La séance est ouverte à seize heures cinq.
Chers collègues, je vous rappelle que l'objectif de notre mission d'information sur l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen est de comprendre et d'analyser cet événement, mais aussi d'en tirer les enseignements, un retour d'expérience et des propositions pour mieux faire face à de telles situations.
Dans ce cadre, nous recevons M. Gaëtan Rudant, directeur de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) de Normandie.
Monsieur le directeur, je souhaiterais d'abord savoir comment la DIRECCTE a été mobilisée sur l'incendie du 26 septembre ? Quel a été votre rôle dans les premières heures et les premiers jours qui ont suivi cet incendie ?
J'aimerais également avoir votre retour quant aux dispositifs destinés à soutenir les entreprises touchées par cet incendie, notamment celui de l'activité partielle qui leur a été proposé : combien d'entreprises l'ont-elles utilisé ? Combien de salariés ont-ils été concernés dans l'ensemble de votre territoire ? Estimez-vous que ce dispositif d'aide aux entreprises répond aux besoins des professionnels ? Le montant maximal de l'aide, soit 8 500 euros, vous paraît-il suffisant ?
Quid, enfin, de vos échanges avec les entreprises lors de cette crise : quelles sont les questions récurrentes auxquelles vous avez eu à répondre ? Quelle est la typologie des entreprises qui ont pris contact avec vos services ?
Mes questions concerneront l'impact de l'incendie. Avez-vous déjà des chiffres sur l'impact économique de l'incendie de Lubrizol sur l'ensemble du territoire concerné, c'est-à-dire aussi bien la Métropole de Rouen qu'au-delà ? Disposez-vous d'une estimation comptable des conséquences ? Quel a été votre rôle d'accompagnement pour les entreprises touchées, notamment au sein de la « Cellule de continuité économique » que vous avez créée.
Quel a été votre rôle dans l'instauration du dispositif d'indemnisation par Lubrizol ? Quelles sont, selon vous, ses forces et ses faiblesses ? Savez-vous à quelle date les demandes d'indemnisation seront clôturées ? Disposez-vous d'informations sur le nombre de demandes déposées ? Monsieur le Préfet a donné, ce matin, les chiffres de 1 155 demandes d'agriculteurs et 393 demandes au titre du fond généraliste qui concerne notamment les TPE et les commerçants. Ces chiffres nous intéressent d'autant plus qu'hier la direction de Lubrizol n'a pas voulu nous communiquer ces informations. Pouvez-vous les confirmer et avez-vous d'autres éléments dans ce domaine ? Comment entendez-vous régler la situation des entreprises qui dépasseraient les plafonds d'indemnisation ? Avez-vous des propositions concrètes pour relancer l'attractivité de Rouen ? Quel pourrait être en particulier votre rôle pour revaloriser l'image de la ville et de la Métropole au niveau national, voire européen ? Que pensez-vous de l'annonce faite par Lubrizol – sans détails précis – quant à la création d'un fond d'attractivité ?
Sur la partie concernant les activités de l'inspection du travail, quel a pu être votre rôle pendant la crise concernant la prévention de la santé et de la sécurité des salariés ? Aviez-vous eu par le passé des griefs sur ces aspects à l'encontre de Lubrizol et de Normandie Logistique ?
Enfin, un sujet est remonté au fil de nos auditions : celui de la sous-traitance. Aviez-vous déjà eu connaissance du rapport du Club Maintenance Normandie datant de 2010 – dont le journal Le Monde a révélé l'existence en octobre dernier –, mettant en avant de nombreuses lacunes en matière de sécurité des entreprises sous-traitantes des sites Seveso. Si oui, comment y aviez-vous réagi et qu'avez-vous à en dire ? Et quel est votre rôle en matière de formation des sous-traitants ?
Je vous remercie de me donner l'occasion de présenter à la mission d'information un certain nombre des dispositifs que nous avons pu mettre en oeuvre en tant que service déconcentré à la fois des ministères économiques et financiers et – les questions de Monsieur le rapporteur l'illustrent bien – des ministères sociaux. Notre mobilisation a porté sur quatre sujets : l'hygiène et la sécurité ; l'accompagnement des entreprises impactées ; marginalement la réalisation de quelques prélèvements aux côtés de nos collègues de la Direction départementale de protection des populations ; enfin, en tant que chef de service, la gestion de l'exposition de nos propres agents.
