La séance est ouverte à 16 heures.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend à l'occasion d'une table ronde, des représentants de syndicats de policiers :
- MM. Laurent Massonneau, secrétaire général de l'Union des officiers UNSA, et Thierry Clair, secrétaire national province de l'UNSA Police, pour la Fédération autonome des syndicats du ministère de l'Intérieur (FASMI) ;
- MM. Loïc Lecouplier, secrétaire administratif général adjoint, et Stanislas Gaudon, délégué général d'Alliance Police nationale, M. Thierry Huguet, membre du Syndicat indépendant des commissaires de police (SCIP), Mme Isabelle Trouslard et M. Benjamin Iseli, secrétaires nationaux de Synergie officiers pour la Fédération syndicale CFE-CGC ;
- M. Léo Moreau, membre du bureau national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, MM. Julien Morcrette, secrétaire général adjoint d'Alternative Police, et Pascal Jakowlew, secrétaire national, pour les Fédérations Interco CFDT ;
- MM. Grégory Joron, secrétaire général délégué, et Yann Bastière, délégué national chargé de l'investigation de la Fédération FO de syndicats du ministère de l'Intérieur.
Mes chers collègues, même si nous avons déjà abordé la question des relations entre la police et la justice, sous l'angle de l'indépendance de celle-ci, avec les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale, et le préfet de police, nous avons souhaité recueillir le point de vue des organisations syndicales de la police nationale, qui représente celui des policiers dans leur pratique quotidienne de la police judiciaire.
Nous recevons cet après-midi pour la fédération autonome des syndicats du ministère de l'intérieur (FASMI), MM. Thierry Clair, secrétaire national province de l'Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Police et Laurent Massonneau, secrétaire général de l'Union des officiers UNSA ; pour la fédération syndicale CFE-CGC Police nationale, MM. Loïc Lecouplier, secrétaire administratif général adjoint, et Stanislas Gaudon, délégué général d'Alliance police nationale, Thierry Huguet, membre du syndicat indépendant des commissaires de police (SCIP), et Benjamin Iseli et Mme Isabelle Trouslard, secrétaires nationaux de Synergie officiers ; pour les fédérations Interco CFDT, MM. Léo Moreau, membre du bureau national du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), et Julien Morcrette, secrétaire général adjoint d'Alternative Police et Pascal Jakowlew, secrétaire national ; pour la fédération de syndicats du ministère de l'intérieur (FSMI) Force ouvrière (FO), MM. Grégory Joron, secrétaire général délégué et Yann Bastière, délégué national.
Madame, messieurs, je vous remercie d'avoir accepté cette audition. Je sais que vous avez lu mon communiqué de presse vous demandant de donner suite à la convocation qui vous a été adressée.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(Les personnes auditionnées prêtent serment)
Monsieur le président, je souhaiterais tout d'abord revenir sur votre communiqué de presse et la légère incompréhension qui en a résulté.
La commission d'enquête a été créée en janvier et nous en avons été informés le 18 juin. Par ailleurs, votre convocation ne mentionnait pas de date butoir. Occupés par l'actualité, nous n'avons pas, il est vrai, répondu immédiatement. Mais vous le savez, nous nous sommes toujours présentés aux convocations des différentes commissions de l'Assemblée nationale, que le syndicat a pu recevoir dans le passé. Il ne s'agit donc que d'un simple malentendu.
Je n'égrènerai pas les différents articles du code de procédure pénale qui régissent la façon dont les magistrats dirigent la mission de police judiciaire, mais je vous expliquerai comment ils se traduisent, de façon concrète, pour les enquêteurs officiers de police judiciaire (OPJ) et agents de police judiciaire (APJ). Pour cela, je m'appuierai sur le questionnaire que nous avons reçu.
Nous transmettons des comptes rendus réguliers au parquet, à la fois en flagrant délit et en enquête préliminaire, et au juge d'instruction lorsque nous travaillons en commission rogatoire dans le cadre d'une information judiciaire. Nous avons donc des échanges constants, que je qualifierai de fluides, les magistrats et les enquêteurs finissant par bien se connaître.
Cependant, il est clair que nous n'avons pas, matériellement, la possibilité d'informer le parquet, en direct, de toutes les infractions, comme le code de procédure pénale l'impose. Il est parfois très compliqué de joindre le parquet, notamment dans certains ressorts – en particulier à Bobigny – où le délai d'attente est long. Seuls les faits les plus graves, les faits criminels, font alors l'objet d'un avis immédiat, en urgence, au parquet, ainsi que les gardes à vue. Les modalités de suivi et de direction de l'enquête par les magistrats dépendent des faits, des actes à réaliser et de l'ampleur de l'affaire.
S'agissant de la manière dont s'articulent les instructions du ministre de l'intérieur avec la politique pénale menée par le ministère de la justice, celle-ci est en général très cohérente. Si je prends l'exemple des violences conjugales et intrafamiliales, le travail demandé aux enquêteurs – à la fois au niveau des patrouilles de police secours, du recueil de la plainte et des investigations – se traduit par des suites pénales dès lors que les faits sont avérés.
Ensuite, des plans sont mis en œuvre de façon régulière contre le trafic de stupéfiants, les bandes, les rodéos, etc. qui comportent un volet judiciaire afin que les enquêteurs puissent se saisir pleinement des infractions qui y sont associées. Il s'agit d'orientations qui guident les initiatives des services.
Concernant l'information de la hiérarchie administrative, les fonctionnaires de police ont l'obligation de rendre compte ; cette obligation, contenue dans le code de déontologie de la police nationale, permet également à la hiérarchie d'exercer le contrôle de l'action de ses subordonnés. Un compte rendu est effectué, non pas sur le contenu des dossiers, mais le volume des portefeuilles, l'organisation du service, etc. Pour les dossiers qui ont des implications en termes d'ordre public ou d'organisation, la hiérarchie est mise dans la boucle.
Les parquets et les juges d'instruction ont la liberté de choisir le service enquêteur, tout en respectant le lieu de commission des faits et la nature des actes à réaliser. Il existe, dans de nombreux départements, des protocoles entre le parquet et les différents services d'enquête pour définir des seuils : en matière de trafic de stupéfiants, à partir de certaines quantités, nous saisirons la police judiciaire (PJ) ; pour les victimes mineures de moins de 15 ans, ce sera la sûreté départementale, etc. Outre ce genre de prérequis, le parquet reste souverain dans l'appréciation du service ou des services qu'il souhaite saisir.
Concernant la notation des OPJ, elle arrive souvent avec retard dans les services, et le fait est que le procureur général ne peut pas, matériellement, avoir un regard sur l'activité de chaque OPJ. Ce sont les responsables des unités qui lui fournissent des éléments leur permettant d'apprécier l'action des OPJ. Cependant, le parquet n'attend pas l'échéance de la notation OPJ pour évoquer, le cas échéant, un problème qu'il pourrait rencontrer avec un enquêteur.
