Commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques aedes et des maladies vectorielles

Réunion du lundi 17 février 2020 à 9h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE CHARGÉE D'ÉVALUER LES RECHERCHES, LA PRÉVENTION ET LES POLITIQUES PUBLIQUES À MENER CONTRE LA PROPAGATION DES MOUSTIQUES AEDES ET DES MALADIES VECTORIELLES

Lundi 17 février 2020

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

(Présidence de M. Philippe Michel-Kleisbauer, député)

La commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles procède à l'audition du Dr Fabrice Chandre, entomologiste médical, directeur de recherche à l'institut de recherche pour le développement (IRD)

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Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre le Dr Fabrice Chandre, entomologiste médical, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), à qui nous souhaitons la bienvenue.

Nous vous rappelons que les auditions de la commission d'enquête sont publiques ; par conséquent, elles sont ouvertes à la presse et disponibles en direct et en différé sur le site internet de l'Assemblée nationale.

Je vais passer la parole au Dr Chandre pour une intervention liminaire de l'ordre de dix minutes – ou davantage, si besoin –, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

M. Chandre, nous vous remercions également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, M. Chandre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Fabrice Chandre prête serment.)

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Je suis directeur de recherche à l'IRD, et j'appartiens à l'unité mixte de recherche (UMR) « Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle » (Mivegec), qui travaille essentiellement sur les maladies infectieuses et les vecteurs. Mes travaux de recherche m'ont amené à m'intéresser surtout aux problèmes de lutte contre les insectes, notamment dans les zones tropicales, et plus particulièrement aux mécanismes de résistance des insectes aux insecticides – il s'agit de comprendre comment les insectes résistent aux molécules insecticides, quels sont les mécanismes impliqués et quels sont les facteurs qui favorisent la diffusion de ces résistances dans les populations d'insectes.

Par ailleurs, je travaille en collaboration avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS), et avec un certain nombre d'instituts à l'étranger. Nous essayons de mettre en place des stratégies de lutte permettant de gérer les phénomènes de résistance aux insecticides chez les moustiques.

Je suis responsable du centre collaborateur de l'OMS pour l'évaluation des insecticides en santé publique ; j'ai également dirigé de 2014 à 2017 un consortium – le Centre national d'expertise sur les vecteurs (CNEV) – qui regroupait à la fois des chercheurs et des opérateurs de la lutte vectorielle en France. Il était destiné à apporter des avis scientifiques et techniques aux décideurs politiques, notamment le ministère de la santé et celui de l'agriculture, sur les questions relatives aux vecteurs et aux moyens de lutte contre ces vecteurs, tant sur le plan opérationnel que sur des questions de sciences humaines et sociales liées à ce sujet.

À l'heure actuelle, les recherches que nous menons au sein de l'UMR Mivegec, en particulier pour lutter contre les moustiques Aedes, concernent la technique de l'insecte stérile (TIS). C'est un programme pilote mené sur l'île de La Réunion, financé par la région Réunion et par la direction générale de la santé (DGS), et qui bénéficie également d'aides du Fonds européen de développement régional (FEDER). Ce programme vise à lutter contre le moustique Aedes par la mise en œuvre de la technique suivante : il s'agit d'élever en masse des moustiques tigres (Aedes albopictus), de séparer les mâles des femelles au stade nymphal, juste avant leur transformation en adultes, puis de stériliser par rayons X les nymphes mâles, donnant lieu à des individus adultes stériles ; les femelles ne se reproduisant en général qu'une seule fois dans la nature, la reproduction avec un mâle stérile donne une descendance stérile. Un programme a été mis en place depuis plusieurs années pour évaluer la faisabilité de cette technique sur l'île de La Réunion.

Au cours de la phase 1, nous avons étudié le comportement de reproduction des moustiques tigres, pour vérifier si les femelles s'accouplaient bien avec un seul mâle et non plusieurs, mais aussi quelle était la compétitivité sexuelle des mâles irradiés – que l'exposition à des rayons X pouvait contribuer à abaisser – et, sur le terrain, quelle était la densité approximative des mâles à l'hectare, afin d'estimer la quantité de mâles qu'il faudrait relâcher dans les zones concernées. Tout cela a pris un certain temps. Il a fallu demander des autorisations pour pouvoir relâcher des mâles stériles dans la nature ; celles-ci ont été accordées après avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) et de l'Agence française pour la biodiversité (AFB) à propos des risques que ces méthodes pouvaient représenter pour la biodiversité.

Nous sommes actuellement dans la phase 2 : nous envisageons de relâcher prochainement des mâles stériles sur une petite zone de l'île de La Réunion. Vous aurez probablement l'occasion d'auditionner prochainement les collègues qui mènent ce projet.

