La commission entend Mme Michala Marcussen, en audition publique, conjointe avec la commission des affaires sociales, préalable à sa nomination au Haut Conseil des finances publiques par M. le Président de la commission des finances de l'Assemblée nationale.
Mes chers collègues, nous auditionnons, dans le cadre d'une séance conjointe avec la commission des affaires sociales, Mme Michala Marcussen, dont je propose la nomination au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), comme le prévoit l'article 11 de la loi organique du 17 décembre 2012, relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques.
Le HCFP est composé de onze membres : quatre magistrats de la Cour des comptes, désignés par le premier président de la Cour ; le directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) ; cinq personnalités qualifiées, respectivement nommées par le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, le président de la commission des finances du Sénat et le président du Conseil économique, social et environnemental (CESE). C'est une instance que nous connaissons bien, puisque nous auditionnons régulièrement le premier président de la Cour des comptes, son président de droit, sur l'environnement macroéconomique des textes financiers : projet de loi de finances (PLF), projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), projets de loi de finances rectificative (PLR). Ses avis, qui portent sur tout ce qui entoure la construction des projets de lois de finances, sont très regardés, ce qui permet de couper court aux polémiques et de concentrer nos discussions sur l'essentiel. Il se réunit souvent en urgence – comme c'est malheureusement souvent le cas pour tout ce qui touche aux projets de loi de finances.
Gilles Carrez, mon prédécesseur, avait nommé au Haut Conseil en septembre 2015 M. Christian Noyer, gouverneur honoraire de la Banque de France, dont le mandat, non renouvelable, arrive à son terme. C'est la raison pour laquelle il m'appartient aujourd'hui de procéder à une nouvelle nomination, sachant que la loi organique précise que le membre succédant à une femme est un homme et celui succédant à un homme est une femme.
Mon choix s'est porté sur Mme Michala Marcussen, chef économiste et directrice des études économiques et sectorielles du groupe Société Générale, en raison, d'une part, de son expérience internationale et, d'autre part, de sa vision un peu différente des choses en raison de ses origines danoises. Il est bon, me semble-t-il, que dans ce type d'instance, on fasse appel à des gens de culture différente et qui ne soient pas issus des mêmes écoles ou réseaux.
L'article 11 de la loi organique du 17 décembre 2012 prévoit que les membres du HCFP désignés par le président de notre assemblée et par le président de la commission des finances sont nommés après une audition publique conjointe de la commission des affaires sociales et de la commission des finances. Le caractère conjoint de cette audition se justifie pleinement, car une des compétences principales confiées au HCFP consiste à émettre un avis sur les prévisions macroéconomiques sur lesquelles sont fondées les PLF et les PLFSS.
Rappelons les masses financières dont il est question : 337 milliards d'euros de dépenses nettes pour l'État et 517 milliards d'euros pour l'ensemble des régimes obligatoires de sécurité sociale. Les avis du HCFP sont donc aussi importants pour les PLF que pour les PLFSS.
Madame Marcussen, certains plaident depuis plusieurs années pour une fusion des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale, sous la forme, soit d'une fusion intégrale, soit d'une fusion limitée à leurs recettes. Quel est votre avis sur cette question ?
Ma seconde question est relative aux relations entre l'État et la sphère sociale. Le Parlement a autorisé en juillet dernier, par la voie d'une loi organique et d'une loi ordinaire, la reprise de 136 milliards d'euros de la dette sociale et la prolongation corrélative de la durée de vie de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES), jusqu'en 2033. D'un simple point de vue technique et financier, le traitement distinct de la dette sociale au sein de la dette publique vous paraît-il pertinent ?
Madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs, je vous remercie de m'accueillir devant vos commissions. Ainsi que vous l'avez indiqué, je ne suis pas française, mais danoise. Et même si je vis en France depuis 1994, je n'ai pas encore percé tous les mystères de la langue française… je fais donc appel à votre indulgence.
Chef économiste à la Société Générale, j'ai pour fonction de produire des prévisions économiques pour tous les pays où le groupe est présent, et plus globalement sur l'économie mondiale. Mon service, qui compte trente-cinq personnes, a également la responsabilité de procéder aux notations financières externes – le rating – de chaque pays, d'évaluer les risques sectoriels et de procéder à des stress testing, des tests de robustesse du groupe face à différents chocs éventuels. Enfin, depuis quelques années, j'ai la charge de proposer aux conseillers un scénario climatique pour nos exercices d'alignement.
