Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Jeudi 25 novembre 2021
La séance est ouverte à douze heures.
(Présidence de M. Philippe Benassaya, président de la commission)
Nous achevons nos auditions avec vous. La diversité de vos profils professionnels et de vos travaux devrait nous permettre d'approfondir notre rapport d'enquête dans de nombreux domaines : le lien prison-nation, l'attractivité des métiers, la valorisation des ressources humaines, la santé des détenus, etc. Nous avons déjà abordé ces thèmes mais nous aimerions dégager à leur propos une vision plus prospective.
Je vous demanderai d'effectuer un exposé introductif de cinq minutes. Vous pourrez également nous adresser ultérieurement des contributions écrites.
Le cadre que nous nous étions fixé était large et ambitieux. Parmi les thèmes figuraient la surpopulation carcérale, le parc immobilier, les ressources humaines, les partenaires de la justice – éducation, formation professionnelle, santé –, les activités en détention, la sortie de détention, la religion, la radicalisation, les mineurs en détention, etc. Nous concluons aujourd'hui quatre mois d'audition et votre regard sur les profondes évolutions de l'administration pénitentiaire ces vingt dernières années nous sera certainement utile mais nous aimerions également ajouter une dimension prospective à nos travaux.
Lors d'une discussion informelle avec le Président, nous nous demandions par exemple si la population carcérale tendra vers les 80 000 détenus, comme certaines études semblent l'indiquer. Serait-il souhaitable d'atteindre de tels niveaux ? Quelle est la place de la prison dans notre pays ? Si la capacité augmente, il faudra encore développer le parc immobilier ainsi que les effectifs, alors même que l'administration pénitentiaire souffre d'un déficit d'attractivité. Quelle politique pénale faudrait-il envisager pour maintenir la population carcérale à un niveau inférieur ? Quelles sont vos priorités pour l'avenir ?
Il est finalement logique que nous terminions notre cycle d'auditions par un regard sur l'avenir. Nos divers déplacements nous ont déjà permis de constater la réalité de l'univers carcéral actuel.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Erwan Dieu, M. Paul Mbanzoulou, M. Laurent Merchat et M. Éric Rigamonti prêtent successivement serment.)
J'avais préparé des éléments que je vais m'efforcer de synthétiser. J'ai noté l'emploi de termes forts dans l'intitulé de votre commission d'enquête : « manquements » et « dysfonctionnements ». Même si ces derniers s'adressent à la politique pénitentiaire et non pas à l'administration pénitentiaire, je n'observe rien de tel dans ma pratique professionnelle. Peut-être suis-je un grand optimiste mais j'en ai la ferme conviction.
Je ne peux en effet que me réjouir de l'engagement sur le terrain dont fait preuve la filière pénitentiaire d'insertion et de probation. Les évolutions législatives, même si elles nous appellent à accroître notre technicité et notre responsabilité, aboutissent à des modes de prise en charge plus réactifs et plus efficaces. Quand bien même nous ne sommes astreints à aucune obligation de résultat mais seulement de moyens, nous avons obtenu de nombreux résultats, même s'ils sont difficilement évaluables et communicables. Nous bénéficions d'une écoute attentive de notre ministre de tutelle, nous sommes encouragés à mettre en œuvre des bonnes pratiques et les moyens déployés sont très rassurants.
Les SPIP – services pénitentiaires d'insertion et de probation – sont animés par des valeurs fortes. En l'occurrence, même s'il est essentiel d'appliquer une juste sanction pénale et civile, il n'en demeure pas moins que le justiciable peut légitimement prétendre à retrouver sa place dans la société – si tant est qu'il l'ait perdue – une fois sa dette purgée. Nul n'est heureux en prison, quelles que soient ses conditions de détention. La délinquance n'est pas un projet de vie dans la mesure où aucun enfant ne rêve de se marier puis de fracasser le crâne de son conjoint, ni de s'intéresser aux petites filles une fois sa situation familiale et professionnelle établie. La délinquance est un chemin de traverse et pour prévenir la récidive, il importe de comprendre dans quel contexte une personne a pu s'y engager et quels changements de son mode de vie lui permettraient de ne plus commettre de nouvelles infractions. Les SPIP prennent alors toute leur place.