Je travaille aussi sur un projet en collaboration avec des collègues du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Ils s'intéressent plutôt aux insectes d'importance vétérinaire, mais nous développons un projet commun soutenu par le Conseil européen de la recherche ( European research council, ERC), sur un concept développé par un collègue qui étudie les mouches tsé-tsé – celles qui transmettent la maladie du sommeil –, contre lesquelles la technique de l'insecte stérile est également employée. Pour mettre en œuvre ce concept, le collègue a déposé un projet européen auquel nous participons, et qui vise trois modèles d'insectes : la mouche tsé-tsé, le moustique tigre – dont nous nous occupons – et la mouche à fruits. Il s'agit, avant de relâcher les mâles, de les asperger d'un produit biocide non létal pour eux – un analogue d'hormone, le pyriproxyfène –, mais qui peut perturber leur reproduction. En s'accouplant avec la femelle, le mâle lui transfère une partie de ces produits biocides ; la femelle, au moment de pondre dans le gîte larvaire, transmet l'analogue d'hormone, ce qui arrête le développement des larves éventuellement présentes dans le gîte. C'est ce qu'on appelle la « TIS boostée », qui permet d'augmenter l'efficacité de la TIS en relâchant beaucoup moins de mâles pour un résultat équivalent. Cette technique a également été intégrée au projet évoqué précédemment. Celui-ci devait se dérouler à La Réunion, mais on ne pourra finalement y faire que des essais en milieu semi-naturel, dans des zones confinées – des cages –, car nous ne disposons pour le moment même pas des autorisations nécessaires pour procéder aux lâchers de mâles stériles simples ; obtenir celles permettant d'effectuer les lâchers de mâles enduits de pyriproxyfène prendrait donc trop de temps. Ce sera donc fait plutôt en Espagne, où l'utilisation des mâles stériles dans le cadre de la lutte contre un certain nombre de ravageurs est plus avancée.

Plus récemment, je me suis intéressé à des virus pathogènes spécifiques des moustiques Aedes albopictus ou Aedes aegypti – en l'occurrence des densovirus –, que l'on pourrait utiliser comme outil de lutte biologique. Pour développer ce projet, nous avons bénéficié d'un financement de la région Occitanie, et nous travaillons avec des collègues chimistes qui encapsulent ces virus afin d'en faire des formulations disponibles à l'utilisation dans les gîtes larvaires où se développent les Aedes. Nous avons aussi déposé un projet auprès du programme de maturation du Centre national de recherche scientifique (CNRS), pour développer un autre type de formulation qui pourrait être utilisé dans le cadre de la dispersion de ces virus par les mâles stériles, après accouplement avec les femelles. À ce stade, le CNRS est intéressé et nous a posé des questions au sujet de la TIS ; nous allons probablement repasser devant le comité d'experts dans le courant de l'année 2020.

Dans le cadre de la lutte contre les moustiques Aedes, d'autres collègues de mon unité travaillent sur les répulsifs. Ce sont des outils importants de protection personnelle et – lorsqu'ils sont utilisés à grande échelle – de santé publique. Il s'agit d'essayer de comprendre par quels mécanismes les moustiques sont affectés par les répulsifs, sur quels récepteurs – gustatifs ou olfactifs – ceux-ci agissent, et quel est leur mode d'action – ils peuvent être irritants, le moustique cherchant alors à fuir la zone d'épandage, ou inhibiteurs, lorsque le répulsif perturbe les récepteurs dont disposent les moustiques pour repérer leurs proies, hommes ou animaux, provoquant une inhibition de l'attraction. Ce sont des mécanismes différents, qui n'agissent pas sur les mêmes récepteurs. Il est important de comprendre comment ils agissent pour identifier ensuite les molécules les plus efficaces, que ce soit pour permettre l'utilisation de substances naturelles ou pour mieux appréhender le mode d'action des répulsifs chimiques actuellement utilisés – leur fonctionnement est encore très mal connu, alors même que ce sont des produits dont on se sert quotidiennement en été.

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Merci pour cet exposé, monsieur Chandre. Ne craignez-vous pas que les modifications génétiques dont vous avez expliqué le principe – qui visent à rendre des moustiques stériles – constituent un risque pour la biodiversité, en contribuant à la disparition d'une espèce ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Cette question se pose à propos de n'importe quelle méthode de lutte. Lorsque l'on utilise des insecticides, on cherche aussi à supprimer une population, mais ceux-ci sont beaucoup moins sélectifs et peuvent avoir des effets collatéraux beaucoup plus importants sur les autres insectes non cibles. La TIS a l'avantage de rendre l'insecte incapable de se reproduire, mais il n'est pas vraiment modifié génétiquement : il n'y a pas de transmission de modification génétique à la descendance puisqu'il n'y a pas de descendance. Il s'agit de réduire voire de supprimer la population.

Concernant le moustique tigre, la réponse dépend de l'endroit considéré. Par exemple, en France métropolitaine, avant 2004, il n'y avait pas de moustiques tigres. Ce n'est donc pas un insecte fondamental dans notre écosystème ; c'est une espèce invasive qui s'est installée. Son éradication est tout à fait envisageable et n'entraînera pas de perturbation de l'écosystème. Sur l'île de La Réunion, en revanche, il est installé depuis beaucoup plus longtemps ; il contribue au fonctionnement de l'écosystème et fait partie de la chaîne alimentaire. Cependant, il n'existe pas de prédateur se nourrissant exclusivement du moustique tigre, donc il n'y a pas d'animaux qui dépendent que de lui pour se nourrir. Plus généralement, il existe à peu près 3 600 espèces de moustiques, dont 100 à 200 posent de réels problèmes de santé publique ou animale. Il ne s'agit donc pas de supprimer tous les moustiques, mais seulement d'éliminer les quelques espèces qui peuvent être problématiques, non sans avoir auparavant réalisé des études d'impact – lorsque nous avons demandé à pouvoir relâcher des moustiques stériles sur l'île de La Réunion, l'AFB a ainsi recommandé que soit étudié l'impact de la mesure sur le régime alimentaire des chauves-souris ; l'étude doit encore être mise en œuvre mais le moustique tigre étant un insecte diurne et les chauve-souris se nourrissant en général la nuit, ces dernières dépendent probablement d'autres insectes.

