Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Jeudi 21 octobre 2021
La séance est ouverte à huit heures quarante-cinq.
(Présidence de M. Philippe Benassaya, président de la commission)
Cette commission a été créée à la demande du groupe Les Républicains, auquel j'appartiens, en vue d'identifier les dysfonctionnements et les manquements de la politique pénitentiaire française, pour laquelle nous nous sommes fixé un vaste cadre d'investigation.
Nous commençons avec vous ce matin par une séquence consacrée à la radicalisation en prison. Bien que ce phénomène ne concerne qu'un faible pourcentage des personnes détenues, il préoccupe l'ensemble de la représentation nationale compte tenu des risques que la radicalisation voire la sur-radicalisation en détention font peser la sécurité du pays. L'administration pénitentiaire s'est placée en ordre de bataille pour relever le défi, notamment à travers l'action de la mission que vous dirigez. Le sujet a par ailleurs été abordé à plusieurs reprises au cours de notre commission d'enquête, en particulier avec M. le directeur de l'administration pénitentiaire et lors de notre visite de la prison de la Santé. J'ai de plus eu récemment l'occasion d'échanger longuement avec vous, monsieur Gaied, en dehors du cadre de cette commission d'enquête, à la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy.
Nous attendons de votre audition une présentation détaillée des chiffres et des dispositifs d'analyse. Nous enchaînerons ensuite avec l'audition du service national du renseignement pénitentiaire, puis nous participerons à une table ronde réunissant des chercheurs spécialistes du sujet.
La surpopulation constitue toujours le prisme d'entrée des sujets tels que formulés dans la commission d'enquête déposée par nos collègues. La question serait de mesurer son impact sur la réinsertion, sur les conditions carcérales et naturellement sur le traitement de la radicalisation. Nous trouverions intéressant de suivre l'évolution des dispositifs dans la mesure où, en matière de radicalisation et de traitement de celle-ci, nos préoccupations ont évolué par rapport à celles de nos prédécesseurs. L'adaptation de l'administration pénitentiaire au risque de radicalisation constitue également un point essentiel de cette audition.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Naoufel Gaied et Mme Hala Jalloul prêtent successivement serment.)
La MLRV a vu le jour en 2015 en s'inscrivant dans les différents plans gouvernementaux, à savoir les plans de lutte contre le terrorisme – PLAT 1 et 2 –, le plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme – PART – et, bien évidemment, le plan national de prévention de la radicalisation du 23 février 2018, qui consacre quatre mesures propres à l'administration pénitentiaire et qui exige de notre part un large développement nos capacités d'évaluation et de prise en charge des détenus radicalisés.
Il existe des programmes spécifiques de prévention de la radicalisation en milieu ouvert. Les dispositifs se sont construits de façon assez empirique depuis 2015, en confrontation avec la réalité, à savoir l'accueil et la gestion de détenus prévenus ou condamnés pour faits de terrorisme, qui ont pu affecter la gestion de la détention sur deux risques très particuliers : le risque de violence et le risque d'influence par des actions de prosélytisme. L'administration pénitentiaire a donc été contrainte de développer des modalités spécifiques de prise en charge pour prévenir ces deux risques.
Le deuxième objectif de notre stratégie est d'assurer la sécurité des personnels pénitentiaires ainsi que des codétenus face aux deux risques qui viennent d'être évoqués, à travers notamment une prise en charge dans des quartiers spécifiques.
Enfin, la troisième finalité de notre action consiste à assurer plus globalement la sécurité de la société par une préparation active des conditions de libération.
Les trois axes de nos actions, désormais clairement définis, identifiés et structurés, s'articulent autour d'une première phase de détection. Celle-ci nous invite, grâce à l'utilisation d'outils et d'une méthodologie très précise, à détecter les signaux faibles et forts de radicalisation violente en détention. Elle se met en œuvre via un outil que l'administration pénitentiaire a créé à travers son expérience. Plus de 500 détenus terroristes ont donc été évalués sur la base d'une méthodologie précise dans nos QER, les quartiers d'évaluation de la radicalisation. L'administration pénitentiaire est par conséquent désormais dotée d'une connaissance assez fine du phénomène, ce qui nous a permis d'élaborer une grille de deux pages composée d'indicateurs très précis qui outillent les professionnels, mais qui mettent aussi en exergue des éléments très objectifs facilitant ensuite le développement de moyens d'évaluation et de prise en charge.