Si l'organisation interne des établissements pénitentiaires est essentielle, si la place des surveillants dans le travail éducatif n'est pas à négliger, le SPIP assurer une mission tout aussi cruciale en prévenant la récidive. Pour autant, la voix des SPIP se fait peu entendre. Cela s'explique par le fait qu'il agisse dans un cadre individuel : les décisions relatives à l'application des peines ont lieu à huis clos et on peut le comprendre car des questions intimes y sont analysées. Je pense que les citoyens seraient bien plus rassurés s'ils savaient exactement en quoi consiste la prise en charge des justiciables à partir du prononcé de leur peine. Ils comprendraient mieux que certaines peines puissent être exécutées sans faire appel à l'incarcération et que toutes les peines apportent bel et bien leur lot de pénibilité. D'une certaine manière, les contraintes imposées aux personnes en milieu ouvert peuvent être perçues avec une plus grande acuité : un détenu peut se contenter d'attendre passivement que sa peine soit écoulée alors qu'en milieu ouvert, des efforts sont requis. Nos logiciels métiers nous permettent difficilement de définir les contours de la population localement prise en charge et il est encore compliqué de dégager une vision macroscopique de nos interventions individuelles. Nous sommes contraints d'adopter une approche empirique lorsque nous cherchons à évaluer l'efficacité de telle ou telle démarche. Celle-ci n'est pas mauvaise en soi mais elle ne permet guère de communiquer sur la nature de notre travail.
L'emploi, le logement et la santé sont des éléments essentiels pour la prévention de la récidive mais notre action ne peut se limiter à ces aspects. Ce que nous appelons les « besoins criminogènes » sont de natures diverses et variables, selon chaque situation. Les agents sont particulièrement impliqués et ce en dépit d'une charge de travail conséquente. Il s'agit de porter des outils sur la communication sans violence ou la résolution de conflits. L'objectif est de donner un sens à la peine y compris lorsque l'intervention est de très courte durée.
Depuis une dizaine d'années, sont menées sur le territoire des actions porteuses qu'il serait bon de partager, qu'il s'agisse de tenir compte de l'entrée infractionnelle – violences envers le conjoint, violences sexuelles, etc. – ou d'un besoin transversal – alcoolisme ou courtes peines, par exemple. La communication sur ces actions collectives est plus aisée, et elle permettrait de mettre en valeur la richesse de nos métiers à condition de ne pas perdre de vue la richesse du suivi individuel.
En tant qu'acteur de terrain dans la Drôme, j'ai eu la chance de pouvoir parrainer le programme du parrainage de désistance avec Doriane Serrières, directrice pénitentiaire d'insertion et de probation, et avec le soutien de la direction départementale en la personne de Pierrick Leneveu. J'ai coanimé ce programme avec ma collègue Yasmina Boyadjian et j'ai contribué à son évaluation interne et externe avec la participation et l'engagement de l'ARCA – l'Association de recherche en criminologie appliquée
Ce programme, articulé autour d'une méthodologie d'intervention en SPIP, décline les principes de valeur d'un autre programme : les cercles de soutien et de responsabilité. Il fait intervenir des bénévoles en collaboration étroite. Il vise le rétablissement de la paix sociale en permettant que les personnes aux mains de la justice renouent avec le contrat social par l'ouverture à des cercles relationnels pro-sociaux, en plaçant la prévention de la récidive au cœur de la cité et en impliquant la société dans la réinsertion sociale de certains membres éloignés du fait de la délinquance. Ce programme véhicule certainement un objectif restauratif. La désistance est le processus qui permet à une personne de sortir de la délinquance. Cette théorie met l'accent sur des facteurs positifs.