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Nous avons bien compris que le moustique Aedes ne nous manquerait pas s'il était supprimé. Cependant, vous avez mis en évidence le fait que le seul moyen efficace pour lutter contre ces insectes, vecteurs de la dengue, du virus Zika et du chikungunya, se trouve bien être la lutte contre leur prolifération. Dans un article publié en 2018, vous démontrez l'efficacité d'un système de pièges mécaniques mis en place dans le sud de la France autour des lieux d'habitation. Pouvez-vous préciser les avantages de ces moyens d'action mécaniques, et pensez-vous qu'il faudrait les développer ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Nous avons mené cette étude car chaque année, avant l'été, de nombreux reportages, notamment à la télévision, étaient consacrés aux méthodes de lutte contre les moustiques ; l'un d'entre eux évoquait ce système de piégeage autour des habitations, dont l'efficacité n'avait cependant jamais été réellement évaluée. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'une opération marketing. Avec des collègues du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Nice, nous nous sommes donc attelés à l'évaluation de cette méthode, de manière indépendante, en comparant des maisons qui étaient protégées par ce système et d'autres qui ne l'étaient pas.

Le principe est simple : des pièges sont placés tous les cinq mètres autour du périmètre protégé, et sont reliés à un système de diffusion de dioxyde de carbone (CO2) combiné à un attractif composé notamment d'acide lactique – qui augmente le degré d'attractivité –, permettant d'attirer les moustiques. Le test a montré qu'après cinq ou six semaines, la population de moustiques chutait complètement à l'intérieur du périmètre protégé.

Ce système de piégeage a l'avantage de ne pas faire intervenir de molécule chimique de synthèse qui pourrait entraîner une pollution de l'environnement ; et aussi de piéger spécifiquement des moustiques, et très peu d'insectes bénéfiques. On peut parfois y retrouver d'autres insectes, mais en de très faibles proportions puisque ce sont surtout les moustiques qui sont attirés par le CO2. Dans les endroits où le test a eu lieu, il s'est donc avéré efficace contre le moustique tigre à partir de quelques semaines d'utilisation.

Cependant, il ne s'agissait que d'une étude à échelle réduite, réalisée sur un petit nombre de maisons ; nous souhaiterions désormais la généraliser à une échelle plus importante, afin de pouvoir énoncer des préconisations. Avec des collègues qui travaillent au service de démoustication de la collectivité territoriale de Martinique, nous avons construit un petit projet que nous avons soumis à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), mais la concurrence est rude et l'argent n'est pas extensible à l'infini, si bien que le projet n'a pas été sélectionné. Cependant, si nous voulons aller plus loin, il faut mettre en œuvre des études dans différents contextes pour savoir dans lesquels la méthode est efficace. Son principal inconvénient est son coût : l'installation du système revient environ à 10 000 euros, et n'est donc pas accessible à tous les particuliers. Mais il pourrait être intéressant pour les lieux qui accueillent du public et où la nuisance est devenue tellement forte que leurs abords deviennent pratiquement infréquentables. Pourraient être concernés notamment certaines crèches – où les enfants ne peuvent plus aller à l'extérieur sans se faire dévorer par les moustiques –, des hôpitaux, des écoles, des résidences pour personnes âgées ou, pour le secteur touristique, des campings. Les résultats sont prometteurs mais il faut au préalable que le système soit testé de manière plus systématique ; je recommanderais donc de continuer les études sur ce type de pièges.

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Que pensez-vous de l'organisation de la recherche en France sur les moyens techniques d'action contre les vecteurs ? La considérez-vous comme efficace ? Existe-t-il suffisamment de centres de recherche spécifiquement consacrés à ce domaine ? Quelles sont vos préconisations à ce sujet ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

À l'heure actuelle, il n'existe pas en France de dispositif de financement de la recherche spécifiquement dédié à la lutte contre les vecteurs. Pour obtenir des crédits de recherche, il faut déposer des projets, essentiellement à l'Agence nationale de la recherche (ANR) ; on peut aussi en déposer à l'ANSES ou auprès de certaines collectivités territoriales qui sont concernées par la prolifération des moustiques, comme la région Occitanie. Mais en matière de lutte contre les moustiques, il n'existe pas un organisme particulier auquel s'adresser pour financer un projet.

L'ANR s'intéresse principalement aux projets qui se placent sur le plan de la recherche fondamentale ; ce sont ceux pour lesquels nous parvenons à trouver des crédits – c'est par exemple le cas des travaux sur les mécanismes de résistance, qui s'attachent à caractériser les gènes concernés et à observer leur évolution au sein des populations de moustiques ; mais aussi de ceux qui étudient les interactions entre les gènes du moustique et le développement des bactéries endosymbiontes, notamment la Wolbachia, qui peuvent être utilisées car elles entraînent des phénomènes d'incompatibilité cytoplasmique, donc de stérilisation de la descendance des femelles ; de la même façon, un travail sur les gènes impliqués dans la transmission vectorielle pourra être aisément financé.