De fait, mon activité principale consiste à étudier les économies mondiale, européenne et française. Tout au long de mon parcours, les sujets européens, qui me tiennent à cœur, et les sujets financiers se sont toujours entrecroisés. J'ai en effet travaillé sur les marchés financiers, dans les métiers de gestion et aujourd'hui au sein du département « risques » de la Société Générale.
L'économie mondiale se trouve aujourd'hui dans une situation exceptionnelle. Peu d'entre nous auraient pu prédire, il y a encore un an, lors de nos analyses des risques, une telle situation. Même si elle reste très incertaine – la crise sanitaire n'est pas terminée –, différentes tendances se profilent dans le développement économique.
La première phase de la crise a été marquée par le confinement. La seconde, après le déconfinement, par une reprise économique, mais suivant une courbe « en aile d'oiseau », comme l'appelle à juste titre la Banque de France : un fort rebond initial, mais qui se tasse par la suite sous l'effet de la crise sanitaire qui perdure.
Trois grandes tendances se profilent.
D'abord, lors du confinement, les ménages ont été forcés d'épargner, faute de pouvoir consommer ; aujourd'hui, il s'agit d'une épargne de précaution. Le premier défi sera donc de redonner confiance aux consommateurs.
Ensuite, les entreprises qui, dans un premier temps, ont réduit leurs offres, commencent maintenant à l'ajuster de manière plus structurelle. L'industrie aéronautique en est un exemple particulièrement clair : le maintien des avions au sol coûtant trop cher, on préfère les décommissionner. Le choc temporaire qui a frappé l'offre économique se transforme en quelque chose de plus permanent.
Enfin, le niveau d'endettement, de l'État comme des entreprises a fortement augmenté. Une des leçons que nous avons tirées de la crise de 2008 concernait une meilleure capitalisation des banques. Cette crise sanitaire démontre que les entreprises doivent également capitaliser davantage. La relation entre l'endettement et la capitalisation des entreprises est une question très importante du point de vue structurel.
Dans un tel contexte, la politique économique de relance est un élément-clé. Si une demande doit absolument être créée à court terme, nous devons également nous préparer pour le moyen terme. C'est la raison pour laquelle, toutes les dernières propositions budgétaires ont été marquées par l'idée d'une transition – digitale, verte et de cohésion sociale.
Par ailleurs, de grandes incertitudes existent sur le plan international. Les discussions liées au Brexit se poursuivent et l'élection présidentielle américaine approche. Le résultat de cette élection sera déterminant, non seulement pour la politique domestique américaine, mais aussi pour la politique étrangère.
Le niveau des taux d'intérêt est également à mes yeux un élément critique. En effet, pour maintenir l'équilibre nécessaire à une relance au moyen d'une politique accommodante, ces taux doivent se maintenir durablement à un niveau très bas. Un taux d'intérêt est fonction de trois composantes : la productivité, l'inflation et les primes de risque. Si les taux remontent parce que la croissance et la productivité repartent, il n'y a rien de préoccupant ; mais il en irait bien différemment si le mouvement est lié à l'inflation, car la relation entre croissance réelle et taux réels est essentielle. Après l'annonce de la nouvelle stratégie de politique monétaire des États-Unis, les marchés financiers craignent une montée de l'inflation qui pousserait les taux à la hausse ; et si l'Europe subit un choc déflationniste, alors même que les taux nominaux resteraient bas, les taux réels commenceraient à monter. La question débattue sur tous les marchés financiers est donc la suivante : les Américains vont-ils pousser à une dépréciation de la devise ? Si oui, quelles mesures la Banque centrale européenne (BCE) pourra-t-elle prendre face à ce mécanisme ?
S'agissant des primes de risque, même si elles sont pour l'instant assez compressées dans la plupart des pays – à quelques exceptions, comme l'Italie –, une reprise de la croissance économique à court terme est indispensable pour réduire les risques à moyen terme.
