Car on feint de s'étonner, mais de tels propos n'ont rien de neuf ! Il est d'autant plus urgent de légiférer et d'apporter une réponse pénale adéquate à ces délits.
La campagne que nous avons lancée s'adresse aux plus jeunes en leur montrant qu'ils doivent tirer les leçons du passé mais aussi, dirais-je, en leur expliquant que s'ils ont le droit de penser ce qu'ils veulent, ils n'ont pas celui d'exprimer ce qu'ils veulent. Notre pays garantit en effet l'exercice de la liberté d'expression mais, d'après la loi et les règlements, tenir certains propos revient à commettre un délit.
La liberté d'expression est parfois mise en avant pour justifier la pratique de l'anonymat sur internet, qui est présentée comme le moyen de se protéger. Mais pourquoi se cacher, sinon pour commettre un délit ? Tel est le sens de la question que nous posons aux jeunes : pourquoi vous cachez-vous pour exprimer sur les réseaux sociaux ce que vous ressentez ? Est-ce parce que vous avez conscience que vos propos constituent un délit ?
Le travail de longue haleine que nous menons est donc un travail de dénonciation et de vigilance mais surtout, je le répète, d'éducation.
Vos interventions dans les classes donnent-elles lieu à des rapports dans lesquels les bénévoles recensent ce qu'ils ont pu entendre ou ressentir ? Par ailleurs, jugez-vous ces interventions efficaces ? Certaines jeunes vous recontactent-ils par la suite, ou vous font-ils part de la manière dont ils ont réagi à votre intervention dans leur classe ?
Certains de ces jeunes choisissent de s'engager à nos côtés. En conséquence, nous avons décidé de rendre l'adhésion à la LICRA plus aisée avec la possibilité d'adhérer pour un euro symbolique. L'adhésion ne saurait en effet être gratuite car tout, y compris l'engagement, a un prix.
Nous suivons aussi des jeunes que nous confie la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous effectuons avec eux un travail sur des lieux de mémoire ayant été des lieux de souffrance et, en les accueillant au sein de nos sections, nous leur faisons connaître ce qu'est la vie d'une association comme la nôtre. Je précise que si nous savons que ces jeunes ont eu des problèmes judiciaires, nous ignorons lesquels.
L'attention nouvelle que la LICRA accorde à la jeunesse constitue un tournant important. Le travail que nous menons avec les jeunes que nous confie la PJJ ne se limite d'ailleurs pas à quelques semaines mais se poursuit, là encore, dans la durée. Nous travaillons aussi avec les missions locales dans le cadre de formations d'un mois à la citoyenneté au cours desquelles sont inculquées aux jeunes les valeurs républicaines, telles que la laïcité, ainsi que des connaissances sur le mécanisme génocidaire ou celui de la haine. De telles actions menées par notre association en collaboration avec les pouvoirs publics ont, je pense, un effet bénéfique sur ces jeunes.
J'ajoute que nous agissons toujours en gardant à l'esprit le souci, peut-on dire obsessionnel, de l'universalisme, car rien n'est pire que ce faux antiracisme qui consiste à considérer que, pour comprendre autrui, il faudrait avoir des idées identitaires.
Chaque intervention dans les classes donne lieu à un rapport. Comme nous signons des conventions avec les ministères, nous devons en effet remplir des objectifs et l'indiquer dans notre rapport d'activité. En effet, nous ne recevons pas de subventions mais des financements qui dépendent des actions que nous mettons en œuvre et de la manière dont nous les présentons.
Nous souhaitons d'ailleurs appuyer encore plus notre méthode de travail sur les remarques des jeunes, dans le but de nous rapprocher de leurs préoccupations.
Le campus numérique constitue, en tout cas, une arme pour lutter contre les fake news et pour déconstruire les messages haineux.
Je vous remercie pour votre propos liminaire et les réponses que vous nous avez d'ores et déjà apportées.