En ce qui concerne les questions d'hygiène et de sécurité, nous avons eu à traiter trois types de sujets. D'abord la gestion du risque liée à l'intervention dans les entreprises Lubrizol et Normandie Logistique où, immédiatement après l'incendie de nombreuses opérations ont dû être conduites dans des conditions particulièrement atypiques. Notre préoccupation a été de garantir qu'elles se réalisent dans des conditions de sécurité satisfaisante pour les salariés, ceux des entreprises concernées comme ceux de leurs prestataires. Deuxième sujet : la gestion du risque, non plus dans ces deux entreprises mais dans celles qui, situées à proximité du site, pouvaient avoir à traiter un certain nombre de conséquences, en particulier avec les retombées des suies qui ne relèvent pas d'un mode de fonctionnement habituel dans une entreprise. Notre troisième sujet de préoccupation et de mobilisation a été l'accompagnement des services de santé au travail, dont les médecins du travail, qui ont été fortement sollicités pendant cette période.
Au sein de Normandie Logistique et de Lubrizol, les circonstances étaient évidemment extrêmement particulières. Elles exigeaient une mobilisation très importante de l'inspection du travail, dont vous savez que le système fonctionne dans un ensemble coordonné, mais que la responsabilité de l'acte de contrôle incombe à un agent qui est affecté à un territoire. L'agent de contrôle en charge du site et son responsable direct – appui technique interne à la DIRECCTE –, l'ingénieur de prévention, ont été amenés à intervenir à onze reprises sur le site de Lubrizol et à cinq ou six reprises sur le site de Normandie Logistique pour s'assurer des conditions de sécurité pendant ces opérations. Leurs interventions ont mis au jour des pratiques dont certaines étaient tout à fait satisfaisantes et d'autres qu'il a été nécessaire d'améliorer marginalement sans qu'il fût révélé à cette occasion des déviations d'une gravité particulière.
La première intervention a été réalisée dès le 27 septembre : nous avons fait le choix de ne pas intervenir le 26 septembre alors que les services d'incendie étaient en action, à la fois pour ne pas entraver leur travail, et parce que la valeur ajoutée d'une intervention ce jour-là n'aurait pas été suffisante pour justifier de mettre nos collègues en situation d'exposition.
Pour les entreprises qui sont situées à proximité du site, notre approche a été un peu différente. Nous avons très vite constaté qu'elles étaient en demande d'informations : elles ne savaient pas comment gérer, ici des suies, là des phénomènes d'odeurs… Il est donc apparu essentiel que nous contribuions à leur information, que nous les aidions, notamment avec la CARSAT, la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail, à évaluer les risques pour mettre en sécurité leurs salariés. Nous avons donc organisé une première réunion d'information collective des entreprises, le 2 octobre, pour sensibiliser les dirigeants ou leurs représentants aux questions de sécurité dans ces circonstances particulières. Et, parce que les questions d'hygiène et de sécurité, vous le savez comme moi, sont partagées dans le cadre d'un dialogue social, nous avons également tenu à organiser, le 7 octobre, une réunion avec les représentants du personnel des entreprises touchées. Cette réunion a permis de mettre autour de la table une soixantaine de représentants du personnel, représentatifs de la pluralité syndicale de ces entreprises, et de mettre le débat sur l'hygiène et la sécurité au coeur de ce qu'il doit être : un des éléments fondamentaux du dialogue social. Enfin, nous avons publié sur notre site internet un certain nombre de recommandations à destination des entreprises et les avons diffusées aux entreprises les plus concernées : recommandations sur le nettoyage des suies, sur le port des équipements de protection individuelle et notamment respiratoire, sur le rôle des services de santé au travail et sur les conditions de conduite des évaluations des risques.
S'agissant du suivi des salariés, un certain nombre d'entre eux – comme cela a été le cas dans la population générale – ont exprimé ressentir des effets qu'ils estimaient liés à l'incendie. Dès le 26 septembre, nous avons demandé aux services de santé au travail, donc aux médecins du travail de ces services, de se mobiliser pour être en appui et à l'écoute de ces salariés. Après avoir travaillé avec les services du CHU, en particulier avec un professeur spécialisé dans les risques professionnels, nous avons transmis à ces services de santé au travail, une grille qui a permis de protocoliser le suivi des salariés qui les consultaient. Cette grille recommandait notamment la réalisation de bilans sanguins pour les salariés dits « en première ligne », c'est-à-dire qu'ils avaient pu être exposés immédiatement aux effets de l'incendie. Depuis lors, nous sommes en échange constant avec les services de santé au travail, qui ont réalisé environ 1 600 visites médicales. Enfin, parce qu'il nous apparaît essentiel de pouvoir analyser ces résultats, y compris dans une approche épidémiologique. Nous avons suggéré au Préfet – qui a relayé cette demande – la création d'un GAST, Groupe d'alerte en santé travail. Placé auprès de l'Agence Régionale de Santé (ARS), ce groupe a vocation à procéder à l'analyse de l'ensemble de ces éléments qui, comme dans le cas de la population générale, relèvent pour une bonne part du secret médical et du dialogue singulier entre un salarié et un médecin du travail.