La seconde phase est celle de l'évaluation. Celle-ci s'effectue tout d'abord à l'endroit où se trouve le détenu, dans le cadre des commissions pluridisciplinaires uniques, puis dans les QER. L'administration pénitentiaire dispose de six quartiers de ce type, qui nous permettent, à travers des sessions de douze détenus réunis pendant quinze semaines, d'évaluer de façon très individualisée deux aspects précis. Il s'agit dans un premier temps des facteurs de risque et des facteurs de protection, qui conduisent à identifier la propension aux passages à l'acte violents. Dans un second temps, il s'agit de l'évaluation du degré d'imprégnation idéologique par un expert extérieur à notre approche pluridisciplinaire classique à caractère psychosocial, appelé « médiateur du fait religieux ». Celui-ci n'est ni un aumônier ni un imam, mais un islamologue proposant une approche académique et possédant une double attribution : celle du sachant, qui dispose de connaissances en matière d'histoire des religions et de théologie, mais aussi un rôle beaucoup plus éducatif, qui lui permet d'entrer en lien avec les détenus fortement imprégnés idéologiquement afin de mesurer le degré de cette imprégnation.
Cette double évaluation nous permet ensuite d'opter entre trois types d'orientations possibles. Les détenus présentant un fort risque de passage à l'acte violent sont orientés vers les quartiers d'isolement, où notre mission consiste à endiguer ce risque. Les personnes fortement imprégnées idéologiquement, mais accessibles à la prise en charge, sont orientées vers les quartiers de prise en charge de la radicalisation – QPR –, dans lesquels sont mis en place des programmes spécifiques tendant vers le désengagement de la violence et l'endiguement du risque de prosélytisme. Enfin, les détenus qui ne présentent ni le premier ni le second risque sont orientés vers la détention ordinaire dans l'un des établissements qui aura au préalable été ciblé et identifié au regard de son fonctionnement et de ses capacités à prendre en charge ces détenus en termes de sécurité. Nous comptons actuellement soixante-dix-neuf établissements de ce type, dans lesquels nous développons des programmes de prévention de la radicalisation violente.
S'agissant des moyens, le réseau de la MLRV compte aujourd'hui 259 professionnels affectés dans les quartiers spécifiques. Il s'agit d'équipes dédiées composées de surveillants, essentiels dans l'observation fine des détenus au quotidien, d'éducateurs, de psychologues, de CPIP – conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation –, d'officiers, de médiateurs du fait religieux et occasionnellement d'autres experts, par exemple en géopolitique, qui nous permettent de développer d'autres types de modules, traitant par exemple du complotisme. Ces différents professionnels sont spécifiquement formés aux questions de la radicalisation violente. Ils reçoivent ainsi une formation initiale de trois semaines, complétée d'une semaine blanche entre les sessions, qui nous permet à la fois le retour d'expérience et l'approfondissement de certains modules de formation, ce qui conduit à une expertise affinée au fil du temps.
En dehors des quartiers spécifiques, nous disposons d'autres professionnels, notamment de 305 CPIP spécialisés dans la radicalisation violente, que l'on appelle les référents radicalisation violente, de 95 cadres spécialisés également dans la radicalisation violente, ainsi que de 142 éducateurs et psychologues référents MLRV. Ce réseau assure un maillage territorial très fin au-delà des quartiers spécifiques et donc des moyens suffisants pour la mise en œuvre des trois axes de notre mission.
