COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI CONFORTANT LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE
Vendredi 15 janvier 2021
La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
La commission spéciale procède à l'audition de Mmes Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, journalistes et essayistes.
Je suis heureux d'accueillir Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, journalistes au Monde et coauteures du livre La Communauté, paru en 2017. Nous avons souhaité vous auditionner aujourd'hui pour éclairer les travaux de notre commission spéciale. Vous êtes journalistes et êtes habituées à suivre la vie politique française. Nous voulons éclairer nos travaux, non seulement sur les effets potentiels du projet de loi, mais aussi sur le contexte dans lequel nous serons amenés à prendre des mesures.
Je tiens à préciser que votre livre n'est pas une compilation d'articles que vous auriez publiés dans Le Monde. C'est un livre « enquête » sur l'évolution de la ville de Trappes. J'imagine que vous allez nous dire pourquoi vous l'avez titré La Communauté et comment cette ville a évolué, notamment sur la question du communautarisme religieux, sur le plan des relations interreligieuses à l'intérieur d'une commune où il y a toujours eu des personnes de confessions différentes, sur le plan des relations avec la politique, avec les autorités politiques locales, avec l'enjeu de l'éducation, du temps scolaire, la volonté de créer des établissements scolaires spécifiques, mais aussi l'éducation en dehors du temps scolaire, le soutien scolaire, etc.
Ces sujets sont souvent débattus de façon violente, polémique et difficile dans la société, et ce depuis au moins une quarantaine d'années. Il nous a semblé que plonger dans cette ville de Trappes permettrait de raconter toutes les difficultés, les événements et les époques qui font que nous en sommes arrivés là.
Nous nous sommes intéressées à Trappes parce qu'elle présentait une double caractéristique. En sont issus des jeunes gens qui, aujourd'hui, symbolisent la réussite la plus spectaculaire. Le show-business n'est bien sûr pas la seule forme de réussite, mais il se trouve que Jamel Debbouze, Nicolas Anelka et Omar Sy ont été des personnalités incroyablement emblématiques et très populaires et qu'ils sont issus de cette ville. Il nous a semblé intéressant de voir comment, d'un côté, elle pouvait produire des réussites très spectaculaires et très visibles et, de l'autre, elle pouvait être la ville qui détenait le triste record de départ au djihad en Europe. Nous nous sommes plongées dans cette ville pour la raconter des années 1950 et 1960 jusqu'à aujourd'hui. Nous pensons que cela permet de raconter aussi tous les écueils auxquels la République s'est heurtée, dans lesquels elle est tombée.
Raphaëlle Bacqué et moi sommes souvent d'accord sur plusieurs sujets et, pour ce sujet-là, nous voyions des gens débattre de manière très vive, nous voyions la gauche et la droite se diviser sur le sujet de l'islam et des banlieues. Ce sujet nous intéressait et nous ne savions pas très bien quoi en penser parce que nous n'avions pas été voir. Le fait de baigner pendant une année dans la ville de Trappes visait à nous faire essayer de penser par nous-mêmes et à ne pas entrer dans des clans. Au sujet de la laïcité, tous les partis se sont déchirés. Je me souviens que nous lisions un jour un reportage intéressant et que nous lisions une tribune qui disait l'inverse le lendemain. Nous voulions obtenir des éléments pour penser par nous-mêmes et pour être capables de débattre de manière informée.
Ma première question concerne la notion de séparatisme. C'est un terme qui s'est introduit dans le débat public, au départ avec un certain flou sur sa signification et avec un parallèle fait avec d'autres séparatismes, géographique, culturel, etc.. C'est un terme qui s'est plutôt imposé dans le débat public. Recouvre-t-il les réalités que vous avez pu constater ? Considérez-vous qu'il apporte au débat public et qu'il permet d'isoler un certain nombre de phénomènes qui correspondent à ce que vous avez pu analyser à travers votre expérience et votre ouvrage ?
Ma seconde question se pose à travers ce que j'ai pu comprendre de votre ouvrage – car je ne l'ai pas lu. Vous décrivez, semble-t-il, le rôle d'un certain nombre d'institutions, voire de formations politiques, parfois ce que l'on a pu appeler, à l'époque, le « socialisme municipal. » Le socialisme municipal n'est pas lié au parti socialiste. On a aussi pu parler du « communisme municipal ». Comment un certain nombre d'institutions se sont-elles affaiblies progressivement et, d'une certaine façon, ont-elles passé le relais – sans intention de le faire, bien entendu – à d'autres formes d'actions locales et, en particulier, à des logiques communautaires dans lesquelles, au fond, une petite société s'invente avec ses codes, ses réflexes, ses habitudes, ses règles, qui peuvent s'apparenter à ce que le terme « séparatisme » tente d'identifier ? Au fond, il est rare qu'un gouvernement réussisse à imposer un terme dans le débat public. J'ai plutôt connu une période précédente où il y avait une difficulté à nommer les choses. On comprend que ce terme s'est imposé, y compris pour être contesté. Ma question porte donc sur ce caractère propre à l'affaiblissement des institutions, et parfois même des services publics, et le relais pris par des tentations communautaires.