Si l'intervention professionnelle ne peut prétendre avoir prise sur l'âge, au sens de la maturité, ou sur les événements positifs de la vie, comme une rencontre amoureuse ou la naissance d'un enfant, il en est tout autre pour ce qui est des deux autres facteur de désistance mis en avant par la recherche criminologique : le renforcement du capital humain – capacités de communication et de gestion des émotions – et le développement du capital social – intégration dans des relations et des réseaux sociaux non délinquants, développement de compétences personnelles et sociales, insertion professionnelle. Si les besoins criminogènes sont divers, l'isolement est une difficulté récurrente. Non pas que les personnes placées sous mains de justice n'aient pas d'entourage relationnel, mais ils ne bénéficient pas nécessairement du soutien dont ils auraient besoin au moment où ils en ont besoin. Le repli sur des cercles restreints voire sur soi-même constitue un frein au processus de changement. De même la difficulté à comprendre les codes et procédures limite souvent les possibilités d'insertion sociale. Ce programme donne accès à des facteurs sociaux de protection tout en diminuant les facteurs de risques infractionnels.
La finalité du programme est en elle-même innovante puisqu'elle porte l'ambition d'instaurer des relations sociales sincères et authentiques vécues dans la communauté. Ces relations sont librement choisies entre des bénévoles formés et accompagnés et des personnes placées sous mains de justice sous l'autorité du service public de la justice. Tous les participants – neuf bénévoles et neuf personnes placées sous mains de justice – se rencontrent une fois par mois et font cercle. Il est alors possible qu'ils définissent ensemble une mission de parrainage dont ils déterminent la durée : quatre, six ou huit mois. Le bénévole devenu parrain ou marraine de désistance s'engage à téléphoner une fois par semaine à son filleul pour prendre de ses nouvelles. Il est formé pour écouter, questionner, vérifier s'il a bien compris et témoigner : il peut établir une relation entre une difficulté mentionnée par le filleul et un exemple tiré de sa propre expérience de vie. Les deux personnes ont la possibilité de se rencontrer sur la place publique mais pas chez l'un ou l'autre et sans échange d'argent.
Sans entrer dans les détails, ce programme illustre à mes yeux la créativité des SPIP afin de mettre en pratique les corpus de référence sous la forme d'actions structurées et inscrites dans une politique départementale, en tenant compte des réalités de terrain et des nouvelles méthodologies d'intervention. Des modèles étrangers peuvent nous servir d'inspiration mais nous pouvons aussi construire nos propres modèles en France et il est essentiel que l'évaluation de ces programmes soit confiée à des criminologues, à charge pour ces derniers d'en valider l'utilité. Pour ce qui est du parrainage, l'ARCA a déjà procédé à une première évaluation dont les conclusions sont encourageantes. Une seconde évaluation a été ouverte. Ce programme existe toujours dans la Drôme cinq après sa création, il a été déployé en 2021 à Roanne et il est attendu prochainement à Bordeaux et Saint-Étienne. Ce programme a déjà été adapté dans deux cantons suisses et quatre autres y travaillent.
Je m'efforcerai dans mon intervention d'analyser, d'un point de vue économique, l'efficacité de la politique pénale déployée depuis une dizaine d'années. Les coûts occuperont donc une place centrale dans mon argumentation.
Je reprendrai dans un premier temps un certain nombre de fondamentaux théoriques.
La prison s'avère être la modalité la plus coûteuse pour réprimer les délits non lourds – veuillez m'excuser si je n'emploie pas la terminologie adaptée. Les peines alternatives n'ont pas d'incidence particulière sur la récidive. Je me fonde principalement sur la récidive car, du point de vue économique, la récidive entraîne un surcoût social : il faut prévoir davantage de places en prison si les criminels récidivent. La réinsertion constitue un facteur de prévention de la récidive, comme cela vient d'être illustré. Le travail est une nécessité mais avec un taux d'occupation très élevé. L'éducation permet quant à elle le développement d'un capital humain et la sortie doit être particulièrement surveillée, car la période qui suit la première voire la deuxième incarcération joue un rôle important pour le retour au crime.
Les peines de prison inférieures à six mois ou un an apparaissent comme contre-productive, ce qui est lié au fait que la durée d'incarcération n'est pas suffisante pour mettre en œuvre l'apprentissage au travail, l'éducation et une préparation convenable de la sortie. Une peine de prison de moins d'un an est donc généralement considérée comme l'alternative pénale la moins pertinente.