Lors d'un déplacement que notre commission a fait en Allemagne, nous avons constaté que ce pays a mis en place un système législatif plus contraignant que le nôtre, qui comporte notamment le délit de propagande. Je souhaiterais connaître la position de la LICRA à l'égard de ce type de délit. Considère-t-elle qu'il s'agit d'une piste de réflexion méritant d'être étudiée ?
Tel n'est pas le cas, du moins pour le moment. Le délit de propagande n'a rien d'évident, la notion de propagande étant pour le moins vaste !
Le délit de propagande recouvre, par exemple, des actes comme le salut nazi ou le dessin de croix gammées qui, dans notre pays, ne tombent pas nécessairement sous le coup de la loi.
… constitue un délit. Les Allemands ont souhaité que le champ du délit de propagande soit très large, et ils ont laissé au juge le soin de décider si les actes commis relèvent effectivement de la propagande ainsi que, le cas échéant, la peine à prononcer selon les lois en vigueur.
J'examinerai attentivement le texte avant de vous répondre dans une note écrite.
Étant très attaché à la vie politique, le terme de propagande n'est pas un mot qui, en soi, m'horrifie. Il en est bien sûr différemment de la propagande d'extrême droite et, par exemple, du drapeau nazi.
La notion de propagande a, en Allemagne, une acception beaucoup plus large qu'en France. Les Allemands eux-mêmes notent d'ailleurs que cette latitude d'appréciation peut poser problème.
Je suis malheureusement arrivé en retard car j'ai été retenu par une autre réunion de commission. Cependant, j'ai suivi le début de l'intervention de M. Stasi sur le site internet de l'Assemblée nationale et j'ai entendu ce qu'il a dit d'Alain Soral qui est actuellement en fuite, ainsi qu'il le déclare lui-même, et qui continue de publier sur Twitter des messages provocateurs.
Monsieur Stasi, je sais que vos équipes effectuent un travail important avec les GAFA, notamment Twitter et Facebook, afin de résoudre le problème de la diffusion de messages à connotation raciste, antisémite ou homophobe sur les canaux de communication que sont les réseaux sociaux. La LICRA traque ces messages et intervient, me semble-t-il, systématiquement auprès des GAFA en leur demandant le retrait des propos publiés incriminés. Estimez-vous que certains GAFA se montrent plus coopératifs que d'autres ? Par ailleurs, considérez-vous que leur attitude a évolué au cours des deux dernières années, et qu'ils ont désormais compris la gravité de tels faits et l'importance des enjeux qui s'y rattachent ?
Vos questions renvoient à une période ancienne de nos relations avec les GAFA : nous n'en sommes, à leur égard, plus là. Pour vous répondre en deux mots, je dirai que nous travaillons de façon efficace avec Facebook France, qui est une société responsable.
Jusqu'à l'an passé, nos relations avec les hébergeurs tenaient, pourrait-on dire, d'un gentleman's agreement. Nous les alertions et cherchions, en ayant avec eux des liens privilégiés, à obtenir tel déréférencement ou telle suppression. Mais nous nous sommes rendu compte, d'une part, que l'Allemagne avait pris en compte avant nous le danger que les réseaux sociaux représentent en l'absence de toute régulation et, d'autre part, que le gentleman's agreement ne suffisait pas, et qu'il était nécessaire de responsabiliser à la fois les hébergeurs et les auteurs anonymes de messages.
Nous avons par conséquent examiné avec attention la loi allemande qui a conduit les hébergeurs à embaucher, depuis le 1er janvier 2018, des centaines, voire des milliers de salariés pour prendre en charge l'autorégulation demandée. Il nous a semblé qu'elle était efficace.