Les projets de recherche appliquée sont plus difficiles à faire financer par l'ANR, d'abord parce qu'ils coûtent très cher – les essais de recherche opérationnelle coûtent en général plusieurs millions d'euros –, ensuite parce qu'ils ne constituent pas la priorité de l'agence. L'ANSES a davantage vocation à financer de tels programmes, mais n'a pas les moyens de les financer à elle seule, puisque ses crédits s'élèvent en général à 100 000 ou 200 000 euros, ce qui n'est pas suffisant.

Il n'existe donc pas en France de dispositif spécifiquement consacré à la recherche sur la lutte contre les vecteurs. Cependant, de nombreuses équipes de recherche sont impliquées dans ce domaine et travaillent plus ou moins directement sur les vecteurs. Notre unité, l'UMR Mivegec, constitue un des pôles d'entomologistes les plus importants à l'échelle nationale, et est très actif sur ce sujet. Mais d'autres unités contribuent à la recherche en la matière, notamment auprès des Instituts Pasteur, des écoles vétérinaires, de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), et du CIRAD – qui travaillent en particulier sur les vecteurs de maladies animales. Il y a donc en France de nombreuses personnes dont les travaux tournent autour de la lutte contre les vecteurs. Nous nous attachons d'ailleurs à regrouper ces personnes au sein d'un réseau appelé le réseau national vecteurs, mis en œuvre sur la base d'un mandat que nous a confié l'ANSES cette année. Nous allons ainsi lancer un site web et une lettre d'information pour essayer de fédérer les experts travaillant sur les vecteurs en France.

Je préconise donc la poursuite de cet effort initié par l'ANSES mais aussi, en son temps, le CNEV, qui consiste à faciliter les échanges entre les chercheurs et à encourager une collaboration étroite – c'était une des forces du CNEV – avec les opérateurs publics de lutte. Ceux-ci ont souvent en leur sein des chercheurs qui sont capables de faire de la recherche opérationnelle et connaissent le terrain ; travailler avec eux s'avère très productif et leurs compétences entrent en complémentarité avec les nôtres.

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L'État mène une politique très active, en lien avec la banque publique d'investissement (BPI), pour soutenir les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT). Celles-ci sont regroupées par territoires et ont pour but de financer – sans que l'État puisse opposer son droit de véto – toutes les initiatives qui pourraient émerger, en particulier de la part de startups, dans différents domaines, notamment celui de la santé et des technologies du vivant. Savez-vous si certaines des équipes de chercheurs que vous évoquez ont développé des idées – peut-être parfois reprises du privé, comme les installations dont vous parliez tout à l'heure – qui pourraient faire l'objet de financements via la BPI ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Je ne sais pas si cela se fait par l'intermédiaire de la BPI, mais les SATT sont en effet très sensibles aux projets développés autour des vecteurs. Nous avons mis en œuvre un projet financé en collaboration avec l'université d'Angers et la SATT Ouest valorisation, qui nous permet d'étudier les associations et synergies entre répulsifs et insecticides, qui n'agissent pas sur les mêmes récepteurs nerveux membranaires. L'équipe de l'université se concentre sur l'aspect neurophysiologique de l'étude, tandis que nous nous chargeons des recherches pratiquées in vivo.

La région Occitanie finance par ailleurs un projet auquel nous participons, intitulé BioViral, qui porte sur l'utilisation des densovirus et pour lequel une autre SATT nous accompagne et échange beaucoup avec nous.

Nous sommes donc bien soutenus par les SATT. Le seul inconvénient de cette collaboration, c'est qu'elle nécessite de faire appliquer la recherche, donc de déposer des brevets, ce qui empêche de publier l'avancée de nos travaux pendant un certain temps – qui peut durer plusieurs années. Or notre rôle, c'est aussi de rendre publique notre recherche ; ce n'est pas forcément un problème, mais il faut parvenir à concilier les deux aspects de notre activité.

Nous avons également réussi à obtenir des financements de la direction générale de l'armement (DGA), qui est intéressée par la protection des soldats sur des théâtres d'intervention dans des zones où il peut y avoir des vecteurs transmetteurs de maladies comme le paludisme ou les arboviroses. Dans ce cadre, nous travaillons aussi sur les associations entre répulsifs et insecticides, et la DGA cofinance une thèse à ce sujet avec l'université d'Angers.

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Comment caractérisez-vous la coopération internationale dans le domaine de la recherche sur les moyens techniques d'action contre les vecteurs ? Avez-vous la possibilité de travailler avec des équipes en dehors de la France, et de bénéficier du fruit de leurs travaux de recherche ? Existe-t-il des exemples pertinents de réussite dans ce domaine, sont-ils transposables en France, et à quelle échelle ?

Par ailleurs, bénéficiez-vous de financements internationaux privés du type de ceux de la fondation Bill & Melinda-Gates ? Si oui, à quelle hauteur ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

À la base, les recherches de l'IRD portent plus sur les vecteurs du paludisme, notamment l'anophèle, que sur les vecteurs d'arbovirose, ce qui nous conduit à collaborer de manière régulière avec des équipes du Sud : ainsi notre unité travaille-t-elle depuis longtemps avec des équipes du Burkina Faso, de Côte d'Ivoire, du Bénin, du Cameroun et du Gabon. À l'heure actuelle, l'un des piliers de la lutte contre le paludisme consiste dans l'utilisation de moustiquaires imprégnées, un procédé testé pour la première fois dans les années 1980 par des chercheurs de l'IRD travaillant en collaboration avec d'autres scientifiques dans le cadre du centre Muraz, au Burkina Faso.