Je prolongerai la question de mon collègue. Les Français sont attachés au secteur associatif, au tissu associatif, et il est souvent très vivant dans des territoires où l'on peut penser que les services publics se sont un peu affaiblis, voire sont partis. Par une forme de délégation plus ou moins assumée, les associations sont venues remplacer une action ou une dynamique collective visant à répondre à un intérêt commun ou général. Ces associations sont aussi parfois devenues la cible évidente de personnes souhaitant entraîner ceux qui en étaient membres dans une forme de séparatisme, que l'on appelait avant le communautarisme, ou, au contraire, sont venues exister des formes de collectif qui n'étaient pas dénuées de contexte politico-religieux. Je voulais donc savoir comment ce tissu associatif s'est transformé, a évolué dans une ville comme Trappes, où il y a aussi eu de belles réussites, et comment l'on peut avoir un glissement de ce qui ferait « commun » à quelque chose qui ferait « communauté. »
Dans le cadre de nos débats, nous avons évoqué la question d'internet, des réseaux sociaux et du rôle du numérique dans la propagation de discours de haine, mais également dans les stratégies d'embrigadement et d'endoctrinement. Dans votre livre, vous menez une approche territoriale puisque l'on est concentré sur la ville de Trappes. Dans les mécanismes d'endoctrinement et de constitution de la filière djihadiste, particulièrement présente à Trappes, avez-vous identifié une présence numérique et un rôle du numérique également ? Le cas échéant, via quel vecteur cela passait‑il ? S'agissait-il de plateformes en particulier ? Que préconisez-vous pour mieux lutter contre ces phénomènes ?
Je souhaiterais tout d'abord que vous reveniez sur le rôle des politiques dans l'évolution de la ville de Trappes. Il a été pointé dans votre ouvrage, mais cela interroge la société tout entière et la faiblesse dont elle a pu faire preuve et qui conduit à la situation que nous connaissons.
Deux thèses s'opposent au sujet de la situation de la ville de Trappes et d'autres territoires. La première consiste à dire que le contexte social et économique est l'une des explications majeures de la sécession de certains territoires et de certaines populations. Les services publics ayant disparu, les associations ont pris le relais et elles ont été infiltrées. Tout cela fait porter la responsabilité à la sphère publique, essentiellement. Une autre thèse est qu'indépendamment du contexte économique et social parfois difficile, il existe des écosystèmes qui veulent faire de l'entrisme, qui sont très organisés, qui ont un projet de modification de ce qu'est notre pays. J'aimerais avoir votre sentiment sur ces deux explications à la lumière du travail que vous avez conduit à Trappes.
Ma troisième question porte sur le voile. À Trappes ou dans d'autres communes, on ne voit quasiment plus aucune femme qui n'est pas voilée. Ce phénomène n'est pas propre à cette ville et, dans beaucoup de territoires, les élus locaux et les Français observent avec désolation la propagation du voile qui, pour les femmes que nous sommes, autonomes et affranchies, est un signe de sujétion et de recul de liberté.
Ma dernière question est la plus ouverte. À l'issue de l'enquête que vous avez faite, j'aimerais avoir votre avis : êtes-vous pessimistes sur l'évolution de la situation ? Pensez-vous qu'il est déjà bien tard et, pour certains, trop tard pour enrayer ce phénomène qui croît de manière exponentielle ?
Une chose est certaine : nous ne sommes pas là pour donner des solutions. Ce n'est pas notre rôle. Nous sommes présentes pour raconter. L'optimisme ou le pessimisme n'est pas une question à laquelle j'ai envie de répondre parce que nous nous sommes contentées de raconter sur la durée. Nous avons commencé après la guerre en essayant de comprendre comment nous sommes arrivés à cette situation.
Au sujet de la haine en ligne, un épisode nous a beaucoup frappées. Le commissariat de Trappes fait partie des premiers commissariats qui ont été attaqués de manière organisée et violente, un jour d'été, il y a quelques années. Tout cela est parti d'appels sur les réseaux sociaux et c'est la première fois que l'on voyait, dans cette ville, le rôle que ces derniers pouvaient jouer dans ce genre de manifestation. Par ailleurs, les vidéos ont eu un rôle très important dans l'assassinat de Samuel Paty. Nous avons eu vent d'une histoire au cours de laquelle un entrepreneur en bâtiment est allé au McDonald's de Trappes ; il a croisé plusieurs personnes qui déjeunaient là, dont une femme voilée, son mari et ses enfants. Il a eu un regard sur la femme voilée qui, à mon avis, n'était pas un regard très appuyé, et il a été victime d'une sorte de punition filmée. On l'a placé devant le McDonald's et on lui a fait baisser la tête. Cela faisait beaucoup penser à la posture des premiers morts lors des exécutions par l'État islamique. Cette vidéo était épouvantable et a tourné sur les réseaux sociaux, à tel point que l'entrepreneur a dû quitter le département. Je me souviens qu'un couple d'homosexuels a aussi dû quitter sa ville parce qu'il était moqué sur les réseaux sociaux.
Il est évident que, plus les années passent, plus les réseaux sociaux ont un rôle dans la haine en ligne. Ils peuvent aussi avoir un rôle d'apaisement. Nous l'avons nous-mêmes constaté quand notre livre est sorti : personne ne l'avait lu et nous avons été victimes d'une interdiction d'aller le signer à Trappes ainsi que de nombreux commentaires. Heureusement que nous avions vu beaucoup de personnes à Trappes. Les réseaux sociaux ont aussi contribué à apaiser cette espèce de vindicte dont nous aurions pu être victimes.
Vous parliez du socialisme municipal. À Trappes, il s'agit plutôt d'un communisme municipal. Parfois, le relais a été passé de manière consciente parce que cela fait partie des jeux politiques. On a parfois l'obligation de s'appuyer sur la communauté musulmane pour gagner des élections et c'est exactement ce qu'il s'est passé à Trappes avec le maire socialiste, qui s'est appuyé sur la promesse d'une mosquée légitime. En écrivant le livre, nous nous disions qu'au fond, dans les journaux, on raconte toujours les marchandages, les alliances entre les partis politiques dans les municipales, mais que l'on oublie toujours les composantes religieuses, qui sont de plus en plus importantes, comme si l'on ne voulait pas les regarder. À Trappes, cela s'est passé ainsi. Je pense que l'on ne peut pas dire que c'est la faute de gens ayant des intérêts particuliers et qui veulent déstabiliser la République ou la faute des politiques. La situation est évidemment multicausale. Il est vrai qu'au temps du communisme municipal triomphant, il existait un réel encadrement des enfants, avec une multitude d'activités périscolaires et un encadrement scolaire. Aujourd'hui, ce qu'il se passe par exemple dans la ville de Trappes et ce qui nous a beaucoup frappées, c'est la fin des emplois aidés. Les associations qui proposaient un soutien scolaire ont soudainement perdu beaucoup d'aides financières et c'est l'école coranique qui a pris le relais de ces associations, des curés et des pasteurs qui aidaient les enfants à la sortie de l'école.