En mars 2018, le Gouvernement a lancé une mission contre le racisme et l'antisémitisme sur internet qui a remis son rapport. Désormais, nous attendons avec impatience l'examen de la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet. J'espère que la future loi Avia permettra des changements. Aujourd'hui, on trouve en effet sur Twitter « Alain Soral Officiel », « Égalité & Réconciliation a besoin de vous » et « ce que cache la condamnation d'Alain Soral » sur le compte Twitter de Vincent Reynouard, entre autres : le gentleman's agreement n'a, de toute évidence, pas été efficace avec tous les GAFA ! Or il faut que la loi s'applique à tous aussi rapidement que possible.
Je persiste par ailleurs à dire que le jour où les délits racistes ne relevant plus de la loi 1881, les délinquants racistes auront droit à la même justice que n'importe quel autre délinquant, la gravité des atteintes au pacte social que causent les immondices que l'on trouve sur internet sera remise à son vrai niveau.
La future loi, indiquons-le toutefois, sera nécessairement imparfaite. À titre d'exemple, les hébergeurs ont leur siège social en Europe. Or, pour les mettre face à leur responsabilité, il faudrait qu'il soit en France. Ce point technique suffira à rendre très difficiles la mise en cause et la condamnation des hébergeurs.
Permettez-moi de vous donner un autre exemple du danger que représente aujourd'hui internet. Si vous tapez « nombre de morts Shoah » sur Google, vous tombez sur le site de Faurisson ! Le campus numérique que nous mettons en place ne pourra, à lui seul, suffire à combattre l'antisémitisme et le racisme sur internet. Il faut également que les jeunes qui font des recherches sur internet soient correctement orientés. Aujourd'hui, après avoir été orientés sur le site de Faurisson, ils seront amenés à lire les propos d'Alain Soral se présentant en victime d'une condamnation injuste, puisque le parquet a fait appel du mandat d'arrêt à son encontre, ce qui peut les amener à croire que ses propos négationnistes n'étaient pas entièrement faux… Telle est la manière dont procèdent la mécanique de l'impunité, de la fake news et de la déresponsabilisation.
Je souhaiterais savoir pourquoi votre proposition consistant à faire sortir les délits racistes de la loi de 1881 n'est pas plus largement reprise.
Un courant de pensée encore très fort aujourd'hui et qui possède des représentants illustres, notamment parmi les grands avocats, considère qu'il faut distinguer les mots des actes, que la liberté d'expression est sacrée et qu'un pays qui bride la parole est un pays qui entre dans le totalitarisme. Même si les représentants de ce courant de pensée affirment haut et fort que le racisme n'est pas une opinion mais un délit, ils permettent à ceux qui ne le pensent pas de le penser de façon légitime.
À considérer les drames qui, partout dans le monde, sont revendiqués ou annoncés sur les réseaux sociaux, il me semble que le combat visant à préserver les mots, quelques maux qu'ils puissent amener, sera bientôt dépassé. Les mots précèdent en effet très souvent les actes, et le rôle que la radio et les appels au meurtre ont joué dans le génocide au Rwanda nous rappelle qu'il n'est pas possible de séparer l'atrocité des mots de l'atrocité de l'acte.
Je suis farouchement attaché à la liberté d'expression. Chacun doit avoir le droit de penser les pires atrocités en les gardant pour lui mais, dans l'espace public où doit se construire l'harmonie sociale, il ne saurait être question d'avoir le droit de tout dire. Dès lors, il faut responsabiliser ceux qui rendent possible la prolifération des propos racistes : c'est ce que prévoit la future loi Avia et ce que permettrait, de façon encore plus efficace, notre proposition visant à sortir les délits racistes de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Il faut également que les auteurs de ces propos soient responsabilisés. Si elle est adoptée, la loi Avia facilitera la levée de l'anonymat sur internet. Cependant, je le répète, il faudrait avant tout pouvoir juger un délinquant raciste comme un délinquant ordinaire, sans se heurter aux multiples chausse-trappes procédurales – croyez-en l'avocat spécialisé en droit de la presse que je suis – que comporte la loi de 1881. Nombre de magistrats, d'ailleurs, connaissent mal cette loi, ou ont été insuffisamment formés à la prévention des délits racistes.
