La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.
Une communication commune sur les opérations extérieures vient conclure le cycle de travail commun à la Commission des affaires européennes et à la Commission de la défense qui nous aura permis d'éclaircir un grand nombre de problématiques importantes pour la construction d'une Europe de la défense. Il est judicieux d'achever ce cycle par cette communication en raison de l'actualité mais également parce que ces opérations représentent l'un des outils les plus visibles de la politique de sécurité et de défense commune.
En déployant sur différents théâtres extérieurs une trentaine d'opérations militaires depuis 2003, l'Union européenne a démontré sa capacité à être producteur de sécurité dans des zones parfois éloigné de son territoire que ce soit en Macédoine en 2003, au Congo en 2003, au Tchad en 2008 et sans oublier les opérations en cours en Bosnie, au Mali, ou encore en Somalie. Toutefois, la capacité de projection européenne souffre d'un certain nombre de défauts rédhibitoires comme le manque de solidarité concernant le mécanisme de financement de ces opérations, l'absence de véritable capacité européenne de contrôle et de commandement, la dépendance à l'OTAN en cas d'opération de grande ampleur impliquant des moyens de renseignement et de transport et surtout les divergences entre les États membres concernant ce qui doit être une politique européenne de sécurité et de défense.
Enfin, nous attendons les résultats de la boussole stratégique qui vont bientôt être présentés.
Il est pour le moins frappant de relever, comme le faisait la ministre Florence Parly dans le rapport Schuman pour 2019 que les États membres peuvent aligner 2,5 millions de soldats, près de 10 000 chars, 2 500 avions de combat mais que 70 % de ces forces sont incapables d'opérer hors des frontières nationales.
Les questions qui se posent sont donc cruciales. Quelles sont les conditions de constitution et de déploiement des opérations extérieures de l'Union ? Quelles sont aujourd'hui leurs missions ? Quel bilan peut-on en faire ? Comment permettre à l'Union de disposer d'un véritable quartier général européen dans un contexte où le système de la nation cadre montre ses limites, ainsi que d'une véritable force de déplacement rapide ?
Nous serons très intéressés, mesdames les rapporteures, de vous entendre sur ces différents sujets.
Plus que jamais, l'actualité nous montre qu'on ne peut que penser Europe qu'en défendant sa souveraineté.
Notre troisième et dernière réunion de ce jour pour la Commission de la défense – dernière également, a priori, de la législature - porte sur une communication conjointe de notre commission et de celle des Affaires européennes. C'est la troisième fois en deux ans qu'un tel travail en commun est réalisé et, comme à chaque fois, je me félicite de cette coopération sur ce sujet d'intérêt partagé qu'est l'Europe de la Défense. La réussite de cette coopération entre nos deux commissions est pour moi un grand sujet de satisfaction.
Le travail qu'ont réalisé nos deux collègues Aude Bono-Vandorme, pour la commission des Affaires européennes, et Marianne Dubois, pour celle de la Défense, est important à plusieurs titres.
En premier lieu, il met en lumière un aspect peu connu de l'Europe de la défense qu'est sa dimension opérationnelle. Nous avons tous en tête les initiatives européennes en matière de développement capacitaire, telles que la Coopération structurée permanente ou le Fonds européen de défense. Mais l'Union européenne est également présente sur le terrain, pour des missions de formation en Afrique mais également pour de véritables opérations militaires impliquant des engagements armés, en Bosnie-Herzégovine, en Méditerranée et au large de la Somalie.
En deuxième lieu, je crois savoir que votre travail, chère Aude, chère Marianne, montre que ces opérations et missions souffrent de nombreuses faiblesses qui nuisent à leur efficacité. Certaines sont inhérentes au fonctionnement de l'Union européenne, notamment la contrainte de l'unanimité, mais d'autres pourraient être corrigées et vous faites des propositions en ce sens.
Enfin, ce travail a été réalisé dans un contexte particulier qui est celui de la présidence française de l'Union européenne et de la dégradation de nos relations avec le Mali. Ce contexte peut lui donner une résonnance supplémentaire. Ainsi, dans quelle mesure ce que vous proposez, Mmes les rapporteures, est-il susceptible d'être pris en compte au niveau européen, notamment dans le cadre de la Boussole stratégique ? Par ailleurs, selon vos informations, la mission EUTM Mali de formation des Forces armées maliennes a-t-elle encore un avenir après le retrait annoncé de Barkhane et de Takuba du Mali ?
Le travail que nous vous présentons aujourd'hui est le troisième réalisé dans le cadre du groupe de travail commun à la commission de la défense et à la commission des affaires européennes, consacré à l'Europe de la défense. Le premier, en janvier 2021, réalisé par Natalia Pouzyreff et Michèle Tabarot, fut consacré à la Coopération structurée permanente, et le deuxième, fait par Muriel Roques-Etienne et Philippe Benassaya, aux marchés publics européens de défense.