Dès 2014, la MLRV a instauré une politique de formation à l'ENAP – l'École nationale d'administration pénitentiaire – dans ses modules initiaux, mais également par la DAP – la direction de l'administration pénitentiaire – à travers le regroupement et la formation de professionnels dédiés, ainsi qu'une sensibilisation de l'ensemble des professionnels. Aujourd'hui, près de 50 % de ces derniers sont formés aux questions de radicalisation. En outre, nous nous sommes ouverts dès 2015 au monde académique et à la recherche, ne cessant de gagner en connaissances et en compétences sur le phénomène. Nous avons lancé des formations autour de la question de la radicalisation et notamment des indicateurs de basculement vers celle-ci. Nous avons progressivement affiné nos formations. Nous menons actuellement une recherche autour du phénomène des femmes radicalisées Chacune de nos recherches se traduit ensuite par une mise en œuvre sur le terrain à travers des modalités d'actions très précises.
Ma collègue Mme Jalloul pourra certainement illustrer ce propos à travers un retour d'expérience puisqu'elle est intervenue pendant près de deux ans au sein de l'un de nos QPR et a accompagné des détenus, prévenus ou condamnés pour des faits de terrorisme.
Dans mon poste précédent d'ingénieure dans un institut universitaire public, j'ai conçu et mis en œuvre, en collaboration avec l'administration pénitentiaire, plusieurs programmes de médiation scientifique à destination de personnes détenues dans trois établissements pénitentiaires franciliens.
Le programme le plus significatif au regard de la question qui nous intéresse a été conduit pendant un an et demi dans un QPR, où j'ai piloté et coordonné les interventions de quinze chercheurs spécialistes de l'islam au sens large, c'est-à-dire l'islam entendu en tant que religion, mais également en tant que civilisation, territoire et société du monde musulman.
Le programme a été mené auprès de dix-neuf personnes détenues dans ce QPR. L'équipe d'intervenants a réuni des historiens, des islamologues, des politistes, des sociologues, des juristes et des linguistes pour une variété d'interventions en sciences sociales. La volonté de l'institut a été de combiner la pluralité des courants de la recherche française sur ces questions en faisant intervenir des chercheurs d'horizons variés, issus à la fois des universités, comme celles de Nantes ou d'Aix-Marseille, mais également de Sciences-po, de l'Institut catholique de Paris ou encore du CNAM – le Conservatoire des arts et métiers. Ce programme était un véritable dispositif expérimental pilote d'ateliers collectifs – soixante-dix sur une période d'un an et demi – combinés à des entretiens individuels, que j'ai moi-même conduits pour une vingtaine d'entre eux. Le programme s'articulait autour de quatre grands axes thématiques et reposait sur une approche académique et contextualisante.
Le premier axe était celui de l'islamologie ou histoire de la pensée islamique, pour lequel nous n'avons pas hésité à aborder des questions telles que la pluralité des courants de l'islam, le chiisme et le soufisme – idéologies combattues par des discours de propagande djihadiste – ou le rapport de l'islam avec le christianisme et le judaïsme, pas plus que nous n'avons hésité à reprendre les discours des autorités religieuses contemporaines, y compris ceux d'al-Baghdadi.
Le deuxième axe a été l'histoire et la géopolitique des pays arabes et méditerranéens où, encore une fois, ont été abordées les questions de front : la colonisation ou les conflits au Proche-Orient et au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien ou encore le conflit entre l'Iran et l'Arabie saoudite.
Le troisième axe s'est concentré sur l'islam en France et en Europe. Nous sommes revenus sur l'histoire de l'immigration des musulmans en France et sur le concept même de radicalisation, qui a été au cœur de plusieurs discussions dans le cadre de la restitution de travaux académiques autour de ce concept. Bénéficier d'un discours contextualisant sur la radicalisation était une volonté des détenus. Nous avons travaillé suivant différentes approches dans la mesure où les seuls médias auxquels les détenus ont accès sont la télévision et les livres, et où ils n'ont pas la possibilité de croiser les regards comme nous.