Aujourd'hui, la justice échoue à punir les propos racistes. Songez qu'Alain Soral a, à deux reprises, été condamné à une peine de prison ! Et je me souviens d'avoir plaidé pour la LICRA dans une affaire où Jean-Marie Le Pen comparaissait pour après avoir déclaré, dans un meeting à la Baule, que les Roms, « comme les oiseaux », volent « naturellement ». Bien qu'il eût comparu à de multiples reprises en justice – c'était peut-être sa quatorzième comparution –, c'était la première fois qu'était requise contre lui une peine de prison avec sursis !
Le système est donc plus qu'imparfait. On pourrait pousser le cynisme jusqu'à dire qu'il satisfait peut-être ceux à qui il donne l'occasion de prononcer de belles plaidoiries et qui, lorsqu'ils se retrouvent dans le confort de l'entre-soi, se félicitent les uns les autres d'avoir fait œuvre de justice ! Pour ma part, lorsque je vois que l'on offre une scène médiatique et politique à des racistes – des gens comme Alain Soral, mais aussi des racistes ordinaires – en leur donnant l'occasion de faire citer des témoins qui accaparent le temps et l'argent de la justice et d'avoir comme public leurs admirateurs et les pires racistes, je ne peux que me poser la question de l'adéquation de l'outil législatif existant aux délits racistes.
La réponse appropriée n'est certainement pas l'ordonnance pénale reçue à domicile, ainsi que je l'ai expliqué. Il faut, pour ces délinquants, une audience ordinaire et, en cas de flagrant délit, l'application de la procédure de comparution immédiate, comme pour n'importe quel délit. Si une instruction s'avérait nécessaire, elle aurait bien sûr lieu, et des compléments d'information pourraient également être demandés, comme pour tout autre délit. Aucune raison ne saurait justifier cette exception, si ce n'est ce courant de pensée et cet entre-soi.
Je souhaite vous interroger sur le problème du racisme dans les spectacles d'humour, qui est aussi insupportable que les autres formes de racisme mais qui jouit d'une certaine impunité en raison de la liberté de création artistique.
C'est une question difficile. Je crois d'abord utile de faire une différence entre l'humour et la propagande. La phrase dans laquelle Jean-Marie Le Pen comparait les Roms à des oiseaux n'aurait pas eu le même sens si elle avait été prononcée par un humoriste qui revendique le droit à la provocation et a pour habitude de recourir au cynisme pour dénoncer le racisme et les discriminations. Mais, dans la bouche d'un homme politique, il s'agissait simplement de propagande et de prosélytisme.
Les hommes politiques qui commettent ces délits arguent du droit à l'humour. Le juge est donc amené à se demander si les propos incriminés ont été tenus dans un cadre politique ou au cours d'un spectacle humoristique. Lorsque Dieudonné fut condamné, il ne le fut pas en tant qu'humoriste mais parce qu'il était devenu un homme politique – il défendait une certaine idée de la vie dans la cité – tenant des propos indéfendables.
La liberté d'expression, bien sûr, est capitale, et je continue à aimer Pierre Desproges et à trouver Gaspard Proust incroyablement drôle et dérangeant. On trouve, chez ces deux humoristes, une distance à l'égard des propos qu'ils tiennent, qui est le propre de l'artiste. Les artistes, d'ailleurs, ont aussi une responsabilité politique, car il arrive que, dans certaines périodes, des propos ne soient pas pertinents car ils posent problème au niveau judiciaire ou au niveau éthique.