Ce troisième travail est quant à lui consacré aux opérations militaires extérieures de l'Union européenne. Je dirai pour commencer quelques mots sur le cadre juridique de ces opérations.
La décision de lancer une opération militaire appartient au Conseil de l'Union européenne, c'est-à-dire aux États membres et à eux seuls. Cette décision, qui est prise à l'unanimité, fixe aussi ce qu'on appelle le « mandat » de l'opération, c'est-à-dire les objectifs qu'elle poursuit et sa durée.
Une fois l'opération lancée, la mise en œuvre et le contrôle sont assurés par le Comité politique et de sécurité (COPS), composé de représentants des États membres. En dessous du COPS, la chaîne hiérarchique diffère selon que la mission est dite « exécutive » ou « non-exécutive ». Seules les premières sont de véritables opérations militaires impliquant des engagements armés, les autres étant, en pratique des missions de formation, de conseil et d'entraînement.
Les missions « non-exécutives » sont planifiées et conduites par l'État-major de l'Union européenne (EMUE). Les opérations « exécutives » sont planifiées et conduites par un État-major ad hoc situé dans un État membre. Enfin, la mission EUFOR Althea de stabilisation de la Bosnie-Herzégovine est mise en œuvre dans le cadre des accords de « Berlin plus », qui permettent à l'Union européenne d'utiliser les moyens de l'OTAN. L'opération est ainsi planifiée et conduite au sein du SHAPE.
L'Union européenne ne disposant pas de forces armées, elle fait appel, pour ses opérations et missions militaires, à celles des États membres mais également à celles des États tiers. Dans les deux cas, la participation est volontaire et s'organise dans le cadre de « conférences de génération de force » régulières.
Aujourd'hui, outre l'opération EUFOR Althea déjà évoquée, six opérations et missions militaires de l'Union européennes sont en cours, que je vais brièvement évoquer.
EUNAVFOR Atalanta est une opération navale lancée en 2008 pour lutter contre la piraterie et les trafics au large de la Somalie. EUTM Somalia, lancée en 2010, a pour objet la formation d'une armée somalienne capable d'assurer la sécurité du pays, notamment contre le terrorisme islamiste. EUTM Mali, lancée en 2013, est une mission de formation initialement destinée à restaurer les capacités des forces armées maliennes. Son « mandat » a été élargi, lui permettant d'offrir des formations décentralisées dans les différentes régions ainsi qu'un appui au G5 Sahel.
EUTM RCA, lancée en 2016, vise, elle aussi, à la formation des forces armées centrafricaines, doublée d'une activité de conseil stratégique auprès des autorités politiques et militaires. EUNAVFOR Irini a été lancé en 2020, à la suite d'une précédente opération navale : Sophia, lancée en 2015. Si cette dernière était centrée sur le trafic d'êtres humains, l'opération actuelle était recentrée sur le contrôle de l'embargo sur les armes et le trafic de pétrole en Libye. Enfin, EUTM Mozambique est la dernière mission de formation de l'Union européenne, lancée en 2021 afin d'apporter un appui aux forces armées du pays, pour leur permettre de mieux lutter contre les terroristes islamistes actifs dans le nord du pays.
Environ 2 500 personnes participent actuellement aux opérations et missions militaires de l'Union européenne : 1 500 pour les trois opérations « exécutives », 1 000 pour les missions de formation.
Enfin, le coût de ces opérations et missions militaires repose pour l'essentiel sur les États participants. En effet, aux termes de l'article 43 du TUE, les dépenses opérationnelles entraînées par la mise en œuvre [de la PESC et de la PSDC] sont à la charge du budget de l'Union, à l'exception des dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense.
Par conséquent, seule une partie des dépenses découlant des opérations et missions militaires – ce qu'on appelle les coûts communs (services médicaux, quartier général, personnel civil, communications…) – peuvent être prises en charge par la Facilité européenne de paix. Ces coûts communs représentent aujourd'hui environ 110 millions d'euros par an.
Le travail que nous avons mené nous a permis de mettre en lumière un certain nombre de faiblesses de ce cadre juridique et opérationnel, qui nuisent à l'efficacité des missions et opérations militaires et expliquent leurs résultats très contrastés.
La première faiblesse est politique : c'est la division des États membres. En effet, ceux-ci ne sont pas tous sur la même ligne s'agissant de la dimension opérationnelle de la PSDC. Certains d'entre eux, en particulier en Europe du Nord, ont une réticence de principe vis-à-vis des interventions militaires, tandis que d'autres, dont la France, sont plus interventionnistes.