Il me semble que les conséquences les plus graves de la crise sont derrière nous – je l'espère en tout cas : n'étant pas une experte en matière de crise sanitaire, je ne me permettrai pas de faire des prévisions. Nous formons simplement des hypothèses de travail. Or, dans le scénario que nous avons bâti pour la Société Générale, nous avons pris comme hypothèse le fait que la crise allait continuer, sous une forme ou un autre, une grande partie de l'année 2021.
C'est un scénario qui prévoit tout de même une reprise au cours de cette prochaine année. Cependant, c'est bien la mise en œuvre des mesures adoptées aujourd'hui qui décidera de cette reprise. Les plans de relance, et notamment les investissements publics, sont souvent un bon moyen d'assurer la croissance à moyen terme ; encore faut-il pouvoir les mettre en œuvre rapidement, ce qui n'est pas si évident.
Enfin, madame la présidente, s'agissant de vos questions relatives à la fusion de la loi de finances et de la loi de financement de la sécurité sociale, et à la séparation de la dette sociale de la dette générale, je m'abstiendrai de répondre, dans la mesure où ces sujets n'entrent pas dans mon champ d'expertise. En revanche, le niveau de l'endettement et la soutenabilité de la dette sont deux éléments dont je dois tenir compte. La France doit œuvrer pour que ses finances publiques soient, à long terme, saines. Pour ce faire, et c'est une opinion personnelle, les questions relatives à l'éducation – qui inclut la formation continue tout au long de la vie – et à la mobilité sociale sont primordiales si nous voulons une économie agile.
Je rebondis sur la question de Mme la présidente de la commission des affaires sociales : nous pouvons avoir un intérêt à rapprocher des textes du point de vue du travail législatif, sans pour autant organiser un strict monopole en matière fiscale. C'est assimiler l'un à l'autre qui a empêché le débat « toutes administrations publiques » durant ces dernières années.
Madame Marcussen, comment jugez-vous, au vu de votre expérience, la qualité des prévisions publiques en France ? Comment la comparez-vous avec celles des autres pays européens ? La transparence de ces prévisions et le fait qu'elles puissent être « auditables » sont à nos yeux des éléments essentiels.
Concernant le HCFP, je me félicite de sa création, ses avis étant utiles à notre travail de contrôleurs des finances publiques. Certains proposent d'étendre son rôle, en lui conférant notamment une indépendance plus marquée encore, à l'exemple de ce qui se fait au Royaume-Uni. Avez-vous déjà réfléchi à une telle évolution ?
Vous avez évoqué le rebond de l'économie française, et effectivement le Gouvernement prévoit, en fin d'année 2021, une perte de quatre points de PIB par rapport à l'avant-crise, soit 100 milliards d'euros – ce qui équivaut au montant du plan de relance. Cette estimation est-elle à vos yeux réaliste, trop prudente ou trop ambitieuse ? Par ailleurs, au-delà des chiffres, quelles sont selon vous les mesures déterminantes à adopter pour maximiser notre capacité de rebond ?
S'agissant de la croissance structurelle, si nous allons adopter un plan de relance, nous avons aussi un budget structurel à voter lors de la prochaine loi de finances. La dernière LFR adoptée cet été prévoyait un solde structurel à -2,2 %, identique à 2019, mais je fais partie de ceux qui pensent qu'il sera dégradé sur l'année 2020. La crise aura-t-elle un impact structurel ? Si oui, à quelle hauteur ?
Enfin, la réponse à la crise a renforcé notre dépendance à nos créanciers et a creusé notre endettement public. Que pensez-vous de la proposition de cantonnement de la dette, annoncée par le ministre de l'économie, à la fois de la dette sociale – nous avons apporté à la CADES 136 milliards d'euros de dette supplémentaire – et de la dette de l'État liée à la Covid-19, qui se monte à 150 milliards d'euros ?
Madame Marcussen, je souhaiterais pour ma part revenir sur votre vision de la Banque centrale européenne. Vous aviez porté, dans un article de 2019, un jugement assez dur sur la façon dont elle pouvait, ou non, accompagner la croissance dans les différents pays européens. Comment jugez-vous son action depuis le début de la crise sanitaire et dans la perspective du plan de relance ?
Par ailleurs, s'agissant de la dette des États, le contexte actuel de taux d'intérêt bas est particulièrement favorable pour emprunter sur les marchés ; reste que l'endettement de la France est déjà très élevé. Comment jugez-vous notre situation par rapport à celle des autres pays européens, au regard de nos obligations en termes de sérieux budgétaire ?