Pour ce qui concerne les entreprises et l'impact qu'elles ont subi, nous avons ouvert une « Cellule de continuité économique ». On constate très régulièrement que, dans des circonstances exceptionnelles, certaines entreprises ont soit des questions, soit des problèmes qu'elles n'arrivent pas à gérer de manière autonome. Le but de cette cellule composée de cinq ingénieurs de la DIRECCTE, est d'accompagner ces entreprises dans la résolution de ces difficultés opérationnelles très concrètes. Je vais illustrer cela avec un cas, qui d'ailleurs n'est pas encore complètement résolu : une entreprise dont l'activité consiste à faire du dépannage sur autoroute voyait son site interdit à la circulation, donc son activité interrompue, du fait de la présence de véhicules de secours. L'entreprise en question n'a pas spontanément accès aux autorités qui gèrent la crise au sein de la Préfecture et notre rôle d'intermédiaire consiste à évaluer cette demande, à la soutenir quand elle commence à pouvoir être satisfaite pour que l'entreprise puisse retrouver une activité le plus rapidement possible… Pour donner un ordre de grandeur, nous avons mobilisé cette cellule du 26 septembre au 4 novembre. Elle a reçu 126 appels d'entreprises, ce qui prouve qu'il y avait pour ces dernières un réel besoin de trouver des interlocuteurs au sein de l'État.
Au-delà de l'écoute, et c'est déjà essentiel, nous avons pris le parti d'une démarche proactive vis-à-vis de l'ensemble des entreprises les plus susceptibles d'être touchées – vingt-sept des prestataires de Lubrizol ont été approchés individuellement – et de mobiliser les instances de coordination des différents acteurs d'accompagnement des entreprises, notamment, le 30 octobre, la C3A (Cellule « alerte, analyse, action ») de Normandie, et le CODEFI (Comité départemental d'examen des problèmes de financement des entreprises) qui a été réuni par le Préfet de la Seine-Maritime, le 15 novembre.
Nous sommes désormais en relation très régulière avec quatre entreprises, qui sont les plus durablement affectées et qui n'ont pas encore pu reprendre une activité normale. En dehors du champ agricole, qui échappe à notre compétence, l'impact économique est caractérisé d'abord sur les entreprises prestataires : elles étaient vingt-sept au moment du sinistre pour 207 salariés. Lorsqu'on parle d'impact sur les salariés, on pense immédiatement à ceux de Lubrizol ou de Normandie Logistique, mais il ne faut pas oublier les autres. On trouve des entreprises directement touchées, par exemple par les retombées de suie, les limitations de circulation, et d'autres qui ont vu leur activité affectée dans une proportion variable du fait du sinistre. Je parle ici non pas de ses conséquences, mais de l'existence même du sinistre. Je pense en particulier au secteur de l'hôtellerie-restauration et au secteur agroalimentaire, au sein duquel deux entreprises nous ont interpellés parce qu'elles avaient subi un effet significatif.
Nous avons effectivement mobilisé le dispositif de l'activité partielle, dans des conditions particulièrement ouvertes au regard des dispositions du code du travail qui permettent d'y recourir en cas de sinistre. Aujourd'hui, 168 entreprises ont recouru à l'activité partielle, qui a concerné environ 3 500 salariés. Une centaine d'entreprises ont d'ores et déjà été indemnisées, dont soixante-quinze pour lesquelles cette indemnisation est complète. Car ce que l'on constate, c'est que la majeure partie des demandes d'indemnisation au titre de l'activité partielle concernait des petites voire très petites entreprises, essentiellement pour les journées des 26 et 27 septembre.
Pouvez-vous être encore plus précis ? Il y a donc 168 entreprises et 3 500 salariés concernés, savez-vous quel volume d'heures cela représente ?
