La mission d'information procède à l'audition de M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation, chambre criminelle.
La séance est ouverte à 12 heures.
Dans le cadre de la mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme, nous avons l'honneur de recevoir M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Monsieur Bonnal, vous avez présidé la 17e chambre du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris qui traite notamment des affaires liées à la presse. Votre recul nous sera précieux. La réponse pénale fait partie des éléments essentiels et structurants de la politique de lutte contre le racisme, même si elle ne s'y limite pas. Nous souhaitions entendre votre expérience de magistrat, notamment sur les difficultés liées à la caractérisation juridique du délit de racisme, et vos propositions éventuelles pour améliorer l'efficacité de notre justice dans ce domaine.
Dans les différentes auditions que nous avons menées, nous avons entendu de manière récurrente la question de la pertinence de maintenir les délits de racisme dans le périmètre de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, et la question de la validité de l'incrimination pour propos racistes par rapport à cette loi.
Nous avons auditionné M. Georges Bensoussan qui a dénoncé, avec d'autres intellectuels, le risque que représente pour la liberté d'expression la judiciarisation croissante des débats autour des questions liées à la laïcité ou à l'immigration. Nous nous interrogeons, dans cette mission, sur l'équilibre à trouver entre la préservation du droit fondamental à la liberté d'expression et la nécessité de lutter contre certains propos délictueux.
Je laisse Mme la rapporteure compléter ce propos, je vous laisserai ensuite, M. le doyen, présenter un propos liminaire qui pourra donner lieu à un échange avec mes collègues.
Avec vous nous allons explorer l'un des sujets que nous n'avons pas encore abordés en détail, la répression pénale des propos et actes racistes. Il semble que la poursuite de ces délits ne soit pas suffisante du point de vue des personnes qui en sont victimes. La procédure judiciaire est complexe et l'émergence des réseaux sociaux a rendu les choses plus complexes encore. Il faut être fin connaisseur pour mener une procédure à son terme, et elle ne répond pas forcément à l'évolution des espaces d'expression, avec l'émergence des réseaux sociaux. Certains délinquants se cachent désormais derrière leurs écrans, derrière des pseudonymes. Comment peut-on faire évoluer le droit pour répondre à ce nouveau type de délinquance ? La notion de « circonstances aggravantes » est également difficile à appréhender.
Je vous remercie de m'avoir invité à contribuer à vos travaux. Nous sommes d'accord sur le fait que la réponse pénale, que notre société privilégie, n'est pas la seule ni même la plus efficace.
La direction des affaires criminelles et des grâces de la chancellerie est plus à même que moi de vous fournir des données chiffrées, même si elles ne sont pas exhaustives. La vision que j'ai de la chambre criminelle et de la Cour de cassation donne des indices intéressants sur les limites de la réponse pénale en la matière, ainsi que mon expérience, pendant huit ans, de la présidence de la chambre de la presse du Tribunal de grande instance de Paris.
Notre système pénal prévoit à la fois des infractions et des garanties à la liberté d'expression. En matière d'expression, il est important de dire qu'il est sans doute abusif de prétendre que le racisme ou l'expression raciste serait un délit. Notre droit reconnaît l'injure raciste, la diffamation raciste, et la provocation à la haine raciste. En dehors de ces trois infractions, définies par la loi, il peut subsister une marge d'expression raciste qui n'est pas pénalisable.
Il est également important de rappeler, sauf évolution possible mais à mon sens improbable de la loi, que celle-ci protège des personnes et que les infractions ne sont constituées que quand elles visent des personnes, non pas des idéologies ou des religions. La chambre criminelle de la Cour de cassation l'a jugé à plusieurs reprises et rappelle en permanence que seuls les propos qui visent une personne à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sont pénalisés. Autrement dit, on peut heurter la sensibilité des adeptes d'une religion tant que l'on n'attaque pas les adeptes eux‑mêmes.
Par ailleurs, la loi retient comme critère l'appartenance à une nation, une ethnie, une race ou une religion, ce qui rend pénalisable le racisme anti-Français ou racisme anti-Blancs. Des exemples jurisprudentiels de cette pénalisation existent.