En plus des interventions de chercheurs, quelques ateliers interactifs, culturels et artistiques ont été proposés afin d'ouvrir le dialogue avec d'autres détenus, ce qui a parfois permis de s'écarter un peu des thématiques abordées de front, notamment grâce à la littérature arabe et aux arts, quatrième axe de notre programme. Chaque intervention a été dispensée sur une demi-journée, à raison de deux ou trois heures pour un groupe de six personnes. Un temps de présentation théorique était suivi d'un temps d'échange. Cela a permis d'ouvrir un réel espace d'expression avec les personnes détenues et de faire le lien avec leurs interrogations concrètes ou leurs lectures individuelles antérieures. Ces interventions répondaient à des objectifs spécifiques et à un enjeu général : établir ce dialogue à partir des deux visions a priori opposées des thématiques proposées. En effet, l'approche académique est profane, et certains ignoraient qu'il était possible de s'intéresser à l'islam sous cet angle. Certains ignoraient même l'existence d'études en islamologie en France. Cette approche contrastait donc avec la deuxième, parfois très idéologique, bien que, selon mes propres constatations, cela n'ait pas toujours été le cas au cours des entretiens comme au cours des ateliers collectifs.
Après ces soixante-dix ateliers et cette vingtaine d'entretiens individuels, le bilan de ce programme est, selon moi, positif. Sur les dix-neuf détenus rencontrés, dix-huit ont participé régulièrement aux ateliers, avec très peu d'absences injustifiées. À la suite d'une première phase d'observation, et parfois de défiance ou de méfiance légitime dans ce contexte, le public est peu à peu devenu acteur de ces ateliers par une participation croissante aux discussions et par des remerciements fréquents adressés à l'institut et à ses intervenants.
Si je ne suis pas en mesure de répondre à la question de l'efficacité totale de ce programme de manière complètement objective, je peux néanmoins indiquer que, chez les vingt-deux personnes rencontrées individuellement, j'ai constaté un réel respect de la parole de l'intervenant et la possibilité d'aborder des sujets polémiques sans tension et parfois même de manière extrêmement constructive. Les retours écrits collectés et les appréciations majoritairement positives en entretien individuel font état de cette satisfaction globale des participants sans qu'elle n'exclue toutefois l'expression de désaccords sur le fond de certains débats, notamment au sujet de la pluralité des courants de l'islam – chiisme, soufisme –, ou encore de l'approche académique et du positionnement des historiens, jugé parfois trop nuancé.
Nous ne cherchons pas à faire naître une vision homogène et unanime chez les bénéficiaires, illusoire dans ce contexte, mais ce travail ne semble avoir suscité aucune réaction négative à l'égard des enseignants ou des chercheurs en sciences sociales, ce qui leur a donné dès le départ une réelle chance de se faire entendre, quels que soient les désaccords exprimés sur le fond. Sur les dix-neuf personnes rencontrées, trois ont repris leurs études et trois autres ont repris leurs études dans le cadre d'un DAEU – diplôme d'accès aux études universitaires – afin de pouvoir ensuite effectuer des études universitaires. J'ai également appris que trois détenus supplémentaires avaient obtenu un diplôme certifiant pour devenir artisans.
Monsieur Gaied, pourriez-vous nous préciser le nombre de détenus de droit commun susceptibles de radicalisation, ou DCSR, ainsi que le nombre de personnes ayant purgé une peine pour des faits liés au terrorisme islamiste, ou TIS ?
Aujourd'hui, environ 450 détenus terroristes islamistes sont incarcérés, qu'ils soient prévenus ou condamnés, pour des faits d'association de malfaiteurs terroriste, ou AMT. Nous comptons en outre environ 650 détenus de droit commun repérés pour leur radicalisation et suivis au titre de la radicalisation violente en détention. En milieu ouvert, un peu plus de 310 personnes suivies par nos services sont poursuivies ou condamnées pour des faits de terrorisme.
Vous avez réalisé l'évaluation des terroristes islamiques et vous vous attelez désormais à celle des DCSR. Quand pensez-vous achever cette évaluation ?
Concernant les détenus ne présentant pas de risques de passage à l'acte, vous nous avez indiqué qu'ils bénéficiaient de conditions de détention ordinaires dans des établissements ciblés. S'agit-il uniquement des DCSR ou également des TIS lorsque ceux-ci ne présentent pas de risques ?
Lors de notre visite à Bois-d'Arcy, vous nous aviez affirmé que la plupart des TIS et des DCSR acceptaient la discussion avec les médiateurs du fait religieux. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la teneur de ces dialogues ? Pourquoi acceptent-ils le dialogue avec ces personnes ?