Au sujet du séparatisme et de ce qu'a dit Annie Genevard, il est vrai qu'à Trappes, la situation commence bien par une séparation. Dans les années 1960, par la volonté du communisme municipal, il s'est produit un mélange dans les cités et dans les squares. Le square de la Commune, qui est un très grand ensemble de logements sociaux, est mélangé entre Français d'origine et immigrés dans les années 1960 et 1970. Puis il se crée une séparation et les Français d'origine s'en vont dans les années 1980. On ne peut pas complètement oublier cet aspect social et sociologique. Cela existe avant l'arrivée des religieux. Le film La Smala de Jean-Loup Hubert, qui a été tourné en 1983 dans le square de la Commune, offre une vision idyllique de cet endroit, où tout le monde est mélangé, mais la réalité est que, déjà à cette époque, la séparation entre les gens était à l'œuvre. Je crois que cela commence comme ça, par un contexte social, un appauvrissement très réel des habitants et plus encore des immigrés, qui font que cette grande communauté de ceux qui vivaient ensemble jusque-là, Marocains, Portugais, Espagnols, Français, mais aussi juifs et musulmans, va peu à peu se déliter. Je crois que c'est très important et que l'on ne peut pas l'oublier.
Le communisme municipal, jusqu'ici, permettait de souder tout le monde. Il est vrai que Jamel Debbouze, Omar Sy, Nicolas Anelka et La Fouine, que nous mettons en avant dans notre livre, sont des produits du communisme municipal. La Fouine fait du rap au conservatoire, Nicolas Anelka est dans le club de football de Trappes et Jamel Debbouze fait de l'improvisation au lycée. Ils sont les produits de ce communisme municipal. Il se trouve que le déclin du communisme entraîne aussi le déclin de la prise en charge des enfants, d'où qu'ils viennent et quel que soit le niveau de revenus ou d'éducation de leurs parents. Cette séparation – puisque l'on peut parler de séparation – va se faire petit à petit. Les religieux n'arrivent qu'ensuite et, dès les années 1990, l'on voit arriver les premiers prédicateurs du Tabligh, qui répondent aussi à une demande de la population. Alors que la drogue s'est installée dans les quartiers au moment de l'explosion du sida et que beaucoup de jeunes gens meurent à la fois d'overdoses et de contaminations, les tabligh répondent à un besoin auquel ni la mairie ni la police ne réussissent à faire face. Ils jouent un rôle dans ces quartiers. Ils essaient de convaincre, ils y parviennent, ils font sortir les jeunes des caves pour les ramener à la mosquée. Ils ont joué un rôle social et l'on ne peut pas séparer le contexte social de l'influence des religieux. C'est un contexte qui saute aux yeux quand on est à Trappes.
Après, l'influence de la guerre d'Algérie joue son rôle puisque des réfugiés du Groupe islamique armé (GIA) vont arriver à Trappes. Il y a vraiment un contexte politique international, social et religieux. Le tout est combiné. Ce n'est pas arrivé d'un seul coup, mais de multiples éléments font que, peu à peu, la séparation s'installe. Peu à peu, des communautés se forment. Dans ce qui était avant la grande communauté des habitants de Trappes où tout le monde était mélangé, chacun va retrouver sa communauté d'origine. C'est à la fois un lieu de réassurance et de chaleur et cela peut être un lieu pour toutes les dérives, mais ce n'est heureusement pas systématique.
Enfin, en ce qui concerne les femmes, je crois que le voile n'est pas la seule difficulté. On a bien vu le changement qui s'est opéré pour les femmes à Trappes. Les femmes immigrées étaient beaucoup plus émancipées dans les années 1960 et 1970. Aujourd'hui, il existe toujours des femmes émancipées, qui se battent et qui sont extrêmement courageuses. Nous avons fait un chapitre sur le café qui se trouve en plein centre-ville, sur la place du marché. Ce qui nous a frappées, c'est qu'il n'y avait pas de femmes. Il n'existe aucun interdit et le patron du café voudrait que les femmes viennent, mais, de fait, il est difficile pour elles d'y aller et de se mettre en terrasse. Il y a eu beaucoup de tentatives et une sous-préfète venait ainsi avec plusieurs femmes pour s'installer en terrasse. Des mouvements de femmes le font encore. La situation des femmes à Trappes est frappante. Nous voyons surtout des femmes courir les bras chargés d'enfants et de courses. On a l'impression qu'elles font tout et je pense que beaucoup de choses reposent sur leurs épaules.
On ne peut pas évacuer la question sociale du problème que nous rencontrons aujourd'hui. Vous avez retracé en quelques mots l'histoire sociale, avec des villes et des quartiers très populaires et des hommes et des femmes qui, quelles que soient leur identité, leurs origines et leur religion, travaillaient dans de grandes entreprises de l'Île‑de‑France et se retrouvaient dans la cité. Les questions sociales et politiques traversaient ces villes et, petit à petit, nous avons assisté à un phénomène de ghettoïsation. Il y a eu la fermeture de très grandes entreprises dans cette région, qui fait que la question du rapport aux autres à travers le travail s'est atténuée petit à petit, au fil des décennies. Étant de la banlieue depuis toujours, je me rappelle que nous étions des « Renault », dans la cité, lorsque nous travaillions chez Renault. Nous étions unis avec d'autres « Renault », quelles que soient leurs origines. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Cela a permis à certains d'essayer de profiter de cette situation pour montrer leur opinion religieuse, philosophique, etc.