S'agissant de la communication, lors de notre audition par la mission d'information sur le secret de l'enquête et de l'instruction, nous avions exprimé le souhait, pour les services de police et de gendarmerie, de manière très encadrée et sous le contrôle du parquet, d'avoir la possibilité de communiquer – en droit, seul le procureur de la République a cette possibilité – sur des éléments factuels, en vue notamment de dégonfler les rumeurs et les fausses informations. Le secret de l'enquête est extrêmement compliqué à faire respecter, aujourd'hui, de nombreuses informations et pièces sont publiées dans la presse et postées sur les réseaux sociaux – quelle que soit l'origine des fuites. Notre recommandation avait été reprise par cette mission d'information et nous n'avons pas changé de position.
Ce n'est pas tant la hiérarchie administrative des services d'enquête de la police judiciaire qui menacerait l'indépendance de la justice que le manque de moyen et une forme d'embolie du système judiciaire, au niveau à la fois des services enquêteurs et de la justice. C'est cet engorgement qui conduit à des difficultés de contrôle de l'action de la police judiciaire et des délais qui sont difficilement compréhensibles pour les citoyens.
Concernant les obstacles à l'indépendance judiciaire, le premier est d'ordre constitutionnel. La Constitution de 1958 désigne de principe le chef de l'exécutif comme le garant de l'indépendance de la justice ; elle place de facto le pouvoir judiciaire sous la coupe de l'exécutif.
Cependant, au quotidien, les enquêteurs, auxiliaires de justice et OPJ, en lien direct et sous l'autorité des magistrats, démontrent de manière fonctionnelle l'indépendance de la justice dans le traitement des affaires qui leur sont confiées.
Il est important de rappeler que le premier maillon du procès pénal, celui qui établit le premier acte, est le policier, et majoritairement le policier issu du corps d'encadrement et d'application (CEA).
Par ailleurs, si les textes étaient plus souvent rappelés, si les fondamentaux étaient respectés, peut-être que la question de l'indépendance judiciaire ne se poserait pas aujourd'hui. Si l'article 11 du code de procédure pénale était systématiquement appliqué, si certains avocats, des défenseurs ou des avocats militants, laissaient les magistrats et par extension les enquêteurs travailler sereinement, sans pression, alors l'indépendance judiciaire ne serait peut-être pas remise en cause. La justice effectuerait sereinement son œuvre, dans l'intérêt des justiciables, des citoyens et surtout de l'institution.
Le manque d'OPJ en France est souvent rappelé. Comment l'expliquez-vous ? Je sais que vous dénoncez régulièrement la lourdeur de la procédure. Selon vous, est-ce l'unique raison qui explique ce déficit ? Ou pensez-vous que la réforme ayant notamment supprimé le grade d'inspecteur et créé la qualification d'OPJ n'était pas judicieuse ? Revenir à l'organisation initiale ne serait-elle pas une meilleure garantie pour que les magistrats disposent de services judiciaires réellement opérationnels, alors que de nombreux OPJ ne font jamais de judiciaire ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer comment se font les arbitrages visant à définir quelles enquêtes sont prioritaires ? Sont-elles définies systématiquement en lien avec le parquet ou en interne, par les enquêteurs – en lien ou pas avec la hiérarchie ? Enfin, quid des services qui peuvent être saisis par plusieurs parquets ? Comment cela se passe-t-il quand l'un des magistrats veut aller vite, réclame des perquisitions, des gardes à vue, etc. ? Comment définissez-vous les priorités ?
La réforme de 1995 a permis aux gardiens de la paix de devenir OPJ – officiellement, car ils exerçaient déjà en police judiciaire sans pouvoir se prévaloir des prérogatives. À cette époque, tous les gardiens de la paix souhaitaient devenir OPJ. Mais depuis 1995, plusieurs réformes de procédure pénale ont été adoptées, qui ont alourdi les procédures. Aujourd'hui, ces mêmes collègues ne trouvent plus de plaisir à mener les enquêtes.
Je ne vous citerai qu'un chiffre : pour une enquête simple, sur 100 procès-verbaux, seuls une petite vingtaine sert à l'enquête en elle-même ; tout le reste, c'est de la paperasse. Et pendant ce temps, les dossiers s'accumulent.
Notre administration essaie de redorer le blason de la fonction OPJ par des mesures incitatives, mais malgré tout, il s'agit d'un métier particulier. De nombreux policiers, n'en ont tout simplement pas envie. Et beaucoup sont déçus par un métier qui devient de plus en plus difficile ; certains essaient même de revenir sur la voie publique.
Deux raisons principales expliquent le désintérêt de nos collègues pour l'investigation : d'une part, la procédure, qui est devenue chronophage et, d'autre part, les avancements dans les services judiciaires, qui sont beaucoup plus difficiles.
Aujourd'hui, depuis qu'il doit matérialiser toutes les infractions dont il a la charge, l'enquêteur est devenu un technicien. Les jeunes qui sortent d'école souhaitent, non pas se trouver affecter en permanence derrière un bureau, mais faire de la voie publique.
Je fais partie des premiers policiers à être devenus OPJ au début des années 2000 et, comme les autres, j'ai cru en mes nouvelles fonctions. Mais petit à petit, la perte de sens dans nos missions est apparue. La dernière réforme de la procédure pénale et la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, très attendues dans les services, ont finalement créé de la désespérance.
Cette crise de vocation touche les jeunes collègues et nombreux sont les anciens qui quittent leurs fonctions. Et ce pour de multiples raisons : le peu de reconnaissance, une charge mentale grandissante, une responsabilité plus lourde – le premier maillon du procès pénal est aujourd'hui le gardien de la paix et le gradé de la police nationale.
Une réflexion est en cours au sein de la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) pour fidéliser les OPJ et rendre cette fonction plus attractive pour les jeunes policiers, mais elle ne dispose pour l'instant que de très peu de pistes.
Par ailleurs, monsieur le président, vous avez été très actif dans les débats et le dépôt d'amendements lors de la réforme de la procédure pénale, mais les pistes que nous considérions comme bonnes n'ont pas abouti. De même, mes collègues OPJ sont très déçus par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
J'interviendrai sur la question de la priorisation des dossiers entre différents parquets travaillant avec le même service de police, ce qui est une situation très fréquente pour les services spécialisés.
Pour les affaires immédiates, de flagrant délit, les choses se font de manière très fluide, puisque ce sont la gravité et l'urgence de l'affaire qui commandent ; le consensus avec les parquets est presque systématique.