La place des infractions racistes dans la loi sur la liberté de la presse est discutée. Les associations antiracistes ont exprimé devant vous des positions que je connaissais déjà, et qui sont divergentes. Elle s'inscrit aujourd'hui au cœur du débat politique.
J'évoquerai trois contraintes et difficultés que rencontre la répression de la parole raciste, trois angles d'approche pour apprécier la pertinence de sortir de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 les infractions de presse racistes, créées par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite « loi Pleven ». Les contraintes procédurales étaient alors fortes : précision de l'acte de poursuite, identification précise des propos, visa du texte de la loi poursuivi, prescription brève, et impossibilité de requalifier. Cela signifie que des propos poursuivis comme diffamatoires, c'est-à-dire comportant l'imputation d'un fait précis contraire à l'honneur et à la considération d'une personne à raison de son appartenance raciale, par exemple, ne pouvaient être requalifiés en injures, c'est-à-dire en propos qui ne contiennent l'imputation d'aucun fait précis mais qui sont insultants, outrageants ou méprisants.
Mais ce cadre procédural commun aux infractions de presse, dont les infractions à caractère raciste, a beaucoup évolué. La prescription a été allongée à un an par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. La loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté autorise la juridiction saisie de diffamation à requalifier en injure, ou la juridiction saisie pour provocation à la haine raciale à requalifier en injure raciale, par exemple. Il subsiste l'exigence de préciser le propos poursuivi.
Les difficultés procédurales me semblent théoriquement réglées, mais il faut du temps pour faire évoluer les pratiques des juristes qui sont, comme chacun le sait, conservateurs. Les exemples de requalification sont peu nombreux. Il subsiste donc l'exigence de préciser le propos poursuivi et de lui offrir une qualification dans l'acte de poursuite, qui pourra par la suite être modifiée par le biais d'une requalification. Mon expérience à la chambre criminelle me conduit néanmoins à penser que les parquets savent poursuivre les propos racistes, de même que les associations antiracistes, qui disposent à cette fin d'une marge de manœuvre importante. Les exigences procédurales ne sont donc peut-être pas aussi insurmontables qu'on ne le dit.
Sur le fond, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation sur la notion de provocation à la haine ou à la discrimination en raison de la race est exigeante, mais conforme à l'esprit du texte. Ne sont qualifiés de « provocation à la haine » ou à la discrimination que les propos qui appellent expressément à la haine ou à la discrimination.
Le dernier point, que vous avez bien évoqué Mme la rapporteure, est le fait que le contentieux raciste est devenu un contentieux de masse avec internet et les réseaux sociaux. Les difficultés sont considérables. Elles ne sont pas liées à la place des infractions dans l'arsenal juridique, elles sont liées à l'enquête, à l'identification des auteurs, et au volume. Des solutions alternatives à la poursuite pénale doivent probablement être favorisées, ce que tentait de faire la proposition de loi de Mme Avia visant à lutter contre visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, adoptée en 2020.
Cette loi du 24 juin 2020 a été largement déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, car les infractions en question sont des infractions du discours. Or l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme s'imposent au législateur et aux juges, quelle que soit la place de l'infraction dans l'arsenal juridique. Le Conseil constitutionnel a retenu que les contraintes imposées par la loi dite loi Avia aux opérateurs et plateformes étaient trop importantes au regard de ces principes constitutionnels et conventionnels. L'une des faiblesses de ce texte était de ne pas prévoir de recours pour la personne dont les propos auraient été supprimés par la plateforme en ligne. La qualification constitue un exercice difficile, comme toute qualification juridique d'un fait poursuivi pénalement. La loi manquait de recours pour la personne dont les propos auraient été supprimés par la plateforme pour faire dire in fine au juge dans le cadre d'un débat contradictoire si ces propos présentaient ou non le caractère d'une infraction et pouvaient ou non être rétablis.
Nous nous intéressons à des sujets qui font parfois polémique, comme le racisme anti-Blancs ou anti-Français ou encore les évolutions récentes de l'antisémitisme. En 2014, la Cour d'appel de Paris avait retenu la circonstance aggravante de racisme pour des insultes visant une personne blanche. Ma question ne porte pas sur votre positionnement sur la nature de ce racisme, mais plutôt sur le cheminement qui a mené à cette décision, et sur les nouvelles expressions du racisme dans les plaintes examinées. De même, les propos antisémites semblent de plus en plus provenir de personnes ou de groupes différents de ceux que l'on a connus par le passé. Ce phénomène est-il identifié par la justice ? Les juridictions arrivent-elles à y faire face avec discernement et efficacité ?