La détention provisoire réduit également les perspectives de réinsertion et favorise la récidive. Elle s'accompagne d'une baisse de la probabilité de retrouver un emploi. Certaines études font apparaître le fait qu'un délai de détention provisoire supérieur à quatre jours peut amplifier le taux de récidive de 50 %.
Nous avons examiné la politique des nouvelles prisons mise en œuvre depuis une quinzaine d'années. La poursuite d'un double objectif nous est apparue comme absolument nécessaire : réduire la surpopulation et améliorer les conditions sanitaires, comme à la prison Saint-Michel de Toulouse.
Ces nouvelles prisons se sont transformées en opérations immobilières : il s'agissait de libérer des surfaces en centre-ville et de trouver un lieu pour implanter un établissement généralement plus étendu que le précédent. Les nouvelles prisons se retrouvent ainsi construites dans des zones industrielles, au voisinage de logements sociaux voire même en zone rurale. La raison en est qu'un établissement de 600 à 800 places est d'une superficie non négligeable et que les riverains sont susceptibles de manifester une opposition au projet. L'implantation en zone industrielle apparaît alors plus aisée vu l'absence de logements proches. À défaut, des zones proches de quartiers de logements sociaux sont utilisées, afin de minimiser les pertes de valeur locative et donc les potentielles oppositions au projet. Le projet peut même être présenté comme un moyen de développer l'emploi local, dans des quartiers où le taux de chômage est généralement élevé.
En réalité, les emplois ne sont pas réservés aux riverains dans la mesure où ils sont pourvus par voie de concours nationaux. Quant aux gains économiques, ils sont souvent largement surestimés : 600 millions d'euros de retombées économiques annuelles ont par exemple été annoncées en ce qui concerne la nouvelle prison d'Angers, mais sur la base d'un millier d'agents payés 30 000 euros annuels – on arrive en réalité péniblement à 50 millions d'euros… Il ne s'agit là que des salaires, mais ceux-ci représentent généralement la moitié des retombées économiques. Ces dernières ne sauraient donc guère excéder les 100 millions d'euros. En outre, les surveillants résident généralement dans d'autres communes, pas toujours à proximité de la prison. Ainsi, les communes d'accueil ne bénéficient pas des retombées économiques mais héritent des problèmes sociaux : parloirs nocturnes, lumières des miradors, etc.
Nous notons par ailleurs, avec les nouvelles prisons, l'absence de politique locale de réinsertion. Les prisons sont beaucoup plus grandes que les précédentes et aucune réelle garantie n'est apportée quant à la capacité du bassin d'emploi local à offrir des emplois aux anciens détenus. En dix ans, le taux d'occupation des quartiers de semi-liberté a plutôt baissé en raison de l'éloignement de ces quartiers. Dans un même ordre d'idée, les nouvelles prisons, éloignées des centres d'agglomération, sont moins bien desservies, ce qui pose des problèmes pour les familles et pour les avocats.
Les PPP – partenariats public-privé – s'avèrent économiquement peu efficaces, avec un coût de construction généralement majoré de 30 % par rapport à la construction publique traditionnelle. Quant à la gestion déléguée, en particulier de l'éducation, de la formation professionnelle et du travail, la qualité des prestations de formation professionnelle laisse souvent à désirer et dans le domaine du travail, les termes des contrats de délégation ne sont généralement pas respectés et les niveaux de travail sont très faibles. Les modèles de gestion publique de certaines prisons – comme à Saint-Maur, où une boulangerie a été créée – n'ont pas été dupliqués et aucune innovation n'a été proposée par les acteurs privés. Des contrats quinquennaux ou décennaux ne leur permettent pas d'envisager des investissements lourds et ils ont obtenu un abaissement des contreparties financières dues au titre de la non-atteinte des objectifs en faisant valoir des obligations non respectées de la part de l'administration.