Les indemnisations ont couvert 21 092 heures. Ce sont les heures indemnisées aujourd'hui. Vous connaissez le dispositif : une première étape consiste à solliciter l'autorisation de recours à l'activité partielle, autorisation qui est normalement accordée de manière préalable à sa mise en oeuvre, sauf dans le cas de sinistre. Dans le cadre de leur demande d'autorisation, les entreprises évaluent un volume d'heures auxquelles elles imaginent devoir recourir. Dans ce genre de sinistre, cette évaluation est extrêmement précaire : dans des situations qui nous semblent comparables, certaines entreprises ont imaginé que les effets pourraient durer six mois, quand d'autres ont estimé qu'elles pourraient durer trois mois. Au total, 240 000 heures d'activité partielle ont été autorisées, mais beaucoup moins ont finalement été utilisées. D'ores et déjà, le nombre d'heures indemnisées est de 21 000, au bénéfice d'entreprises seinomarines et d'une entreprise calvadosienne.
Deuxième modalité d'accompagnement : celui des alternants. Car dans ces entreprises, trente-sept personnes au total étaient sous contrat de professionnalisation ou d'apprentissage. L'interruption prolongée de l'activité de ces deux entreprises les mettait dans une situation encore plus précaire que les autres salariés : non seulement ils étaient exposés dans leur situation professionnelle, mais cela mettait également en jeu leur formation. Nous avons donc mis en place une cellule pour accompagner et trouver des solutions pour les alternants – trente d'entre eux à cette date.
Nous avons pris également le parti de mobiliser des fonds au titre des mutations économiques et une entreprise a été amenée à demander un financement pour la sécurisation des parcours de ses salariés. Enfin, beaucoup d'entreprises qui souhaitaient pouvoir reprendre leur activité rapidement ont été astreintes à nous demander des autorisations de dérogation à la durée hebdomadaire du travail. Nous avons instruit avec diligence sept demandes concernant 177 salariés. Pour finir, nous avons accompagné, sous l'autorité du préfet, la constitution du fonds d'indemnisation par Lubrizol. Je vous confirme que les chiffres dont je dispose sont exactement les mêmes que ceux indiqués par la préfecture.
En tant que chef de service, j'ai également été conduit à prendre un certain nombre de mesures pour les agents de la DIRECCTE qui, pour certains, sont situés à la Cité administrative à Rouen et, pour d'autres, sur des sites un peu plus directement placés sous le panache de fumée. Nous les avons d'abord informés, dès le matin du 26 septembre, par deux messages, nous avons réuni un CHSCT – comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail – le 2 octobre, et procédé à une vérification de l'absence d'impact par des suies et du bon fonctionnement des ventilations de nos différents sites. Au total, c'est une équipe impliquant de très nombreux services de notre direction qui a dû être mobilisée dans un mode de gestion de crise.
Et, bien sûr, nous avons participé à la cellule de crise organisée par le préfet. Nous avons été présents à toutes – sauf trois – les réunions du COD (Centre opérationnel départemental) et à dix-neuf des conférences de presse du Préfet. Quand bien même l'inspection du travail n'est pas sous son autorité directe, nous avons été très impliqués aux côtés des autorités préfectorales. Cette équipe de gestion de crise nous a permis de coordonner tous les aspects que l'on vient d'évoquer, car il y a évidemment un lien entre ce que l'on peut apprendre quand on est agent de contrôle et qu'on est sollicité par une entreprise, et la mobilisation au titre de l'accompagnement par un autre agent. Il faut que l'information circule et que nos services de renseignements en droit du travail, qui sont ouverts aux salariés, aient exactement les mêmes informations, les mêmes éléments de réponse, pour les salariés et les entreprises qui les sollicitent, que les autres acteurs. Nous avons choisi une organisation en mode de gestion de crise qui se réunissait plusieurs fois par jour dans les premiers jours, puis plusieurs fois par semaine, et qui continue aujourd'hui à se réunir de manière hebdomadaire.
Vous m'avez également demandé si le recours à l'activité partielle était suffisant. Sans répondre de manière générale, nous n'avons pas eu connaissance de situations particulières dans lesquelles ce dispositif aurait été insuffisant. Très clairement, ce sont souvent des petites ou très petites entreprises qui ont mobilisé ce dispositif et essentiellement pour les journées des 26 et 27 septembre. De fait, l'essentiel pour elles était d'avoir d'abord un accord rapide puis d'être payées au plus vite. C'est ce à quoi nous nous sommes astreints, avec des réponses systématiques en moins de cinq jours, et même le plus fréquemment sous quarante-huit heures, pour que ces entreprises ne se trouvent pas exposées.