Je répondrai à votre question avec beaucoup de prudence, et mon avis de citoyen ne vous intéresse pas.
Sur la question du racisme anti-Blancs, les juges ont déterminé que rien dans les textes ne limite la pénalisation du racisme à des minorités. Il a donc été admis qu'il pouvait exister du racisme anti-Français. Je pense à une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2018 sur un texte de rap, « Nique la France », qui n'a pas été jugé comme provoquant à la haine ou à la discrimination, mais il avait été admis en 2017 qu'il visait à travers les références aux symboles de la République « les personnes appartenant à la nation française ».
Il existe du racisme anti-Blancs, mais les Français blancs ne sont pas victimes de discriminations. Il faut donc distinguer racisme et discriminations.
Les formes que prend l'antisémitisme sont très variées. L'infraction de négationnisme permet d'appréhender une forme significative de l'antisémitisme. Nous pouvons évoquer la jurisprudence constante, quoique critiquée, sur l'appel au boycott de produits israéliens. La justice condamne fréquemment ces appels au boycott, considérés comme des appels à la discrimination à l'égard des producteurs à raison de leur nationalité.
Les juges font le partage, imposé par la loi et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), entre d'une part le débat d'intérêt général, qui doit permettre la libre critique de la politique d'un gouvernement, et d'autre part la stigmatisation à raison d'une appartenance ethnique, raciale, nationale ou religieuse. Cette ligne de partage ne doit pas être déterminée par le choix d'un vocabulaire pervers. Certaines personnes pensent échapper à la pénalisation en critiquant le sionisme. Le juge est en capacité de s'apercevoir, par exemple, que sous couvert d'une critique légitime et admise de la politique de l'État d'Israël se cache un propos antisémite. Ce point a fait l'objet de plusieurs jugements, y compris par la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a approuvé les juges qui ne se sont pas arrêtés à l'apparence des propos.
Vous avez indiqué que la jurisprudence exigeait que la provocation soit explicite, or l'on sait, avec l'assassinat du professeur Samuel Paty, que tout peut commencer par un appel à la haine qui ne sera pas condamnable, car pas aussi explicite que ne le demande la 17e chambre.
Nous avons également entendu, et les avons condamnés, les appels à la haine contre nos concitoyens d'origine asiatique, d'une violence sans équivoque. La proposition de loi de notre collège Laetitia Avia visait principalement à responsabiliser les plateformes qui ne modèrent pas les propos racistes. L'auteur de tels propos n'est jamais condamné car il n'est jamais poursuivi. Peut-être une réponse européenne nous aidera-t-elle à donner aux réseaux sociaux un véritable statut d'éditeur ou d'organisateur de contenu. Facebook et Twitter retirent plusieurs millions de publications chaque année, la responsabilisation de ces plateformes est indispensable. Je note l'exigence de créer un recours contre la censure de propos sur les plateformes, mais n'y a-t-il pas un risque que cette possibilité de recours soit utilisée abusivement pour saturer l'institution judiciaire ?
Cela m'amène à l'organisation de la justice. Que pensez-vous de la création d'un parquet spécialisé sur les sujets numériques, qui serait plus efficace dans l'analyse de ces contenus et de leur contexte ? Que pensez-vous de chambres pénales spécialisées qui pourraient être plus aguerries en matière de lutte contre les délits racistes ?
En exigeant l'exhortation et le caractère explicite en matière de provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence, notamment à raison de la race, la jurisprudence tire les conséquences du texte même de la loi. Toutefois, la jurisprudence peut aussi condamner les appels implicites à la haine. Je pense notamment à la condamnation d'un écrivain qui expliquait que les institutions de la République (police, justice) étaient impuissantes face au risque « d'invasion » et de « remplacement » que constituerait l'immigration. Ces propos ont été jugés comme un appel implicite, car ils mènent à l'idée qu'il faudrait se défendre soi-même à la place de la justice et de la police.