Je voudrais vous montrer deux affiches. Sur la première, datée du 22 septembre 1889, Adolphe Willette, « candidat antisémite » aux élections législatives – c'est ainsi qu'il se présente luimême –, écrit : « Électeurs, (…) levons-nous. Ils sont 50 000 à bénéficier seuls du travail acharné et sans espérance de 30 millions de Français devenus leurs esclaves tremblants. Il n'est pas question de religion, le Juif est d'une race différente et ennemie de la nôtre. Le judaïsme, voilà l'ennemi ! En me présentant, je vous donne l'occasion de protester avec moi contre la tyrannie juive. Faites-le donc, quand ça ne serait que pour l'honneur ! »
La seconde affiche est récente. Il s'agit de l'affiche de la liste antisioniste de Dieudonné, qui s'intitule « Pour une Europe libérée ». Monsieur Stasi, je voudrais avoir votre opinion sur ces deux affiches.
Par ailleurs, certains d'entre vous savent peut-être qu'est célébré aujourd'hui le Yom HaShoah, la journée durant laquelle on se remémore l'un des drames les plus terribles que l'humanité ait connus, au cours duquel 6 millions de Juifs, dont 2 millions d'enfants, ont été tués. Désormais, il est plus rare d'être ouvertement antisémite, même s'il arrive encore parfois que des personnes se réclament de l'antisémitisme, comme ce tueur qui, tout récemment, a ouvert le feu dans une synagogue de Californie, ou cet autre qui, quelques mois plus tôt, a commis un massacre à Pittsburgh. En France, toutefois, on se dit désormais plus facilement antisioniste qu'antisémite, car ce terme est jugé plus « politiquement correct ». J'aimerais que vous nous donniez également votre avis ce sujet.
Les deux affiches que tu as montrées rejoignent ce que j'ai dit à propos de la campagne que la LICRA a lancée avec Publicis. On constate en effet une pérennité du langage raciste et du langage antisémite, et la ressemblance entre certains tweets que nous voyons quotidiennement et les affiches des années 1940 est flagrante. Les ressorts de l'antisémitisme que sont la haine et la jalousie demeurent, et cette pérennité du mal est affligeante. C'est pourquoi la mémoire et l'éducation sont si importantes : il faut évoquer les génocides, expliquer les mécanismes génocidaires, et indiquer ce qui fait la spécificité de la Shoah.
Concernant le fait que les antisémites se disent de plus en plus souvent antisionistes, les tribunaux sont désormais beaucoup moins dupes de cet artifice de langage qu'ils ne l'ont été par le passé. Récemment, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le président Macron a d'ailleurs donné une définition de l'antisémitisme incluant largement l'antisionisme. L'antisionisme, en effet, est tout à fait légitime s'il consiste en la critique du gouvernement israélien, mais il ne l'est pas sinon. C'est cet antisionisme absolument illégitime que le Président a intégré à sa définition de l'antisémitisme.
Il y a quelques années, Dieudonné avait, dans deux émissions sidérantes d'une heure diffusée sur la télévision iranienne, prétendu qu'en France les sionistes possédaient la banque, les médias, etc. Il avait compris qu'en utilisant le mot « sionistes » on n'était pas condamné ou on ne l'était qu'à des peines légères. Je crois que ce temps est révolu car, désormais, de tels propos entraînent une condamnation dès que leur contexte montre clairement qu'ils sont antisémites.
Dieudonné, quant à lui, n'a pas changé ! Il y a deux semaines, l'une de ses vidéos m'a fait me demander si je ne devrais pas l'attaquer en justice. J'y ai finalement renoncé, afin de ne pas lui faire de publicité.
Pourriez-vous nous indiquer approximativement combien de personnes ont saisi votre association ces deux dernières années, et pour quels motifs ? Je voudrais également savoir si vous avez noté une recrudescence des agressions à caractère antisémite, raciste ou homophobe, et comment vous comptabilisez celles-ci. Par ailleurs, comment accompagnez-vous les victimes ? Certaines personnes nous ont en effet rapporté qu'elles avaient rencontré des difficultés pour déposer plainte.