Je ne suis pas en situation de répondre à la question sur le moment où l'ensemble des demandes auront été reçues au titre du fond Lubrizol.
S'agissant de l'attractivité de Rouen, je pense que c'est bien sûr d'abord le rôle des élus locaux de porter l'ambition qu'ils ont pour leur territoire. L'État doit les accompagner. C'est un sujet sur lequel nous avons commencé à travailler avec les élus départementaux, métropolitains et de la Ville de Rouen, de sorte qu'un projet puisse être bâti rapidement : il est en cours d'élaboration.
À titre personnel, je pense – eu égard au nombre de sites classés en « Seveso » et à la prégnance de l'activité industrielle à Rouen – qu'une mobilisation autour de ces questions, en lien avec l'acceptation de ces activités par nos concitoyens, serait probablement utile pour le territoire.
Lubrizol était connue pour avoir déjà traversé par le passé au moins un épisode de rejet de mercaptan. L'enquête qui avait alors été menée n'avait pas mis à jour d'infraction significative qui ait pu être à l'origine de cet accident. L'enquête sur l'accident du 26 septembre est en cours.
Quant au rapport du Club Maintenance Normandie sur la sous-traitance, nous l'avons découvert au détour de cette situation puisque notre direction n'avait pas été conviée à sa présentation, il y a une dizaine d'années. Je ne veux pas entrer dans la critique de ce rapport. Pour autant, il me semble qu'il y a un certain nombre d'éléments qu'il faut mettre en lumière au sujet de la sous-traitance. Certains se demandent s'il faudrait interdire la sous-traitance de manière générale dans ce type d'établissement. Le premier élément que j'ai envie de partager avec votre mission, c'est précisément qu'on ne peut pas parler de manière générale de la sous-traitance : la notion est extrêmement vaste. La sous-traitance, c'est confier des activités à un site extérieur, ce qui ne fait peser aucun risque sur la collectivité. C'est aussi confier sur le site même des activités d'une grande diversité, depuis par exemple le gardiennage jusqu'à la soudure. Je ne pense pas qu'il soit pertinent d'imaginer une règle générale pour la sous-traitance. Contrairement à ce qu'une lecture trop rapide pourrait donner à penser, la sous-traitance peut être facteur de sécurité, y compris sur un site classé en catégorie Seveso. Ne vaut-il pas mieux faire intervenir une semaine par an un spécialiste qui réalise à longueur d'année des soudures de tuyaux, ayant développé les compétences et le savoir-faire nécessaires, plutôt que d'interdire la sous-traitance et de confier cette activité à une personne qui ne réaliserait qu'une seule fois ces opérations ?
Je ne prends pas position sur la nécessité industrielle mais dans certaines circonstances, on ne peut pas imaginer qu'une entreprise – en particulier dans des industries complexes comme dans la pétrochimie – ait à demeure l'ensemble des moyens permettant de faire face à des à-coups pour certaines opérations particulièrement lourdes tel un arrêt de tranche. Cela ne risque-t-il pas e la conduire à chercher à réduire les coûts de telles opérations ?
Enfin, le code du travail prévoit un certain nombre de dispositions particulières quant aux conditions de réalisation de la sous-traitance, en particulier dans les sites Seveso seuil haut. Il impose en particulier des formations adaptées pour les entreprises intervenantes, et spécifiques aux sites Seveso seuil hauts, et l'obligation de plans de prévention, même quand il n'y a pas de risque lié à la coactivité avec les autres activités du site industriel. Le code du travail prévoit également que le chef d'entreprise, après avoir consulté la commission santé, sécurité et conditions de travail (C2SCT) puisse être amené à dresser la liste des opérations pour lesquelles il estime qu'il ne doit pas être recouru à la sous-traitance. Ces dispositions graduées permettent donc déjà, sous le contrôle des instances représentatives, de réguler le recours à la sous-traitance dans les sites classés en catégorie Seveso.
Vous avez évoqué les demandes d'autorisation d'activité partielle de la part des entreprises, dont le volume est assez aléatoire dans le cas d'un accident. Vous êtes donc amenés à indemniser sur une base qui subit une grande variation. Quels critères appliquez-vous pour adapter l'indemnisation au besoin réel ?
Il existe deux étapes dans le recours à l'activité partielle : la première au cours de laquelle l'entreprise informe l'administration de ce qu'elle estime être son besoin. C'est dans ce cadre, qu'il y a une incertitude quant aux volumes qui seront effectivement mobilisés.