Cette jurisprudence, bien qu'exigeante, ne me semble pas conduire à baisser la garde.
Vous évoquez la difficulté liée aux réseaux sociaux. Je reviens aux réseaux sociaux. Dans la loi Avia largement invalidée par le Conseil constitutionnel, l'auteur des propos retirés disposait d'un recours contre l'auteur du signalement, s'il le jugeait mensonger. C'était donc un recours difficile à mettre en œuvre, la mauvaise foi de l'auteur du signalement étant plus difficile à démontrer que la légèreté éventuelle de la plateforme. Je ne pense pas que le risque que les juges soient submergés par les recours soit si important, car pour faire un recours, il faut au préalable s'identifier, or de nombreux internautes préféreront conserver leur anonymat.
Le projet de parquet spécialisé vise une spécialisation de fait, mais pas une spécialisation de droit. Les infractions à la loi sur la presse peuvent être engagées devant n'importe quelle juridiction, même si la chambre spécialisée du tribunal judiciaire de Paris est particulièrement sollicitée. Les petites juridictions sont confrontées à la difficulté de faire face de façon pertinente aux contentieux peu fréquents, car elles ne disposent pas toujours des compétences que donnent l'expérience et la fréquentation régulière d'un contentieux. La démarche de spécialisation des procureurs et des juges me semble utile, même si la multiplication des spécialisations, ces dernières années, gêne la visibilité des juridictions spécialisées. Le parquet de Paris a, en la matière, d'une compétence spécifique, et il me semblerait logique de poursuivre la voie de la spécialisation sur la question du numérique et des réseaux sociaux.
Sur la question de l'intention raciste, il convient de distinguer les infractions du discours de la circonstance aggravante d'une infraction de droit commun, par exemple le caractère raciste d'une violence ou d'un meurtre. Pour les circonstances aggravantes, il faut établir la réalité de l'intention. Cela s'apparente à la recherche du mobile. À l'inverse, pour les infractions du discours, il suffit de décrypter le propos – peu importe ce que pensait réellement leur auteur.
Vous avez expliqué qu'il n'était pas condamnable de s'exprimer sur des idées et des principes, mais qu'il fallait une atteinte à une personne. J'en déduis que, sans autre disposition spécifique, tenir des propos négationnistes n'est pas répréhensible, à moins que des personnes ne soient ciblées ?
Mon propos sur le fait que des personnes doivent être visées concernait l'injure raciale, la diffamation raciale et la provocation à la haine raciale. Le délit de négationnisme est différent. Le législateur a considéré que le propos qui conteste l'existence de crime contre l'humanité, tels que définis par le Tribunal de Nuremberg, doit être prohibé, car il constitue une forme radicale de l'antisémitisme. Il comporte en lui-même une atteinte suffisamment grave qui vise inéluctablement les personnes, dans la mesure où de tels propos nient l'assassinat de six millions de leurs coreligionnaires. Il suffit donc pour le juge de constater l'existence d'une négation de ces crimes contre l'humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Un négationniste ne peut-il être condamné pour des propos portant sur le génocide arménien ou tout autre génocide, ou seulement sur les génocides commis pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Effectivement, l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui régit ce délit a été modifié – dernièrement par la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté – pour tenir compte de la minoration outrancière de la négation d'autres génocides, mais il a décidé que cela ne concernerait que les génocides qui ont donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale. En l'état actuel du texte, il concerne la négation des crimes contre l'humanité jugés à Nuremberg et la négation d'autres crimes contre l'humanité, de génocides, de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage dès lors que ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale.
Depuis que ce texte a été modifié, peu de poursuites ont été engagées. À ma connaissance, la chambre criminelle de la Cour de cassation n'a pas connu de poursuite pour d'autres négations de crimes contre l'humanité que ceux condamnés à Nuremberg, mais on peut penser que les condamnations du Tribunal pénal international pour le Rwanda ouvriront la voie à des condamnations pour la négation du génocide des Tutsis. Je reste prudent cependant, car nous n'avons pas encore été saisis de condamnations prononcées sur le fondement de cette nouvelle version du texte.
Je vous remercie de vous être rendu disponible et de nous avoir fait bénéficier de votre expertise.
La séance est levée à 13 heures.