Cette division des États membres implique que l'unanimité est très difficile à réunir. À titre d'exemple, le gouvernement du Mozambique a demandé l'envoi d'une mission européenne le 16 septembre 2020, mais c'est seulement le 12 juillet 2021 que le Conseil a adopté la décision. Dix mois de négociation auront donc été nécessaires pour répondre à l'appel à l'aide d'un pays en train de perdre une partie de son territoire au profit des djihadistes.
Réunir l'unanimité des États membres exige donc de longues négociations, qui ne peuvent en outre aboutir qu'à condition d'accepter des compromis affaiblissant la portée de l'opération ou de la mission.
La deuxième faiblesse que nous avons identifiée est celle des moyens de l'Union européenne, qui sont un obstacle à ses ambitions opérationnelles.
En premier lieu, l'Union européenne souffre de capacités limitées de planification et de conduite des opérations. L'État-major de l'Union européenne ne gère aujourd'hui que quatre missions de formation et il n'est guère en capacité de faire plus. Sa structure de planification et de conduite (la MPCC) ne compte que 50 personnes, à comparer aux 1 200 personnes dont bénéficie l'OTAN. Il souffre par ailleurs d'un manque de moyens de communication sécurisés, qui font l'objet d'un projet lancé dans le cadre de la Coopération structurée permanente. Ils devraient être disponibles en 2025.
En second lieu, l'Union européenne ne dispose pas, elle-même, de forces armées. Elle est obligée de s'appuyer, pour ses opérations et missions militaires, sur celles des États membres (et, le cas échéant, des États tiers). Or, ceux-ci peuvent être réticents à répondre aux demandes européennes, pour des raisons idéologiques mais également de disponibilité des forces, sans oublier leurs lacunes capacitaires comme le manque de moyens de transport stratégique.
Ceci explique pour une large part le délai de plusieurs mois souvent nécessaires, à partir de la décision du Conseil, pour que la mission ou l'opération atteigne sa capacité opérationnelle.
Le cas d'EUNAVFOR Irini est, à ce titre, éloquent. La décision de lancer cette opération a été adoptée par le Conseil le 31 mars 2020, mais c'est seulement le 10 septembre suivant que la capacité opérationnelle a été déclarée atteinte. Or, la moyenne quotidienne des bateaux affectés à la mission était, d'après nos informations, de 3,1, soit très inférieur à 5 qui est le minimum requis par le plan d'opération. S'agissant des avions, un seul drone italien et deux aéronefs polonais et luxembourgeois servent de manière continue dans la mission. La France, l'Allemagne et la Grèce ont fourni un avion supplémentaire, mais pour quelques sorties seulement par mois.
Difficile au début d'une mission ou d'une opération, la génération de force l'est encore plus à mesure que leur durée s'allonge. Une certaine fatigue s'installe et l'enthousiasme des débuts – lorsqu'il était présent – disparaît progressivement.
Ces faiblesses expliquent pour une part les résultats très contrastés des missions et opérations européennes. Nous avons décidé de nous concentrer sur trois missions, EUFOR Althea, EUTM Mali et EUTM RCA, avec cette limite qu'en raison du contexte sanitaire en France et politique sur place, nous n'avons pu aller dans les pays concernés.
Lancée en 2004, l'opération EUFOR Althea a pris relais de la force de stabilisation de l'OTAN qui assurait, depuis décembre 1996, le maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine et la bonne l'application des accords de Dayton.
Comptant aujourd'hui 600 hommes, les trois objectifs assignés à la mission dans son mandat ont été, dans une large mesure, atteints :
– l'objectif principal du maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine est incontestablement satisfait, le pays connaissant depuis des années maintenant une situation sécuritaire stable, malgré des poussées de tensions ;
– l'objectif de déminage est largement satisfait. 4 000 km2 étaient initialement minés. 75 % ont été déminés à ce jour ;
– enfin, l'essentiel des armes de petit calibre a été répertorié et stockées. S'agissant des armes de gros calibre, elles sont inutilisables en pratique et 96 % des munitions ont été détruites.
Ayant largement atteint ses objectifs, la question pourrait se poser d'une fin de l'opération EUFOR Althea. Toutefois, celle-ci n'est pas à l'ordre du jour. En effet, bien que stable aujourd'hui, la Bosnie-Herzégovine est un État très fragile, très pauvre et soumis à des forces centrifuges très fortes. Il est donc probable que l'opération se poursuive jusqu'à l'adhésion du pays à l'Union européenne qui, elle aussi, est loin d'être à l'ordre du jour.
