La commission entend MM. François Bonnin et Xavier Michel, directeur général délégué finance et risque et directeur des affaires publiques d'Aéma Groupe, Mme Cornélia Federkeil, secrétaire générale de l'Association des assureurs mutualistes (AAM) et Mme Mireille Aubry, responsable du groupe de travail Solvabilité II de l'AAM, sur la révision de la directive Solvabilité II.
Chers collègues, dans le cadre de notre cycle d'auditions sur le projet de réforme de la directive Solvabilité II. Nous avons déjà eu l'occasion de recevoir M. Jean-Paul Faugère, vice-président de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), Mme Florence Lustman, président de la Fédération française de l'assurance, Mme Marie-Laure Dreyfuss, déléguée générale du centre technique des institutions de prévoyance (CTIP), ainsi que M. Frédéric Hérault, directeur général du groupe Agrica, et M. Jérôme Guezennec, directeur des risques du groupe Malakoff Humanis.
Ce matin, nous recevons deux représentants d'Aéma Groupe, M. François Bonnin, directeur général délégué finance et risques, et M. Xavier Michel, directeur des affaires publiques, ainsi que Mme Cornélia Federkeil, secrétaire générale de l'Association des assureurs mutualistes, et Mme Mireille Aubry, responsable du groupe de travail Solvabilité II de la même association.
La délégation que vous avez bien voulu former, mesdames, messieurs, nous permettra à la fois d'évoquer des questions de principe et d'entrer dans le détail concret des conséquences de la réforme pour les groupes mutualistes.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur général, mesdames, messieurs les députés, l'Association des assureurs mutualistes représente trente-deux adhérents, soit des têtes de réseau ou des sociétés « solo ». Ainsi l'AAM représente-t-elle en réalité 112 sociétés.
Les sociétés d'assurance mutuelle n'ont pas à rémunérer des actionnaires et sont dirigées par une gouvernance démocratique, leurs excédents ne peuvent être l'objet d'une appropriation individuelle, et elles sont soumises au régime de la directive Solvabilité II.
Les adhérents de l'AAM représentent 49 millions de personnes protégées, qu'on appelle dans notre jargon des sociétaires. Elles emploient 103 500 collaborateurs. Les sociétés d'assurance mutuelle membres de l'AAM ont annoncé 12 000 embauches pour l'année 2021, dont celles de plus de 2 000 alternants. Elles ont un rôle fondamental au sein de la société française, puisqu'elles représentent 48 % du marché de l'assurance dommages de biens, plus de 54 % de celui de l'assurance automobile, 14 % du marché de l'assurance-vie en termes de cotisations, 33 % du marché de la prévoyance et de la santé.
Trois éléments fondamentaux me paraissent caractériser les sociétés d'assurance mutuelle en 2020 : la résilience, la solidarité et le pouvoir d'achat des sociétaires. Cela étant, plus généralement, ces mots leur collent à la peau, et c'est dans leur ADN.
Le chiffre d'affaires a connu une baisse d'un milliard d'euros entre 2019 et 2020, tandis que le résultat courant était, en moyenne, divisé par deux. Au cours de l'année 2020 ont effectivement été prises des mesures de solidarité, qui ont précisément représenté une dépense d'un milliard d'euros, soit sous la forme de fonds de solidarité, soit au titre des loyers impayés, des cotisations non collectées, etc. Ces mesures de solidarité ont distingué les assureurs mutualistes dans la gestion de la crise.
Toutefois, nous avons également constaté une augmentation de 400 000 du nombre de sociétaires des sociétés d'assurance mutuelle que nous représentons. Nous pouvons être satisfaits d'avoir un modèle robuste, avec des sociétés qui font ce qu'elles disent ; c'est très important, du point de vue tant de la solidarité que du pouvoir d'achat des sociétaires.
Nous sommes membres de l'Association des assureurs mutuels et coopératifs en Europe ( Association of mutual insurers and insurance cooperatives in Europe, AMICE), qui représente 700 coopératives et mutuelles d'assurances présentes dans dix-neuf pays. Ce sont 400 millions de personnes qui sont protégés par des mutuelles en Europe, le montant des primes atteignant 429 milliards d'euros, et ces organisations mutualistes ou coopératives emploient 430 000 personnes.