Nous disposons aujourd'hui de six QER, à hauteur de douze détenus suivis sur une durée de quinze semaines. Notre capacité d'évaluation des détenus djihadistes et des détenus de droit commun radicalisés s'élève à 234 détenus par an, ce qui nous a permis, en un peu plus de deux ans, d'évaluer la quasi-totalité des détenus poursuivis pour AMT.
L'évaluation des détenus de droit commun radicalisés a commencé en janvier 2020. La période covid n'a que très modérément ralenti notre avancée, car il s'agit pour nous d'un enjeu extrêmement fort et, au regard de nos capacités d'évaluation, nous aurions pu évaluer l'intégralité des détenus concernés en un peu plus de deux ans. Néanmoins, la situation est sensiblement différente de celles des détenus djihadistes à caractère terroriste. En effet, le renouvellement des détenus de droit commun radicalisés est plus important du fait de la durée plus courte des peines.
Pour les détenus actuellement écroués, s'agissant des détenus éligibles, c'est-à-dire condamnés pour des faits de droit commun et suivis au titre de la radicalisation, il nous reste à évaluer un peu plus de 40 personnes sur un total d'environ 300 détenus. Cela ne tient pas compte du flux entrant, à savoir les détenus écroués au cours des six derniers mois. Ainsi, bien que cette évaluation n'ait débuté qu'en 2020, nous avons fortement avancé au regard de nos capacités d'évaluation.
Les détenus sont effectivement orientés en détention ordinaire lorsqu'ils ne présentent pas de risque. Précisons, encore une fois, que l'orientation ne se fait pas au hasard, mais vers l'un des soixante-dix-neuf établissements dédiés qui présentent, au regard de leurs infrastructures et de leurs équipes, des conditions de sécurité suffisantes. Ces détenus sont par ailleurs intégrés à des programmes de prévention de la radicalisation, mais la phase d'évaluation décrite plus tôt est maintenue. En effet, tous les six mois, nous réévaluons l'évolution de ces détenus sur la base de leur évaluation initiale.
La double mission du médiateur du fait religieux, à savoir celle de sachant, mais surtout celle de médiateur en tant que tel, nous permet d'entrer en relation avec les détenus et le taux de réussite est assez significatif, même pour ceux qui sont fortement imprégnés idéologiquement.
D'après nos dix-sept médiateurs du fait religieux, l'on peut classer les détenus en trois catégories distinctes : les détenus ayant une approche collaborative, c'est-à-dire qui se situent dans l'échange et le partage avec les médiateurs ; les détenus qui vouent un intérêt plutôt stratégique à la discussion, par exemple en vue d'une audience ; la troisième catégorie correspond à une approche beaucoup plus antagoniste, qui représenterait cependant un peu moins de 20 % des détenus. En résumé, plus de 80 % des détenus participent activement aux entretiens et aux activités que nous leur proposons.
Certains détenus sont conscients d'avoir acquis des connaissances autour des questions de l'islam, des faits religieux ou historiques à partir d'une approche subjective et forcément parcellaire. Cependant, beaucoup nourrissent un intérêt très fort pour ces thématiques, d'un point de vue individuel mais aussi en tant qu'objet d'étude.
Dans le cadre du programme que j'évoquais précédemment, nous avons eu des discussions de fond à partir de lectures et de référentiels différents. Ces rencontres permettent d'apporter de nouveaux éléments, de nouvelles lectures, de nouveaux médias à partir desquels les échanges peuvent se construire. L'histoire de la pensée religieuse va permettre de remettre ces sujets dans leur contexte et de les inscrire sur un temps long. Les résultats de la recherche sont rarement présentés dans les médias ou les ouvrages disponibles dans les établissements pénitentiaires. Avoir accès à ce type de discussion contextualisante et à ce type d'approche pluridisciplinaire permet aux personnes détenues de bénéficier de visions complexes et cela leur plaît, puisque les questions deviennent moins difficiles à appréhender.