Je citerai également le cas de l'une de nos collègues, qui a obtenu des financements pour ses recherches portant sur l'utilisation de médicaments systémiques administrés au bétail pour renforcer l'efficacité de la lutte contre le paludisme ; lorsqu'ils ne peuvent se nourrir sur l'Homme parce qu'il est protégé par des moustiquaires imprégnées, certains anophèles se nourrissent en effet sur les animaux.

Pour ce qui est de la collaboration avec les pays du Nord, nous travaillons beaucoup avec la Liverpool School of Tropical Medicine et la London School of Hygiene and Tropical Medicine et, à ce titre, nous avons à la fois une présence commune dans certains pays et une présence complémentaire dans d'autres – historiquement, ces institutions étaient plutôt présentes en Afrique de l'Est, tandis que nous l'étions en Afrique de l'Ouest. Nous avons mené certains projets en commun, notamment ceux portant sur la nouvelle génération de moustiquaires, qui sont bitraitées – l'utilisation conjointe de deux insecticides vise à en augmenter l'efficacité –, lesdits projets impliquant de porter une attention particulière aux phénomènes de résistance.

Le contexte international s'est un peu modifié au cours des dernières années, avec l'apparition et la présence de plus en plus importante de la Fondation Bill & Melinda Gates dans les programmes de recherche. Cette fondation, dont l'action se concentrait initialement sur la recherche portant sur la lutte contre les vecteurs de paludisme, finance l' Innovative Vector Control Consortium (IVCC), basé à proximité de la Liverpool School et mis en place par sa directrice, le professeur Janet Hemingway, une grande spécialiste de la lutte contre les vecteurs et de la résistance aux insecticides. Pour ce qui est des aspects relatifs à l'évaluation des projets sur le terrain, l'IVCC est associé à la London School ainsi qu'à une université californienne.

Ce consortium draine la totalité de l'argent de la fondation Gates destiné à la lutte contre les vecteurs du paludisme, et la recherche opérationnelle de l'IVCC est essentiellement confiée à la London School. Il nous est donc très difficile de bénéficier de financements dans ce cadre : pour ce qui est de la recherche sur les moustiques, j'irai jusqu'à dire que nous sommes en concurrence avec la London School, même si nous collaborons avec cette institution. En revanche, certains de nos collègues qui font des recherches sur la mouche tsé-tsé réussissent parfois à obtenir des financements de la Fondation Bill & Melinda Gates, du fait que la concurrence anglo-saxonne n'est pas très forte dans ce domaine.

En dehors de la Fondation Bill & Melinda Gates, nous obtenons certains financements de l'Europe, et nous participons d'ailleurs au projet ZIKAlliance – piloté par le professeur Xavier de Lamballerie, que vous allez entendre tout à l'heure –, portant sur le phénomène de résistance ainsi que sur la TIS. Le projet REVOLINC (Révolutionner la lutte contre les insectes) peut également bénéficier de ce type de financements, ainsi que certains projets ponctuels soutenus, par exemple, par la Norvège.

Je n'ai pas en tête la liste complète des financements dont nous avons bénéficié, mais je dirai que, pour le moment, le financement ne constitue pas un gros problème pour nous : nous réussissons régulièrement à obtenir des fonds, même s'ils ne proviennent généralement pas de la fondation Gates, celle-ci destinant la quasi-totalité de ses financements à la Liverpool School pour ce qui est de la recherche sur les moustiques – les travaux relevant de la recherche fondamentale restant à la Liverpool School, tandis que ceux relevant de la recherche opérationnelle vont plutôt à la London School.

La Fondation Bill et Melinda Gates finance des idées originales, ayant notamment pour objet de mettre au point de nouveaux produits, mais jusqu'à présent elle ciblait les vecteurs du paludisme plutôt que ceux des arboviroses – je précise que les choses sont en train de changer et qu'elle commence à s'intéresser également aux seconds.

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On sait que, pour ce qui est de la mouche tsé-tsé, des pièges constitués d'un tissu de couleur sombre ont montré leur efficacité dans certains pays. Existe-t-il des procédés comparables pour le moustique, et a-t-on au moins expérimenté cette méthode ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Le procédé que vous évoquez consiste à mettre en place un tissu sombre servant à attirer les mouches tsé-tsé, imprégné d'un insecticide qui les tue – quelques secondes de contact suffisent pour que l'insecte soit intoxiqué. Effectivement, ces pièges sont efficaces et continuent donc à être déployés. Cependant, à l'heure actuelle, la stratégie mise en œuvre pour combattre la tsé-tsé constitue essentiellement dans la technique consistant à lâcher dans la nature des mouches mâles rendues stériles par irradiation.

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Est-il envisagé d'appliquer au moustique la méthode de piégeage par tissu sombre, ou d'autres méthodes similaires ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Non, contrairement à la mouche tsé-tsé, qui présente une attraction naturelle pour le noir et le bleu foncé, le moustique n'a pas d'attirance particulière pour les tissus colorés – tout au plus a-t-on remarqué que, lorsqu'il entre dans les maisons, Aedes aegypti peut se réfugier dans les endroits sombres, par exemple les placards à vêtements, pour s'y dissimuler. On a testé, en Asie, la mise en place de boîtes sombres contenant un tissu insecticide : si ce dispositif permet de piéger des Aedes, il ne permet pas des prises en nombre suffisant pour que cela ait un impact significatif sur la population.