Le modèle de l'assurance mutualiste, que nous défendons dans le cadre de la réforme, est un modèle très résilient, fondé sur le long terme et non la pression des marchés. Ce n'est pas forcément une problématique de produits de long terme, mais Mme Aubry et M. Bonnin sauront vous préciser ce que cela implique.
Qu'attendent de la réforme en cours, dite révision 2020, les mutuelles ?
Vous avez reçu, mesdames et messieurs les commissaires aux finances, le 19 mai dernier, M. Jean-Paul Faugère, vice-président de l'ACPR, et, le 9 juin, Mme Florence Lustman, secrétaire générale de la FFA. Ils ont, devant vous, établi deux constats. Le premier était celui de la résilience des assureurs face au risque, notamment du fait des montants élevés de capitaux que les assureurs doivent bloquer, en application des exigences quantitatives, dites prudentielles, de la réglementation Solvabilité II. La résilience résulte cependant également, bien sûr, de la qualité de l'industrie de l'assurance, fondée sur l'analyse et la connaissance des risques, sur leur gestion, avec l'aide des techniques statistiques et financières et en s'appuyant sur la force de la mutualisation et de la diversification des risques, qui sont au cœur de l'assurance et qui sont source d'efficience pour les individus et la société. Le deuxième constat était celui du besoin d'une révision « chirurgicale » de la directive Solvabilité II, c'est-à-dire très technique, afin de mieux coller à l'horizon de long terme du modèle d'affaires des assureurs.
Je dois vous dire que les mutuelles d'assurance partagent très largement ces deux constats. La très longue histoire des mutuelles, dont certaines remontent au début du XIXe siècle, a effectivement démontré leur grande résilience, fondée sur un modèle pertinent dont l'économie a permis d'accumuler des réserves pour accompagner leur développement en taille et en offre de garantie, et ce, face à toutes les crises. Les assureurs mutualistes sont en outre extrêmement concernés, en effet, par le besoin exprimé de coller à l'horizon de long terme du modèle d'affaires de l'assurance. La très longue histoire des mutuelles d'assurance témoigne précisément de leur ancrage dans le long terme ; elles visent à accompagner leurs sociétaires le plus longtemps possible en proposant le meilleur service au meilleur coût. Le modèle mutualiste, fondé sur l'indépendance financière et l'absence d'actionnaires, leur permet de s'extraire effectivement de la pression du court terme et leur donne la liberté d'action nécessaire pour élaborer des stratégies de long terme, que ce soit pour l'accroissement du nombre de leurs assurés, pour augmenter le niveau des couvertures, pour élargir leur offre de produits, notamment en innovant, ou, bien sûr, accompagner les stratégies de placement des actifs de leur bilan.
Cette vision du long terme est fondée sur une continuité d'activité qui – il est important de le noter – découle non pas directement de la durée légale des contrats d'assurance mais bien plutôt des caractéristiques globales du modèle d'affaires. En effet, les contrats d'assurance ont une durée légale spécifique qui peut être variable, sans pour autant caractériser à elle seule l'horizon du modèle d'affaires. Pour les garanties en cas de vie, la durée des contrats peut être viagère, alors que, de l'autre côté du spectre, pour les garanties de dommages, les contrats ont des durées annuelles avec une possibilité de tacite reconduction. Ces contrats de dommages peuvent même, depuis la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite loi Hamon, être résiliés à tout moment. Cependant, entre les reconductions et les affaires nouvelles nettes des résiliations, les modèles d'affaires sont globalement extrêmement stables ; c'est ce que l'on appelle la continuité d'activité. Ainsi, la démarche de long terme des assureurs mutualistes est ancrée sur ses passifs stables et, de ce fait, structurellement longs car renouvelés.
Par ailleurs, la gouvernance des mutuelles d'assurances leur permet d'être souvent mieux capitalisées et ainsi également davantage orientées vers le long terme et plus résilientes face aux crises financières. En effet, le montant élevé de leurs réserves en fonds propres représente des proportions très importantes de leur passif, en moyenne, pour les sociétés non-vie, équivalentes au montant de leurs engagements envers leurs assurés, ce qui leur confère des sources de financement de durées extrêmement longues. Grâce à cet ancrage dans le long terme, les mutuelles d'assurances sont susceptibles d'avoir une exposition plus orientée vers des actifs risqués, les actions en particulier.
