COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Vendredi 11 juin 2021
La séance est ouverte à dix-huit heures trente.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition de Mme Valérie Denux, directrice générale, et de M. Didier Roux, responsable du service santé et sécurité de l'environnement extérieur, de l'agence régionale de santé (ARS) de la Guadeloupe, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin.
Nous recevons à présent Mme Valérie Denux, directrice générale, et de M. Didier Roux, responsable du service santé et sécurité de l'environnement extérieur, de l'agence régionale de santé (ARS) de la Guadeloupe. Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
Les personnes auditionnées prêtent serment.
L'ARS a pour vocation de contrôler la qualité de l'eau et d'en informer les collectivités responsables. Nous assumons également un rôle de conseil et d'assistance. Notre champ d'action englobe les aspects sanitaires de la gestion de l'eau et non la structuration de sa gouvernance.
Distinguons bien la qualité de l'eau de consommation humaine et celle de l'eau de baignade.
L'eau de consommation humaine respecte à 91 % les normes bactériologiques, ce qui correspond à un niveau de qualité correct, malgré quelques problèmes ponctuels.
Les eaux de baignade, dont la qualité se dégrade depuis quelques années, nous inquiètent plus. Les eaux de baignade d'excellente qualité en Guadeloupe sont passées de 92 % à 75 % en quatre ans. Cette dégradation est liée à l'assainissement, qui échappe à notre périmètre, même si l'ARS s'y intéresse, du fait de ses conséquences sanitaires.
L'ARS doit à la fois protéger la ressource et s'assurer de la qualité de l'eau distribuée. Nous procédons aux contrôles de 60 captages, 57 stations de traitement et 317 points de surveillance, selon les mêmes critères qu'en métropole, si ce n'est qu'une dérogation autorise la température des eaux en Guadeloupe et dans les îles du nord à dépasser 25 °C. Nous réalisons à peu près 1 600 prélèvements par an. Quant aux eaux conditionnées, elles font l'objet d'environ 200 prélèvements annuels.
L'eau en Guadeloupe présente la particularité de provenir de ressources à 75 % superficielles et à 25 % souterraines. La Basse-Terre, où les alizés déposent leur humidité, tient lieu de château d'eau. Chaque année, nous prélevons 80 millions de mètres cubes à usage d'eau potable, dont seuls 37 millions sont distribués en raison des fuites. Les besoins de la population sont estimés à 40 millions de mètres cubes.
La Basse-Terre, par l'intermédiaire d'un feeder, colonne vertébrale de notre système de distribution, assure l'approvisionnement en eau des îles du sud, les Saintes et la Désirade.
Quelques intrusions salines menacent les forages de la Grande-Terre, au sol plus calcaire et au climat plus sec, en raison d'une surconsommation. Quelques communes de la Côte-sous-le-vent disposent d'une alimentation autonome.
Les difficultés ne viennent pas tant des analyses bactériologiques que des usines de traitement vétustes, soumises à des aléas climatiques parfois violents, et fort sollicitées, du fait des 60 % de pertes sur le réseau. Il en résulte un problème de turbidité de l'eau, qui contraint à utiliser de l'aluminium à des fins de floculation, d'où le risque d'une forte concentration de cet élément, déjà très présent dans les sols volcaniques de la Basse-Terre.
Un autre problème vient des pesticides, du chlordécone, principalement, qui se retrouve dans les eaux, parfois sous forme dégradée, notamment à la Basse-Terre. Il a fallu, pour cette raison, fermer quelques captages dans les années 2000 et équiper des usines de traitement de filtres à charbon actif, d'une grande efficacité, encore qu'ils ne permettent pas de traiter des concentrations trop élevées.
La Saur, confrontée à un cas de légionellose à Saint-Barthélemy, nous a déclaré que le résultat des analyses de l'ARS, effectuées en mars 2020, ne lui était parvenu qu'en mai 2020. Pourquoi un tel délai ? À quelles difficultés vous heurtez-vous en matière d'analyses ?
Cet incident ne m'a pas été signalé.
Les analyses n'occasionnent pas de difficulté majeure. Jusqu'à présent, l'Institut Pasteur se charge de la plupart d'entre elles avec le laboratoire Carso. Ils nous en remettent les résultats dans des délais acceptables, à quelques exceptions près, dues à des problèmes de systèmes d'information.