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Vous avez évoqué au début de votre intervention des dispositifs de piégeage des mouches des fruits : pourrait-on envisager d'utiliser une méthode similaire pour les moustiques ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Pour lutter contre les mouches des fruits, on recourt plutôt à la technique de l'insecte stérile ou à celle de la confusion sexuelle induite par l'introduction de phéromones qui perturbent le comportement des mâles et des femelles.

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Existe-t-il des répulsifs naturels du moustique ? On a parfois entendu dire que certaines vitamines, ainsi que l'acide lactique – secrété par le corps lors d'une activité physique – pouvaient influer sur le comportement du moustique. Qu'en est-il réellement ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Notre corps constitue plutôt un attractif naturel pour les moustiques ! Pour ce qui est des vitamines, je sais qu'un bruit a circulé selon lequel la vitamine B1 pouvait être un répulsif, mais c'est faux : une telle action n'a jamais été démontrée.

Il existe des répulsifs naturels, notamment sous la forme d'huiles essentielles, mais le problème de ces substances est la grande volatilité des molécules ayant un rôle actif, qui fait que leur efficacité disparaît au bout de quelques minutes – alors que, pour avoir une utilité en conditions réelles, il faudrait que ces produits soient efficaces quatre à six heures d'affilée sans que l'on n'ait besoin de renouveler leur application.

Cela dit, des recherches sont menées dans le domaine des répulsifs naturels, qui pourraient apporter des réponses intéressantes en matière de lutte contre les moustiques. Je rappelle que les pyréthrinoïdes, qui sont les insecticides les plus utilisés à l'heure actuelle, étaient initialement des molécules naturelles provenant des pyrèthres, eux-mêmes extraits des fleurs de chrysanthème – ceci avant que les chimistes trouvent le moyen de produire les molécules stabilisées qui sont aujourd'hui utilisées.

On a travaillé sur une vingtaine de plantes différentes et, après avoir mis en évidence pour certaines d'entre elles des effets répulsifs, irritants ou même toxiques, on a essayé d'en isoler les composés les plus actifs. Comme je vous le disais, ces composés sont des molécules très volatiles, difficiles à stabiliser. Cependant, il y a quelques années, des chercheurs ont travaillé sur un eucalyptus de l'espèce Corymbia citriodora, dont ils ont extrait le citriodiol, une molécule recommandée comme répulsif anti-moustiques par le ministère de la santé et par les autorités européennes, car elle présente une efficacité de plusieurs heures, lui permettant de constituer une alternative aux répulsifs chimiques. Le citriodiol, qui de nos jours n'est plus extrait de l'eucalyptus, mais synthétisé chimiquement – c'est la même molécule – fait donc partie des quatre répulsifs actuellement reconnus par la Commission européenne.

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En matière de politiques publiques, j'imagine que vous préconisez la mise en œuvre des méthodes consistant à réduire autant que faire se peut toutes les eaux stagnantes, mais avez-vous également d'autres recommandations à formuler ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Dans le cadre de la lutte contre les Aedes, notamment les espèces albopictus – le moustique tigre – et aegypti, on considère avoir affaire à des moustiques en quelque sorte domestiqués par l'homme, en tout cas parfaitement adaptés à l'environnement humain et vivant dans des gîtes créés par l'Homme – même si le moustique tigre a également la capacité de vivre dans des gîtes plus naturels tels que des trous d'arbre ou des creux de rocher. Dans ces conditions, la meilleure méthode de lutte en période inter-épidémique consiste à détruire le maximum de gîtes dans lesquels se développent les moustiques. Aux abords des habitations, il s'agit ainsi de vider régulièrement tous les récipients dans lesquels l'eau peut s'accumuler, y compris les soucoupes se trouvant sous les pots de fleurs, où les larves de moustiques peuvent se développer dans quelques millimètres d'eau.

D'une manière générale, tous les endroits où l'eau stagne, même en faible quantité, doivent être asséchés à chaque fois qu'il est possible de le faire. Certains gîtes ne peuvent être supprimés, notamment quand il s'agit de réserves d'eau de pluie constituées intentionnellement : dans ce cas, il s'agit de faire en sorte que les moustiques ne puissent pas accéder à ces gîtes pour y pondre.

Malheureusement, il existe des gîtes qu'il est non seulement impossible de supprimer, mais également très difficile de protéger ou de traiter. Je pense notamment aux terrasses sur plots, dans lesquelles l'eau peut s'infiltrer pour constituer des flaques où les moustiques se reproduisent en grand nombre, et qu'il n'est pas évident de démonter – d'autant qu'il faudrait le faire à plusieurs reprises.

Enfin, certains gîtes ne sont pas traités tout simplement parce qu'ils sont trop difficiles à identifier et localiser. Pour toutes ces raisons, il est impossible de traiter la totalité des gîtes. Je précise que, pour ce qui est des gîtes identifiés mais difficiles d'accès, on peut utiliser des insecticides d'origine biologique tels que le Bacillus thuringiensis, une bactérie pathogène pour le moustique, mais ne présentant pas de toxicité pour le reste de la faune.