Quelles doivent donc être les caractéristiques de cette révision technique et ciblée de la directive Solvabilité II que nous appelons de nos vœux ? C'est tout d'abord le souci de l'équilibre, c'est-à-dire le souci de ne surtout pas davantage augmenter les exigences prudentielles, déjà très forte et onéreuses. À cet égard, trop de sécurité peut tuer la sécurité. De trop grandes exigences constituent des freins, des limites qui se traduisent par des pertes de rentabilité et des pertes d'opportunités et affectent le modèle d'affaires. Les coûts supplémentaires et la moindre performance sont en fait transférés aux assurés, ce qui se révèle en réalité contre-productif. Ainsi, au nom de la trop grande protection, on peut finir par tuer la protection, en ce sens que le coût de la protection et des garanties devient prohibitif. Il ne s'agit pas de remettre totalement en cause la directive Solvabilité II, loin de là. Nous en reconnaissons les mérites, à commencer par celui d'une approche économique transparente, constamment actualisée avec les données techniques et financières les plus récentes et fondée sur les risques.
Nous approuvons également le souci de protection, au demeurant en pleine cohérence avec notre nature et nos engagements mutualistes – les enjeux de société et de durabilité sont au cœur de nos décisions et de nos modèles d'affaires.
Nous approuvons enfin, bien sûr, le besoin de contrôle mais celui-ci doit être exercé de manière proportionnée et pertinente, avec le souci de l'efficience et d'une certaine économie de moyens, y compris opérationnels.
Il faut aussi que cette révision vise juste, avec des valorisations économiques et des besoins en capital fondés sur des mesures qui reflètent correctement le profil de risque réel des modèles d'affaires de long terme. Il est, à cet égard, primordial de tenir compte de toutes les caractéristiques de ces modèles d'affaires, notamment la continuité d'activité et les actions de gestion qui sont à la main des assureurs et leur procurent cette si grande résilience. Ceci est fondamental pour définir avec justesse le besoin en fonds propres dont il suffit de disposer pour faire face aux crises les plus sévères, jusqu'à la pire d'entre elles, qui pourrait se réaliser une fois tous les deux cents ans, puisque c'est là le niveau de l'exigence globale de Solvabilité II. Pour cela, il faut bien distinguer les pertes possibles et les mouvements bruts, temporaires, des paramètres constitutifs des risques, comme la volatilité des valeurs de marché, par exemple. En effet, ce qui caractérise entre autres la gestion de long terme, c'est la capacité à résister aux variations temporaires, même de très grande ampleur, autrement dit à gérer à travers les cycles et même à investir et à désinvestir de manière contra-cyclique.
J'appelle votre attention sur ce comportement contra-cyclique vertueux des assureurs, qui facilite le fonctionnement des marchés financiers en leur fournissant liquidité et stabilité et en soutenant l'économie à long terme.
Dans le cadre de la révision de la directive, l'AAM retient quatre grands sujets d'attention, s'il s'agit de permettre aux mutuelles d'assurance de continuer à mener une politique d'investissement structurellement tournée vers le long terme.
Le premier est l'actualisation des engagements, qui contribue à construire un élément fondamental dans le bilan des assureurs, c'est-à-dire toute la valorisation au passif de ces provisions que l'on doit détenir pour honorer les engagements. Il convient de calibrer avec pertinence la courbe des taux qui est ensuite utilisée pour actualiser ces engagements. C'est un sujet technique important.
Un autre sujet est le juste calibrage du risque de taux lui-même, c'est-à-dire sa capacité, éventuellement, à baisser dans des situations extrêmes.
Un troisième sujet est le besoin de pouvoir investir à long terme dans les actions et dans les actifs risqués, ce qui implique un calibrage pertinent de ce risque dans la gestion des portefeuilles dans le cadre de stratégies de long terme.
Enfin, il nous semble que la marge de risque peut témoigner d'une prudence excessive. Il y a là un paramètre susceptible de permettre d'équilibrer la révision de la directive.
J'apporte le témoignage d'un groupe mutualiste de constitution récente, issu du rapprochement de MACIF, groupe d'assurance mutuelle dommage – essentiellement automobile et habitation – et AÉSIO, mutuelle santé et prévoyance. Ce groupe finalise actuellement l'acquisition d'Aviva France, qui constituera le métier assurance-vie et épargne d'un groupe qui n'opère que sur le territoire français et protège une dizaine de millions de personnes.