Pouvez-vous nous parler des lieux de résistance à ce séparatisme, à ce fondamentalisme ? Dans le milieu associatif et dans le milieu politique, avez-vous senti qu'il existait quand même des hommes et des femmes qui, conscients du danger, jouaient ce rôle de résistant et essayaient de faire de l'éducation populaire pour faire reculer la menace du séparatisme ?
Il est intéressant que vous parliez des « Renault. » Si nous avons voulu inscrire ce livre dans la durée, c'est parce que nous voulions aussi raconter l'histoire de l'immigration. Trappes est très intéressante pour cela puisque c'était une sorte de cité dortoir pour toutes les entreprises automobiles. Cela concernait des personnes qui étaient d'abord passées par les bidonvilles de Nanterre et qui étaient arrivées à Trappes après. En racontant l'histoire de Trappes, nous avons aussi raconté l'histoire de l'immigration, qui est très peu connue et très peu racontée en France. Nous avons raconté les hommes seuls qui venaient du Maroc. Ils venaient en promettant à leur épouse ou à leur fiancée de rentrer après deux à trois années. Finalement, leur épouse ou leur fiancée finissait par venir à contrecœur, pensant qu'ils repartiraient trois ou quatre ans plus tard. Les enfants naissaient ensuite, allaient à l'école et ne voulaient plus partir car ils ne connaissaient pas le Maroc. C'est la France qui les faisait venir dans les années 1950 et 1960. Nous avons voulu raconter cela et cette rencontre avec le communisme municipal.
Une figure nous a beaucoup frappées : c'est le curé de Trappes, qui est un peu le héros de notre livre parce qu'il est formidable. Il vient de Versailles, d'une famille aisée, et il se donne entièrement à sa paroisse. Ce n'est pas simple parce qu'il a vécu les attentats de Charlie Hebdo, le Bataclan, l'assassinat de Samuel Paty ainsi que les départs au djihad. C'est quand nous nous sommes intéressées à Trappes que nous avons réalisé qu'elle détenait le record de départs pour le djihad, chose qui n'avait jamais été racontée. Les départs y sont plus nombreux qu'à Molenbeek-Saint-Jean.
Nous avons tenté de donner des éléments de réponse à cette question : pourquoi Trappes ? Comme Raphaëlle Bacqué l'a dit, les réponses tiennent à la présence des tabligh à la fin des années 1990, à un nid de GIA qui s'est installé à Évreux et qui a irrigué jusqu'à Trappes, et aussi à ces fameux squares, que l'on ne trouve que dans deux villes en France et qui sont plus petits que les cités. Des enfants de Trappes sont parfois partis par grappes entières de ces squares parce qu'ils formaient une famille. On les a retrouvés en Syrie ou en Égypte. C'est la raison pour laquelle la ville de Trappes est aussi inouïe. En enquêtant, nous avons découvert que tout commençait et finissait à Trappes. Les premiers départs au djihad se font à partir de Trappes et ce sont des enfants de Trappes qui ont revendiqué les attentats de Charlie Hebdo. Au même moment, un jeune garçon de Trappes, qui se trouvait dans les locaux de Charlie Hebdo, a assisté à la première tuerie des frères Kouachi et a vu son copain, qui venait lui-même de Trappes, se faire tuer. C'était comme une sorte de cercle qui se refermait.
Les villes comme Trappes sont tout le temps stigmatisées, mais les choses sont souvent faites un peu vite. Je me souviens d'un sujet de Valeurs actuelles qui donnait l'impression qu'il n'y a que des femmes voilées à Trappes, ce qui n'est quand même pas tout à fait le cas. Nous avons traîné dans un café pour comprendre ce qu'il se passait vraiment et cela nous a fait penser au sujet qui a été fait sur le café de Sevran. Nous n'avions pas besoin d'arriver en caméra cachée ou en nous cachant. Il faut discuter avec les personnes. Je me souviens que nous étions avec une jeune femme qui donnait des colis au Secours populaire et qui voulait récupérer l'un des colis. Son frère se trouvait à la terrasse du café et nous ne comprenions pas pourquoi elle ne s'approchait pas. Il y avait un périmètre et son frère, beaucoup plus religieux qu'elle, ne voulait pas qu'elle s'en approche. Il faut donc du temps pour comprendre les choses.
Les professeurs sont ceux qui résistent le plus efficacement. Ils ont été les premiers à donner l'alerte car ils ont été les premiers à être contestés par les parents, mais aussi par les élèves eux-mêmes. Ces alertes ont circulé dès la fin des années 1990 et le début des années 2000, mais elles n'ont pas été entendues par le rectorat pendant très longtemps.
Les professeurs se sont d'abord divisés sur la question de la laïcité et des contestations de leurs élèves. Je pense que beaucoup ont été désarçonnés par les revendications religieuses. Ceux qui ont suivi se sont aussi divisés pour des questions politiques et idéologiques. Nous avons été frappées de voir des professeurs si courageux. Beaucoup de professeurs sont restés longtemps et il n'existe donc pas un turnover du fait de professeurs qui s'enfuiraient après avoir passé deux ans à Trappes. Il y a, au contraire, des professeurs qui se sont investis pendant longtemps et je pense qu'ils ont sauvé plusieurs élèves en les ouvrant à la culture, à l'éducation et au savoir. Ils ont aussi parfois échoué et, pour la plupart des professeurs, le début des départs au djihad a été une terrible démonstration d'échec.
Ces départs sont évidemment une catastrophe pour la ville et pour le pays, mais ils ont eu un bon côté : l'alerte a été donnée à Trappes, ce qui a donné lieu à quelques tentatives pour aider les professeurs. Je pense que nous ne les aidons pas assez et qu'ils restent en première ligne. Ce sont souvent eux qui sont dans des associations et ils n'agissent donc pas seulement à l'intérieur des lycées et des collèges.