La mission EUTM Mali a été lancée en 2013. Elle vise à reconstruire les Forces armées maliennes (FAMA) afin d'en faire une armée efficace capable de rétablir l'intégrité territoriale du pays et d'en assurer seule la sécurité.
Même si nous n'avons pu nous rendre sur place, nous avons recueilli des échos plutôt positifs sur le fonctionnement de cette mission, jusqu'aux évènements récents, bien sûr. 36 000 soldats ont été formés par EUTM Mali, qui constituent l'ossature des FAMA. Si l'accompagnement au combat n'est pas possible, le retour d'expérience est assuré par Takuba et Barkhane, qui sont en mesure d'évaluer et de conseiller les soldats maliens. L'élargissement de la mission à deux pays voisins, le Burkina Faso et le Niger est en cours. La régionalisation d'EUTM Mali a également progressé, en articulation avec Barkhane et en appui du G5 Sahel.
Toutefois, malgré neuf années d'effort et des progrès certains, les FAMA ne sont toujours pas en mesure d'assurer seules, sans l'aide des forces françaises et européennes ainsi que celle de la MINUSMA, la sécurité du pays et encore moins dans les régions les plus au nord soumises à la pression des groupes armées.
Évidemment, la mission EUTM Mali subit le contrecoup de l'aggravation des tensions entre la France et le Mali. En effet, l'avenir de Barkhane et de Takuba a été scellé le 17 février 2022 par l'annonce du retrait des forces françaises et européennes et leur probable redéploiement, dans un format encore à préciser, dans les autres pays du Sahel.
Dès lors, l'avenir d'EUTM Mali, s'il n'a pas encore été tranché, apparaît largement compromis. Non seulement le groupe russe de mercenaires Wagner, appelé dans le pays par la Junte, prend une place toujours plus importante au sein des FAMA mais sans le soutien de Barkhane et de Takuba, l'efficacité de la formation est largement remise en cause. La ministre allemande de la Défense, Mme Christine Lambrecht, s'est d'ailleurs déclarée, dès l'annonce du retrait des forces françaises et européennes, « très sceptique » sur la poursuite de la mission qui devrait faire l'objet, prochainement, de discussions au COPS.
Enfin, dernière mission sur laquelle nous nous sommes penchées : EUTM RCA.
EUTM RCA a été lancée en 2016 dans un triple objectif :
– le conseil stratégique au ministère de la défense, à l'état-major et à la présidence de la république
– l'enseignement aux officiers et sous-officiers ;
– la formation des forces armées.
De l'avis général, la mission EUTM RCA est un échec. La situation sécuritaire du pays s'est continuellement dégradée depuis son lancement sans que les forces armées qu'elle a contribué à former ne puissent s'y opposer.
Aujourd'hui, le pays est plus instable que jamais et un nouveau facteur pèse sur l'équation sécuritaire : la présence massive dans le pays des mercenaires du groupe Wagner, à l'invitation du président Touadéra. Ceux-ci ont progressivement pris la place d'EUTM RCA dans la formation des soldats qu'ils équipent et accompagnent au combat, tout en assurant la sécurité du président de la République qu'ils conseillent également en matière militaire. En échange, le groupe Wagner exerce une emprise de plus en plus forte sur d'autres segments de l'administration, comme les douanes, et met en œuvre des pratiques de prédation sur les ressources minières du pays, tout en commettant de nombreuses exactions.
Dans ces conditions, le pilier « formation » de la mission EUTM RCA a été suspendu le 15 décembre 2021, les deux autres piliers étant en revanche maintenus mais dans des conditions insatisfaisantes. La question de la fin de cette mission doit être posée très clairement et le sera prochainement au sein du COPS.
Ces résultats très contrastés ont mis en lumière qu'outre les faiblesses du cadre juridique et opérationnel déjà évoquées, c'est le contenu même des missions EUTM qui posent en réalité problème. Nous avons identifié trois problèmes :
Premier problème : il est interdit aux formateurs européens d'accompagner les soldats qu'ils ont formés dans les zones de combat et d'être présents à leurs côtés en opération. En d'autres termes, notamment en RCA, ils sont dans l'incapacité d'évaluer leur comportement au combat et les recrues ne peuvent, dans ces moments cruciaux, compter sur le soutien de ces soldats expérimentés, si bien que dans de nombreux cas, une fois envoyés au front, ils désertent, commettent des exactions ou sont pris en charge par Wagner dont les mercenaires n'ont pas les mêmes contraintes.
Deuxième problème : les missions de formation exigent, sinon une expérience africaine, au moins une bonne connaissance de la langue, en particulier pour le conseil stratégique. Or, ce n'est pas toujours le cas. Nombreux sont les commandants envoyés sur le terrain qui n'avaient aucune expérience de l'Afrique, de même pour les formateurs qui ne parlaient pas la langue du pays.