Ma direction, à l'ENAP, a vocation à alimenter le débat scientifique autour des problématiques pénitentiaires. Nous organisons au moins un colloque par an.
Notre administration est confrontée à des demandes évolutives diverses et les métiers qui la constituent se transforment très rapidement sous cette double impulsion : extérieure avec les différentes normes et interne avec une redéfinition des pratiques. Une telle évolution entraîne indubitablement des modifications profondes et des phénomènes de résistance en redéfinissant les liens avec les pouvoirs institutionnels.
Les travaux que nous menons à l'ENAP s'efforcent d'identifier les différentes dynamiques à l'œuvre dans le champ pénitentiaire et leurs diverses sources. J'avais préparé une intervention de dix minutes sur la base de la convocation mais je vais m'efforcer d'en réduire la durée. Je vous proposerai une analyse prospective à partir du retour d'expérience de la crise sanitaire qui a fait irruption en mars 2020.
J'appelle tout d'abord votre attention sur l'irruption de l'usager dans la gestion de la crise du covid 19. En effet, les mesures décidées par Mme la garde des sceaux le 23 mars 2020 – crédit de téléphone de 40 euros par mois par exemple – et la régulation de l'occupation des maisons d'arrêt ont permis d'éviter un embrasement généralisé en dépit de quelques tensions observées localement. Un dialogue a été instauré par les directeurs d'établissement avec les détenus.
L'ENAP mène actuellement une réflexion sur la question de la sécurité dynamique. Nous pourrions nous interroger sur ces pratiques. Quelles évolutions possibles permettraient la prise en compte de l'expression collective des détenus ?
Grâce à la régulation pénitentiaire, nous avons observé une augmentation de 22 % de l'encellulement individuel dans la période considérée. Le taux d'occupation carcérale était redescendu à 119 % le 13 avril 2020. Concomitamment, nous avons observé une forte augmentation du nombre de suicides : trente-neuf suicides sur une période donnée, contre vingt-huit en 2019 durant la même période.
Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour ce qui concerne le maintien des liens familiaux en prison ou l'organisation de la vie sociale en détention ? Quel accompagnement spécifique peut-on envisager en lien avec la pandémie ?
Nous observons un renversement de la figure de l'ennemi : non pas l'ennemi qui a rompu le pacte social, mais celui qui apparaît comme le porteur potentiel de la maladie. Durant la crise sanitaire, les surveillants pouvaient être considérés par les détenus comme des vecteurs de contamination. La suspension des parloirs, des activités socioculturelles et du travail pénitentiaire étant suspendus, les surveillants pouvaient parfaitement être identifiés comme des vecteurs potentiels du virus. La perception de la dangerosité avait pour ainsi dire changé de camp.
Quelles sont les conséquences potentielles pour l'évolution du rapport entre surveillants et détenus ? De quels types de changement cette situation est-elle annonciatrice, d'autant plus que nous avons constaté une forme d'alliance, les détenus soutenant la demande de fourniture de masques de la part des surveillants. À une époque où les masques étaient devenus très rares, des détenus travaillaient en régie pour fabriquer des masques susceptibles de sauver des vies, y compris celles des personnels de surveillance. Quelle représentation la société dans son ensemble a-t-elle de ce travail à la portée symbolique importante ? Je préfère conclure sur ce point, et je pourrai prolonger au besoin cette intervention pendant nos échanges.
Puisque nous sommes le 25 novembre, en pleine semaine internationale de la justice restaurative, j'aimerais tout d'abord avoir une pensée pour les victimes. La justice restaurative est parfois mal comprise. À notre niveau, il est intéressant de réfléchir à la manière dont nous pouvons demander à une personne qui ne croit pas en la justice d'en respecter les règles et les implications. La restauration du système de justice auprès des auteurs apparaît donc comme une voie de réflexion particulièrement pertinente, au-delà des rencontres entre auteurs et victimes.
Vous nous avez interrogé par ailleurs sur la question de la rétribution et de l'utilitarisme de la prison. La peine de prison est perçue comme la plus sévère dans la mesure où elle s'accompagne d'une privation des libertés. La sévérité des peines a déjà donné lieu à une analyse il y a une vingtaine d'années, aboutissant à l'absence de corrélation entre la sévérité des peines et le taux de récidive.