Cependant, il est vrai que les parquets communiquent peu les uns avec les autres. Le parquet de Bobigny, par exemple, est relativement dans l'ignorance des priorités tactiques du parquet de Paris sur telle ou telle affaire. De sorte que nous pouvons parfois nous trouver en situation de devoir gérer deux affaires urgentes.
C'est le rôle de la hiérarchie des services de police d'informer les différents parquets des contraintes qui pèsent sur eux, des moyens dont ils disposent et de la possibilité qu'ils ont de traiter telle ou telle affaire. Ces discussions se passent la plupart du temps par conversations téléphoniques, mais des réunions hebdomadaires ou mensuelles se tiennent sur les différents dossiers en cours.
Nous rencontrons également des problèmes entre magistrats instructeurs –indépendants les uns des autres – dont les souhaits peuvent conduire à des oppositions de priorité, alors même que leurs bureaux sont contigus. C'est là aussi tout le rôle de notre hiérarchie de leur expliquer les contraintes et les moyens disponibles.
La discussion entre la hiérarchie et les magistrats est donc permanente. Sur des grosses opérations ou des affaires sensibles, cette discussion doit nécessairement déboucher sur un consensus permettant au mieux la réalisation de l'affaire avec les moyens disponibles. Car après des interpellations en masse, le magistrat aura vocation à recevoir tous les gardés à vue pour procéder, ou pas, à leur mise en examen.
La plupart du temps, ces discussions sont difficiles, non pas dans les relations, mais pour trouver la date la plus favorable. J'ajouterai que le confinement ayant fait obstacle à la réalisation d'un certain nombre d'opérations d'envergure, la fin du mois de juin est particulièrement dense en la matière.
Le magistrat a toujours le dernier mot. Il serait en effet vain d'imposer une date à un magistrat qui n'est pas disponible pour gérer la suite des gardes à vue.
Ensuite, les moyens peuvent être déjà engagés dans une opération avec un autre magistrat, ce qui peut conduire à une situation de blocage. Mais dans 99,9 % des cas, les magistrats trouvent un accord.
La difficulté de recruter des fonctionnaires en investigation est une réalité. Avant la réforme de 1995, effectuer des investigations était le Graal pour les gardiens de la paix. Vingt-cinq après, la situation s'est complètement inversée, et les services d'investigation éprouvent une grande difficulté à recruter des fonctionnaires.
Une difficulté est liée à la perte de sens du métier, mais aussi à une procédure de plus en plus lourde – nous passons deux tiers de notre temps sur la forme et un tiers sur le fond. Au premier niveau, à savoir les prises de plainte, les fonctionnaires ont l'obligation de prendre l'ensemble des plaintes, dont certaines se résument à de l'incivilité ; un fonctionnaire se retrouve vite avec des centaines de dossiers à gérer par an.
Une autre difficulté, réelle elle aussi, est liée à l'outil informatique, de mauvaise qualité, conçu essentiellement pour les statistiques. Les bugs informatiques sont fréquents. Cet outil doit être remplacé, mais nous attendons toujours le nouveau – l'annonce a eu lieu l'année dernière.
Enfin, un collègue l'a évoqué, un fonctionnaire du CEA qui est OPJ devient brigadier de police, mais l'accès au grade supérieur, à savoir major de police, est totalement bloqué. Des discussions sont en cours avec les services gestionnaires du ministère de l'intérieur en la matière. Il faut impérativement revoir les déroulements de carrière de nos collègues en investigation.
Je reviendrai sur la problématique du premier niveau, à savoir les « ouvriers spécialisés » du CEA. Je suis le seul aujourd'hui à être issu du corps des inspecteurs, j'ai donc bien connu cette période qui est définitivement révolue. À cette époque, nous étions des agents de catégorie B de la fonction publique.
Dans la question qui nous occupe, nous touchons, une fois de plus, à l'incapacité de notre administration à gérer de manière prévisionnelle ce qui va arriver. Car tout ce qui vient d'être dit concernant le désamour pour l'investigation n'est pas arrivé du jour au lendemain. Vous entendez cette plainte depuis plus d'une dizaine d'années. La situation mérite réellement d'être évaluée, les chiffres étant têtus.
Depuis la loi de 1995, quand les agents du CEA ont eu la possibilité d'accéder à la qualification d'OPJ, quelque 2 000 fonctionnaires faisaient, chaque année, acte de candidature ; cette année, ils sont moins de 800. Le vivier est à sec.
Par ailleurs, si les inspecteurs de police n'étaient pas plus intelligents que les autres, ils étaient extrêmement bien formés ; la formation initiale en matière de procédure pénale et sur la capacité à développer l'articulation des procédures était pointue. Ensuite, durant trois ans, en tant qu'APJ, nous servions de petites mains et apprenions. Notre inspecteur principal de l'époque était certainement un céphalopode, car il était capable de taper huit procès-verbaux en même temps. Tout cela pour vous dire que le niveau des OPJ qui sortent aujourd'hui est assez inquiétant.
En outre, nous ne disposons plus de cartographie des OPJ. Des collègues habilités demandent leur mutation, où rien ne nous dit qu'ils exerceront les fonctions d'OPJ. À ma connaissance, il n'existe pas d'outil numérique permettant ce pilotage à l'échelon national.
Alors que pouvons-nous faire ? L'administration commence à réfléchir sur la question, mais c'est un peu tard. Des modules d'adaptation aux premières fonctions sont dispensés en formation initiale des gardiens de la paix, afin d'identifier ceux qui souhaitent faire de l'investigation mais ce n'est pas suffisant. Nous devons être nettement plus ambitieux et délivrer une formation d'excellence pour l'investigation.
Enfin, aujourd'hui, quand le bureau d'un policier ressemble davantage à un bureau d'archiviste et qu'il subit sa charge de travail, il n'a plus aucune envie de prendre une initiative. Or pour faire de l'investigation, il faut avoir envie de « mordre dedans et de ne rien lâcher ».
Je ne m'exprimerai pas pour la police judiciaire, mais pour la sécurité publique, le constat est accablant, les policiers sont saturés de travail. À effectifs constants, les chefs de service sont obligés de faire des choix : couvrir le terrain ou assurer l'intendance judiciaire.
C'est un jeu d'équilibre, mais aussi un rapport de forces permanent avec les parquetiers. Nous devons être capables d'expliquer aux magistrats que nous ne sommes pas opérationnels, à tel ou tel moment. Ce qui est particulièrement vrai le week-end. Il n'est pas possible d'aller, sur demande d'un magistrat, procéder à une perquisition à 80 kilomètres du siège du service, alors que les gardes à vue se multiplient.