La directive Solvabilité II est entrée en vigueur en 2016, il y a cinq ans. Ce recul est suffisamment long pour que l'on en tire les leçons, c'est trop court pour procéder à une refondation. Le régime prudentiel nécessite d'ailleurs plutôt des ajustements chirurgicaux.
L'un des éléments positifs de Solvabilité II est effectivement l'approche par le risque. Cela conduit les assureurs à améliorer le pilotage de leur activité. Une limite tient en revanche à la complexité de toute une série de mesures quantitatives des risques, en particulier des risques financiers, sous l'influence d'une réglementation bancaire centrée sur des activités de marché et une approche assez court-termiste. En résulte une complexité inutile, une lourdeur contre-productive. Cela procède sans doute d'une vision trop simpliste du modèle d'affaires des activités d'assurance. La révision de la directive Solvabilité II devrait viser à réduire ces inconvénients.
Par ailleurs, le fait que l'assurance est une activité de long terme n'est pas assez reconnu, ce qui nuit à la capacité des assureurs à contribuer au financement de l'économie à long terme. Ainsi, l'investissement dans les entreprises – pas seulement les actions mais aussi les fonds propres des entreprises – et le financement de l'économie réelle ont été plus faibles qu'ils n'auraient été si le risque financier avait été pondéré et calibré en se fondant non pas sur des approches de court terme de variations des prix de marché mais sur des approches de moyen ou long terme de variation de valeur des actifs. Ainsi, à la fin de l'année 2018 et à la fin de l'année 2019, un certain nombre d'acteurs ont dû revoir à la baisse leur allocation stratégique en matière d'investissement dans l'économie réelle, à cause de la baisse des taux. Un jeu de vases communicants fait que, dans le contexte actuel, les assureurs sont vraiment limités par le régime Solvabilité II.
Nous pensons effectivement que la révision de la directive devrait être plutôt chirurgicale et remédier aux problèmes que je viens de signaler – notamment en arrêtant de pénaliser l'investissement de long terme dans le financement de l'économie.
Lorsque nous parlons de la reconnaissance du modèle d'affaires, la question peut sembler d'ordre plus politique mais les conséquences sont très concrètes pour le secteur de l'assurance en France et pour les mutuelles françaises. Il s'agit de déterminer comment les superviseurs nationaux pourraient mieux prendre en compte les spécificités de modèles d'affaires nationaux dans le cadre d'une réglementation européenne évidemment unique. Le marché de l'assurance, les produits d'assurance et les modèles d'affaires assurantiels n'ont effectivement pas encore convergé au niveau européen. Une supervision prudentielle efficace suppose que le superviseur puisse non pas dire le droit mais l'interpréter de manière adaptée sur son marché.
Aéma Groupe partage les préoccupations exprimées quant au besoin en capital au titre du risque de taux et quant à la mesure des engagements longs. La neutralité en termes de besoins en capital de la réforme devrait être envisagée pays par pays, non pas seulement à l'échelle de l'Europe. Il s'agit d'éviter que cette réforme ne conduise à avantager certains pays au détriment d'autres. C'est une préoccupation légitime. En outre, il convient que le besoin en capital au titre du risque de taux soit bien intégré dans la mesure de neutralité globale. Actuellement, cette exigence ne semble pas une évidence pour l'EIOPA.
Autre point, un peu technique, l'ajustement pour volatilité consiste à compenser partiellement dans les mesures d'actualisation les phases dans lesquelles les marchés et les prix de marché baissent de manière un peu brutale, ce qui, en ce qui concerne les obligations privées, signifie une hausse des spreads de crédit. Aujourd'hui, la mesure prévue par la directive, quoiqu'inévitablement un peu complexe, est assez efficace et évite de conduire aux assureurs de vendre des actifs au moment où les marchés baissent, ce qui alimente encore à la baisse et peut faire peser des risques systémiques sur la stabilité financière.
Or la proposition qui est actuellement faite par l'EIOPA à ce propos tendrait à accroître considérablement la complexité, la lourdeur, donc les coûts, au détriment de l'intérêt des consommateurs, avec une contra-cyclicité moindre. Du point de vue d'Aéma Groupe, elle est donc doublement contre-productive.
Dernier point, la finalité de Solvabilité II doit être la prudence, en ce qui concerne les intérêts des assurés, et la pérennité financière des acteurs. De plus en plus nombreuses sont les études qui suggèrent que les entreprises mieux gouvernées, avec une ambition et une responsabilité sociale plus fortes, y compris en matière de transition énergétique, semblent plus résilientes et plus résistantes aux crises.
