COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Vendredi 11 juin 2021
La séance est ouverte à dix-neuf heures quinze.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition de M. Guy Bensaid, directeur régional des finances publiques de la Guadeloupe.
Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
M. Guy Bensaid prête serment.
En tant que directeur régional des finances publiques, j'exerce plusieurs missions : assoir et contrôler les impôts d'État et gérer les budgets des collectivités territoriales, aussi bien les communes et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) que les conseils départemental et régional, sans oublier les syndicats et régies autonomes qui y sont rattachés.
La direction régionale des finances publiques n'assume qu'un rôle de comptable. Nous nous contentons donc d'exécuter le budget et les décisions des collectivités, n'intervenant jamais quant à l'opportunité de ces décisions, conformément à l'article 72 de la constitution.
Les compétences eau et assainissement relèvent des EPCI, selon la loi n° 2018-702 du 3 août 2018 relative à la mise en œuvre du transfert des compétences eau et assainissement aux communautés de communes.
En poste depuis octobre 2017 en Guadeloupe, j'échange avec les ordonnateurs au quotidien. Le contrôle de légalité des délibérations incombe au préfet. La chambre régionale des comptes (CRC) assure un deuxième niveau de contrôle et l'autorité judiciaire, un troisième.
Avez-vous observé, au cours des dix dernières années, un recul des investissements dans le domaine de l'eau et de l'assainissement ?
Une collectivité territoriale, de même qu'une entreprise privée, a besoin, pour investir, de ressources supérieures à ses dépenses. En tant que comptable, je constate, en Guadeloupe, l'incapacité générale des collectivités et des structures de gestion de l'eau à s'autofinancer pour se rendre capables d'investir, ce que confirme d'ailleurs les rapports de la chambre régionale des comptes (CRC).
D'abord, les dépenses de fonctionnement relatives à la masse salariale, disproportionnée par rapport aux ressources, représentent plus de 75 % du budget de fonctionnement de presque toutes les structures de Guadeloupe. Sur les 32 communes du département, 29 ne disposent d'aucune capacité d'investissement.
En cas de ressources insuffisantes, il convient en principe de prendre des mesures pour que l'argent censé rentrer dans les caisses y arrive bel et bien, autrement dit, émettre des titres exécutoires et procéder au recouvrement des créances, à l'amiable ou par la force.
Or les structures qui gèrent l'eau, aussi bien le Syndicat intercommunal d'alimentation en eau et d'assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG) que les communautés de communes disposant de régies autonomes, émettent très peu de titres permettant un recouvrement forcé efficace des créances.
Pour améliorer la situation de l'eau ou de quelque autre service en Guadeloupe, il faut augmenter les recettes et diminuer les dépenses de manière à dégager une marge d'investissement.
La réponse appartient aux ordonnateurs. De guerre lasse, je leur ai dernièrement adressé un courrier, dans le cadre de la préfiguration du syndicat mixte ouvert (SMO), leur demandant à combien s'élevaient les dettes des collectivités et syndicats gestionnaires de l'eau en Guadeloupe.
J'ai entendu le président du SIAEAG déclarer, devant votre commission, que les créances à recouvrer compensaient largement les dettes en cours. J'en déduis que les dettes à venir ne poseront pas de problème.
Aux dettes fournisseurs du SIAEAG s'ajoutent des dettes bancaires ou financières. Son président les chiffre à 40 millions d'euros, tout en évaluant les créances du SIAEAG à 70 millions d'euros. Les EPCI qui récupéreront ces créances et ces dettes ne devraient donc pas s'inquiéter.
J'ai demandé aux EPCI de me communiquer le montant de la dette de l'eau réelle. Tout dépend en effet des sommes qui leur reviendront effectivement.
Les comptes indiquent aujourd'hui une dette de 100 millions d'euros. Cependant, je ne sais quelle part des créances en cours est réellement recouvrable. Beaucoup, anciennes, prescrites, devraient être admises en non-valeur, mais les opérateurs s'y refusent, pour ne pas diminuer leur bilan.
J'ignore en outre à quel montant s'élèvent les dettes non mandatées. Tel est d'ailleurs l'objet du courrier que je viens d'adresser aux ordonnateurs, car nous approchons de la création du SMO.
Un seul l'a fait, mais il ne s'agit pas d'un opérateur majeur de l'eau en Guadeloupe. Peut-être était-ce la régie eau nord Caraïbes (RÉNOC).
Les comptes des EPCI seraient, selon vous, insincères, puisque des créances irrécouvrables y figurent.
C'est ce qu'affirme la CRC.