La procédure elle-même, mise en place en lien avec la préfecture, fonctionne normalement et permet d'avertir au plus vite les collectivités concernées, les producteurs et les distributeurs. Je vérifie moi-même la transmission des informations aux mairies, via des alertes par e-mail, ensuite confirmées par un courrier officiel.
Le temps que nécessitent les analyses varie selon leur nature, bactériologique ou chimique.
Le cas de légionellose que vous évoquez me semble avoir été décelé en métropole, où la personne atteinte était retournée. L'ARS a-t-elle été aussitôt saisie ? Il conviendrait de faire la lumière sur ce qu'il s'est passé.
En principe, nous ne contrôlons pas la présence de légionnelles dans les réseaux d'eau. Nous tentons de les détecter en amont, par des analyses assez longues. Les îles du nord recourent à des systèmes d'osmose et de distillation qui amènent l'eau distribuée à des températures parfois très élevées.
Dans le cas que vous évoquez, nous avons été victimes d'un dysfonctionnement imputable au laboratoire, qui ne nous a prévenus qu'assez tard. Par ailleurs, ce cas de légionellose ne serait pas apparu si la Saur avait respecté ses obligations de distribuer de l'eau suffisamment chlorée.
Le plan Vigipirate impose un taux minimum de 0,6 milligramme de chlore par litre d'eau produite de sorte qu'en bout de réseau, l'eau distribuée en contienne 0,3 milligramme par litre.
Je ne me rappelle pas cette donnée, mais je pourrai vous la fournir. La concentration en chlore devait en tout cas être insuffisante. Signalons qu'il n'en a pas résulté de conséquences sur la santé publique, puisqu'aucun cas de légionellose n'a été détecté sur l'île.
Quel lien établissez-vous entre la dégradation de la qualité des eaux et la santé publique ?
Ce lien s'avère majeur, puisque les eaux de consommation humaine sont absorbées par l'organisme. La consommation régulière d'eau aux normes réglementaires apparaît essentielle en termes de prévention. En cas de dépassement du seuil acceptable de chlordécone, dû à un retard dans le remplacement du filtre à charbon actif, je préconise d'interdire ou de restreindre la consommation d'eau des personnes les plus fragiles, dont les femmes enceintes. Je signale le moindre dépassement des seuils aux responsables, pour qu'ils relaient l'information à la population.
La qualité des eaux de baignade exerce, elle aussi, un impact sur la santé. Un mauvais résultat d'analyse bactériologique indique un risque de contracter des maladies dermatologiques, voire intestinales en cas d'ingestion de l'eau.
La mauvaise qualité de l'eau peut, d'une part, provoquer des maladies aiguës et, d'autre part, favoriser des pathologies chroniques. L'exposition prolongée aux pesticides et aux perturbateurs endocriniens comporte de réels dangers.
La situation en eau douce est assez catastrophique, puisque pratiquement tous les sites de baignade sont fermés.
Quant à l'eau de mer, la plage de l'anse à sable, à proximité d'une station d'épuration posant problème, est chroniquement fermée. La plage de Viard est, elle, fermée depuis plus de cinq ans. Des problèmes de pollution liée à des assainissements défectueux ont contraint à interdire la baignade sur la plage du lagon à Saint-François et celle du troisième pont à Grand-Bourg également.
Il me semble pourtant que certains se baignent régulièrement dans les lieux que vous citez. Quels contrôles y sont effectués ?
Nous demandons aux maires d'informer de la non-conformité des analyses de l'eau et d'interdire la baignade par voie d'affichage. Il lui revient, en vertu de ses pouvoirs de police, de s'assurer du respect de cette interdiction.
Au maire.
Ce rôle n'incombe pas à l'ARS. Nous demandons au maire de nous transmettre l'arrêté municipal correspondant, qu'il lui revient d'afficher. Sur certaines plages, l'affichage est hélas systématiquement arraché. La gendarmerie le sait. Pour autant, le problème n'est pas résolu. Les propriétaires de roulottes craignent un manque à gagner si les baigneurs ne viennent plus.
Disposez-vous de statistiques sur les baigneurs attrapant, dans des eaux interdites, des maladies de la peau ou du système digestif ?
Il serait intéressant de lancer une étude, même si collecter des données sur une période déjà écoulée ne s'annonce pas simple. Une telle démarche permettrait de mettre en évidence un éventuel lien de causalité entre baignade et maladies.