Dans la deuxième étape, au stade de l'indemnisation, l'entreprise justifie in concreto le nombre d'heures qui n'ont effectivement pas été travaillées, et qui ouvrent droit à l'indemnisation. Notre évaluation ne se fait donc pas a priori en fonction de critères, mais au vu des justifications apportées par l'entreprise.
En ce qui concerne le fonds d'indemnisation, avez-vous un chiffre officiel du nombre de demandes d'ores et déjà validées et qui ont fait l'objet de versements ?
Le fond est un dispositif mis en place par Lubrizol et fait l'objet tous les quinze jours d'un comité de suivi, auquel participe l'État. Je ne connais pas le nombre d'indemnisations effectivement versées à ce jour. Ce que l'on constate, au regard du dernier comité de suivi, c'est que le processus se déroule de façon assez fluide et je peux estimer que cinquante à cent dossiers ont bénéficié d'une indemnisation ou sont proches de l'être.
Vous est-il aisé de contrôler le niveau de formation et les compétences des employés sous-traitants des sites « Seveso » ? Rencontrez-vous des difficultés particulières ?
Le contrôle par l'inspection du travail des sites Seveso doit évidemment être distingué de celui qui peut être mené par l'inspection des installations classées. Bien sûr, des facteurs de risques peuvent être communs, mais dans un cas le code de l'environnement – notamment son livre V : Prévention des pollutions, des risques et des nuisances – protège en particulier des effets à l'extérieur du site, alors que dans l'autre cas, nous nous assurons des enjeux pour les salariés, ceux de l'entreprise comme ceux des entreprises qui y interviennent. L'exercice de contrôle des sites « Seveso » par l'inspection du travail mobilise donc des outils et une énergie assez continue. En l'occurrence, avant l'accident de Lubrizol, la Direction générale du travail – autorité centrale en matière de travail – avait demandé que l'inspection du travail soit mobilisée pour une nouvelle campagne d'inspection 2019-2020 autour de trois thèmes. Nous demandons évidemment à aller contrôler l'ensemble des sites Seveso « seuil haut », et même, au-delà, à définir des critères nous permettant d'identifier des installations classées qui ne sont pas nécessairement « Seveso », en regard avec la réalité du territoire.
Ces trois thèmes sont : les interventions d'entreprises extérieures, notamment les sujets liés au plan de prévention ; la prévention du risque chimique et du risque lié aux explosions ; le dialogue social autour de ces questions. Le code du travail a tout récemment été modifié pour donner aux entreprises la faculté d'adapter ce dialogue social aux besoins de l'entreprise.
L'exercice de contrôle d'un site classé en Seveso se pratique de manière assez similaire à l'investigation sur les autres sites, mais avec néanmoins un certain nombre de particularités, notamment liées au fait que, même s'ils sont de nature similaire, les risques ont une acuité et une intensité beaucoup plus importantes. Nous avons ainsi pris le parti, en Seine-Maritime, de modifier l'organisation de l'inspection du travail pour créer des sections centrées sur les sites classés en Seveso. Cela permet que nos agents aient une pratique régulière du contrôle de ces sites et montent en compétence. Cette démarche a été engagée il y a à peu près un an – le processus réglementaire de consultation de nos propres instances est assez important – et elle a abouti il y a deux jours. L'acte de contrôle n'est pas neutre et nos agents ont besoin d'être formés et accompagnés. Récemment encore, le 26 novembre, nous avons organisé en Région Normandie une formation pour que nos agents aient les apports méthodologiques et les connaissances nécessaires. Nous avons, au sein de nos équipes, une cellule pluridisciplinaire qui est une force d'appui technique. J'ai cité l'ingénieur de prévention ; nous disposons ainsi d'experts de ces sujets et ils viennent, si nécessaire, en appui des agents de contrôle.
L'inspection est un acte qui n'a rien d'anodin mais qui est tout à fait à la portée des agents de contrôle. Le contrôle est bien assuré et nous créons les conditions de sa performance.
À vous écouter, on croit comprendre qu'à ce stade, en Normandie, les éléments sont réunis pour que les contrôles puissent être bien faits, mais que tel n'est pas forcément le cas dans l'ensemble des DIRECCTE ?
Chaque région doit adapter son organisation à sa réalité. Je n'allègue pas que ce ne serait pas fait dans d'autres régions. La Région de Normandie – et singulièrement le département de la Seine-Maritime – est l'une de celles qui regroupent le plus de sites « Seveso » ; dès lors, nous avons adapté notre organisation pour qu'elle réponde à cet enjeu territorial. La réalité n'est probablement pas la même que celle d'un département que j'ai connu, l'Indre, ou que celle du Loir-et-Cher, où le nombre de sites « Seveso » est bien inférieur.