Les religieux ont aussi un rôle. Il s'est évidemment produit des dérives au sein de la mosquée, mais il y a aussi eu des religieux qui ont fini par s'inquiéter des évolutions concernant les musulmans, les protestants, les catholiques et le djihad. Ariane Chemin soulignait que la suppression des emplois-jeunes était un problème. Pour une ville comme Trappes, c'est l'assurance que seules les religions prendront en charge le soutien scolaire. Cela peut être très bien fait, mais il est vrai que le soutien scolaire est, la plupart du temps, assumé par l'église, la mission protestante et la mosquée.
Vous vous êtes livrées à un exercice difficile parce que nous avons un texte à examiner. Vous nous avez dit que vous n'aviez pas de conseils à donner, mais vous êtes des observatrices attentives et je m'intéresse tout de même à ce que vous percevez de ce texte en fonction de votre travail.
J'ai lu votre livre, qui prend une forme un peu romanesque, avec des personnages. Il est indiscutablement intéressant et met en lumière des phénomènes que l'on a pu appeler « ghettoïsation ». Un premier ministre, dont je ne partageais pas beaucoup les idées, avait même parlé d'« apartheid social ». Cela existe, c'est une réalité. C'est la dynamique qui m'intéresse.
Le reproche que je fais depuis le début est que le texte que nous avons à examiner s'appuie sur un discours de Président de la République qui n'avait pas oublié cette dimension dans sa cinquième partie. Il s'attachait à la politique à construire pour la ville, à la façon de casser ces ghettos, de favoriser le retour du service public, mais cela n'y est pas dans le texte. Je pense que c'est ce que vous pointez. Cela a été pointé par Marie-George Buffet. Le chômage de masse, la précarité et le recul des services publics se sont installés et votre exemple démontre que, lorsque cela n'existait pas, cela donnait des résultats extraordinaires. Nous avons ainsi des artistes parmi les plus appréciés des Français.
Ma question est la suivante : l'exigence qui monte est-elle une exigence d'égalité ou de séparatisme ? J'ai le sentiment qu'il existe d'abord une exigence d'égalité qui n'a pas trouvé de réponse dans ces quartiers. D'autres réponses ont donc été apportées. Pouvons-nous donc raisonnablement travailler sur ces sujets en essayant d'y apporter des réponses ? Si l'on perd de vue cet aspect, ne s'agit-il pas finalement uniquement de constater des choses sans s'interroger sur la façon dont nous sommes arrivés là ? Certains disaient que chercher à comprendre, c'est déjà excuser. Je ne le pense pas. Chercher à comprendre, c'est trouver les bonnes réponses. Que pensez-vous de cela ? Pensez-vous que c'est un peu trop naïf ? Ce que je dis est-il un peu trop caricatural ? Il me semble que cela répond au fond du problème.
Je ne conteste pas la réalité et je le dis avec respect vis-à-vis de ma collègue, Mme Genevard : il n'est pas vrai que toutes les femmes sont voilées à Trappes. De la même façon, l'histoire du café interdit aux femmes est une caricature des médias, qui ont oublié que la patronne du café était justement une femme. Si nous abordons ces sujets, abordons-les dans toute leur dimension et dans leur histoire. Il existe des cafés où le machisme règne dans la France profonde. Il faut donc mettre tout cela en perspective. De la même manière, l'histoire de communautés issues de l'immigration qui ont été très fortes dans certains quartiers est une banalité. La question est la suivante : quelle est la dynamique des événements ? Ce que vous pointez, c'est sans doute le fait que la dynamique, à Trappes, semble plus en recul qu'en avancée. Il existe d'autres villes dans lesquelles les populations sont dans une meilleure situation sociale, où le communautarisme n'a pas la même physionomie et où, pour des raisons plus géopolitiques, il ne se retrouve pas rattaché à des tentatives de participer à des combats à l'étranger. Essayons donc de mettre Trappes en perspective.
Vous comprenez le sens de ma question : le moteur de tout cela a-t-il été la question sociale ? Dans ce pays, contrairement aux discours, nous n'avons pas mis trop d'argent dans les quartiers, mais des annonces ne se sont pas vues sur le terrain. Avant-hier, j'écoutais Hakim El Karoui qui disait que la Seine-Saint-Denis était le huitième département contributeur en termes d'impôts, mais le dernier à percevoir des aides publiques. Nous voyons bien la difficulté des quartiers qui, contrairement à la caricature qui en est parfois faite, n'ont pas été arrosés d'argent, au contraire. C'est peut-être cet oubli qui a servi de caisse de résonnance. Quel regard avez-vous sur ce sujet ?
Comme toujours, la République est une tension vis-à-vis d'autres forces. L'égalité ne va pas de soi et ce ne sont que des politiques publiques volontaristes qui peuvent la permettre. Quand elles ne sont plus là, d'autres projets politiques se mettent en place. J'ai peur que le texte que nous avons à examiner n'aborde absolument pas cette question. Il ne réglera absolument rien, voire mettra en lumière des problèmes sans les résoudre.
La critique qui vous a été faite par certains est qu'il y a eu du clientélisme à Trappes et que vous ne le pointez pas. Il y aurait eu un projet politique de la part de personnes qui ont fait basculer les aides vers les religieux. Le projet politique a-t-il été voulu ? Vous m'avez compris.
Je crois que vous allez vous heurter au même problème que nous. Nous avons essayé de ne pas faire de caricatures et nous ne disons pas que toutes les femmes sont voilées. Les associations qui aident les enfants à la sortie de l'école regroupent ainsi des femmes voilées extrêmement républicaines. Il était difficile d'écrire un livre sans caricatures et la seule façon de le faire était d'aller sur le terrain. Vous dites que nous avons reçu des critiques parce que nous ne pointions pas suffisamment le séparatisme. Nous avons plutôt reçu des critiques disant l'inverse et, à vrai dire, nous avons eu tous types de critiques.