Madame Marcussen, vous avez publié un grand nombre de travaux sur l'intégration européenne. Cette démarche a-t-elle un lien avec votre future activité au sein du HCFP ?
S'agissant de la situation internationale, quelles sont les mesures européennes qui pourraient avoir des répercussions sur nos finances publiques ?
Enfin, pouvez-vous revenir sur la soutenabilité de la dette ? Que pensez-vous de l'endettement français et de la prime de risque, pour l'heure très faible ? Quels éléments pourraient à vos yeux faire bouger les choses, sachant que notre stock de dette a énormément gonflé ?
Madame Marcussen, même si votre nomination n'est pas à proprement parler une révolution – comme beaucoup d'autres, vous venez du monde de la banque et de la finance –, votre vision plus internationale et votre connaissance des pays nordiques doivent être soulignées.
Le plan de relance et l'action publique en général s'appuient depuis quelque temps sur un financement par la dette. Vous avez souligné ce point ainsi que les risques liés à l'évolution des taux d'intérêt. Sur une échelle de dix, à quel niveau situez-vous votre inquiétude ? De même, concernant la dette des entreprises, comment évaluez-vous le risque à plus long terme ?
Par ailleurs, quel est votre niveau d'inquiétude au regard de l'environnement international – les pourparlers sur le Brexit, qui ne sont pas achevés, et les élections américaines ?
Enfin, les membres de différents organismes que nous auditionnons nous présentent rarement une vision territorialisée des choses, alors que les situations sont souvent très différentes d'un territoire à l'autre. Par exemple, s'agissant du plan de relance, nous ne savons pas très bien ni où ni comment sera distribué le soutien public. Avez-vous un avis sur la question ?
La non-compensation des mesures d'urgence prises en pleine crise des gilets jaunes a remis en cause la règle fixée par la loi Veil en 1994 et le coût considérable de l'épidémie est supporté pour l'essentiel par la CADES, autrement dit par le budget de la sécurité sociale. Plus généralement, comment l'État peut-il à votre avis améliorer ses relations financières avec la sécurité sociale, afin de garantir la sincérité des trajectoires pluriannuelles votées et permettre un pilotage efficace des finances sociales – un des objectifs prônés par le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) ?
Rappelons que le HCFP a été créé après le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), qui posait le principe du respect de la règle d'or et de l'équilibre des déficits ; or tout cela a volé en éclat avec la crise sanitaire. Au-delà de la description de la situation, j'aurais aimé, madame, vous entendre évoquer ce sujet qui nous a été présenté durant des années comme la priorité des priorités. Fort heureusement, quand la santé des Français est menacée, la priorité économique vole en éclats.
Nous sommes tous d'accord pour dire que la relance est indispensable. Cependant, le plan de relance prévu est de 30 milliards d'euros pour 2021 – sur les 100 milliards annoncés –, soit un peu plus de 1 % du PIB, quand dix points auront déjà été perdus : c'est infiniment moins que ce que les Allemands ont prévu pour la même année. Ce montant vous paraît-il suffisant ? Ne craignez-vous pas un décrochage de l'économie française ?
Concernant les taux d'intérêt, ne pensez-vous pas que le risque que vous avez évoqué pourrait être annulé si, comme nous le proposons, la BCE pouvait directement acheter de la dette aux États, plutôt que de continuer à l'acheter aux banques privées ?
Enfin madame, et cette remarque ne vise pas votre personne, je ne suis pas aussi enthousiaste que certains collègues s'agissant de votre nomination, qui conduira à renforcer la prédominance des banquiers au sein de cette instance, sans parler du risque de conflit d'intérêts entre les banques privées – je rappelle que la Société Générale, BNP-Paribas et le Crédit Agricole ont été pointés dans l'affaire CumEx Files – et les responsabilités que vous serez appelée à exercer au sein du Haut Conseil.
Alors que nous allons aborder l'examen budgétaire dans des circonstances inédites, nous avons plus que jamais besoin de l'expertise du HCFP, qui joue un rôle décisif dans l'appréciation de la sincérité des prévisions macroéconomiques sur lesquelles se fonde le Gouvernement pour présenter son projet de budget.