Certes, ce n'est pas l'objet du chantier réglementaire en cours, mais, si cela se confirmait, il serait logique que les exigences en termes de capital fixées par Solvabilité II en tiennent compte. Il s'agit là d'une question de vision par les risques plus que de nature juridique des véhicules.
Considérez-vous, mesdames, monsieur, que les normes fixées par Solvabilité II ont permis aux assureurs, notamment les assureurs mutualistes que vous représentez, d'être mieux préparés face à la crise sanitaire ?
Par ailleurs, une révision de ces normes pourrait-elle, selon vous, vous conduire à écarter certaines catégories d'actifs ?
Enfin, vous saisissez-vous des critères du modèle ESG (économique, social et de gouvernance) pour arrêter vos choix d'investissement ? Ce serait, en somme, une garantie supplémentaire offerte à vos sociétaires.
Pouvez-vous nous faire un point sur les comptes des assureurs mutualistes à la fin du premier semestre de cette année 2021 ? En somme, comment la crise se traduit-elle dans l'équilibre financier du secteur ? Du point de vue des adhérents, quelle est l'évolution des primes ?
Par ailleurs, le modèle mutualiste que vous nous avez présenté a-t-il été développé sur d'autres marchés européens ? Et êtes-vous associés, en tant qu'assureurs mutualistes, à des réflexions sur la révision de Solvabilité II ?
Enfin, le statut d'assureur mutualiste vous donne-t-il la capacité d'investir différemment sur le long terme ? La question est d'un intérêt tout particulier dans un contexte où l'épargne s'est accumulée.
On peut s'imaginer que le rôle des administrateurs soit plus affirmé dans une structure mutualiste. Dans le souci d'une gouvernance plus démocratique, vous paraîtrait-il pertinent que certaines mesures soient prises dans le cadre de cette réforme ?
Concrètement, comment le calibrage des risques, dont vous avez dit qu'il fallait qu'il soit juste, se passe-t-il ? Avez-vous, vous-mêmes, des propositions ?
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre stratégie de placement ? Quelles différences présente-t-elle, par exemple, avec celle de grands groupes privés ?
Vous avez noté que les règles de Solvabilité II ont conduit à de moindres investissements en fonds propres, mais quel volume un groupe mutualiste peut-il investir chaque année dans les entreprises et le financement de l'économie ?
Enfin, avez-vous l'impression que les assureurs mutualistes seraient plus pénalisés par les normes de Solvabilité II, parce qu'ils seraient déjà plus vertueux que les groupes privés ?
En ce qui concerne la crise sanitaire, auditionné par votre commission, le vice-président de l'ACPR se félicitait du fait que, grâce à Solvabilité II, les assureurs étaient bien préparés, si bien que le ratio de couverture n'a chuté que d'une vingtaine de points entre le début et la fin de l'année 2020, avec un pic à 30 points à la fin du mois de mars, alors que les conditions financières étaient les plus terribles. Le secteur a bien absorbé la crise. Un modèle entièrement fondé sur les risques a permis d'intégrer tous les impacts sur tous les éléments du bilan des assureurs, qu'il s'agisse de l'actif ou du passif ; c'est la grande force de Solvabilité II. N'oublions pas que la crise sanitaire a eu des effets bien au-delà des frais de santé et des arrêts de travail, qui relèvent plutôt de l'assurance des personnes. Elle a entraîné des pertes d'exploitation et n'a pas été sans conséquence sur les crédits, elle a conduit à l'annulation d'événements, toutes choses qui relèvent plutôt de l'assurance de dommage et de responsabilité, alors que nous n'y aurions pas forcément pensé.
Tous ces éléments ont été mesurés et ont permis une surveillance rapprochée et de qualité. La directive Solvabilité II comporte trois piliers, respectivement d'ordre quantitatif, relatif à la gouvernance interne et prenant la forme d'un dialogue avec le superviseur. Les rencontres avec l'autorité de contrôle ont été régulières.
La résilience vient aussi du modèle d'affaires lui-même. La diversification des risques est au cœur de l'assurance et permet l'absorption de difficultés par des techniques classiques.