Certains habitants de la Guadeloupe ont été contaminés par des amibes. Nous avons lancé une étude à ce sujet.
Les amibes sont des organismes unicellulaires d'une taille légèrement supérieure à celle des bactéries, fréquemment présents dans la nature. Le problème vient de l'existence, en Guadeloupe, d'une amibe thermophile, naegleria fowleri, qui, contrairement à la plupart, entre dans l'organisme par le nez, les yeux ou les oreilles et s'attaque au cerveau. L'issue en est fatale. Un jeune garçon en est décédé, voilà une dizaine d'années. Même si la détection de sa présence ne s'inscrit pas encore dans les normes françaises, l'ARS la contrôle, avec l'Institut Pasteur, sur tous les points de baignade connus où la température va de 32 °C à 40 °C. Nous y enjoignons le public, par des panneaux assez grands, à ne pas mettre la tête sous l'eau ni plonger. En cas de dépassement des seuils, nous demandons à interdire la baignade.
Une recrudescence de ces amibes thermophiles a été constatée dans d'autres pays, là où se déversent des eaux de refroidissement de centrales nucléaires. Une dizaine de décès dus à naegleria fowleri ont été dénombrés de par le monde, l'an dernier.
Neuf pour cent des eaux de boisson ne sont pas de bonne qualité en Guadeloupe. Cela signifie-t-il qu'un usager ouvrant son robinet court une chance sur dix de ne pas y trouver une eau de qualité ? Ou la mauvaise qualité ne concerne-t-elle qu'un secteur limité ?
Les écarts par rapport à la norme sont circonscrits aux zones où se concentrent le plus de fuites dans le réseau. Ce sont souvent les mêmes secteurs qui posent problème.
Les problèmes surviennent régulièrement dans les zones qui pâtissent d'une connaissance patrimoniale quasi inexistante du réseau, par ailleurs vétuste.
En matière de réglementation, il convient de distinguer les limites de qualité, qui concernent la présence de deux types de bactéries à l'incidence directe sur la santé, escherichia coli et les entérocoques, des références de qualité. Celles-ci portent sur la concentration des coliformes, des germes totaux et des bactéries sulfito-réductrices, dont la présence dans l'eau ne constitue pas un critère de non potabilité.
Les analyses, dans les zones à problèmes, peuvent contrevenir aussi bien aux limites de qualité qu'aux seuils de références de qualité. L'ingestion d'eau n'est toutefois pas mortelle. Dès lors qu'un taux minimal de chlore y est ajouté, elle comporte en réalité très peu de bactéries. Certains réseaux de distribution, notamment en Grande-Terre, ne font l'objet d'aucune alerte bactériologique.
L'écart par rapport à la norme, très stricte, est parfois minime. Il n'impacte dans ce cas que faiblement la santé.
Les principales zones concernées se situent sur la côte est de Basse-Terre, à Trois-Rivières, Goyave et Capesterre-Belle-Eau, ainsi qu'à Sainte-Rose, où des captages alimentent des zones faiblement habitées.
Certaines unités de distribution alimentent toute une commune, comme à Goyave et Capesterre-Belle-Eau. Sainte-Rose dispose de cinq unités autonomes, où nous relevons chroniquement des contaminations allant de 10 % à 30 %, contre un seuil établi à 5 %.
Notons que plus une unité de distribution est importante, plus s'y multiplient les analyses, conformément au code de la santé publique. Ainsi, certaines petites unités, à Sainte-Rose, ne font l'objet que de 4 analyses par an. Il suffit qu'une seule ne donne pas satisfaction pour que le taux d'analyses mauvaises atteigne 25 %.
Les contaminations à Goyave vont de 10 % à 20 %, de même qu'à Capesterre, contre 5 % à 10 % à Trois-Rivières.
Établissez-vous un lien entre la petite taille des régies de Sainte-Rose et Trois-Rivières, et la mauvaise qualité de leur eau ?
Plus une régie est importante, plus elle dispose de personnel et de moyens. Certains petits captages de Sainte-Rose ne bénéficient pas de la même compétence que les installations de la régie eau nord Caraïbes (RÉNOC).
Si les communautés de communes, en charge de l'assainissement, n'entreprennent rien, comment évoluera la qualité des eaux de baignade ? Comment y remédier ?