Le Haut Conseil se caractérise aussi par la robustesse de ses prévisions économiques ; il est donc, pour les législateurs que nous sommes, du plus haut intérêt de bénéficier de vos avis et éclairages. À ce titre, votre profil européen peut être considéré comme un réel bénéfice.
Le plan de relance présenté par le Gouvernement la semaine dernière est ambitieux, à hauteur de 100 milliards d'euros, et vise à renforcer l'emploi, relancer l'activité et améliorer notre compétitivité à moyen terme. Quels éléments d'appréciation portez-vous sur ce plan de relance ? À quel niveau estimez-vous son impact sur la croissance potentielle de notre pays ? Quelles orientations préconisez-vous pour en limiter le financement uniquement par la dette ?
Concernant l'épargne des Français, le ministre de l'économie a insisté sur la nécessité de libérer l'épargne dite de précaution. Cette libération doit-elle passer par la consommation ou par un meilleur fléchage de cette épargne vers l'investissement dans l'économie réelle ? Et surtout, quel pourrait être le rôle des banques dans la confiance que nous devons retrouver pour inciter les Français à libérer cette épargne ?
Une analyse économique se fonde sur des faits, mais c'est aussi une question de point de vue. Pouvez-vous nous indiquer quelle est votre école de pensée en matière économique ?
Vous allez par ailleurs devoir opérer une rupture assez radicale, dans la mesure où réaliser des prévisions pour une banque, ce n'est pas prévoir pour un État. Pour vous en tout cas, est-ce la même chose ? Quelle est votre conception du rôle de l'État et de la sécurité sociale dans le fonctionnement de l'économie et du poids qu'ils doivent avoir ?
Tout comme mon collègue Coquerel, je précise que cette remarque n'est pas personnelle, mais aller chercher une analyse économique auprès d'économistes exerçant dans des banques peut s'avérer discutable. Ils pourraient avoir un regard un peu trop conditionné, sous l'influence des marchés financiers. Comment envisagez-vous cette question ? Pouvons-nous espérer de votre part une analyse critique du rôle des banques, compte tenu de votre expérience dans le fonctionnement de l'économie ?
Les prévisions des différentes instances publiques en France m'ont toujours paru de grandes qualités, notamment parce qu'elles sont transparentes, à la fois sur la production des données et sur leur construction ; j'ai notamment une profonde estime pour l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Chaque prévision est fondée sur une ou plusieurs données ; une bonne prévision dépend donc de la qualité de ces données. Par ailleurs, nous disposons d'un grand nombre de documents de travail de qualité sur des thèmes structurels émanant de plusieurs institutions publiques, en France et dans d'autres pays européens, à commencer par la Banque de France, qui nous permettent les comparaisons, mais également une meilleure compréhension des situations. Je n'ai donc rien à apprendre à la France dans cette matière.
La question relative à l'école de pensée économique à laquelle je pourrais appartenir est intéressante, car il est très tentant de vouloir valider nos analyses par l'appartenance à telle ou telle école de pensée. Mais quand on devient membre d'une instance telle que le HCFP, il est important de faire la distinction entre ce qui devrait être fait et ce qui sera fait en réalité. Ainsi, je suis persuadée, à titre personnel, que nous avons besoin d'une Europe forte. Mais cette opinion ne me donne pas la certitude que nous allons continuer, demain, de construire une telle Europe. J'aimerais bien voir se poursuivre l'union bancaire, l'organisation du marché des capitaux, la construction d'un instrument fiscal commun, et je me réjouis de la création de ce grand fonds européen de 750 milliards d'euros pour accompagner les mesures de relance. Mais comment définir exactement, dans le détail, cette construction européenne ? La question de la validité du pacte de stabilité a été posée : il faut reconnaître que l'objectif, pour les pays européens, d'avoir des finances publiques stables et équilibrées n'est pas tenable en toutes circonstances. Une flexibilité est nécessaire. C'est ce qui a permis de répondre à la crise sanitaire. Cependant, la variable-clé, selon moi, est la croissance. Je suis beaucoup plus intéressée par la croissance que par toutes les autres variables, et notamment par une croissance équitable.