Même si les mutuelles ont fait face aux crises dans le passé sans la directive Solvabilité II, cette dernière a fourni un très bon complément, car le contexte de risque systémique met au défi les techniques d'assurance.
Quant à la situation des comptes des assureurs mutualistes, des efforts ont été faits, mais il y a des évolutions de sinistralité qui impliquent de tenir compte, par exemple, de l'évolution de la fréquence et des coûts moyens des risques climatiques.
L'AMICE, dont nous sommes membres, regroupe des mutuelles de dix-neuf pays. Elle comporte un groupe de travail sur les normes prudentielles, dont je suis la co-présidente ; nous collaborons étroitement, avons répondu à des centaines de consultation depuis les premières réflexions sur la directive Solvabilité II et sommes régulièrement sollicités pour participer à d'autres groupes, intervenir dans des séminaires ou collecter des données. Nous sommes l'une des parties prenantes les plus importantes.
Il existe effectivement des corrélations potentielles entre le statut d'assureur mutualiste et le long terme. Les mutuelles sont là pour durer au service de leurs sociétaires et n'ont pas d'actionnaires qui pourraient décider d'abandonner ou de privilégier telle activité de manière opportuniste : elles alignent leurs intérêts sur les besoins des assurés. J'en veux pour preuve l'importance des réserves et des fonds propres, dont les mutuelles sont très économes : c'est la condition de leur indépendance, surtout lorsqu'elles ne font pas appel aux marchés financiers. Leur gestion doit donc accompagner leur croissance : leurs excédents leur autorisent une certaine patience stratégique et des ambitions sereines.
Quelles sont nos propositions concrètes pour l'évaluation des risques ? Certains éléments techniques sont difficiles à résumer. Pour évaluer les risques et mobiliser suffisamment de fonds propres en regard des crises exceptionnelles susceptibles d'intervenir tous les deux cents ans, l'on construit un bilan économique, avec des actifs valorisés suivant les données transparentes et rafraîchies des marchés, ainsi que des passifs inscrivant tous les engagements souscrits envers les assurés, jusqu'à l'extinction des dernières garanties, de sorte que soient constituées des prévisions. L'assurance est en effet caractérisée par le fait de percevoir et de mettre de côté des primes avant de payer des prestations, à la différence du modèle bancaire d'emprunts à court terme et de placements à long terme – ce qui pose des problèmes structurels de liquidité dans leurs bilans. La valeur économique de ces provisions se calcule en « probabilisant » tous les engagements, en fonction de statistiques sur les sinistres et en les projetant – sur des dizaines d'années pour certaines rentes – et nous actualisons avec une courbe des taux dite sans risque.
Les fonds propres s'obtiennent par différence entre les actifs valorisés au mieux, c'est-à-dire le patrimoine détenu par l'assureur, et les engagements : toute désynchronisation a des conséquences. La courbe d'actualisation a donc été abondamment définie dans la directive Solvabilité II : elle est construite avec une partie liquide pour les vingt premières maturités en euros mesurées grâce aux échanges de marché et aux taux dits swap et, pour des raisons de stabilité, un point d'ancrage ultime est fixé à horizon de soixante ans, de sorte qu'une extrapolation donne une vision moyenne entre les deux.
La révision de la directive Solvabilité II manifeste une volonté de l'autorité de contrôle de donner plus d'effet ( twist ) à cette partie extrapolée et d'introduire dans le calcul des fonds propres quelques données financières – même si elles sont moins nombreuses – après la période de vingt ans, le but étant surtout de tirer la courbe vers le bas. La volatilité artificielle induite pour les passifs longs est contestable car les assureurs doivent aussi se préparer à une remontée des taux. Nous ne souhaitons donc pas toucher au point d'ancrage ultime.
Au-delà de cette question du bilan, qui se lit au numérateur du ratio de solvabilité, il faut corrélativement évaluer le risque, notamment de taux, à son dénominateur : la directive Solvabilité II n'envisageait pas le territoire négatif, et la révision proposée est très conservatrice et très coûteuse. En territoire négatif, la volatilité se réduit énormément : ce n'est pas étonnant, vu les politiques monétaires. Nous voudrions évidemment que ce soit pris en compte.
Les risques associés aux actions de long terme sont d'un autre ordre qu'une telle volatilité. Des critères avaient été établis pour analyser les portefeuilles : tous ne sont pas très bien faits, par excès de prudence ou en raison de mauvaises définitions. L'écart au taux de référence ( spread ) est aussi une composante importante de la courbe.