Si le corps des inspecteurs ne nous rend pas nostalgiques, la dimension de corps d'expertise technique des officiers de police, qui était une réalité, a été perdue de vue. Il serait intéressant de revoir le rôle du corps de conception et de direction, du corps de commandement et du CEA sur la mission d'investigation.
Je ne reviendrai pas sur la lourdeur de la procédure et la désaffection qu'elle entraîne pour le judiciaire. Je ne citerai qu'un exemple qui n'est pas du fait du législateur et qui rejoint les problématiques de contrôle de l'action des services de police par les magistrats.
En décembre 2019, la chambre criminelle de la Cour de cassation a retoqué les autorisations générales et permanentes de réquisition données par un certain nombre de parquets. Elle a considéré que les fonctionnaires devaient demander, pour chaque réquisition, l'autorisation au parquet. Ce qui a augmenté la tâche des policiers. Et je ne suis pas certain que le contrôle de l'action des enquêteurs par les magistrats ait gagné en efficacité.
D'autant que le magistrat ne lira que le rapport de synthèse rédigé par le directeur d'enquête et non l'intégralité de chaque procès-verbal.
J'entends, néanmoins chaque pièce de procédure est un point d'appui pour les avocats de la défense. Ce qui demande une vigilance sur l'intégralité des pièces.
Bien sûr et cela contribue au manque d'appétence pour la fonction judiciaire, les OPJ engageant leur responsabilité pour chaque décision qu'ils prennent. Or la surcharge de travail peut les entraîner à commettre des erreurs dans la procédure, sur le plan administratif voire pénal dans certains cas graves.
Les policiers ne sont pas les ennemis des droits de la défense, il ne s'agit pas de dire que nous pouvons faire tout ce que nous voulons. Nous souhaitons nous concentrer sur les investigations qui mènent à la manifestation de la vérité plutôt que de devoir dresser un procès-verbal indiquant que nous avons appelé la famille ou l'avocat.
Enfin, concernant la priorisation, nous avons évoqué les dossiers qui sont confiés aux services de police judiciaire et la concertation avec les magistrats. Cependant, dans les commissariats, un certain nombre de dossiers ne parviennent jamais à ce stade. Lorsque nous demandons à un substitut référent comment prioriser les dossiers, il nous répond de faire comme tout le monde : traiter le très urgent, puis l'urgent, etc. De sorte qu'un certain nombre de dossiers parviennent à prescription avant d'être traités au fond.
En termes de priorisation, il existe un paramètre délétère pour la ferveur professionnelle de nos collègues quant à la matière judiciaire, qui est la pression statistique. Il n'est pas rare qu'un fonctionnaire qui travaille sur une prolongation de commission rogatoire – avec la pression légitime du juge d'instruction – se voie contredit par sa hiérarchie qui souhaite qu'il passe à d'autres affaires afin que quatre ou cinq bâtons soient comptabilisés dans le tableau statistique et non un seul.
Lorsque je me rends aux audiences solennelles en début d'année, toute une série de statistiques me sont communiquées : les classements sans suite, les rappels à la loi, etc. J'ai l'impression que toute la mécanique sert à fournir de la statistique. Ressentez-vous ce besoin de statistiques – de réponses pénales – aussi de la part des magistrats ?
Oui, il s'agit d'une réalité. Vous pouvez employer les termes « politique du chiffre », aussi bien pour la justice que pour la police. Nous subissons effectivement cette pression. Le taux d'élucidation, si cher à nos services d'investigation, prend le pas sur le qualitatif et sur l'investigation de dossiers qui mériteraient un plus grand intérêt. Dans une affaire de viol, par exemple, il conviendrait peut-être d'investir un peu plus de temps, rentrer dans le fond dossier, or, cela a été dit, nous sommes davantage sur la forme que sur le fond.
Cette politique du chiffre a des effets sur certains dossiers et décourage les fonctionnaires qui souhaitent faire de l'investigation, c''est-à-dire mener de véritables enquêtes.
Nous recevons également des ordres de priorité par le parquetier, des priorités locales ou nationales, émanant de la chancellerie.
J'apporterai un éclairage un peu différent. Je travaille dans un service spécialisé et je ne connais pas d'exemple d'affaire de viol qui ait été abandonnée sur l'autel de la politique du chiffre et encore moins d'affaires criminelles.
En revanche, la réalité des moyens disponibles s'impose à tout le monde. Y compris à un juge d'instruction qui gère un portefeuille d'affaires de plus en plus important ; il est donc amené à faire des choix sur le temps qu'il consacrera à une affaire. Et peut-être qu'au bout de plusieurs années, il va s'interroger sur l'opportunité de continuer des investigations qui, manifestement, n'aboutissent pas. Ce choix est permanent et est différent d'un choix de réussite statistique ou de mise en avant de l'efficacité du service.
Encore une fois, je fais partie d'un service spécialisé qui dispose de moyens et de temps à consacrer aux enquêtes. Mais cette volonté d'optimiser les moyens sur les affaires qui ont le plus de chance de déboucher, si elle est intelligible pour la victime de l'affaire concernée, elle ne l'est pas pour toutes les autres victimes.
Le classement sans suite est pour moi une réponse pénale, à partir du moment où l'enquête a été menée.
Tout d'abord, je suis heureux que l'ambiguïté, s'il y avait une, ait été levée : vous avez bien compris que le législatif n'a aucune volonté de s'opposer à la police républicaine.
Pour avoir été rapporteur de la partie pénale de la loi du 23 mars 2019, je partage votre déception quant aux objectifs que nous voulions atteindre. Mais vous savez comme moi qu'il s'agit d'un jeu d'équilibre, notamment technique et politique.
L'indépendance de la justice est une chaîne de responsabilités globale, dont vous êtes le maillon central. Si vous ne disposez pas de cette capacité d'efficacité, l'indépendance générale est affaiblie.
J'ai bien entendu que vous « en avez gros sur la patate » de l'évolution que vous jugez négative du rôle des OPJ et de leur liberté. Force est de reconnaître que les procédures se sont complexifiées. En voyant les liasses de gardes à vue, j'ai espéré qu'elles puissent être simplifiées à l'extrême, mais nous vivons dans un État de droit, où le respect des libertés individuelles est essentiel.
L'ensemble des services de police est confronté, depuis plus de deux ans, à des situations difficiles – nombreuses manifestations, le confinement, l'après-confinement, etc. – qui ont pu donner le sentiment que les opérations de maintien de l'ordre public étaient prioritaires, par rapport aux enquêtes judiciaires. Avez-vous reçu des ordres en ce sens ? Quel est votre sentiment sur cette question ?
Le mouvement des Gilets jaunes a en effet eu un impact sur les services de police – de voie publique et d'investigation –, samedi après samedi. La réitération des infractions liées aux troubles publics et les violences envers les agents dépositaires de l'autorité publique ont été le quotidien de nombreux collègues. Les investigations sur les infractions classiques ont, de fait, été très fortement impactées.