Du fait de mes racines scandinaves, je suis très attachée à la notion de flexi-sécurité, qui distingue clairement les rôles. Il existe cependant à cet égard un débat sous-jacent, qui m'échappe un peu, sur l'organisation des différents postes du budget de l'État.
Par ailleurs, la France et le Danemark partagent une certaine vision de l'organisation du modèle social, que l'on ne connaît pas forcément dans les pays anglo-saxons.
Mais toutes ces opinions sont personnelles et ne doivent pas entrer en ligne de compte lorsque j'effectue des prévisions : je ne suis pas une politique et, encore une fois, mon rôle est d'évaluer ce qui sera réalisé et non ce que je pense qui devrait être fait.
Le plan de relance en France est-il ou non suffisant ? L'élément-clé est la mise en œuvre de ce plan, autrement dit la façon dont il sera décliné. C'est là-dessus qu'il faudra comparer la France et l'Allemagne : si la France a la capacité de mettre en œuvre le plan de façon rapide et efficace, il sera suffisant pour relancer l'économie. Bien sûr, la grande inconnue reste la crise sanitaire : si elle se prolonge et se durcit, il est vraisemblable qu'un second plan de relance, contenant à la fois des mesures temporaires et des mesures à plus long terme, sera nécessaire.
S'agissant du niveau d'endettement des entreprises, on s'aperçoit que le partage entre la dette et le capital dans le bilan des entreprises a basculé très nettement, de manière structurelle, vers la dette. Il s'agit là d'un sujet d'inquiétude, car les investissements financés par les fonds propres ou par l'endettement ne sont pas de même nature : les investissements financés par la dette sont souvent les moins profitables en termes de gains de productivité à long terme. C'est la raison pour laquelle une réflexion devra être menée sur la meilleure façon de dynamiser le bilan des entreprises en vue de libérer l'investissement.
S'agissant des primes de risque sur l'endettement, la Banque centrale européenne a annoncé un programme d'achats d'urgence face à la pandémie ( Pandemic emergency purchase programme, PEPP ) de 750 milliards d'euros qui lui permettra d'acheter les titres des dettes européennes. Le traité européen ne permet pas à la BCE de racheter les dettes directement auprès des États : cette option, selon moi, n'est de toute façon pas à conseiller.
En revanche, je suis favorable à ce que les pays européens disposent d'un actif commun, sans risque, avec la création d'une dette commune. Le sujet est évidemment complexe, mais cette mise en commun sera nécessaire à moyen terme si nous voulons une Europe forte.
La soutenabilité de la dette publique n'est pas perçue aujourd'hui comme un problème pour les marchés ; mais nous ne sommes pas à l'abri d'un choc qui provoquerait une augmentation des primes de risque. Il est essentiel à moyen terme d'assurer la pérennité des finances publiques, notamment pour accompagner la croissance économique. La France atteindra un niveau d'endettement très élevé à la fin de cette crise ; pour l'heure, les marchés financiers ne s'en inquiètent pas et ne devraient pas s'en inquiéter, me semble-t-il, dans un futur proche. Mais la situation pourrait évoluer à plus long terme – d'où l'importance de la construction européenne.
En ce qui concerne la déclinaison du plan de relance dans les territoires, il est clair pour moi que la France, ce n'est pas Paris. La crise sanitaire, et c'est heureux, nous a poussés à repenser l'organisation du travail et la chaîne de valeur. Les changements seront profonds, structurels, et nous amèneront à repenser l'organisation du tissu industriel français. D'ores et déjà, les entrepreneurs repensent leur organisation du travail et les consommateurs leurs comportements. Reste à faire la part entre les changements de nature purement temporaire et les réelles évolutions sur le long terme à partir desquelles il conviendra de réorganiser le pays.
Quel est le rôle des banques dans la crise actuelle ? Elles ont d'abord joué un rôle-clé dans la mise en place de différents programmes dans l'économie réelle ; par ailleurs, elles sont là pour accompagner le financement de l'économie. Mais il est également important d'avancer sur les différents projets européens en matière de financement. C'est la raison pour laquelle je me réjouis que la BCE s'investisse sur la question de l'union des marchés des capitaux.