À ce manque de compétence s'ajoute la durée limitée du déploiement sur le terrain. Certes, compte tenu de l'éloignement et de l'instabilité des pays concernés, six mois est déjà une durée suffisamment longue qui met à l'épreuve les hommes et les familles. Il n'en reste pas moins qu'elle apparaît trop courte pour que des liens personnels se créent entre les formateurs et leurs recrues et, plus encore, entre les conseillers et les dirigeants militaires et politiques. Le conseil stratégique, plus encore que la formation, exige une confiance que seule le temps peut apporter.
Les missions militaires pâtissent enfin d'un défaut de coordination avec les missions civiles et, plus généralement, avec l'action de l'Union européenne dans les pays concernés mis en œuvre par ses délégations (DUE). Ainsi, missions militaires, missions civiles et DUE fonctionnent-elles « en silo », chacune poursuivant ses objectifs sans tenir compte des besoins des autres. Par exemple, il n'est souvent pas possible, pour une mission militaire, d'obtenir que l'aide au développement investie dans le pays finance la construction d'une caserne, d'une piste d'atterrissage ou d'une route susceptibles d'être utilisées par les militaires. Non seulement les DUE ont leur propre agenda mais elles ont conservé, comme les institutions européennes d'une manière générale, leur méfiance traditionnelle vis-à-vis d'un domaine militaire qu'elles connaissent mal.
Enfin, troisième et peut-être plus gros problème, jusqu'à une période récente, l'Union européenne avait l'interdiction de fournir aux forces armées qu'elle formait les équipements dont elles ont besoin, à la fois pour leur formation, leur entraînement et, au-delà, leurs opérations sur le terrain. Les conséquences étaient très négatives :
– les soldats ne se forment pas toujours sur des armes réelles, ce qui nuit à l'efficacité de leur formation et, lorsqu'ils en disposent, fournies en bilatéral par les États-membres, ce ne sont pas forcément celles dont ils disposeront au combat, nuisant ainsi à leur efficacité sut le terrain ;
– cette efficacité sur le terrain est encore plus limitée si, comme c'est le cas, les armées concernées ne disposent pas d'armes ni de munitions en quantité suffisante, de moyens de transport, de carburant ou de casernes, parfois même pas d'uniformes ou de chaussures ;
– sur le plan politique, ne pouvant fournir d'équipements ni pour la formation, ni pour le combat, l'offre européenne apparaît moins compétitive que celle d'autres pays tels que la Chine, la Turquie ou la Russie, qui n'ayant pas les limites de l'Union européenne, sont en mesure de satisfaire à l'ensemble des besoins des pays concernés, en formation comme en équipement. Ce manque de compétitivité de l'offre européenne, incapable de répondre aux besoins des autorités maliennes et centrafricaines, a incontestablement contribué à l'arrivée du groupe Wagner dans ces pays.
Fort de ce constat, nous avons élaboré cinq propositions afin de renforcer l'efficacité des opérations et missions militaires européennes.
La première est de « muscler » les moyens européens dédiés à ces opérations et missions militaires. Comment ?
– en comblant les lacunes capacitaires identifiées de l'Union européenne, en matière de transport stratégique, de moyens ISR et de moyens médicaux. Les projets lancés dans le cadre de la CSP doivent être poursuivis jusqu'à leur terme.
– en accroissant la part des dépenses prise en charge au titre des « coûts communs » par le budget européen afin de faciliter la génération de force en levant l'hypothèque financière pesant sur les États-membres ;
– enfin, en mettant en œuvre concrètement la Capacité de déploiement rapide de l'Union européenne qui devrait constituer l'une des propositions « phare » de la Boussole stratégique.
Notre deuxième proposition vise à remédier à l'une des faiblesses majeures des missions européennes : l'impossibilité de fournir des équipements militaires, dont on a vu les conséquences sur la qualité de la formation. Certes, une avancée majeure est intervenue en 2021 avec l'entrée en vigueur de la Facilité européenne de paix (FEP) qui autorise le financement, par l'Union européenne, des équipements militaires, y compris létaux, au bénéfice des pays tiers.
Toutefois, malgré le succès que représente son entrée en vigueur, la FEP est encore incertaine en ce qui concerne le financement d'armes et de munitions. Jusqu'à présent, seuls des financements d'équipements non-létaux ont été validés par le COPS qui, en la matière, est profondément divisé. Pour les pays nordiques comme pour l'Allemagne, la question du financement par l'Union européenne d'équipements létaux est très sensible. S'ils ont accepté le nouveau cadre qu'est la FEP, qui permet juridiquement ce financement, il n'est pas exclu qu'en pratique, ils s'opposent à sa mise en œuvre pour des raisons idéologiques et/ou politiques, ou la retardent considérablement.