Dans le cadre de la mobilisation des services de santé au travail, vous avez donc réalisé 1 600 visites médicales avec une grille de suivi des salariés. Cette grille existait-elle préalablement et est-elle utilisée de manière ordinaire ou a-t-elle été spécialement constituée pour la circonstance ? Quels en étaient les principaux critères et comment les résultats vont-ils être consignés et exploités.
Les services de santé au travail sont des structures soumises à un agrément de l'administration. Elles peuvent être « inter-entreprises » lorsqu'elles en concernent plusieurs, ou « autonomes » lorsqu'elles n'en concernent qu'une. Pour le cas d'espèce, et pour donner un ordre de grandeur, ce sont au total une quinzaine de services de santé au travail qui sont concernés dans une proportion variable par une ou plusieurs des entreprises. Ce sont ces organismes et leurs médecins du travail qui réalisent ces visites médicales demandées. Si nous n'avons aucune prétention de prescription d'une partie du geste médical, qui appartient aux seuls praticiens, il nous est apparu immédiatement important que leur approche soit la même et que l'on puisse donc recueillir les mêmes informations. Le protocole a bien été écrit face à cette situation et dans cette intention : recueillir la « symptomatologie » exprimée par les salariés, enregistrer les examens cliniques réalisés, voir les examens complémentaires prescrits. Ce protocole préconisait deux bilans sanguins pour les personnes qui étaient intervenues en première ligne.
Dispose-t-on, à ce stade, de précisions quant à l'impact de l'incendie sur la santé des personnes examinées – je parle aussi bien de la santé « objective » que de la santé « ressentie » ?
Jusqu'à ce jour, nous n'avons pas d'éléments d'appréciation montrant qu'il y aurait un impact. Toutefois, nous avons souhaité disposer d'une analyse de ces résultats, en particulier des 1 100 bilans sanguins prescrits par les médecins dans leurs dialogues singuliers avec les salariés qu'ils étaient amenés à rencontrer. Aujourd'hui, je ne suis pas du tout en situation d'apprécier si les résultats obtenus sont atypiques, induits par la situation… Pour répondre très clairement : je n'ai pas d'éléments qui me donnent à penser qu'il y aurait un impact différent de celui constaté et rapporté par nos collègues de l'ARS pour la population générale.
Vous avez abordé le sujet des CHSCT qui ont été transformés en CSE – comités sociaux et économiques dans l'ensemble des entreprises de France, avec la spécificité des CSSCT pour les sites « Seveso ». Pourriez-vous brièvement commenter l'efficacité de ces CSSCT dans de tels sites afin de bien prendre en considération les problématiques de sécurité ?
Le législateur a tenu à ce que, même s'il s'agit désormais d'une émanation du CSE, il y ait une commission spécialisée et dédiée à ces questions de sécurité au travail dès lors qu'il s'agit d'un établissement distinct de plus de trois cents personnes, ou que l'on a un certain nombre d'activités – des installations nucléaires de base ou des sites Seveso « seuil haut ». Les CSSCT constituent un élément du dispositif obligatoire pour de tels sites Seveso « seuil haut ». Le regard que l'on porte sur ce dispositif un peu jeune est difficile à caractériser objectivement, et nous pensons qu'il sera utile que le comité d'évaluation des ordonnances travail puisse regarder plusieurs éléments. D'abord, le niveau de délégations horaires accordées aux représentants du personnel dans le cadre des CSSCT est supérieur et il sera utile dans le temps d'apprécier s'il y a bien une mobilisation de ces délégations horaires. Ensuite, il est important d'apprécier si les entreprises se sont saisies de la possibilité qui leur est désormais offerte par la loi d'adapter au cas d'espèce les modalités d'organisation du dialogue social autour de ces questions de sécurité au travail. On ne constate pas aujourd'hui de dysfonctionnements qui auraient été induits par cette disposition mais nous jugeons néanmoins important d'évaluer au moins ces deux aspects.
Revenons au fonds d'indemnisation et au dispositif adopté. Pourriez-vous évaluer ses forces et ses faiblesses ?
Je tiens à rappeler les limites de l'éclairage que je peux apporter. D'abord, ce fonds a été mis en place par Lubrizol : ce n'est donc pas un outil que l'État a conçu. De surcroît, même si la DIRECCTE a participé, aux côtés de la Préfecture, à la réflexion autour de ce fonds, nous n'avons pas présidé à l'ensemble des travaux.