L'office de l'eau estimait à 50 % les eaux de baignade de mauvaise qualité, alors que vous avancez le chiffre de 25 %. Comment expliquez-vous cet écart ?
J'évoquais 75 % d'eaux d'excellente qualité. D'autres sont de qualité moyenne, voire mauvaise. Nous publions chaque année une carte où figurent ces informations à l'intention des habitants et des visiteurs de l'archipel.
A priori, les fonds marins aussi souffrent beaucoup de la pollution. Les problèmes d'assainissement et de rejets entraînent la destruction des coraux.
Il faut se méfier des chiffres. Certains concernent la Guadeloupe seule et d'autres les îles du nord également, où l'eau est de meilleure qualité, d'où les différences. En réalité, en Guadeloupe, 64 % des eaux de baignade sont d'excellente qualité et 12 % de bonne qualité.
Le chiffre actuel me semble moins important que son évolution. Chaque année, nous perdons de 6 % à 10 % d'eaux de qualité suffisante. Si cette évolution se poursuit, dans dix ans, il ne restera plus en Guadeloupe de points de baignade conformes.
La Guadeloupe consommerait 50 millions de bouteilles d'eau en plastique, souvent entreposées au soleil. Vous intéressez-vous à l'effet sanitaire des microplastiques sur la population ?
Nous ne contrôlons que l'eau mise en bouteille sur l'île. Au-delà des effets sur la santé de sa consommation se pose la question de son empreinte carbone et du recyclage du plastique.
Nous subissons une forte pression des producteurs d'eau embouteillée, aussi bien de source que rendue potable par traitement, car ils sont désireux d'augmenter leur production. Les particuliers aussi souhaitent utiliser des captages pour développer la production d'eau en bouteille.
La constitution de réserves sous cette forme apporte une solution au problème des tours d'eau.
La crainte liée à la présence de chlordécone, peut-être artificiellement entretenue, reste présente. Nous entendons sans cesse dire qu'il vaut mieux boire de l'eau minérale, même s'il n'y en a pas sur l'île.
Tant que dureront les tours d'eau, je ne pense pas que nous parviendrons à résoudre durablement le problème du plastique.
Peu de communautés d'agglomération le recyclent. En l'absence d'usine d'incinération, les bouteilles sont stockées et beaucoup se retrouvent dans la nature.
Les bouteilles produites en Guadeloupe se retrouvent-elles aussi exposées au soleil, bien que ce soit interdit. Les compétences de l'ARS ne s'étendent pas jusque-là. Nous ne contrôlons l'eau destinée à l'embouteillage que lors de son captage et de sa mise en production. Nous n'intervenons pas au-delà du remplissage. Les agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont chargés de vérifier les conditions de stockage des bouteilles.
Il arrive qu'un container chargé de bouteilles d'eau reste plusieurs jours sur le port avant son dédouanage. L'eau se trouve alors soumise à des températures élevées. Les analyses menées avec la DGCCRF n'ont pas révélé de problème, dans la mesure où aucune bactérie telle qu' escherichia coli n'était présente au départ. En revanche, il n'est pas exclu que se développent d'autres flores bactériennes non souhaitables.
M. Gustin nous a indiqué que 25 % de la population guadeloupéenne rencontre des difficultés d'accès à l'eau. Qu'avez-vous mis en place, dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire liée au Covid, pour ces personnes dans l'impossibilité de respecter les gestes barrière ?
Cette responsabilité incombe à la préfecture. À l'époque où M. Gustin était en poste, nous avons travaillé ensemble sur ce sujet. Des points de distribution d'eau ont été mis en place, par des camions ou en bouteille. Nous avons aussi installé des citernes d'eau potable dans des écoles.
Les écoles privées d'eau ne peuvent accueillir d'élèves. Nous nous sommes attaqués à ce problème avec l'office de l'eau à travers un projet consistant à équiper 188 écoles de réserves d'eau en matériaux agréés pour le contact alimentaire. Les conseils départemental et régional le financent en partie, ainsi que l'office de l'eau. L'Office international de l'eau contribuera à former des techniciens à la maintenance de ces systèmes sensibles. Nous espérons que ce projet aboutira d'ici à la rentrée de septembre prochain.
La réunion se termine à dix-neuf heures quinze.