Les cas dont on nous fait part sont des actes de racisme anti-musulmans, ensuite des actes racistes anti-noirs, enfin des actes contre la population juive. Celle-ci est victime de 30 % des délits racistes alors qu'elle ne représente que 0,8 % à 0,9 % de la population de notre pays : cette proportion est évidemment terrible.
Nous sommes de plus en plus saisis par internet mais nous accueillons aussi des victimes au siège de la LICRA et dans toutes nos sections. Nous assurons des permanences qui permettent aux victimes de faits racistes ou antisémites de venir à notre rencontre. Nous travaillons aussi en partenariat avec des associations spécialisées dans la prise en charge des victimes d'homophobie, qui savent mieux accompagner ces victimes que nous.
Lorsque nous accueillons la victime, nous regardons d'abord – cela vous paraîtra peut-être inattendu – si un rapprochement, à défaut d'une réconciliation, pourrait être réalisé avec la personne qui a tenu le propos dont la victime se plaint. Nous essayons en effet de savoir s'il s'agit d'un dérapage de sa part, ou si elle tient de façon récurrente des discours haineux.
Puis nous examinons le dossier et les éléments de preuve qu'il comporte, car il n'y a rien de pire que d'accompagner un plaignant jusqu'au procès sans avoir tout fait pour que lui soit reconnue la qualité de victime.
Nous avons une équipe d'une centaine d'avocats bénévoles travaillant partout en France ainsi qu'une commission juridique assez active se réunissant une fois par mois sur un ordre du jour établi en fonction des saisines, qui vont du racisme ordinaire que subit la malheureuse qui se fait traiter de « sale bougnoule » dans un magasin au négationnisme d'un Soral.
Pour accompagner les victimes, nous disposons donc une équipe d'accueil constituée de militants de la LICRA, de juristes et d'avocats ainsi que d'un service juridique. C'est de plus en plus souvent sur les réseaux sociaux que les victimes sont agressées et nous demandent comment agir pour obtenir la condamnation de leurs agresseurs. C'est pourquoi il est urgent de réguler la jungle d'internet.
Il augmente en effet de manière régulière.
Cependant, je voudrais mettre en évidence une difficulté statistique qui tient au fait que déposer plainte n'est pas toujours facile. Il faut en effet que la victime trouve un commissariat qui sache le recevoir comme il se doit. Je tiens à préciser que nous dispensons, dans les écoles de gendarmerie et de police, des sessions de formation sur la manière de recevoir une plainte au cours desquelles nous exposons les bases juridiques. Le Gouvernement est par ailleurs en train de mettre en place un dispositif de plainte en ligne, ce qui est une bonne chose.
J'ajoute qu'en France, c'est au plaignant de prouver le caractère antisémite de l'acte, ce qui constitue pour la victime une autre difficulté. En Grande-Bretagne, en revanche, lorsqu'une personne se disant victime d'un acte antisémite dépose plainte, c'est à l'auteur de l'infraction de prouver que l'acte n'était pas antisémite.
En début de législature, une question écrite relative à l'inversion de la charge de la preuve, pourrait-on dire sur le modèle anglais, avait été posée à Édouard Philippe. J'aimerais connaître votre avis sur ce point.
J'en suis plutôt partisan. Il faut en effet faciliter la démarche du plaignant victime de propos racistes, en faisant en sorte qu'il puisse plus aisément aller déposer plainte et faire reconnaître que les propos tenus à son encontre étaient racistes. Cela ne signifie pas que son agresseur sera nécessairement condamné : in fine, la justice tranchera sur le dossier. Mais permettre au plaignant de s'exprimer et d'être cru a priori lorsqu'il vient expliquer qu'il a été victime d'un délit raciste est primordial. Le temps du dossier viendra ensuite.