Je souscris aux propos de Mme Aubry et évoquerai le rôle plus spécifique des assureurs mutualistes : compte tenu de l'inversion du cycle de production et des besoins en fonds de roulement négatifs, les assurances mutualistes sont un financeur naturel de l'économie à long terme. L'absence d'actionnaires réduit la pression à court terme, supprime les exigences en termes de retour sur les fonds propres que connaissent les secteurs cotés en bourse et permet, au bénéfice des sociétaires et de l'économie, d'assumer plus de risques au plan de l'investissement, même s'il faut un cadre raisonnable.
Pour un besoin de capital donné, la recherche d'un rendement supérieur à 10 % nécessite, au cas général, la récupération de fonds propres ou le versement de dividendes importants. Les assureurs mutualistes peuvent utiliser ces leviers pour les entreprises, petites ou grandes, et les territoires.
Le deuxième pilier de la directive Solvabilité II a plutôt donné au secteur les outils d'une plus grande réactivité face à la crise. L'on parle, pour sa révision, d'un choc de 22 % sur les actions, ce qui paraît plus adapté à des investissements de long terme que les actuels 40 %.
Je souhaite évoquer la notion de modèle bilanciel. Depuis des années, par prudence, les bilans étaient présentés en coût historique. Aujourd'hui, l'on parle d'une comptabilité en juste valeur. Est-ce que cela n'introduit pas une difficulté de présentation – nous savons ce que cela a donné dans de grands groupes anglo-saxons –, qui tient à ce que cette juste valeur n'est pas définie pour tout le monde ? N'y a-t-il pas aussi un risque de concurrence entre assureurs, ou en tout cas de difficulté à comparer leurs bilans en fonction des critères retenus pour les bilans des uns et des autres ?
Mon expérience de praticien va dans votre sens : il y a une sorte de poursuite chimérique selon laquelle l'on pourrait lire la vérité de toute activité économique sur des écrans de Bloomberg. Le groupe Aéma s'est organisé pour ne pas avoir à publier ses comptes selon les International financial reporting standards (IFRS).
Sans surprise, je souscris à la réponse de François Bonnin, d'autant que le groupe auquel j'appartiens ne publie pas non plus aux normes IFRS. Cela étant, la difficulté est que nous devons bel et bien rendre des comptes et que, aujourd'hui, la transparence est le mot d'ordre. La communication doit donc s'opérer sur des fondements comparables, justes et indubitables, ce pour quoi il est nécessaire de partir des valeurs de marché. Il me paraît difficile de revenir en arrière, et les valeurs de marché reflètent effectivement un certain nombre d'informations utiles Nous suivons donc la valeur de marché de très près, mais il convient d'en mesurer l'impact réel sur notre activité, les pertes et les gains potentiels qui en résultent in fine.
Prenons un exemple. Lorsque des assureurs détiennent des portefeuilles obligataires jusqu'au terme, les valeurs de marché intermédiaire, auxquelles le titre ne sera pas vendu, n'ont pas d'importance, hors le cas très exceptionnel du défaut d'un intermédiaire. La valeur de marché présente donc des limites. Une réglementation bien construite doit cependant bien permettre d'extraire correctement l'information pertinente de la valeur de marché. Celle-ci est ancrée sur une réalité tangible et largement partagée, mais il importe surtout de donner une valeur cohérente au passif – les provisions techniques –, de manière à ne pas déformer la valeur des fonds propres résiduels. Nous appelons cette vision « chirurgicale », car elle conduit sur certains points à « déformer » les chiffres.
Par ailleurs, les mutuelles, d'une manière générale, sont mieux capitalisées, car elles doivent être économes de leurs fonds propres et ont le long terme « chevillé au corps ». En moyenne, la moitié des passifs peut être constituée par des fonds propres, dont la durée correspond à celle de la société – 99 ans et plus.
Je vous remercie de nous avoir éclairés sur ce sujet complexe technique mais extrêmement important. Vous ne répondez pas aux mêmes exigences de marché que d'autres assureurs, mais vous avez également le souci de la prudence et de la préservation des fonds qui vous sont confiés.
Par ailleurs, Aéma Groupe est disponible pour poursuivre la réflexion sur le lien qui peut être établi entre la question d'une taxonomie européenne et Solvabilité II.