Avez-vous dû, durant toute cette période, abandonner le travail de terrain qui est le vôtre classiquement, s'agissant, par exemple, du trafic de stupéfiants dans les banlieues ?
La charge mentale a pesé sur les OPJ durant toute cette période. Se sont ajoutées aux investigations « classiques » les interpellations et autres infractions commises les samedis de manifestation. Ces mouvements ont également pesé sur la motivation des collègues, chaque week-end un peu plus fatigués.
Quand j'évoque la police administrative, je pense également à la loi de sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme. Les OPJ sont aussi amenés à répondre aux demandes de l'autorité préfectorale, notamment pour les visites domiciliaires. Comment celles-ci se déroulent-elles ? Avez-vous parfois des cas de conscience ?
Les visites domiciliaires que vous évoquez sont l'apanage des services spécialisés. Cet aspect de la police administrative est très interdépendant de l'autorité judiciaire, qui les autorise, et le procureur de la République est tenu au courant de leur déroulé. De fait, elles s'inscrivent de manière assez fluide avec l'activité des services spécialisés, ne serait-ce que parce qu'ils sont souvent à l'origine du signalement des individus qui vont faire l'objet de ces mesures.
Il s'agit là d'un domaine essentiellement de prévention du terrorisme, où la transversalité est organisée entre police administrative, services de renseignement, services judiciaires et autorités judiciaires, afin d'éviter au maximum les « trous dans la raquette ». Ces opérations restent marginales par rapport à l'activité globale des services d'enquête. Elles ne font pas peser une charge extrêmement importante sur les OPJ.
Depuis un peu plus de dix ans, la gendarmerie est sous l'autorité fonctionnelle du ministre de l'intérieur. Cette mesure de rattachement a-t-elle été bénéfique pour les opérations judiciaires en lien avec la gendarmerie ou s'agit-il de deux circuits totalement séparés qui ne posent pas de problèmes particuliers ?
Nous menons, avec notre collègue Jean-Michel Fauvergue, ancien patron de l'unité de recherche, assistance, intervention et dissuasion (RAID), une réflexion sur le continuum de sécurité. Nous nous interrogeons donc, entre autres, sur le rôle des polices municipales dans la constatation des infractions. Quelles sont vos remarques sur cette question ?
Je reviendrai tout d'abord sur l'impact des troubles publics de ces dernières années sur les OPJ, qui est réel. Les enquêteurs de permanence le week-end sont fortement mobilisés pour traiter les interpellations ; pour un certain nombre de cas, les services spécialisés de police judiciaire sont obligés de traiter des infractions qu'ils n'auraient pas dû traiter en temps normal, afin de permettre au service judiciaire des commissariats de traiter le volume des interpellés. Travailler des mois à cette cadence entraîne de la fatigue et n'est pas neutre en termes de disponibilité des effectifs pour les « affaires classiques » et les priorisations.
Concernant les polices municipales, elles ont effectivement un impact sur le volume d'affaires présentées aux OPJ d'un commissariat – qui est différent d'une ville à l'autre. D'autant que nous n'avons aucune autorité sur leurs actions.
La gendarmerie dispose d'un volume d'unités judiciaires spécialisées moins important que la police. Par ailleurs, l'essentiel des zones sensibles se situent en zone police.
L'un d'entre vous a-t-il été confronté, dans le cadre d'une enquête, à des pressions externes, des directives, des demandes ?
J'ai effectivement subi des pressions. J'ai appris à cette occasion qu'il existait un « cercle des membres » du cercle présidentiel – sous le président Chirac. La personne qui m'a présenté cette carte d'accréditation a été placée en garde en vue, non pas pour cette raison, mais cette carte ne l'en a pas exonérée. Mon chef de service, qui était alors commissaire principal, ne s'en est pas ému plus que cela. Cette histoire s'est passée dans les années 90, je suis certain qu'aujourd'hui, elle aurait plus d'impact pour l'OPJ qui se retrouverait dans cette situation.
Concernant les polices municipales – j'ai la chance d'habiter dans le sud de la France –, l'indépendance de la justice peut être discutée. Notre ex-collègue Jean-Michel Fauvergue a sans doute une vision parisienne de la question. Car dans des villes comme Aix-en-Provence, Nice ou Béziers, les forces de police municipale sont concentrées dans les quartiers où les électeurs les voient. À charge pour les policiers de gérer les quartiers difficiles de la circonscription. Si nous voulons réellement effectuer un continuum de sécurité, il conviendra de parler globalisation.
De même, je n'ai aucun problème personnel avec la gendarmerie, mais je veux bien qu'elle m'explique comment elle fait de la sécurité publique en Seine-Saint-Denis.
Je n'ai pour ma part, en 30 ans d'exercice, jamais subi de pression externe et je ne connais pas d'exemple autour de moi. Mais j'ai tendance à penser qu'un homme est esclave de ses ambitions personnelles et, quel que soit son statut, c'est son rapport à son ambition qui déterminera sa réceptivité aux différentes pressions dont il peut faire l'objet. Il n'y a donc aucune organisation qui ne soit à l'abri de ce type de tentation.
Je suis d'accord avec vous, à la réserve près que des organisations facilitent la dépendance personnelle et d'autres un peu moins.
Concernant l'article 11 du code de procédure pénale, il s'agit sans aucun doute de l'un des nœuds du problème, car qui dit indépendance dit résistance à toute pression. Or la relation entre la presse et les enquêteurs judiciaires pose un problème. Il est frappant de retrouver parfois des pièces entières de procédure dans la presse, qui ont pour résultat de devenir la vérité.
Depuis plusieurs années, et nous le constatons tous, vous prenez la parole fréquemment, publiquement, y compris sur des enquêtes en cours. Certes, la plupart du temps, vous le faites de manière factuelle, pour rappeler la réalité des faits.
Estimez-vous cohérent, au regard, de l'article 11 et des libertés publiques, que les organisations syndicales s'expriment ? Estimez-vous qu'il y a un « trou dans la raquette », et qu'il vous appartient de rectifier un certain nombre d'éléments ?
Nous connaissons tous, ici, nos limites en tant que représentants syndicaux, et personne ne s'amuserait à divulguer des secrets d'instruction d'une affaire en cours lors d'une interview à BFM. Et ce pour deux raisons. D'abord, parce que cela est interdit et que nous tenons tous à notre poste. Ensuite, parce que nous mettrions en difficulté nos collègues – dont certains sont adhérents de nos syndicats –, qui se retourneraient contre nous.