Nous estimons absolument nécessaire que la FEP soit pleinement mise en œuvre en ce qui concerne le financement d'équipements militaires, y compris létaux, pour les armées formées par l'Union européenne. Il en va de l'efficacité de la formation comme de la compétitivité de l'offre européenne vis-à-vis de ses concurrents. L'exemple de la RCA hier et du Mali aujourd'hui montrent que les gouvernements africains n'hésitent pas à délaisser les offres européennes pour d'autres satisfaisant mieux à leurs besoins.
Notre troisième proposition vise à renforcer la coordination entre les missions européennes et les opérations militaires européennes ou nationales dans les pays concernés, sur le modèle – maintenant malheureusement périmé – d'EUTM Mali, de Barkhane et Takuba. De même, la fin du fonctionnement « en silo » des missions militaires et civiles ainsi que de l'aide au développement est de nature à renforcer l'efficacité de l'approche intégrée européenne qui n'est pas seulement un slogan mais doit se concrétiser sur le terrain.
Notre quatrième proposition vise à flexibiliser les opérations et missions européennes, notamment par le recours à l'article 44 du TUE. Aux termes de cet article, « le Conseil peut confier la mise en œuvre d'une mission à un groupe d'États membres qui le souhaitent et disposent des capacités nécessaires pour une telle mission. Ces États membres, en association avec le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conviennent entre eux de la gestion de la mission ». Certes, la décision initiale reste prise à l'unanimité mais une fois qu'elle est prise, la mise en œuvre de la mission est réservée aux seuls États-membres qui y participent effectivement, allégeant ainsi considérablement son fonctionnement.
De même, toujours pour flexibiliser ces opérations et missions, les présences maritimes coordonnées (PMC) pourraient être développées.
Une PMC consiste à coordonner les actions des différentes marines européennes dans une zone déterminée, afin d'optimiser le temps de présence à la mer. Il s'agit d'un instrument très souple puisque les ressources restent subordonnées aux chaînes de commandement nationales, qui se coordonnent via une cellule de coordination au sein de l'EMUE.
Une PMC pilote a été lancée en 2020 contre la piraterie dans le golfe de Guinée et une autre devrait l'être prochainement dans le nord-est de l'océan indien. D'autres pourraient suivre, palliant à la difficulté pour l'Union européenne de lancer des opérations « exécutives ».
Enfin, notre dernière proposition ne vise pas tant à renforcer l'efficacité des opérations et missions militaires de l'Union européenne qu'à poser une limite à celle-ci.
Cette limite, c'est l'éthique. Certes, l'Union européenne doit « muscler » ses missions et ses opérations afin d'en renforcer l'attractivité pour les pays concernés, et mieux faire face à la concurrence d'autres fournisseurs de sécurité tels que la Russie, la Chine ou la Turquie.
Toutefois, l'Union européenne n'est pas la Russie, la Chine ou la Turquie. Sa PSDC s'appuie, dans sa mise en œuvre, sur les mêmes valeurs que celles qu'elle promeut sur la scène internationale, en particulier le respect des droits humains. C'est la raison pour laquelle les formations dispensées dans le cadre des EUTM comportent toujours des cours sur le droit international humanitaire, sur les droits humains, sur l'égalité de genre et, d'une manière générale, sur l'éthique du combattant.
De même, bien que ce soit regrettable sur le plan de l'efficacité, les formateurs européens n'accompagnent pas leurs recrues au combat.
Enfin, les équipements militaires fournis via la Facilité européenne de paix obéissent à des règles très strictes afin de limiter autant que possibles les détournements et les abus.
Il va sans dire que cette éthique n'est pas forcément celle des mercenaires de Wagner, ni le respect des droits humains une composante essentielle de la formation militaire dispensée par les concurrents de l'Union européenne en Afrique. Dans ces conditions, il faut accepter que l'offre européenne soit parfois écartée et ne pas faire un objectif en soi de « gagner des parts de marché » de la formation militaire.
Lorsque les conditions dans le pays ou les exigences des autorités ne permettent plus le respect de cette éthique, l'Union européenne doit en tirer les conséquences et se retirer.
Le chemin devant nous est encore long lorsque l'on regarde les différences capacitaires entre les États membres. La nouvelle ministre de la Défense allemande a par exemple été choisie pour pallier aux failles capacitaires de l'armée allemande. Comme l'a dit le Chancelier, Olaf Scholz, à la conférence sécuritaire qui s'est tenue il y a quelques jours, nous avons le matériel nécessaire, il reste néanmoins à le faire fonctionner. La réactivité en cas de crise nous fait défaut, surtout en Allemagne où un accord préalable du Parlement est nécessaire.