Après, il ne faut être dupe. Pour les délits racistes comme pour tout autre délit, il importe aussi d'étudier le contexte qui peut, par exemple, être professionnel, comme c'est le cas entre un employé et un employeur, ou familial. Il faut prendre en considération – c'est ici l'avocat qui s'exprime devant vous – qu'il arrive que des personnes utilisent ce type de dénonciation pour régler leurs comptes, ce qui oblige à être vigilant.
J'insiste sur le fait qu'il faut à la fois former les magistrats et continuer à former les gendarmes et les policiers. À cette fin, nous avons passé une convention extrêmement efficace avec le ministère de l'intérieur.
J'aimerais revenir sur les formations que vous dispensez, notamment aux forces de gendarmerie. Il nous a été fait part à plusieurs reprises de difficultés, au moment où est saisie la plainte, à faire admettre la circonstance aggravante, par exemple, d'incitation à la haine raciale. Celle-ci n'est pas toujours retenue, parfois parce qu'elle n'est pas jugée importante, et d'autres fois parce qu'elle est difficile à prouver.
Cela rend difficile de connaître le nombre de plaintes déposées pour tel ou tel type de discrimination. Or tel n'est pas le cas dans d'autres pays. J'aimerais avoir votre avis sur ce sujet.
Chaque dossier est différent, mais nous devons nous assurer que celui qui reçoit la plainte a l'attitude la plus professionnelle possible.
Je ne saurais vous donner un avis sur ce qui se passe en amont, au niveau des choix faits en matière de politique pénale. Ce qui me préoccupe, c'est de constater que la formation des magistrats est insuffisante et que, dans certaines régions de France, les magistrats du parquet ont pu, dans certaines affaires, laissé passer les délais de prescription. J'insiste donc sur le fait qu'il faut que la formation initiale et continue des magistrats soit beaucoup plus poussée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Il est également nécessaire que nous intensifions la formation des gendarmes et des policiers. J'ajoute que l'on trouve, dans nombre de gendarmeries, des petits documents édités par la LICRA en vue d'éclairer celui qui entre dans le commissariat pour que sa plainte soit prise en compte de la meilleure manière possible.
C'est ce travail en profondeur qui importe véritablement à la LICRA. Tout ce que nous faisons avec M. Blanquer constitue pour nous un motif d'encouragement. La législation contre le racisme est, en revanche, comme vous l'avez compris, à nos yeux très insatisfaisante, et demande à être améliorée.
Je ne conçois pas, en tout cas, l'action de la LICRA en termes statistiques. Nous disposons, certes, de données qui pourraient me permettre de vous indiquer le nombre d'élèves que nos bénévoles ont visités ou le nombre d'exemplaires qui ont été distribués de Droit de vivre, le journal de la LICRA, qui est le plus ancien journal antiraciste et un formidable outil d'information. Près de 10 000 agents des forces de l'ordre ont été formés par la LICRA l'an passé. Je pourrais aussi vous dire combien de personnes nous suivent sur Twitter, ou encore le nombre d'heures effectuées par nos bénévoles. Ces chiffres ne m'intéressent guère ; en revanche, j'accorde beaucoup d'importance au travail en profondeur que nous menons depuis un an et demi en direction des plus jeunes.
Si l'éducation de ceux-ci est si importante, c'est parce qu'il est très compliqué de faire le même travail avec des jeunes gens de 17 à 20 ans quand rien n'a été entrepris avec eux auparavant. Il est en effet très compliqué de faire naître le doute chez quelqu'un qui a déjà des certitudes. C'est donc aux très jeunes qu'il faut expliquer qu'ils n'ont aucune raison de devenir racistes.
On parle peu de la forme de racisme qu'est le racisme anti-blancs ou anti-chrétiens. Je ne reviendrai sur les tweets plus que regrettables de deux dirigeants de l'UNEF après l'incendie de Notre-Dame, qui ont amené des personnes à se sentir, légitimement, attaquées. Pouvez-vous nous dire si, au-delà des polémiques médiatiques, ce racisme aboutit à des dépôts de plainte ?