S'agissant de votre question relative à la sécurité sociale, madame la députée, sachez que pour analyser les finances publiques françaises, je m'intéresse davantage à la dynamique de la dette, des dépenses et de l'organisation, ainsi qu'à leurs incidences sur l'économie, qu'à l'organisation entre les différents piliers. Mais il est évident que la question de l'efficacité à terme de l'organisation de la sécurité sociale en France devra être posée, même s'il est tout à fait normal, en ces temps de crise, de solliciter davantage les dispositifs.
À ce propos, l'adoption de mesures européennes en matière de santé me paraît indispensable. Je suis déçue que les pays européens n'aient pas mieux su coopérer depuis le début de la crise ; c'est là un axe qu'ils devront développer dans les années, voire les mois à venir. Je me réjouis qu'une volonté de meilleure coordination sur ces questions se soit déjà exprimée. J'en profite pour vous dire ma satisfaction de voir l'émergence d'une coopération et d'une réelle solidarité entre les pays européens en matière d'allocations chômage.
Monsieur Coquerel, j'aimerais apporter une correction à vos propos : un seul autre membre du HCFP appartient à une banque, Mme Isabelle Job-Bazille. Les banques ne sont donc pas sur-représentées au HCFP. Et il n'est pas surprenant de voir des économistes issus des banques…
Ma question portera, j'en suis désolée, sur la LFSS. En 2019, lorsque nous l'avons votée, la perspective d'un retour à l'équilibre des comptes sociaux se profilait à l'horizon 2024, laissant ainsi la place à des hypothèses de financement pour le maintien et la préservation de l'autonomie des personnes fragilisées par l'âge, le handicap ou la maladie.
Le contexte a bien changé depuis : la sécurité sociale connaîtra en 2020 un déficit important, bien supérieur à celui de 2008, supérieur, selon les prévisions, à 50 milliards d'euros. Un déficit qui se prolongera dans les années à venir, avec une dette sociale de grande ampleur.
Cette situation peut faire craindre une rigueur budgétaire allant à l'encontre des politiques sociales que nous voulons et devons porter. Aussi, je souhaiterais savoir, madame Marcussen, comment vous voyez l'articulation entre un nécessaire retour à l'équilibre des comptes sociaux et les besoins importants que la crise sanitaire a mis en exergue ?
Madame, j'apprécie votre analyse, à l'heure du plan de relance et au moment même où l'état de nos finances publiques est plus que préoccupant, notamment avec une augmentation de la dette qui avoisinera les 120 % du PIB d'ici à la fin de l'année.
Selon le Gouvernement, le plan de relance doit s'autofinancer grâce au retour de la croissance ; il s'agit d'un pari bien ambitieux. Quel est votre avis ? La dette du plan de relance sera-t-elle résorbée en 2025 ? Car le Gouvernement a aussi fait le choix de dépenses pérennes, telles que la revalorisation des salaires des personnels hospitaliers et les recrutements prévus dans la justice, la police et l'éducation nationale, qui impacteront durablement nos comptes. Comment éviter que ce plan de relance, en l'absence de solutions de financement durable, ne devienne une véritable bombe à retardement, en particulier pour les générations futures ?
Par ailleurs, que pensez-vous du fait que ce plan soit piloté quasi-exclusivement par l'État ? En effet, seul l'État choisit les secteurs d'avenir dans lesquels il convient d'investir, laissant peu de places aux collectivités territoriales, la création d'un haut-commissariat au plan illustrant cette hypercentralisation. Comment accorder un véritable rôle aux régions, au lieu de simplement nommer des sous-préfets à la relance ? « Ces jeunes énarques s'assureront que quand on décide à Paris, il se passe quelque chose sur le terrain », a expliqué la ministre Amélie de Montchalin. Pensez-vous que ce soit la bonne et unique solution pour mettre en œuvre un plan de relance efficace ?
Quelle opinion portez-vous – qui doit effectivement être dissociée du travail d'évaluation du Haut Conseil – sur la faisabilité du projet du Président de la République relatif au renforcement du bouclier social européen ? Il avait notamment évoqué l'idée d'un salaire minimum et, dès octobre 2017, appelé à travailler au renforcement de la directive de 1996 relative aux travailleurs détachés, pour lutter à la fois contre les fraudes et le dumping social, ce qui rejoint votre vision de la flexi-sécurité.