Si des syndicalistes s'expriment sur une affaire, c'est en général sur des points qui sont déjà du domaine public – le procureur a déjà communiqué sur les faits évoqués ou certaines pièces ont été divulguées.
Bien souvent, et particulièrement en ce moment, nos collègues, via les réseaux sociaux et les chaînes d'information continue, sont cloués au pilori et subissent un déferlement médiatique. Notre rôle est donc d'intervenir pour les protéger et les défendre. La police nationale possède peu de moyens de pression, les médias sont donc un endroit où nous pouvons nous exprimer.
La première difficulté à laquelle nous devons faire face est la carence du discours institutionnel, quand il s'agit de réagir aux fuites très bien orchestrées pour créer ce tribunal populaire que nous dénonçons tous. C'est la raison pour laquelle, nous essayons, humblement et en respect de l'article 11 du CPP, de rappeler les valeurs du métier de policier, les actions que nous menons au quotidien ; et ce, sans entrer dans ces polémiques, justement pour ne pas nous prêter au jeu des médias ou de la pression populaire.
En outre, nous ne jouons pas avec les mêmes armes que les avocats de la défense, qui, par exemple, ont accès, à un moment de la procédure, à des pièces et qui, s'ils sont également soumis à l'article 11, sont beaucoup moins inquiétés qu'un syndicat de police. De sorte que nous voyons déferler dans les médias des pièces de procédure complètes, des vidéos très précises, etc.
Le rôle d'un syndicaliste est la défense de l'institution et des policiers, et certainement pas de nuire au travail de nos collègues. Nous n'intervenons jamais sur le fond d'une affaire, mais pour que les collègues puissent travailler sereinement – notamment en apaisant les situations. L'emballement médiatique est le frein le plus important au travail serein et de qualité d'un enquêteur.
Mon collègue l'a très bien formulé, mais il est important de le répéter : nous sommes confrontés à un déficit chronique de prise de parole de l'institution. Si elle n'est pas capable, en temps réel, d'allumer un contre-feu, nos collègues sont immédiatement présumés coupables médiatiquement.
Au lieu d'être proactifs face aux informations qui déferlent sur les réseaux sociaux, nous les subissons et une image négative de la police est véhiculée.
Les fuites ne concernent pas uniquement la phase d'instruction. De plus en plus de pièces des enquêtes préliminaires fuitent également, ce qui écarte les parties qui n'ont pas accès, à ce stade, au dossier. Il y a quelques jours, nous avons appris en direct par les médias qu'une perquisition était en cours au domicile de Jean-Paul Delevoye. Je me pose des questions.
Que pensez-vous de la proposition visant à détacher des OPJ auprès des magistrats ? De même, quelle est votre opinion sur le rapprochement des parquets vers les commissariats, afin de conduire l'enquête préliminaire et d'assurer le contrôle de l'action judiciaire.
Effectivement, certains préconisent de rattacher l'action de la police judiciaire au ministère de la justice.
Le basculement complet de tous les actes de police judiciaire est une vraie question. Il s'agit de ce serpent de mer d'un FBI à la française dont nous entendons parler depuis de nombreuses années. Ce changement entraînerait de nombreuse questions, la hiérarchie de la police et de la justice étant concernées.
Les détachements seraient une meilleure solution. Mais il conviendra de bien positionner le curseur : seule la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) sera concernée ou conviendra-t-il d'intégrer les sûretés départementales, qui sont le haut du spectre en sécurité publique pour l'investigation ?
La solution consistant à détacher certains OPJ auprès de cabinets d'instruction en vue de traiter des affaires sensibles – financières, de fraude fiscale ou de stupéfiants – est cohérente.
De même, que les parquetiers se rendent dans les services de police pour analyser les dossiers non traités qui vont bientôt être frappés de prescription, est une démarche très positive. Ce rapprochement physique, et la prise en compte de la problématique des OPJ, est sans aucun doute d'un grand intérêt.
Les fuites de pièces durant les enquêtes préliminaires ne proviennent pas systématiquement des policiers, même si cela peut arriver.
Tout à fait. Et il en va de même pour l'origine des pressions. Si des députés se réunissaient devant un commissariat pour soutenir une manifestante qui a été interpellée et placée en garde à vue pour avoir jeté des projectiles sur des policiers, cela constituerait une forme de pression sur la justice.
Placer des OPJ auprès des magistrats n'est pas nouveau, cela se fait déjà. En effet, des assistants spécialisés, qui peuvent être des OPJ, sont parfois détachés au sein du ministère de la justice, et auprès d'un juge d'instruction, pour lui apporter des compétences techniques dans des matières très pointues.
Mais pour répondre sincèrement à votre question, nous préférons garder nos OPJ, nous en avons peu et nous en avons besoin, notamment pour échanger dans le cadre de la direction des enquêtes.
Enfin, concernant le lien entre les parquets et les commissariats, je suis totalement d'accord avec mon collègue. Un magistrat qui se déplace dans un commissariat pour étudier des dossiers et échanger sur des enquêtes est très bien perçu et fait œuvre utile.
Le détachement des OPJ auprès des magistrats est une très mauvaise idée. Depuis le début de cette audition, nous vous expliquons que nous sommes dans une situation de carence d'enquêteurs. Or, vous évoquez une situation d'émiettement et donc de diminution de la capacité de travail et de fuite des experts des services de police vers des cabinets d'instruction où, par définition, ils auront un spectre d'appréhension des dossiers moindres. Et un individu seul aura, forcément, une force de frappe en matière d'enquête bien inférieure à celle d'un groupe d'enquêteurs spécialisés capables de gérer un portefeuille entier de manière simultanée.
Il s'agit, selon moi, d'une politique de « riche », qui ne reflète pas la situation actuelle de la police nationale. Alors même que la filière Investigation subit de plein fouet la complexité de la procédure et le désintérêt des fonctionnaires de police, si nous ajoutons un trou dans la coque qui consiste à faire partir les meilleurs spécialistes des services d'investigation vers les cabinets d'instruction ou les parquets, nous ne ferons qu'aggraver la situation.
Une telle solution aurait un effet négatif dans le système inquisitoire qui est le nôtre. Exonérer les OPJ de toutes les tâches de rédaction qui leur incombent me paraît compliqué.
Cependant, des idées peuvent être creusées, sous l'angle fonction publique, telle la création d'une vraie filière d'investigation. Plutôt que de procéder à un émiettement, comme l'a évoqué M. Huguet, nous pourrions imaginer qu'un jour, il serait pertinent, dans le cadre du ministère de l'intérieur, de créer une direction ou un service qui regrouperait tous ceux qui contribuent à l'investigation – j'évoque, là, l'investigation du haut du spectre. Ce groupe pourrait être constitué, par exemple, de la police judiciaire, des sûretés départementales, des sections de recherches (SR) et des brigades de recherches (BR) de gendarmerie et des personnels de surveillance des douanes. Une telle organisation me paraît, à long terme, plus réaliste.