Il se trouve que j'étais l'avocat de la LICRA lors d'un procès pour racisme anti-blancs. La LICRA, alors en désaccord sur ce point avec SOS Racisme, s'était portée partie civile lorsqu'un jeune en avait frappé un autre sur le quai du métro en criant « sale blanc, je vais te tuer ». En la circonstance, la qualification raciste a été retenue. Les faits remontent à 2010, et l'appel a été jugé en 2014. Cette affaire a rencontré un écho médiatique, puisqu'il s'agissait quasiment de la première condamnation pour racisme anti-blancs.
Ce racisme existe donc et il est probable que, comme pour les autres formes de racisme, les victimes ne déposent pas toutes plaintes, notamment dans les quartiers où le faire est particulièrement difficile. Il ne faut donc pas minimiser l'importance du racisme anti-blancs, qui doit être pris pour ce qu'il est, à savoir du racisme. Toutefois, il est beaucoup moins discriminant, notamment à l'embauche, que d'autres racismes.
J'aimerais entendre votre analyse sur les groupuscules d'extrême droite. Nous avons reçu des représentants du Bastion social, des Identitaires et de Génération identitaire ainsi que M. Benedetti, ancien responsable de l'Œuvre française, qui a été dissoute, et qui est désormais le porte-parole du Parti nationaliste français. Des différences existent entre ces groupuscules : s'ils sont tous d'extrême droite, certains sont plus antisémites que d'autres. Je ne doute pas que, sur ces questions, la LICRA ait une analyse fine et suive avec attention l'évolution de ces mouvements.
Comme je l'ai dit dans mon propos liminaire, nous avons, dès 2018, demandé à deux reprises la dissolution du Bastion social à M. le ministre Gérard Collomb sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, et nous avons fait de même avec Génération identitaire.
Notre association lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations. Nous accompagnons les victimes et, chaque fois que nous le jugeons pertinent et légitime, nous dénonçons des propos et des actions délictuelles, tant aux frontières – ce peut être dans les Alpes, où les victimes sont des réfugiés – qu'à Lyon, ville dans laquelle nous avons fait une visite qui fut pour moi très instructive, ou sur les réseaux sociaux. Le devoir de vigilance nous oblige à agir chaque fois que le délit est constitué et à demander, en vertu de la loi, la dissolution de tel ou tel groupe.
La LICRA n'est donc pas un observatoire qui produirait des analyses fines sur des sujets. Nous sommes des avocats qui combattons pour une cause et contre d'autres causes que nous considérons comme dangereuses pour la République française. Comme je le disais au début de mon intervention, notre lutte est politique et elle consiste à nous responsabiliser tous.
Je souhaite dire un mot du monde de l'entreprise, dont nous n'avons pas encore parlé. Nous intervenons de façon importante au sein des entreprises, auprès des directeurs des ressources humaines, afin de déceler les faits identitaires et religieux extrémistes, et nous disposons d'un institut de formation pour réaliser ce travail. Il s'agit ainsi toujours du même combat politique consistant à nommer les choses, à responsabiliser puis à sortir du discours pour en venir aux actes. On ne peut se contenter de brandir le poing en l'air en criant « non à la haine, non à la haine » !
Multiplier les outils statistiques pour parvenir à distinguer avec finesse les groupuscules les uns des autres ne saurait suffire. Ce qui doit en revanche être établi, c'est s'il y a, ou non, délit, et quelles sont les limites de la liberté d'expression. C'est ensuite à vous, et à nous qui vous aiderons dans cette tâche, de mettre en place l'outil législatif adéquat et de faire preuve de la volonté politique qui permettront que soit stoppée la prolifération de la haine.
Merci, madame la présidente.
La séance est levée à 15 heures 20.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Meyer Habib, M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier, M. Thomas Rudigoz, Mme Michèle Victory
Excusé. - M. Jean-Louis Touraine