J'appelle par ailleurs votre attention sur une étude de septembre 2021, sous la forme d'une méta-analyse construite sur la base de 116 études portant sur 4,5 millions d'auteurs d'infractions dans plus de quinze pays : 981 effets possibles de la prison par rapport aux peines non-privatives de liberté ont été analysés. Cette étude très robuste sur le plan méthodologie aboutit au constat d'une absence totale de différence entre les peines privatives de liberté et les peines non-privatives de liberté, et cela fait l'objet d'un consensus criminologique. Les auteurs en concluent que l'incarcération ne peut être justifiée qu'au motif qu'elle assurerait la sécurité publique en éliminant la récidive.
La peine de prison pourrait s'avérer justifiée eu égard à d'autres considérations mais pas vis-à-vis de la prévention de la récidive.
La réhabilitation par la travail centrée sur l'auteur se heurtait il y a une trentaine d'années au même constat d'inefficacité. Entre-temps, un courant nord-américain a permis d'énoncer un certain nombre de principes à respecter dans le cadre du travail réhabilitatif. Lorsque ces méthodes sont correctement appliquées, il est possible de réduire les cas de récidive de 17 à 35 %. Le résultat n'est certes pas parfait mais il est scientifiquement reconnu.
Je déclinerai trois idées majeures à propos de la réhabilitation.
La première problématique renvoie à notre incapacité à mettre en œuvre au niveau national des principes reconnus par la communauté scientifique. Les États-Unis sont d'ailleurs dans une situation similaire, comme le montre une étude datant de 2016 : aucun des trente-huit programmes évalués ne respectait les principes criminologiques de prévention de la récidive ; sur cent trente-quatre autres programmes qui avaient bénéficié de financements élevés, seulement trente-six avaient réussi à respecter les principes criminologiques de prévention de la récidive. Même si cela peut paraître intuitivement plus facile de travailler avec un auteur, respecter les principes s'avère très compliqué et coûteux en ressources, pas nécessairement financières mais éventuellement méthodologiques, humaines, etc. Nous devons offrir à nos professionnels des outils et des formations, mais surtout un contexte administratif propice à la mise en œuvre de stratégies d'accompagnement et d'évaluation, permettant d'appliquer les connaissances scientifiques. Sinon, cela reviendrait à envoyer des médecins sur le terrain sans hôpitaux et sans outils et leur demander de travailler avec la même efficacité.
La deuxième problématique est la trajectoire des auteurs d'infractions. L'on se réfère aux expériences d'adversité rencontrées par les auteurs d'infractions avant leur majorité, qui peuvent considérablement compliquer l'accompagnement à l'âge adulte. Deux études majeures ont été publiées sur le sujet, dont une en 2019 et une autre plus ancienne qui avait été menée auprès de 64 000 mineurs âgés de plus de seize ans. Cette dernière montrait que la probabilité de suivre une trajectoire de délinquance était positivement corrélée au nombre d'expériences d'adversité avant dix-huit ans et surtout, il en était de même pour la probabilité de récidive.
On peut alors s'interroger quant à la systématisation des obligations de soins, par exemple. Peut-être certains profils nécessitent-ils un accompagnement très particulier, avec des méthodes qui seraient efficaces auprès d'eux, et peut-être inversement le risque de récidive est-il faible pour certains individus astreints à une obligation de soins – une évaluation fine permettrait de le mettre en évidence.
La troisième problématique est liée à l'adhésion. Si l'accompagnement ne peut pas être mené à son terme – en raison par exemple d'un changement de lieu de détention –, cela peut avoir une incidence sur la probabilité de récidive. Pire, une étude de 2007 confirmée en 2016 montre que l'adhésion au traitement est tout aussi importante pour l'entrée, le maintien que la complétion totale de l'accompagnement : les personnes qui ne suivent pas leur accompagnement jusqu'à son terme ont un risque de récidive supérieur, non seulement par rapport à ceux qui avaient achevé leur accompagnement, mais également par rapport qui n'avaient jamais débuté d'accompagnement. Avoir des lieux de détention efficaces mais avec des personnes suivies qui ne se présentent pas ou des changements fréquents de mode d'intervention peut remettre en question l'incidence de l'accompagnement.