Pour ce qui est de la lutte en période épidémique, elle nécessite la mise en œuvre de méthodes visant à limiter la circulation des femelles infectées et infectantes, c'est-à-dire pouvant transmettre le virus. L'une des stratégies les plus couramment utilisées reste le recours aux insecticides adulticides, qui présentent l'inconvénient de pouvoir donner lieu à des phénomènes de résistance. Ce n'est pas encore le cas avec Aedes albopictus, mais on sait que ce n'est qu'une question de temps, puisque des gènes de résistance ont déjà été identifiés, notamment en Italie et en Grèce : ils devraient donc être prochainement observés en France si on y augmente la pression de sélection.

C'est surtout dans les départements français d'Amérique que le problème se pose, car le principal vecteur dans ces zones est Aedes aegypti, une espèce extrêmement résistante aux insecticides. Or, l'obligation d'appliquer la réglementation européenne partout en France, y compris dans les départements d'outre-mer, notamment en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, nous empêche d'utiliser d'autres insecticides que les pyréthrinoïdes – précisément la classe de substances auxquels les moustiques ont développé une grande résistance, sans doute l'une des plus fortes au monde.

Je sais qu'il est possible de solliciter auprès des autorités européennes des dérogations visant à ce qu'il nous soit permis de recourir à d'autres insecticides, puisque c'est ce qui avait été fait en 2014 en Guyane au moment de l'épidémie de chikungunya. Nous nous étions associés aux toxicologues de l'ANSES pour demander, dans un rapport soumis au Haut conseil de la santé publique (HCSP), l'autorisation d'utiliser le malathion. Le problème, c'est que plusieurs mois sont nécessaires pour que les experts se réunissent, qu'ils rédigent leur rapport et que la demande de dérogation soit examinée, et que lorsqu'elle est accordée, l'épidémie est le plus souvent terminée. J'ajoute que, pour ce qui est du malathion, il y a eu un mauvais concours de circonstances, puisque le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a identifié cette molécule comme cancérogène probable quelques mois après que son usage a été autorisé, ce qui fait que la ministre de la santé de l'époque, Mme Marisol Touraine, en a suspendu l'utilisation en Guyane.

En résumé, il est compliqué de lutter contre les moustiques adultes avec un seul insecticide, mais c'est malheureusement la situation à laquelle nous sommes confrontés dans les départements français d'Amérique.

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Pensez-vous que, pour faire face au problème que représente l'apparition de résistances chez les moustiques et pour rendre plus efficace la lutte contre les vecteurs, il faudrait modifier certaines normes du code de l'environnement ou du code de l'urbanisme ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

L'utilisation de produits biocides relève effectivement de la compétence du ministère de l'environnement, mais je ne sais pas si le recours à d'autres insecticides que les pyréthrinoïdes nécessiterait d'apporter des modifications au code de l'environnement. L'autorisation d'utilisation de produits biocides en France se décide au niveau de l'Union européenne, et la France présente la particularité d'être le seul pays européen d'avoir certains de ses départements et régions situés en zone tropicale, où sévissent des vecteurs et des agents pathogènes susceptibles de poser problème. Dès lors, il conviendrait peut-être de tenir compte de cette spécificité pour permettre aux territoires concernés de disposer d'autres molécules que celles qui suffisent à maîtriser – pour le moment, en tout cas – la situation en Europe continentale.

En tout état de cause, une réflexion devrait être menée sur ce point. Je sais que le ministère de l'environnement avait essayé, avec les opérateurs, d'identifier de nouvelles molécules susceptibles d'être utilisées dans le cadre de la santé publique en France, mais encore faut-il pour cela que les industriels manifestent la volonté de mettre de nouvelles formules sur le marché européen. Il ne faut pas perdre de vue qu'en France, le marché de la santé publique ne représente que 3 % du marché des pesticides, et que ces 3 % correspondent essentiellement aux régions situées en zone tropicale. Pour vous donner un ordre d'idée, le marché des insecticides sur l'île de La Réunion ou en Guyane représente une quantité limitée à quelques dizaines, tout au plus quelques centaines de litres de produit par an, ce qui est extrêmement peu au regard du coût de la constitution d'un dossier par les industriels souhaitant commercialiser de nouveaux produits : ce marché n'étant absolument pas rentable pour eux, ils le délaissent. Peut-être les pouvoirs publics pourraient-ils s'efforcer de favoriser, en la simplifiant, la mise sur le marché de produits efficaces, recommandés par l'OMS et compatibles avec les normes environnementales.

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Pouvez-vous nous exposer dans le détail les mécanismes de résistance aux insecticides développés par Aedes albopictus en Italie et en Grèce ? Comment réduire le risque de voir de nouvelles résistances apparaître ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Les résistances auxquelles nous sommes actuellement confrontés sont celles que développent certains moustiques face aux pyréthrinoïdes. En Grèce, je crois que c'est une estérase, c'est-à-dire une enzyme, qui casse la molécule d'insecticide au niveau de la liaison ester, rendant cette molécule inactive. En Italie, on a mis en évidence une mutation du canal sodium ayant pour conséquence que les molécules d'insecticide se fixent moins bien sur ce canal sodium constituant leur cible et, de ce fait, ne jouent pas correctement leur rôle consistant à bloquer l'influx nerveux qui se transmet le long des neurones.

Les différentes mutations sont sélectionnées par la pression de sélection qui résulte de l'utilisation au long terme d'une molécule insecticide. Cette pression de sélection a pour origine les mesures mises en œuvre dans le cadre des politiques de santé publique, mais aussi l'utilisation d'insecticides d'origine agricole ou employés par les particuliers sous la forme de plaquettes et de diffuseurs longue durée.