Dans le contexte de crise ukrainienne, il est toujours intéressant de faire un point sur les capacités militaires de l'Union. Les espaces russes et européens sont identiques d'un point de vue géographique mais la Russie est quatre fois moins peuplée et douze fois moins riche. L'Union a récemment décidé de déployer une équipe de cyber spécialistes organisés en force de réaction rapide afin d'assister les autorités ukrainiennes dans les domaines critiques.
Vous proposez de muscler les moyens militaires européens. Concernant l'état-major de l'Union européenne, il n'intervient que pour les missions de formation et non pour les missions opérationnelles. Ne serait-il pas important d'avoir un état-major responsable de l'ensemble de ces missions, sur le modèle de l'OTAN ?
Par ailleurs, serait-il possible de faire des exercices militaires en conditions réelles ? Je crois qu'il n'en existe que sur le papier.
J'ai eu l'occasion de travailler sur l'UETM-Mali avec notre collègue Sereine Mauborgne dans le cadre de notre rapport sur l'opération Barkhane. J'avais donc connaissance des nombreuses difficultés que vous signalez dans votre rapport (impossibilité d'accompagner les formateurs sur le terrain, problèmes de langues, de connaissances…). En nous rendant sur place, nous avions néanmoins remarqué qu'avec la régionalisation, la formation avait lieu au plus près des soldats. D'autre part, la pandémie a eu des effets dramatiques parce que les formations ont été suspendues pendant ces périodes.
Vous disiez que l'Union prend davantage en compte l'éthique des pouvoirs publics dans les zones d'intervention et qu'elle doit à présent mettre fin aux missions sur place lorsque ce critère n'est pas rempli. Avec le changement de dirigeants, le Mali se trouve à présent dans ce cas de figure. À votre avis, quel sens aurait une lutte contre le terrorisme au Sahel sans le Mali ? Devrait-on le retirer du G5 Sahel ?
L'actualité géopolitique regorge de questionnements mais j'aimerais vous interroger sur la zone indopacifique.
Hier se réunissaient à Paris soixante représentants diplomatiques de la zone indopacifique et de l'Union européenne dans le cadre du Forum pour la coopération dans l'indopacifique, lequel vise à renforcer le partenariat stratégique existant entre ces différents États.
Cette zone est importante pour la France qui y compte un million de ressortissants. Comme l'a rappelé le ministre des Affaires étrangères dans son allocution, ce sommet avait pour but de « décliner le renforcement du partenariat par des projets concrets dans les domaines de la sécurité, de la défense, de la connectivité et du numérique ». Tout cela devant servir à appréhender des orientations à venir pour l'Union dans une zone stratégique tant en termes économiques que militaires. L'absence de la Chine à ce forum a évidemment été remarquée. Pour autant, au vu du travail fourni sur ces questions et diverses auditions menées, quel regard portez-vous sur l'action de l'Union dans cette zone ?
Depuis longtemps, les Européens s'étonnent que des zones comme le Sahel se déstabilisent davantage et que nos opérations ne donnent pas les résultats attendus. Soyons honnêtes, les failles de notre politique de sécurité commune sont profondes. Nous restons incapables de déployer nos moyens de défense militaires et civils pour répondre aux crises. L'Union est souvent une simple spectatrice des grandes puissances, que ce soit en Ukraine ou au Sahel récemment.
Pourquoi cet échec ? Pour commencer, vous le rappelez, nos intérêts stratégiques divergent avec ceux de l'Allemagne et des pays de l'Est, le rapprochement se faisant à petits pas. Prenons par exemple l'accord de coalition du nouveau Gouvernement allemand dans lequel on trouve encore une fois des mots prometteurs : « accroître la souveraineté stratégique de l'Europe », « remplacer le vote à l'unanimité au sein du Conseil des ministres par le vote à la majorité qualifiée », « travail sur la boussole stratégique européenne ». Paroles ou avancées en perspective ? Dans le même temps, l'armée allemande se rapproche toujours davantage de l'armée américaine. Pensez-vous qu'après tant d'années un rapprochement de nos positions aurait-il enfin lieu ? Quel sera l'impact concret de la boussole stratégique ?
De plus, il ne faut pas s'étonner de l'impossibilité de construire une défense commune alors que nous maintenons une industrie de défense guidée par la concurrence et le profit. Tant que l'OTAN existera, l'Union européenne ne développera jamais une industrie de défense commune. Nous resterons dépendants des États-Unis, incapables d'adopter nos propres points de vue. Il y aura toujours des excuses pour ne pas agir en tant qu'Union.