Des modèles complémentaires sont à l'étude. Leur objectif est de mettre en avant l'importance de la motivation et de l'évaluation des forces à intégrer dans les interventions. Je signale d'ailleurs qu'au Canada, des méthodes sont reconnues depuis une dizaine d'années en ce qui concerne la motivation et le maintien dans le traitement ou l'accompagnement. Le recentrage de la réflexion sur les besoins des personnes et leurs motivations est une approche apolitique. Le lien entre la qualité de vie et la perception du niveau de satisfaction de vie est établi scientifiquement, et le niveau d'engagement dans le crime ou la violence au cours des douze derniers mois y apparaît corrélé. Telle est la conclusion d'une étude confirmée il y a un an.
Une méta-analyse publiée il y a un an et demi et qui était alimentée par 948 études, confirmait l'efficacité des méthodes basées sur le renforcement du capital humain vis-à-vis de la prévention de la rechute.
En résumé, il me semble important d'appliquer dans la durée des méthodologies éprouvées, de mettre à disposition des professionnels des outils et des formations et de leur laisser le temps nécessaire à la bonne application de leurs programmes. Une période de mise en place de deux à cinq ans est à prévoir pour une nouvelle méthodologie, et il est bien entendu nécessaire de procéder à une évaluation scientifique pour évaluer son efficacité sur le long terme. Cela implique notamment des partenariats stables. À titre d'exemple, les appels à projets FIPD – fonds interministériel de prévention de la délinquance – sont publiés chaque année aux alentours du mois de mars, avec un délai de réponse entre juin et septembre, et un financement potentiel en octobre ou novembre pour l'année en cours. Ainsi, il ne reste plus qu'une courte période d'exécution avec en outre une incertitude pour le renouvellement du contrat l'année suivante. Ces conditions ne me semblent pas propices à l'établissement de partenariats solides et stables dans le temps, ce qui me semble être un handicap pour mener une véritable réforme axée sur la prévention de la récidive.
N'hésitez pas à nous faire parvenir des contributions écrites. Vous ne pouvez naturellement pas aborder tous les sujets lors de votre audition.
J'imagine votre frustration de ne pas pouvoir présenter les résultats de vos travaux d'une manière plus exhaustive. Nous ne manquerons pas de prendre connaissance des éléments que vous nous enverrez. Nous commençons par exemple à nous familiariser avec le concept de justice restaurative et les leviers permettant de favoriser la réinsertion et de prévenir la récidive.
Mes questions seront concentrées sur deux aspects.
Tout d'abord, je n'ai pas tout à fait compris le propos de M. Rigamonti sur les retombées économiques des prisons.
Par ailleurs, dans la mesure où trois d'entre vous êtes des spécialistes de la justice restaurative, avez-vous des pistes de réflexion sur l'évaluation, sachant que l'évaluation des politiques publiques est de plus en plus cruciale, dans une logique de sobriété budgétaire.
Lorsqu'une agglomération recherche un emplacement pour une nouvelle prison, la réaction typique des habitants de chaque quartier et des élus locaux est qu'ils ne souhaitent pas la voir s'implanter dans leur voisinage. Ainsi le centre pénitentiaire de Lille-Annœullin s'est-il retrouvé littéralement coupé du monde à la suite d'un épisode neigeux car le maire, qui était fortement hostile au projet, n'a pris aucune mesure pour faire déneiger les 700 mètres de la route d'accès à la prison. La directrice s'inquiétait d'une potentielle émeute parmi les prisonniers.