Si l'apport dégagé par la croissance économique est déterminant pour la pérennité des finances publiques, tout dépend ensuite de la façon dont sera réparti le PIB et de l'efficacité de cette répartition. Nous avons tout intérêt à réfléchir à une organisation plus efficace des dépenses sociales. Je citerai un exemple, à mes yeux très positif : durant la crise sanitaire, les Français ont pu consulter leur médecin par vidéo. Du reste, j'ai pu observer que les choses ont sur ce point largement évolué en France depuis mon arrivée, en 1994, qu'il s'agisse des médicaments, du parcours de santé, de l'articulation entre le médecin généraliste et le spécialiste... Un gros travail reste évidemment à faire, et pas seulement dans une optique de réduction des coûts, pour améliorer l'efficacité de notre système de protection sociale. J'hésite toujours à comparer les pays, car les réalités et les histoires sont toujours très différentes. Et il ne vous aura pas échappé que le Danemark, en taille comme en population, est légèrement plus petit que la France… Reste que les services du secteur public dans les pays nordiques ont tous été numérisés. L'État danois n'envoie plus de courrier par la poste. Encore faut-il, pour basculer dans le tout digital, prendre le temps d'éduquer la population.
S'agissant de l'organisation du territoire, un bon dialogue doit exister entre les différentes instances, et j'espère qu'il en va ainsi. Dans tous les pays, comme dans une entreprise, toute la difficulté est de trouver le bon équilibre entre une coordination centrale et la bonne application au niveau local. J'en profite d'ailleurs pour rappeler qu'aucun projet d'investissement n'a été mené à l'échelle européenne depuis longtemps. Les frictions entre les différentes instances, dans un pays comme au sein de l'Union européenne, ralentissent l'application des mesures, alors que la rapidité d'action est un facteur essentiel. De ce point de vue, une certaine centralisation peut aider les causes ; mais sans dialogue au niveau local, cela peut devenir réellement problématique.
Sur l'Europe enfin, peut-être suis-je déjà allée trop loin en exprimant mon opinion…
C'est toujours le cas lorsque nous auditionnons le président du HCFP : nous lui posons beaucoup de questions qui n'ont rien à voir avec les compétences du Haut Conseil…
J'en resterai donc là. Mais je soutiens que, dans n'importe quelle société, le sentiment de justice est un élément-clé. Et cela vaut pour la France comme pour les autres pays européens.
Madame Marcussen, je vous remercie. Les commissions n'ont pas à émettre de vote ; j'enverrai un courrier au président du Haut Conseil pour lui faire savoir que je propose votre nomination.
Madame Marcussen, je partage tout particulièrement votre point de vue sur l'éducation des adultes et la formation professionnelle tout au long de la vie. Investir dans les compétences c'est ce qui permettra demain de garantir le développement de nos entreprises et de préserver l'attractivité de nos territoires.
Membres présents ou excusés
Réunion du mardi 8 septembre à 15 heures
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire
Présents. - M. Saïd Ahamada, M. Jean-Louis Bricout, Mme Émilie Cariou, M. Michel Castellani, M. Éric Coquerel, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Stella Dupont, M. François Jolivet, M. Marc Le Fur, Mme Lise Magnier, Mme Cendra Motin, Mme Catherine Osson, M. Hervé Pellois, M. Laurent Saint-Martin, M. Éric Woerth
Excusés. - M. Damien Abad, M. Julien Aubert, M. Fabrice Brun, M. David Habib, Mme Christine Pires Beaune, Mme Valérie Rabault, Mme Claudia Rouaux, M. Olivier Serva
Commission des affaires sociales
Présents. – M. Sébastien Chenu, M. Gérard Cherpion, M. Pierre Dharréville, Mme Jeanine Dubié, Mme Perrine Goulet, Mme Caroline Janvier, Mme Fadila Khattabi, Mme Monique Limon, M. Bernard Perrut, Mme Michèle Peyron, M. Alain Ramadier, M. Jean-Hugues Ratenon, Mme Annie Vidal
Excusés. – Mme Justine Benin, Mme Claire Guion-Firmin, M. Thomas Mesnier, M. Patrick Mignola, M. Jean-Philippe Nilor, Mme Nadia Ramassamy, Mme Nicole Sanquer, Mme Hélène Vainqueur-Christophe, Mme Corinne Vignon