Par ailleurs, si des OPJ doivent être détachés, il conviendrait de s'assurer que statutairement, ils ne perdent pas les avantages liés à leur fonction et à leur statut spécial ; ce qui est le cas actuellement. Sinon, vous n'aurez aucun volontaire.
Enfin, pour bien connaître l'état des cabinets d'instruction, qui sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, je ne pense pas qu'il y aura beaucoup de volontaires – mais cela n'engage que moi.
Notre organisation est farouchement opposée à une telle mesure. La justice et la police sont deux métiers différents. Le système actuel fonctionne, certes il pourrait mieux fonctionner, mais c'est une question de moyens. Si nous nous engageons sur cette voie, pardonnez mon expression, ce sera, j'en suis persuadé une « usine à gaz », notamment parce que les statuts devront tous être revus. Nous avons l'exemple de policiers détachés dans d'autres administrations qui ont tout perdu : ils ne sont plus policiers, ils perdent leur avancement, leur déroulement de carrière, etc. C'est ingérable. Le détachement n'est donc vraiment pas une bonne idée.
Par ailleurs, en cas de transfert total, les super OPJ seraient transférés dans la magistrature et les moins bons resteraient dans les commissariats. Il faut savoir que dans la police, ce qui fait la puissance de l'enquêteur, c'est son déroulement de carrière. Il commence gardien de la paix – il peut être en police secours – puis s'oriente vers la police judiciaire. Au début, il s'occupe des petites plaintes, puis des plus grosses et ainsi de suite. De sorte qu'il pourra acquérir une expérience et une idée du métier. Le Graal est de finir dans un service spécialisé de la police judiciaire.
Mais si les sachants partent au ministère de la justice, la maison police sera sabordée de l'intérieur.
Après, il est possible de constituer des pôles, comme il en existe déjà, pour répondre à certaines formes de délinquance – je pense aux juridictions spécialisées –, composés de policiers, de gendarmes, de douaniers, d'inspecteurs des impôts, et d'un juge qui superviserait l'ensemble. Je suis persuadé que de tels pôles fonctionneraient très bien.
J'ajouterai qu'un tel transfert serait complètement contre-productif, car le départ d'OPJ dans des services plus que spécialisés bloquerait la filière Investigation qui tire sa richesse de notre parcours en judiciaire.
Si le statut est problématique, l'esprit d'appartenance à un corps, à une administration est fondamental pour le bon fonctionnement de ce corps.
Ce sont les raisons pour lesquelles Synergie Officiers est opposé à cette proposition visant à détacher des OPJ dans les juridictions.
Le déclenchement d'une affaire entraîne forcément, au niveau du service, la mobilisation d'effectifs, de moyens et de matériels. Or les chefs de service ont vocation à tempérer l'ardeur de certains magistrats en matière d'enquête. Il s'agit d'une difficulté que nous pourrions rencontrer sur les moyens et les effectifs que le magistrat n'est pas à même de gérer.
Il ressort de vos propos que vous êtes plutôt favorables à la venue des parquetiers dans les commissariats ; les problèmes se règlent bien plus vite. Je n'ai pas constaté cet avantage à Lille, mais vos propos donneront certainement des bonnes idées aux uns et aux autres.
La venue de parquetiers dans les commissariats est une question de moyens. Elle est exceptionnelle et se fait dans des petites structures. Vous ne verrez jamais un parquetier se déplacer dans des très gros commissariats, comme il en existe dans l'agglomération parisienne, où le manque de magistrats et de substituts est important. Le cœur du problème est les moyens humains, aussi bien pour la police, dans sa mission judiciaire, qu'au ministère de la justice et chez les procureurs de la République.
Nous avons effectivement noté le manque de moyens humains dans les parquets. Nous l'avons constaté en Seine-Saint-Denis, où le manque d'effectifs ne permet pas d'envoyer, suffisamment souvent, des parquetiers référents dans les commissariats. En revanche, dans les parquets importants, il est possible de répartir, dans les commissariats, les différents substituts de la division qui ont en charge les affaires générales.
Selon moi, la présence d'un parquetier dans un commissariat permet de faire gagner du temps à tout le monde ; il ne s'agit absolument pas d'une charge supplémentaire.
Si, il s'agit souvent d'une charge supplémentaire pour le magistrat, puisque le parquetier quitte son bureau et abandonne la gestion quotidienne et le flux de ses affaires. En outre, attention à la croissance externe de la justice. Elle n'a pas vocation de gérer l'activité des commissariats, mais de s'occuper des moyens dont elle dispose pour son cœur de métier, à savoir l'audiencement des affaires, le temps nécessaire à accorder aux justiciables…
Le manque de moyens de la justice est chronique. C'est certainement une évidence de le rappeler, mais c'est important de le faire. En outre, le temps que les comparutions immédiates consacrent à chaque dossier est régulièrement stigmatisé. Avant de vouloir externaliser la mission des magistrats en dehors des palais de justice, il ne faut pas oublier qu'ils n'ont pas énormément de temps à consacrer à leur cœur de métier.
À Montpellier, où les OPJ ont des tonnes de dossiers en souffrance, l'externalisation est une solution. Des parquetiers se déplacent, depuis quelque temps, hebdomadairement, et prennent ainsi la mesure de la déshérence des OPJ, la perte de sens de leur mission, et assistent au burn-out de collègues submergés par les dossiers.
Cette externalisation est très bien perçue, car les problèmes sont réglés rapidement – en quelques mots, en quelques échanges. De fait, de nombreux dossiers sont soit classés, soit analysés plus rapidement, soit réorientés par les magistrats, qui font avancer de façon positive le travail de mes collègues OPJ.
Une réflexion sur le traitement d'un dossier en temps réel doit sans doute être menée, ainsi que sur le flot d'affaires, notamment en infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), qui montent en puissance. Il s'agit, en réalité, de l'essentiel de l'activité de police. Si la courbe concernant les infractions aux stupéfiants est en progression, les résultats ne sont pas aux rendez-vous. Ce constat nous interroge sur une nouvelle orientation de l'activité, plus utile, plus efficace d'un point de vue judiciaire.
Il est difficile d'accueillir les parquetiers dans certains commissariats, étant donné la charge de travail.
J'ai eu l'occasion de rencontrer le général Lizurey, l'ancien directeur général de la gendarmerie nationale, qui m'expliquait que, chaque groupement de gendarmerie disposait d'un bureau d'ordres qui éclusait les dossiers voués à être classés sans suite. Il a ajouté qu'il fallait avoir les épaules solides pour procéder ainsi, car il recevait des coups de téléphone de parquetiers mécontents ; il en faisait son affaire. Cette mesure permet de faire avancer les dossiers et de fluidifier le flux procédural.