Pour favoriser l'adhésion de la population locale à un projet de création de prison, l'argument des retombées économiques peut être utilisé. Pour convaincre la municipalité du nouveau site prévu pour la future prison d'Angers – l'emplacement initialement prévu s'avère insuffisant compte tenu de la taille revue à la hausse de l'établissement, de 450 à 800 places – le chiffre de 600 millions d'euros de retombées économiques a été avancé. Or un rapide calcul montre que ce montant est manifestement surévalué. Partant du principe que le poste budgétaire le plus important dans un établissement de services est la masse salariale, et sur la base d'un millier d'emplois – en réalité, il s'agirait plutôt de 750 emplois – à raison de 30 000 euros de salaire annuel moyen, on arriverait ainsi à une trentaine de millions d'euros. Même si les retombées économiques étaient en définitive deux ou trois fois supérieures, l'ordre de grandeur serait de la centaine de millions d'euros tout au plus, bien loin du montant annoncé.
En outre, les surveillants ne souhaiteront vraisemblablement pas habiter dans les environs de la prison pour des raisons évidentes : pour leur sécurité et leur tranquillité, ils ne voudront pas croiser des anciens détenus ou des familles de détenus dans leur quartier. Ils dépenseront donc vraisemblablement leur salaire dans d'autres communes que celle où la prison est construite.
On peut imaginer d'autres types de retombées économiques à travers la fourniture de repas, de prestations, de chantiers de rénovation, etc.
En l'occurrence, les contrats de travaux et de services sont gérés par des grandes centrales d'achats nationales. Quelques prisons ont développé une politique d'achats locale mais ces initiatives restent très limitées. Les achats de produits alimentaires s'effectuent par l'intermédiaire d'une centrale d'achats, comme cela existe chez Carrefour.
Je suis ancien maire de Bois-d'Arcy, commune qui abrite une maison d'arrêt importante, et les achats locaux y sont assez développés. Le pain provient par exemple d'artisans boulangers locaux. Le jour où nous avons appris que le pain était censé être livré désormais par une centrale d'achats, nous avons fait en sorte que le modèle existant soit maintenu. Les retombées économiques pour la ville d'accueil ne sont donc pas strictement nulles.
La seule obligation en matière d'achats locaux est de se fournir en tabac auprès du buraliste le plus proche à vol d'oiseau, mais il arrive malheureusement dans certains cas qu'il se situe dans une autre commune. Les retombées économiques réelles ont toujours été nettement plus faibles que les promesses affichées. Les maires font alors souvent le constat amer que le bilan de l'opération immobilière est défavorable.
La question de l'évaluation est omniprésente. S'il est très compliqué d'évaluer la justice en général, on se doit d'imaginer des indicateurs rendant compte de l'efficacité de la justice restaurative. Nous avons répondu collectivement à un appel d'offres de recherche qui vise précisément à évaluer des dispositifs de justice restaurative. Nos travaux en la matière sont menés en partenariat avec l'Institut français pour la justice restaurative – IFJR –, représenté par Erwan Dieu, et le CNRS, représenté par Sandrine Lefranc, qui dirige d'ailleurs ces travaux de recherche.
À l'ENAP, nous cherchons en premier lieu à comprendre le fonctionnement des outils d'évaluation qui ont été mis en œuvre par les porteurs de projets en justice restaurative, en association avec des laboratoires universitaires. Les études de cohorte s'avèrent très difficiles en France compte tenu de la faiblesse des effectifs. Nous pouvons donc encore difficilement envisager des études quantitatives comme dans le monde anglo-saxon mais à terme, nous devrions en être capables. L'avantage à travailler sur des échantillons de population réduits est que nous pouvons retracer la trajectoire des individus.
Deux travaux évaluatifs sont en cours. Les professeurs Nicolas Amadio et Sid Abdellaoui ont ainsi été les premiers à travailler sur les freins et leviers de la justice restaurative, en réponse à un appel d'offres. Le second travail est mené par l'IFJR, qui vient de publier un rapport d'évaluation il y a quelques mois. Il s'agit là d'une étude qualitative, les effectifs des cohortes disponibles étant insuffisants pour mener une analyse quantitative robuste.
La réunion se termine à treize heures cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Présents. – Mme Caroline Abadie, M. Philippe Benassaya