Cela nous a interrogées sur notre travail. Contrairement à ce que nous pensions, nous avons été extrêmement bien accueillies à Trappes. Nous n'avons jamais eu peur et nous avons fait notre métier comme ailleurs. Les critiques sont plutôt venues de notre profession. L'on nous disait : « Qui êtes-vous pour parler de Trappes alors que vous n'êtes pas de Trappes ? » C'est insupportable parce que le principe même du journalisme consiste à être curieux et à aller ailleurs.
Nous avons aussi découvert de nouvelles pratiques. Je me rappelle avoir eu rendez‑vous à la mosquée de Trappes après six mois d'attente. Le rendez-vous était fixé un 14 juillet parce que je pense qu'ils s'étaient dit que je ne viendrais pas. J'ai été reçue par six hommes. Chacun se surveillait pour être certain de ce qui apparaîtrait dans un livre ou dans la presse. De même, nous avons été enregistrées à notre insu lors d'un rendez-vous. C'est un religieux qui, à l'issue de notre entretien dans une voiture, nous a annoncé qu'il nous avait enregistrées. Nous étions furieuses.
Une autre chose beaucoup plus importante m'a frappée. Après les attentats du Bataclan, une jeune associative de BarakaCity est morte dans le XIe arrondissement. À l'occasion d'une cérémonie républicaine, on a exigé que les préfets aillent dans les mosquées en hommage à cette jeune femme. Je me souviens que j'étais chargée de raconter cette cérémonie pour mon journal. Je me souviens avoir dit que, pour la première fois de ma vie, je n'avais pas pu faire mon travail comme un homme. J'avais été placée derrière une immense bâche, dans le petit carré des femmes, et je n'avais rien entendu à ce qu'avaient dit le préfet et l'imam. En revanche, il est faux de dire que nous avons été mal accueillies à Trappes et que nous n'avons pas pu faire notre travail. Il faut donc, chaque fois, être dans la nuance et veiller à tous ces petits progrès.
Pour répondre à votre question sur les politiques publiques, Trappes est une ville qui a bénéficié de la rénovation urbaine. Elle est d'ailleurs assez agréable, a été très bien rénovée et est très agréable, mais cela n'a rien empêché. Je me souviens que Jean‑Louis Borloo était désarçonné puisque le résultat des efforts faits pour la ville était très négatif.
Il est vrai que les professeurs ont été livrés à eux-mêmes, que les renseignements et la police n'ont pas réagi suffisamment tôt face aux alertes sur la radicalisation et les départs au djihad, qu'il y a encore énormément de chômage et que la plupart des jeunes gens qui veulent s'en sortir partent de Trappes. Les transports sont aussi une difficulté. Les services publics et les infrastructures manquent.
J'insiste aussi sur la situation des femmes, qui est un peu à part. Le voile n'est pas le seul signe de cela. Il est vrai que les jeunes femmes qui veulent porter un maillot de bain à deux pièces ne vont pas à la piscine de Trappes. Il existe donc une difficulté propre aux femmes à Trappes, mais des femmes se sont regroupées pour se manifester et être visibles.
Un changement s'est tout de même produit après que les pouvoirs publics ont réalisé qu'il y avait un record de départs au Jihad. Le fisc s'est intéressé aux kebabs qui constituaient des lieux de recrutement et les renseignements se sont intéressés aux filières de départ au djihad, mais des pans entiers ont été laissés de côté. C'est ce que nous disions au sujet des emplois‑jeunes. Trappes est une zone d'éducation prioritaire, mais il faudrait plus que cela. Cela tient souvent beaucoup aux volontés et aux efforts individuels, à la bonne volonté des habitants qui se regroupent et tentent de faire quelque chose.
Je me permets de prolonger la question d'Alexis Corbière. Comment le livre, qui a été en compétition pour le prix du livre politique de l'Assemblée, a-t-il été reçu à Trappes ? A-t-il été reçu avec intérêt, avec une indifférence polie, avec une forme de rejet ? Je me souviens par exemple que vous racontez que des personnalités très populaires, très connues, ont eu du mal à revenir à Trappes, voire qu'elles ont pu, d'une certaine façon, être rejetées. Vous racontez qu'un spectacle de Jamel Debbouze a été saboté et qu'il n'a jamais pu ou voulu en refaire un.
Nous avons été prises entre deux feux, tout comme ce débat est reçu dans la société. Nous avons à la fois été contestées par Éric Zemmour et par l'extrême gauche. L'on nous interrogeait chaque fois pour savoir si nous étions islamo-gauchistes ou lepénistes. C'était grotesque et il existe une vraie difficulté à aborder ce genre de sujet avec nuance.
À Trappes, il n'existe qu'une librairie. Elle est tenue par un religieux qui ne vend que des livres religieux. Le livre n'a donc pas été en vente dans Trappes. Nous n'avons pas pu le signer à Trappes.
Nous racontions en effet les marchandages du maire, Guy Malandain. Ce cas montre toute la complexité du sujet car c'est un chevènementiste. Or, pour des raisons électorales claires et peut-être aussi parce qu'il est démuni, il fait affaire avec les Frères musulmans. C'est la complexité des contradictions de chacun, dans ce genre de ville, que nous voulions raconter.