Non. Il subsiste toujours un espoir de recouvrer une créance, même prescrite. Les opérateurs espèrent encore récupérer les sommes que leur doivent notamment les grandes entreprises et les hôtels.
Le président du SIAEAG a chiffré, à la faveur d'une confusion, les créances du syndicat à 6 millions d'euros. Nous connaissons parfaitement ces créances « pourries », vieilles de plus de dix ans et plus, dont nous avons demandé l'admission en non-valeur, que le SIAEAG a pourtant refusée.
Sur les 70 millions d'euros de créances du SIAEAG évoquées par son président, M. Ferdy Louisy, 6 au moins devraient, selon votre analyse juridique, être passés en non-valeur.
Le chiffre de 6 millions d'euros me semble sous-évalué. Un comptable public qui poursuivrait en recouvrement une créance prescrite se rendrait coupable de concussion. Un acte de recouvrement interrompt la prescription, ce qui explique la non-prescription de certaines créances très anciennes.
Pour autant, l'espoir de les recouvrer demeure très faible, voire quasi nul. Ainsi, les opérateurs de l'eau ne vont pas se retourner contre les héritiers d'un abonné décédé pour recouvrer des impayés remontant à plusieurs dizaines d'années. Le bon sens amène à conclure à l'impossibilité de recouvrer de telles créances.
En tant que comptable, je ne suis pas habilité à faire le ménage dans les créances, ce que la CRC demande d'ailleurs aux ordonnateurs.
Estimez-vous les différents ordonnateurs capables, techniquement et politiquement, de passer en non-valeur celles de leurs créances qu'ils ne recouvreront vraisemblablement jamais ?
Il appartient à l'ordonnateur de décider s'il établit un bilan sincère ou non, et il revient à la CRC d'en juger. Or, dans ses rapports, la CRC demande aux ordonnateurs d'établir des admissions en non-valeur, ce à quoi ils se refusent. Je le regrette. Il me revient en effet de procéder au recouvrement de ces cotes irrécouvrables, où s'engage ma responsabilité personnelle et pécuniaire de comptable.
Nous avons intérêt à établir des comptes sincères, mais aussi la vérité des prix. Un bilan sincère permet en effet d'évaluer la capacité d'autofinancement, qui dépend étroitement et exclusivement des ressources et des dépenses.
En somme, les ordonnateurs ne veulent pas établir de comptes sincères pour ne pas dégrader leur image financière.
Pour augmenter les ressources, il faut émettre des titres permettant au comptable public de procéder au recouvrement des créances.
Les questions politiques dépassent ma compétence. Techniquement, je m'aperçois que l'ensemble des opérateurs ne dispose que de bases clients de qualité très médiocre. Selon les opérateurs, 20 % à 50 % des factures émises reviennent avec la mention « n'habite pas à l'adresse indiquée ». La fiabilisation des bases clients apparaît comme l'une des principales pistes en vue de résoudre le problème de l'eau en Guadeloupe.
Il faudrait d'abord qu'ils veuillent s'atteler à cette tâche. Ensuite, il faudrait équiper les abonnés de compteurs qui fonctionnent et, enfin, compléter les bases clients à partir de différentes sources d'information, comme les taxes d'habitation. Certains opérateurs qualifiés ont pour métier de mettre à jour des bases clients.
Un tel travail ne présente pas de grande difficulté. Une commune est en mesure de connaître les abonnés au réseau d'eau, puisqu'il s'agit de ses habitants.
Non. Pour cette raison, plus la date de création du SMO approche, plus la vérité des prix apparaîtra.
Depuis que vous avez adressé un courrier aux ordonnateurs pour qu'ils effectuent un tri dans leurs dettes, avez-vous noté qu'elles augmentaient ?
Non. En ce moment, les élus ont la tête ailleurs. En outre, ils se soucient surtout des dettes qui, lors de la création du SMO, reviendront aux EPCI et aux communes, c'est-à-dire des dettes qu'ils devront assumer, ce que je comprends d'ailleurs tout à fait.
Vous déclarez que, pour dégager des capacités d'investissement, les EPCI devraient augmenter leurs ressources et diminuer leurs charges. Quelles pistes envisagez-vous pour y parvenir ?
L'augmentation des ressources passera par la fiabilisation de la base clients, l'installation de compteurs, leur relevé et l'émission de factures. Il faudra aussi donner au comptable les moyens d'encaisser les sommes dues, via un recouvrement forcé.