Dans l'empirisme que vous évoquez, on peut distinguer l'empirisme de la méthode de celui de la mise en place de moyens. J'aimerais connaître de façon précise l'histoire de la création des QER et des QPR. Comment les capacités ont-elles évolué au cours du temps ?
Effectivement, dans un premier temps, l'empirisme constituait un moyen de réponse à un phénomène, alors qu'aujourd'hui, j'insiste sur ce point, nous travaillons selon une stratégie structurée, forte non seulement de nos retours d'expérience des débuts, mais aussi de différentes recherches-actions et d'ouverture au monde académique qui nous a permis d'évoluer en connaissances et en compétences.
Dès 2014, une première unité spécifique d'accueil et de regroupement des détenus terroristes a vu le jour à Fresnes, sous l'impulsion du chef d'établissement de l'époque, qui voulait endiguer ce phénomène d'influence extrêmement fort que j'ai évoqué plus tôt.
Des unités dédiées ont vu le jour en 2015. Elles évolueront peu à peu vers des unités de prévention de la radicalisation violente. La date clé à retenir est celle du 4 septembre 2016, quand se produit le premier attentat en détention, au cours duquel un détenu tente d'assassiner, avec une extrême violence, deux surveillants pénitentiaires. Cet événement nous a conduits bien entendu à tirer des leçons du regroupement des détenus et nous a invités à aborder une phase que certains pays européens qualifient de « régime mixte », qui consiste dans un premier temps à évaluer l'ensemble des détenus impliqués dans les faits de terrorisme et dans un second temps à proposer une prise en charge adaptée – isolement, QPR dans le cadre d'un regroupement ou détention ordinaire dans un établissement spécifique.
Dès le 1er janvier 2017, trois QER et un QPR d'une capacité de 28 places, établi à Lille - Annœullin, ont vu le jour. Nous avons structuré la stratégie en deux temps – évaluation et prise en charge – en développant nos QER avec trois ouvertures supplémentaires en 2019. En décembre 2021, un septième QER consacré à l'évaluation des femmes radicalisées verra le jour. Nous disposons en outre aujourd'hui de six QPR, soit une capacité totale de 189 places.
Quelle a été, depuis 2015, l'évolution des effectifs des détenus radicalisés, tant des détenus de droit commun que des TIS ?
De manière objective, estimez-vous que vos moyens sont adaptés à l'éventuelle progression de la radicalisation en prison ? Quels sont les moyens dont vous estimeriez avoir besoin dans un avenir proche ?
Pourriez-vous nous expliquer comment vous procédez à la détection des signes de radicalisation ? Vu de l'extérieur, cela ne semble pas évident. Certaines personnes peuvent dissimuler leurs tendances. Avez-vous le sentiment que certains détenus ne sont pas détectés ou pensez-vous au contraire que les moyens dont vous disposez permettent réellement de détecter dès la première étape l'ensemble des signes de radicalisation dans les établissements pénitentiaires ?
J'aimerais, pour ma part, savoir quel est le nombre de femmes radicalisées dans l'ensemble de la population radicalisée.
Au 1er septembre 2016, on dénombrait environ 1 700 personnes détenues de droit commun radicalisées. Aujourd'hui, nous comptons à peu près 650 personnes détenues de droit commun suivies au titre de la radicalisation. Il n'y a cependant pas moins de détenus et nous considérons qu'il n'y a pas non plus moins de détenus de droit commun radicalisés. Nous avons simplement affiné nos modalités de détection et surtout nous en avons affiné les critères, à savoir les signaux faibles et forts que je décrivais tout à l'heure.
J'indiquais précédemment que le médiateur du fait religieux n'était pas un aumônier, afin d'insister sur le fait que nous ne travaillons pas sur la pratique ni sur les croyances religieuses, mais sur l'idéologie radicale violente à caractère djihadiste. La détection du phénomène s'attache, de la même façon, non pas à des stigmates religieux, mais plutôt à des phénomènes de rupture avec les valeurs de la République et avec la loi. Nos critères de détection affinés nous permettent aujourd'hui de mieux identifier la menace. En résumé, nous n'accueillons pas moins de détenus de droit commun radicalisés, mais nous les identifions plus efficacement. Nous avons par ailleurs adapté nos modalités d'évaluation et de prise en charge grâce à cette meilleure identification.