Raphaëlle Bacqué disait que c'était des affaires d'individus. Je rejoins ce que vous disiez, monsieur Corbière. Vous demandiez si le moteur de tout cela était le social. J'ai deux exemples. Nous avons pris sous notre aile un jeune migrant dont nous racontons l'histoire et qui est exceptionnel. Il vient du Mali, il n'a plus de parents, il a réussi sa scolarité, il travaille, il a établi un projet d'installation de puits d'eau au Mali et a reçu des subventions. Il a été recueilli et hébergé par le curé de Trappes. Par ailleurs, nous avons pris en stage une jeune fille qui était en troisième et qui voulait « prendre le voile ». Elle a passé quinze jours chez nous. Elle m'a appelée il y a un mois pour m'annoncer qu'elle était en première année à la Sorbonne et qu'elle voulait devenir journaliste. Il a suffi de pas grand-chose et, pour les deux seules personnes dont nous nous sommes occupées, cela a marché. Je pense donc que des volontés peuvent tout sauver.
Ma question est en relation avec celle qu'a posée François de Rugy. Vous avez commencé votre propos en disant que des vedettes étaient nées à Trappes et qu'elles s'en étaient sorties. Comment ces personnes sont-elles perçues ? Sont-elles des greffons que l'on aurait rejetés ou sont-elles considérées par une partie de la population comme des exemples ? Mènent-elles des actions militantes pour faire connaître les mécanismes de leur « sortie » ? Par exemple, appartiennent-elles aux milieux de résistance ? Les aident-elles ?
Il y a toujours des jalousies lorsque vous vous extrayez d'un milieu. Il ne faut donc pas faire des réussites de Trappes un exemple à part. Il est vrai qu'Omar Sy est parti sur la côte ouest des États-Unis et qu'il est devenu l'une des personnalités préférées des Français selon le baromètre du JDD. Par ailleurs, il est très militant et s'engage dans mille causes. C'est intéressant parce que je pense que, quand des personnalités prennent des positions pour des personnes ou sur des sujets particuliers, les habitants de Trappes s'y retrouvent. La période qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo a été très compliquée pour Jamel Debbouze puisqu'il s'est passé à Trappes ce qu'il s'est passé dans de nombreuses écoles de France et que l'on avait du mal à voir : les élèves ne voulaient pas respecter la minute de silence, etc.
Ces personnalités ont réussi non seulement par le communisme municipal, mais aussi par des politiques de discrimination positive. C'est important et nous y consacrons un chapitre dans notre livre. Jamel Debbouze, Omar Sy et Nicolas Anelka entrent à Canal+ ou au PSG par les politiques de discrimination positive et par la volonté de Canal+ de développer la diversité. Nadia Hai, qui est aujourd'hui ministre et qui a été députée, est de Trappes. Elle est aussi le produit d'une politique de discrimination positive, qui lui a permis d'entrer dans la banque.
Nous pouvons constater que les politiques mises en place dans une ville comme celle‑là peuvent permettre de tirer de jeunes gens vers le haut, mais pas forcément dans le show‑business. Ce sont des politiques très bénéfiques et nous voyons bien qu'elles ont joué un rôle très important à Trappes, notamment dans les années 1980. Cela peut peut-être vous donner un élément de réponse. Aujourd'hui, Nadia Hai s'est fait élire dans sa circonscription, à Trappes. Omar Sy, Jamel Debbouze et Nicolas Anelka ont plutôt apporté une aide financière, mais ils ont souvent été rejetés. Jamel Debbouze a aussi été rejeté pour une raison que nous n'avons pas encore abordée, à savoir l'antisémitisme. Les juifs sont partis de Trappes et il se trouve que Jamel Debbouze a été photographié devant le Mur des Lamentations, à Jérusalem. Il y a ensuite eu toute une série de graffiti antisémites contre lui. C'est compliqué, et le discours incroyablement ouvert et militant qu'il tient sur ce sujet a été mal perçu par une frange de la population, qui l'exprime hélas.
Vous décrivez bien dans votre livre la façon dont les juifs ont quitté Trappes alors qu'il existait une tradition d'implantation, de cohabitation et même d'échange interreligieux et interculturel. Je ne sais pas si la situation a évolué depuis lors. C'est plus que de la séparation : la situation relève d'une impossibilité à vivre ensemble et même d'un conflit interreligieux manifeste. Ce que vous dites au sujet de l'incendie d'une synagogue est particulièrement grave.
J'ai l'impression qu'il faudrait parler de séparation sociale et spatiale à l'origine plutôt que de séparatisme. La différence est importante puisque qui dit « séparation » dit « des causes et des origines différentes ».
Vous avez rapporté de la manière la plus fidèle possible la situation de la ville de Trappes, avec un contexte frappant et inquiétant à bien des égards. Ce n'est pas nouveau. Au moment de la loi sur les signes distinctifs à l'école, je me rappelle que l'on parlait beaucoup de Trappes comme base d'une opposition à cette loi, justifiée par des opinions très intégristes. Certains voudraient certainement qu'une généralisation découle de l'exemple de Trappes. En tant que journalistes, pensez-vous que la situation que vous décrivez pour Trappes est une situation extrême ou que cela vaut généralisation, notamment pour les villes et les quartiers populaires au sein desquels il y a eu une immigration forte ou des enfants de l'immigration ? Vous aurez compris que je pense que ce n'est pas le cas, mais j'aimerais vous entendre sur ce point.
Elle porte sur ce que vous avez dit au sujet de l'incendie de la synagogue de Trappes. En 2002, le procureur a considéré que l'événement était peut-être accidentel. Cela fait débat, mais, pour vous, il semblerait que ce soit un acte criminel.
Dans ses mémoires, La Fouine a raconté comment l'événement s'était déroulé. C'est pour cela que nous l'avons écrit. L'incendie était bien criminel.