En outre, nos opérations ne tiennent pas suffisamment compte des causes des conflits. Nous formons les forces de sécurité, nous luttons contre le terrorisme. Ne devrions‑nous pas investir davantage et plutôt dans les institutions publiques, éducatives des pays en crise ?
Trop souvent l'Union ne protège que ses intérêts économiques dans une démarche considérée comme néo-colonialiste par les peuples. Les interventions militaires civiles et l'aide au développement ne sont trop souvent qu'un outil de pouvoir des entreprises européennes et américaines pour contrôler les ressources et les richesses et maintenir au pouvoir des dirigeants contestés voire corrompus. Ces interventions servent trop peu les populations civiles. Si ces dernières avaient leur quotidien amélioré, si elles pouvaient avoir confiance en leurs institutions, ne seraient-elles pas moins vulnérables au terrorisme et aux coups d'État ?
En ce qui concerne Eurocorps, ce corps d'armée a participé à des missions de maintien de la paix, comme en Bosnie en 1998, mais il s'agit essentiellement de missions de l'OTAN.
En ce qui concerne l'état-major de l'Union européenne (EMUE), il ne planifie et ne conduit que quatre missions non exécutives de formation, faute de moyens. Toutefois, il est informé des décisions qui sont prises par les commandants des trois opérations exécutives, avec lesquels il travaille en étroite collaboration. À titre d'exemple, le commandant de l'opération EUFOR Althea, a indiqué qu'auprès de lui est détachée une équipe qui est en contact permanent avec l'EMUE. L'objectif du l'EMUE est de monter en puissance et d'être capable, à terme, de commander une opération exécutive terrestrocentrée d'environ 1500 hommes.
Sur la zone indopacifique, on peut citer la mission Atalante, opération navale lancée en 2008 pour lutter contre la piraterie au large de la Somalie. On peut également citer la mission militaire de formation de l'UE (EUTM) au Mozambique ou encore la présence maritime coordonnée (PMC) qui va être prochainement lancée au nord-ouest de l'océan indien. L'ensemble de ces opérations s'intègre dans la stratégie européenne pour l'Indopacifique adoptée en 2021.
En ce qui concerne la boussole stratégique, les ambitions qu'elle fixera à l'Union européenne devront être mises en œuvre, ce qui suppose l'unanimité des États-membres. Elle viendra compléter d'autres initiatives majeures telles que la Coopération structurée permanente ou le Fonds européen de défense. Enfin, je voudrais rappeler à notre collègue Andrée Chassaigne que l'Union européenne est le premier bailleur en termes d'aide publique au développement.
Concernant le Mali, qui est un partenaire de premier plan dans la lutte contre le terrorisme, force est de constater qu'aujourd'hui, les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre les opérations engagées dans le cadre des opérations Barkhane et Takuba. En revanche, malgré le retrait annoncé de nos forces, la France et ses partenaires européens ne quittent pas la région. Celles-ci seront redéployées dans les pays voisins du Sahel, à commencer par le Burkina-Faso et le Niger, lesquels font face à une menace terroriste croissante.
De façon générale, chers collègues, je vous remercie de votre présence à la présentation de ce rapport sur les opérations extérieures de l'Union européenne et, plus globalement, de la qualité de nos travaux et de nos relations ces dernières années.
Ce fut un honneur de présider la commission des affaires européennes. Portez l'Europe dans vos circonscriptions. Je formule à nouveau le vœu que cette commission devienne permanente et que, comme cela peut se faire ailleurs en Europe, des débats se tiennent à l'Assemblée nationale avant les réunions du Conseil européen.
La Commission de la défense est une commission qui se veut ouverte aux autres commissions pour des travaux communs. Nous devons continuer ensemble notre travail autour de la défense européenne : le contexte actuel nous rappelle son importance, même s'il existe des divergences entre pays sur le sujet. Il nous faut continuer à construire cette Europe universaliste et humaniste.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. André Chassaigne, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Fabien Gouttefarde, M. Jacques Marilossian, M. Philippe Meyer, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Josy Poueyto, Mme Catherine Pujol, M. Gwendal Rouillard, Mme Nathalie Serre, M. Benoit Simian, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart
Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Bernard Bouley, M. Christophe Castaner, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean Lassalle, M. Patrick Mignola, Mme Isabelle Santiago, M. Aurélien Taché, Mme Alexandra Valetta Ardisson
Assistaient également à la réunion. - Mme Aude Bono-Vandorme, Mme Frédérique Dumas, M. Jean-Pierre Pont, Mme Liliana Tanguy, Mme Sabine Thillaye