Nos moyens de détection ont évolué en deux étapes. La première grille de détection diffusée par l'administration pénitentiaire en décembre 2016 est issue d'une recherche action menée en partenariat avec l'Association française des victimes du terrorisme – AFVT –, l'unité de coordination de la lutte antiterroriste – UCLAT – et le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation – SG-CIPDR. Cette première grille de détection ne représentait qu'une première étape, mais elle fournissait quelques éléments intéressants. Nous avons totalement refondu cette grille en 2019, forts d'une connaissance approfondie du phénomène à travers plus de 550 évaluations de détenus en QER par nos équipes pluridisciplinaires dédiées.
Je ne nie pas l'existence de possibles phénomènes de dissimulation. Cependant, dans le cadre d'une observation continuelle et d'échanges pluridisciplinaires très fins, nous disposons de capacités importantes de réduction du risque. Nous sommes en relation constante avec le renseignement pénitentiaire, qui pourra éventuellement compléter les informations présentées ici et faire le lien entre l'aspect de l'évaluation et de la prise en charge d'une part et le FSPRT – fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste – d'autre part.
L'administration pénitentiaire a consacré des moyens très importants à la question de la structuration de notre stratégie et continue de le faire. Pour rappel, plus de 48 millions d'euros ont été alloués au développement et au déploiement des professionnels et de leur formation, de dispositifs dédiés – et pas seulement sur l'aspect immobilier –, de partenariats, d'actions très concrètes de désengagement et d'évaluation et de l'expertise des instituts extérieurs. Notre ambition pour l'avenir porte sur différents enjeux. Il s'agit bien évidemment de l'enjeu des sortants, pour lesquels nous avons développé un dispositif très spécifique, le programme d'accueil individualisé et de réaffiliation sociale – PAIRS –, dispositif de milieu ouvert renforcé. Il s'agit également de l'enjeu des femmes radicalisées. À ce titre, nous avons ouvert un QPR à Rennes en septembre et nous ouvrirons un QER à Fresnes en fin d'année. Enfin, l'évaluation de nos dispositifs constitue un troisième et dernier enjeu, et fera prochainement l'objet d'un appel d'offres public. Nous considérons en effet qu'aujourd'hui, à l'issue de trois ans de mise en pratique d'un dispositif structuré tel que je vous l'ai décrit, notre recul en la matière est suffisant.
Sur les 454 terroristes djihadistes écroués, on compte 70 femmes. Sur les 650 détenus de droit commun radicalisés environ, la part des femmes est extrêmement infime puisqu'elle représente moins de 0,6 %.
Nous intervenons sur l'ensemble des trois axes – détection, évaluation, prise en charge – en articulation constante avec le renseignement pénitentiaire. Une première articulation avec les agents du renseignement pénitentiaire s'effectue dans le cadre des commissions pluridisciplinaires uniques – CPU. Lors de la phase d'évaluation, pour élaborer la liste des personnes devant intégrer les QER, nous demandons au renseignement pénitentiaire de vérifier qu'il n'existe pas d'incompatibilités entre les détenus, l'objectif étant d'éviter de recréer des réseaux en détention. Le renseignement pénitentiaire intervient également dans les échanges pluridisciplinaires au sein des QER et des QPR, à travers les CPU, mais aussi au niveau central, au cours d'instances hebdomadaires d'échanges entre nos deux services. Ces instances se divisent en deux temps : un premier temps qui nous permet d'échanger sur nos process d'articulation, suivi d'un second temps, pendant les commissions centrales de supervision (CCS), qui visent à identifier le vivier à orienter vers les QER.
La réunion se termine à neuf heures quarante
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Présents. – Mme Caroline Abadie, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Philippe Benassaya, M. Éric Diard, M. Olivier Falorni, Mme Maud Gatel, M. Michel Herbillon, M. Jacques Krabal
Excusés. - M. Alain Bruneel, Mme Séverine Gipson