Je constate, en tant que comptable, une disproportion de la masse salariale. Il est pratiquement impossible à une entreprise de dégager une marge d'autofinancement quand sa masse salariale absorbe les trois quarts de ses dépenses de fonctionnement. Un choix s'impose dès lors entre le versement des salaires et le règlement des fournisseurs. En Guadeloupe, aujourd'hui, les délais de paiement des fournisseurs sont extrêmement longs, parce que le SIAEAG, notamment, jongle tous les mois avec sa trésorerie pour payer les salaires des employés.
Qu'est-ce qui a, selon vous, conduit à une telle disproportion entre la masse salariale et les dépenses de fonctionnement ?
Cette situation résulte des décisions que les opérateurs ont jugé opportun de prendre.
Je contrôle la paye des employés et constate à ce titre que la plupart des recrutements ont conduit à l'embauche d'agents de catégorie B ou C et très peu, en revanche, de cadres A et d'ingénieurs. Cela pose donc un autre problème encore, puisque le personnel n'apparaît pas en mesure de suivre des dossiers complexes.
Le directeur de cabinet du ministre des Outre-mer estime à environ 250 le nombre d'employés surnuméraires des opérateurs de l'eau et de l'assainissement. Confirmez-vous ce chiffre ?
Je ne suis en mesure ni de le confirmer, ni de le démentir. Un cabinet d'études s'est penché, dans le cadre de la préfiguration du SMO, sur les ressources humaines du SIAEAG et les éventuels départs volontaires de ses salariés.
Combien faudrait-il à votre avis investir pour mettre un terme à la détresse des Guadeloupéens et en finir avec les tours d'eau ?
Je ne suis pas en mesure de vous répondre, en tant que comptable. Les opérateurs parlent de 150 millions d'euros par an, pendant dix ans.
Qui, de l'État, des collectivités locales, des partenaires privés et des usagers, devrait financer les investissements en vue de la remise en état du réseau et dans quelles proportions ?
Je tendrais à écarter l'État, puisqu'il n'est pas compétent en matière de gestion de l'eau et de l'assainissement, pas plus, d'ailleurs, que la région ou le département. Cependant, il s'agit là d'une vue de l'esprit. Face à un mur, il faut, soit le contourner, soit passer par-dessus.
Tout le monde doit se donner la main pour réinvestir massivement en vue de disposer enfin d'une eau de qualité, de manière à restaurer la confiance des Guadeloupéens en leur système de l'eau.
Connaissez-vous les montants des aides de l'État consacrées chaque année, depuis cinq ans, au financement de projets d'eau et d'assainissement ?
Laissons de côté les 71 millions d'euros du plan d'actions prioritaires visant à procéder aux réparations des fuites les plus urgentes. Seuls les ordonnateurs pourraient vous communiquer le montant des subventions ou financements reçus.
Selon le directeur de cabinet du ministre des Outre-mer, la Guadeloupe ne serait pas en mesure de consacrer plus de 70 millions d'euros par an, et plus probablement 30 millions d'euros seulement, à des travaux de rénovation du réseau d'eau. Ces chiffres vous semblent-ils réalistes ?
Je pense que la Guadeloupe dispose du potentiel, en termes d'entreprises et de logistique, pour mettre à profit un montant d'investissements supérieur.
Il convient d'insister sur la connaissance des réseaux. Quelles que soient les sommes débloquées, il se révélera difficile d'investir sans savoir où se situent les fuites. Il faut donc d'abord les détecter.
La question ne porte ni sur les sommes à investir ni sur les capacités des entreprises à mobiliser. Il faut avant tout décider des actions à mettre en œuvre.
Avez-vous connaissance de faits actuels, spécifiques et précis, constitutifs de financiarisation, de prédation ou de corruption ?
Il y en a eu par le passé, ce qui justifie la tenue d'un procès le 21 septembre prochain au tribunal correctionnel du tribunal de grande instance de Basse-Terre, mais je ne suis au courant d'aucun fait actuel de ce genre. L'article 40 du code de procédure pénale impose de toute façon à tout fonctionnaire de signaler ce type de délits.
À celui de l'ancien directeur général des services (DGS) de l'EPCI Grand Sud Caraïbe, dit « l'affaire Madinecouty ».
Le procureur de la République de Basse-Terre pourrait vous énumérer les chefs d'inculpation. Avant que j'occupe mes fonctions actuelles, la direction des finances publiques a procédé à des dénonciations, sur la base de l'article 40 que j'évoquais tout à l'heure. Il appartient à la justice de déterminer les responsabilités des uns et des autres.
Je l'ignore. Elles sont le fait du comptable public de Basse-Terre.
La réunion se termine à dix-neuf heures cinquante.