Quels ont été les fondamentaux que nous avons partagés ? Il fallait que ce soit un outil simple à mobiliser, et que les modalités de calcul ouvrant droit à l'indemnisation soient aisées. Je pense que les règles qui ont été finalement retenues sont relativement simples, accessibles. Elles sont fonction de la baisse constatée du chiffre d'affaires et non pas fondées sur des calculs extrêmement compliqués où l'on devrait justifier, par exemple, de la baisse d'un taux de marge. Il nous paraissait important que Lubrizol ait ce souci de simplicité car nombre d'entreprises concernées sont de toutes petites entreprises : des commerçants, notamment des commerces de bouche, ou encore de la restauration… Leur imposer une charge administrative, fut-elle pour une indemnisation, paraissait inadéquat.
Le deuxième élément essentiel était la rapidité de mobilisation de ce fonds. Un certain nombre des indemnisations ont déjà été versées. Le corollaire de cela est le fait que les situations atypiques par rapport à ces exigences de simplification de l'outil n'entrent pas dans sa méthodologie. Elles font l'objet d'une évaluation par Lubrizol au cas par cas. C'est à mes yeux la limite de ce dispositif, mais aussi le corollaire de l'objectif de simplicité qui était poursuivi.
Comment appréhendez-vous les situations de préjudice pour une entreprise lorsque s'établit sa relation avec les assureurs, qu'il s'agisse de son chiffre d'affaires ou des réparations des conséquences de phénomènes comme les suies ? Pouvez-vous accompagner les entreprises pour monter leurs dossiers auprès de leurs assureurs, les informer de leurs droits ou des démarches à entreprendre ?
Cela fait typiquement partie des questions qu'on peut rencontrer dans le cadre de la cellule de continuité économique. Il n'est pas question de tenir un rôle d'assistant dans la relation commerciale entre une entreprise et son assureur, ni d'aider davantage l'une des parties. Nous avons néanmoins pu apporter un éclairage sur le fait – et certains chefs d'entreprise le découvrent – que les stipulations de leur contrat sont propres au cas d'espèce, et que les contrats peuvent être différents : certains contrats prévoient des jours de franchise, d'autres plafonnent les niveaux d'indemnisation… Ce n'est pas une généralité statistique, mais ce sont des questions qui nous ont été posées par quelques chefs d'entreprise.
Je ne dispose pas, pour éclairer la mission d'information, d'une analyse statistique de la relation avec les assureurs ni des difficultés qui auraient été rencontrées. Le Médiateur des assurances peut aussi être mobilisé dans un certain nombre de cas, et cela fait partie des renseignements que l'on a pu apporter aux entreprises, au même titre que d'autres renseignements très opérationnels.
Je comprends que vous ne disposiez pas aujourd'hui des éléments de réponse, mais pensez-vous que dans quelques semaines ou quelques mois, à travers les remontées de TVA ou un autre outil relatif à la santé économique des entreprises, on pourra disposer d'une estimation de l'impact économique de cet incendie sur le territoire ?
Mme la Directrice régionale des finances publiques sera mieux armée pour vous rendre compte de cet éventuel impact, mesuré par exemple par les remontées de TVA. Les éléments un peu généraux que nous avons pu partager avec elle ne nous ont pas conduits à identifier un impact mesurable par ce biais à ce stade.
J'ignore si cela relève de la DIRECCTE, de l'Urssaf ou des services fiscaux, mais aviez-vous pu estimer l'impact économique des Gilets jaunes ?
Au moment des épisodes les plus aigus au cours de la période des Gilets jaunes, nous avions mobilisé les trois services que vous évoquez grâce à des cellules positionnées chez les élus consulaires pour être proches des habitudes des chefs d'entreprise. Ces cellules apportaient là aussi un regard sur différentes problématiques : comment faire une demande d'aide, une demande de dégrèvement, éventuellement une demande d'activité partielle ? Il s'agissait de se placer en situation d'aider les entreprises. Mais je n'ai pas aujourd'hui, pour l'agglomération de Rouen, l'évaluation quantitative de l'impact économique de cette crise.
La séance est levée à dix-sept heures.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen
Réunion du mercredi 18 décembre 2019 à 16 h 05
Présents. - M. Damien Adam, M. Jean Lassalle, Mme Annie Vidal
Excusés. - M. Christophe Bouillon, M. Pierre Cordier