Pour éviter cela, il faut relâcher la pression de sélection en réduisant le nombre de traitements. Cette stratégie a montré une certaine efficacité en France métropolitaine sur le moustique Aedes albopictus ; il semble que ce soit moins le cas à La Réunion, où l'on aurait constaté une résistance, mais cela demande à être confirmé.

Jusqu'à présent, les traitements ciblant Aedes albopictus étaient effectués par des opérateurs publics, mais le code de la santé publique a été modifié à compter du 1er janvier 2020. Depuis cette date, les missions de surveillance et de lutte contre les insectes vecteurs relèvent de la compétence des agences régionales de santé (ARS), qui font des appels d'offres et peuvent confier la mise en œuvre de ces missions à des opérateurs privés ou publics, en fonction du cahier des charges qu'elles établissent.

Faire appel à des opérateurs privés comporte un risque, celui de voir la fréquence et l'intensité des traitements augmenter. Lorsque les traitements étaient effectués par l'Entente interdépartementale de démoustication (EID), chacun des 200 à 300 signalements par an de cas suspects ou confirmés en France métropolitaine donnait lieu à une enquête entomologique, et il n'était procédé à un traitement que lorsque celui-ci était justifié, c'est-à-dire dans 20 % à 25 % des cas seulement, ce qui représentait une cinquantaine de traitements. Les opérateurs privés qui sont désormais susceptibles d'intervenir vont évidemment avoir tendance à effectuer plus de traitements que nécessaire, ce qui va augmenter la pression de sélection sur les moustiques, donc la résistance. L'intérêt financier de ces opérateurs privés sera en effet de faire le plus de traitements possible : avec une cinquantaine de traitements par an, ils ne pourraient en aucun cas rentabiliser les investissements que représentent le matériel utilisé – de gros pulvérisateurs chargés sur des véhicules 4 x 4 – et la formation des agents chargés de le mettre en œuvre.

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Selon vous, faudrait-il développer un plan de recherche et d'action à l'échelle de l'Union européenne ? Le neuvième programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD) en fait-il une priorité ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Pour ce que j'ai pu en voir, le neuvième PCRD parle beaucoup des maladies infectieuses mais, sur une dizaine de pages, ne mentionne qu'une seule fois le mot « vecteurs », placé entre parenthèses : il semble donc qu'il ne fasse pas une priorité du plan que vous évoquez. Il a été décidé, au niveau de notre unité, d'appeler l'attention de nos correspondants européens sur la nécessité de renforcer la présence du mot « vecteurs » dans le texte final, afin que chacun puisse prendre conscience de l'importance de consacrer des moyens suffisants à la lutte contre les vecteurs en Europe.

Aedes albopictus n'est pas le seul vecteur contre lequel nous ayons à lutter : d'autres moustiques invasifs commencent à se développer en Europe – je pense notamment à Aedes japonicus et Aedes koreicus, qui ne sont pas encore présents en France mais que l'on trouve dans d'autres pays européens – et il est très important que nous soyons en mesure de contrôler la population de ces nouvelles espèces qui, à défaut, pourraient constituer demain des foyers épidémiques. Comme je vous l'ai dit, nous allons demander aux correspondants européens de l'IRD de veiller à ce que certains mots-clés soient présents dans la version finale du neuvième PCRD : si ce n'est pas le cas, nous aurons ensuite beaucoup de difficultés à obtenir des financements.

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En votre qualité d'entomologiste médical, directeur de recherche à l'IRD, souhaitez-vous ajouter quelque chose avant que nous ne mettions fin à votre audition ?

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Fabrice Chandre, directeur de recherche à l'IRD

Je rappelle que la France est l'un des premiers contributeurs du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, mais aussi cofondatrice, avec le Brésil, de l'organisation UNITAID, créée en 2006 à l'initiative des présidents Chirac et Lula. Ces organisations promeuvent toutes deux l'utilisation de moustiquaires imprégnées d'insecticide pour lutter contre le paludisme dans de nombreux pays, et consacrent à cette action une énorme part de leurs budgets respectifs.

Or, du fait des réglementations européennes, les moustiquaires imprégnées, dont l'efficacité a pourtant été validée par l'OMS, ne peuvent pas être mises en place en France alors qu'elles seraient extrêmement utiles, notamment à Mayotte et en Guyane, où l'on compte encore de nombreux cas de paludisme. Il est fort regrettable que nous ne puissions recourir aux moustiquaires imprégnées pour protéger nos compatriotes, alors même que nous contribuons largement à des programmes visant à l'utilisation de ce moyen éprouvé. Il serait bon que les décideurs fassent en sorte de mettre fin à ce paradoxe qui, s'il persistait, pourrait conduire à une épidémie ou du moins à une recrudescence des cas de paludisme à Mayotte ou en Guyane.

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Docteur, nous vous remercions d'avoir éclairé notre commission d'enquête en répondant à nos questions, et notamment d'avoir émis cette dernière recommandation, dont notre rapporteure ne manquera pas de faire bon usage.

La réunion s'achève à dix heures cinquante.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles

Présents. – Mme Ramlati Ali, M. Philippe Michel-Kleisbauer

Excusés. – Mme Ericka Bareigts, M. Alain David, Mme Jeanine Dubié, Mme Valérie Thomas, M. Jean-Louis Touraine