Je n'ai pas tout à fait le même point de vue que M. Coquerel, mais je me permets de prolonger sa question. Ce qui m'a frappé en lisant votre livre à l'époque, c'est que cela fait écho à ce que je peux voir à Nantes. Je suis natif et élu de Nantes. L'histoire n'est évidemment pas la même que celle de Trappes. Il se produit pourtant un glissement d'un regroupement – qui n'est pas forcément un enfermement communautaire – sur le pays d'origine et l'identité liée à un pays d'origine, qui devient une double identité, vers une identité religieuse. C'est au point que cela peut regrouper des convertis. Ce n'est donc pas forcément une question de pays d'origine, mais il se trouve que de nombreux musulmans croyants et pratiquants sont d'origine étrangère. L'un des personnages de votre livre est un entrepreneur en informatique dynamique et moderne d'un point de vue économique, mais il est à la pointe d'une association qui revendique une école, puis un collège puis un lycée musulmans. On le soupçonne de vouloir devenir maire ; il assure que la seule chose qui l'intéresse est la création d'un établissement scolaire musulman. Nous nous trouvons clairement dans l'affirmation d'une identité religieuse et dans l'idée qu'il faut le faire séparément pour assurer la scolarité.
Trappes n'est pas la France, et la France n'est pas Trappes. Trappes est une ville très fermée. C'est un petit enclos pauvre dans un département riche et il n'est pas facile de se rendre à Paris. Par conséquent, lorsque l'on est à Trappes, on reste à Trappes. Nous aurions pu choisir d'autres exemples et des sociologues et des chercheurs l'ont fait en choisissant le village d'Artigat. Situé près de Toulouse, c'est un lieu de formation pour ceux qui ont commis des attentats. Il existe chaque fois des explications locales et géopolitiques différentes. Ce que nous avons voulu raconter au sujet de Trappes, c'était aussi un demi-siècle d'histoire. Ce n'est pas une situation qui a été créée à partir de rien ; elle vient d'une longue histoire que nous ne connaissions pas forcément bien. Nous avons voulu la raconter, l'explorer, mais nous n'avons pas voulu dire que la France était Trappes.
Je ne sais pas si l'on peut dire que toutes les banlieues ressemblent à Trappes. Ce qui est intéressant, c'est que Trappes est un condensé de ce que l'on peut rencontrer ailleurs. Elle concentrait tout, y compris les réussites, et c'est ce que nous voulions raconter.
Sur le fait de choisir le séparatisme, vous citez le personnage qui a créé une école, qui est un frère musulman. Les deux personnes qui vont se battre pour la construction de la mosquée de Trappes sont des frères musulmans qui ont une stratégie politique claire, et ils ne s'en cachent pas. Il n'existe donc pas de tentative cachée et c'est parfaitement assumé. Je pense qu'il y a eu plusieurs couches de population. Les tabligh, qui viennent presque évangéliser, ne sont pas du tout pareils que ces deux frères musulmans, qui sont diplômés d'écoles d'ingénieur. Ils ne s'adressent pas du tout de la même façon à la population. Il y a aussi eu un imam afghan, réfugié de la guerre, qui est accueilli comme une espèce de héros dans cette ville communiste qui a pourtant soutenu l'intervention soviétique. Nous avons vu qu'il pouvait exister des rivalités et des conflits politiques à l'intérieur de la communauté. Il est vrai qu'il existe une identité musulmane qui, parfois, fédère, mais il peut y avoir des rivalités à l'intérieur. Ceux qui sont d'origine africaine ou turque ne sont pas du tout dans les mêmes réseaux et ne sont pas toujours d'accord avec la majorité de la communauté musulmane qui, à Trappes, vient d'un même endroit, à savoir la région de l'Oujda. Cela renforce la communauté et nous avons bien vu qu'il y avait des liens communautaires, à la fois géographiques et religieux, très forts. C'est aussi parce qu'ils sont tous pauvres et parce qu'ils vivent tous dans les mêmes endroits.
Nous avons discuté avec un religieux relativement radical qui mettait ses enfants à l'école catholique parce qu'il voulait que ses enfants réussissent. Il nous expliquait qu'il déménagerait à Paris pour que ses enfants aillent dans des lycées parisiens. Il voulait à la fois sortir de la pauvreté et obtenir la réussite. C'est une note d'espoir.
Je vous remercie pour la reconnaissance que vous exprimez pour les enseignants. Je viens d'une autre France, d'un département rural au sein duquel la confiance dans l'école est très forte. Au cours de votre enquête, qu'avez-vous perçu au sujet de la confiance dans l'école et dans l'ascenseur social ? Celui-ci a-t-il varié au cours des cinquante années que vous avez explorées ?
Nous voyons que les stratégies scolaires sont les mêmes que partout ailleurs. Trappes regroupe à la fois l'école publique et des écoles privées. Il existe une école musulmane et une école catholique, laquelle a énormément de succès et reçoit essentiellement des enfants musulmans. Leurs parents veulent en effet une école où les enfants sont « tenus ». Il y a le sentiment que l'école publique n'est parfois pas au niveau. Les parents qui ont le souci de la réussite scolaire de leurs enfants ont parfois peur de cette école parce que « les enfants n'y sont pas tenus », « on n'y fait pas attention »...
Les professeurs sont en première ligne de cette histoire et ils continuent à l'être. C'est ce qui nous a frappées. Ils ont donné l'alerte, continuent à la donner et sont là chaque fois qu'il y a des dérives possibles.
Ils sont aussi les premiers à voir que l'on peut récuser leur enseignement. Ils se sentent souvent très seuls, trop seuls.
La séance est levée à quinze heures vingt-cinq.
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République
Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 14 heures
Présents. – Mme Laetitia Avia, Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, Mme Anne-Laure Blin, M. Florent Boudié, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Anne Brugnera, Mme Marie-George Buffet, M. Francis Chouat, Mme Fabienne Colboc, M. Éric Coquerel, M Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, Mme Annie Genevard, M. Pierre Henriet, Mme Sonia Krimi, Mme Anne-Christine Lang, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Frédéric Petit, M. Stéphane Peu, M. Éric Poulliat, M. Robin Reda, M. Guillaume Vuilletet