Le déplacement des parquetiers dans l'ensemble des commissariats a été mis en place par Jacques Baume, il y a quelques années, avec les chefs de groupe. Ensemble, il faisait le point sur les dossiers de faible importance, des enquêtes parquet étaient demandées, soit pour les classer soit pour demander un complément d'enquête.
Ce déplacement permet, non seulement un contact direct avec les policiers, mais aussi de traiter des dossiers en quelques heures. Malheureusement, cette mesure n'est pas généralisée, la justice manquant de moyens ; mais dès lors qu'elle est appliquée, elle démontre toute son efficacité.
Une enquête doit être menée à charge et à décharge. Étant donné la charge de travail des OPJ, avez-vous le temps de mener des enquêtes à décharge ?
Il s'agit là d'une drôle de question, Monsieur le président. Tous les policiers républicains sont animés par le souci de la manifestation de la vérité.
Je suis féru de littérature judiciaire relatant les grandes affaires – Ranucci, Dominici et autres – pour lesquelles nous pouvons parfois nous interroger, mais aujourd'hui, les moyens sont différents et les enquêtes ne peuvent pas être menées qu'à charge ou à décharge. De toute façon, les contre-feux mis en place sont suffisamment nombreux pour réorienter une éventuelle malhonnêteté intellectuelle d'un enquêteur.
J'entends ce que vous dites pour la procédure, la défense et pour verser les pièces au dossier. Mais c'est bien l'enquête qui doit être à charge et à décharge et non le procès.
Cela vaut également pour notre propre institution, les enquêtes administratives diligentées à l'encontre des agences sont normalement à charge et à décharge ; nous devrions commencer par balayer devant notre porte.
Votre question est extrêmement étonnante, monsieur le président. Notre police est républicaine. Ce qui nous anime, c'est la recherche de la vérité. À aucun moment un policier prend du plaisir à essayer de faire condamner un innocent. Un gardé à vue sera immédiatement relâché si nous découvrons des éléments l'innocentant. Nous ne sommes ni des tortionnaires ni des menteurs, mais des policiers républicains.
Je me suis fait mal comprendre. En général, les pièces à décharge ne concernent pas l'innocence de la personne mais permet au magistrat, notamment lors dus procès, de bien contextualiser l'infraction. Il existe dans notre droit, le principe de l'individualisation de la peine. Et si vous ne récupérez que des éléments à charge, il vous manque une partie de l'équation pour bien statuer.
La mission du policier est de rechercher les éléments constitutifs de l'infraction. C'est lors de l'instruction, que seront menées des études de personnalité, que l'individu rencontrera des psychologues et autres spécialistes – c'est là un système différent de celui des policiers. Le policier, lui, et j'insiste sur ce point, enquête à charge et à décharge dans le but de la manifestation de la vérité.
Le code commun de la police et de la justice est celui de la manifestation de la vérité. Et vous avez bien compris que la commission d'enquête n'a pas préparé un questionnaire global : le président, le rapporteur et les députés sont libres de poser les questions qu'ils souhaitent.
Dans l'immense majorité des affaires auxquelles sont confrontés les services de police, notamment du premier front, ne se trouve aucun élément, ni à charge, ni à décharge.
Ensuite, lorsque les policiers ont à traiter des affaires dans lesquelles une personne est opposée à une autre, ils mènent des enquêtes et un travail d'audition très important qui vise à se faire une idée de la crédibilité des personnes auditionnées, les unes par rapport aux autres. Il s'agit d'un travail de fond. Aujourd'hui, dans certaines affaires, lors de la garde à vue, nous sommes de plus en plus amenés à conduire des personnes devant un psychologue, les magistrats se refusant à juger une personne en comparution immédiate tant qu'ils ne disposent pas de tous les éléments, notamment son accessibilité à une peine.
Cet élément participe à la complexification de la procédure, car si le formalisme de la garde à vue enfle, sa durée reste la même – 48 heures. Dans la limite du temps qui lui est imparti, l'enquêteur réalise tous les actes d'enquête lui permettant de rechercher la vérité, même – et cela lui est parfois reproché – s'il doit remettre en cause la version initiale, qui peut être celle d'une victime, pour comprendre ce qui l'anime.
Il s'agit d'un travail permanent, ancré dans l'ADN de l'enquêteur, quel qu'il soit, que d'aller chercher les éléments à charge et à décharge. En augmentant le formalisme et en amoindrissant le temps consacré aux actes de fond, de fait, on amoindrit la possibilité pour l'enquêteur d'aller chercher des éléments à décharge.
C'est la façon dont vous avez formulé votre question, monsieur le rapporteur, qui nous a frappés. Un policier ne choisit pas d'enquêter le lundi à charge et le mardi à décharge. Il enquête et ramène des éléments qui peuvent mettre en cause l'individu ou le disculper.
Par ailleurs, le magistrat du parquet, qui ne reçoivent pas systématiquement la personne mise en cause, contrairement aux OPJ qui se chargent de leur audition, nous demande souvent notre avis sur la personne, les faits etc. Bien entendu, nous faisons toujours en sorte de donner un avis le plus objectif possible, sachant que tous les éléments du dossier sont transmis à l'avocat qui peut, lors du procès, s'appuyer sur tel ou tel procès-verbal pour tenter de disculper son client.
L'exercice est compliqué, car le temps est compté. Dès que le compte à rebours des 48 heures a été déclenché, les policiers doivent travailler très vite.
La DCPN s'est notamment dotée de laboratoires d'investigation extrêmement performants, qui permettent, dans le temps de l'enquête, d'explorer un téléphone ou un ordinateur récupéré au domicile ; antérieurement, cela était fait par voie d'expertise dans le cadre d'une ouverture d'instruction.
Dans les affaires de mœurs, on est obligé d'agir à charge et à décharge : quand une mineure vient porter plainte pour une agression sexuelle commise par un autre adolescent par exemple : que le mis en cause l'ait ou non agressée, on doit mener une enquête. Les enjeux sont importants et l'enquêteur doit être certain des faits, car nous savons tous par expérience que ce n'est jamais simple.
Madame, messieurs, je vous remercie. N'hésitez surtout pas à nous envoyer des documents, des exemples de pression ou tout autre élément.
Je n'ai pas rebondi sur l'affaire de l'infirmière qui a été interpellée, mais nous pourrions dire, de la même façon, que des policiers qui manifestent devant le ministère de la justice ou l'Assemblée nationale exercent une forme de pression…
La séance est levée à 18 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Fabien Gouttefarde, M. Didier Paris