COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Mercredi 15 juillet 2020
La séance commence à dix-sept heures cinq.
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de M. Jean-Claude Barboul, président de l'AGIRC-ARCCO, et de M. François-Xavier Selleret, directeur général.
Nous recevons M. Jean-Claude Barboul, président de l'Association générale des institutions de retraite complémentaire des cadres et de l'Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (AGIRC-ARRCO), et M. François-Xavier Selleret, directeur général.
Messieurs, nous serons heureux de vous entendre à propos de l'ensemble des fraudes auxquelles votre organisme est confronté, sur leur typologie, sur les publics concernés, sur les montants en jeu et sur les dispositifs d'évaluation du préjudice, mais également de détection et de sanction. Nous vous interrogerons aussi sur les services pour lesquels vous avez mandaté il y a quelques mois la société Excellcium, dont nous avons entendu les représentants le 25 juin dernier.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Claude Barboul et M. François-Xavier Selleret prêtent successivement serment.)
Nous vous remercions de nous donner l'occasion d'expliquer l'action de l'AGIRC-ARRCO en matière de fraude.
Le régime AGIRC-ARRCO fonctionne par répartition, c'est-à-dire que la somme des cotisations de l'année finance les prestations de l'année. L'équilibre est plus ou moins difficile à atteindre, mais c'est un autre sujet. Le régime est piloté par les partenaires sociaux. Chaque année, il verse environ 80 milliards d'euros de prestations. L'ensemble des salariés du secteur privé, ou presque, sont affiliés à l'AGIRC-ARRCO : 97 % d'entre eux, quel que soit leur statut – cadres ou non-cadres, en contrat à durée déterminée (CDD) ou à durée indéterminée (CDI) – ont, un jour ou l'autre, cotisé auprès de lui. À titre de comparaison, et pour vous donner une idée des ordres de grandeur, nos collègues de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) versent, quant à eux, 140 milliards par an. Le régime des salariés du privé représente donc 220 milliards sur les 316 milliards versés chaque année au titre des retraites.
En 2019, nous avons détecté 110 cas de fraude, pour un montant de 1,9 million d'euros. La CNAV, quant à elle, a subi un préjudice de 23 millions. Comme vous l'avez dit en introduction, monsieur le président, nous avons mandaté la société Excellcium, que vous avez auditionnée le 25 juin, pour mener deux enquêtes : l'une au Portugal, pour 500 dossiers, l'autre en Algérie, pour 1 000 dossiers. Nous vous présenterons les résultats de ces recherches, ainsi que les suites d'une autre démarche
Pour la bonne compréhension de l'ensemble, nous avons préparé un document à votre intention ; nous vous le ferons parvenir dès la fin de l'audition, de même que les réponses au questionnaire que vous nous aviez envoyé, ce qui nous évitera d'entrer trop dans le détail des chiffres – à moins, bien sûr, que vous ne souhaitiez que nous le fassions dès maintenant.
Trois paramètres sont déterminants dans la politique que mène l'AGIRC-ARRCO en matière de lutte contre la fraude.
Premièrement, notre régime est très contributif : on perçoit une allocation de retraite de la part de notre organisme parce qu'on a cotisé. La question de la cotisation et le lien entre la prestation et la cotisation sont très importants : nous y reviendrons.
Deuxièmement, les fraudes à la retraite sont des opérations réalisées sur le très long terme, car une quarantaine d'années s'écoule entre le moment de la cotisation et celui du versement de la prestation. L'AGIRC-ARRCO a donc mis en place des moyens de contrôle permettant de les détecter au fil de l'eau.
Troisièmement – cet élément nous différencie fortement du régime général –, nos prestations sont exportables et sans condition de ressources, à l'exception évidemment des prestations d'action sociale, mais celles-ci ne représentent qu'un budget annuel de 350 millions d'euros, à comparer aux 80 milliards que j'évoquais.
Il s'agit d'un régime par points : la masse des cotisations est transformée en points qui viennent s'incrémenter sur le compte du cotisant. Là aussi, le contrôle au fil de l'eau est déterminant.
Comme tout organisme privé, nous devons faire certifier nos comptes. Cette année encore, nos commissaires aux comptes les ont certifiés sans observation particulière. J'ajoute que, dans le champ de leurs investigations, figure l'évaluation de notre système de management des risques et de contrôle interne. C'est ce système qui permet à la gouvernance de l'organisme, que je représente, d'apprécier la qualité des prestations versées et de s'assurer de leur caractère non frauduleux.
Par ailleurs, notre régime s'appuie, à travers des délégations de gestion, sur des groupes de protection sociale, parmi lesquels figurent des institutions de retraite complémentaire comme Malakoff Humanis et AG2R La Mondiale. Ces groupes participent au contrôle interne de la fédération, font eux aussi l'objet d'une certification et possèdent leur propre système de management des risques, ce qui permet de croiser les informations. La lutte contre la fraude fait partie des obligations de ces institutions. Vous trouverez, dans le document que j'évoquais, un certain nombre d'explications relatives au fonctionnement de notre système de management des risques.
Nous travaillons sur la base de la déclaration sociale nominative (DSN), établie chaque mois. Nous vérifions la concordance entre ce qui a été déclaré par l'entreprise et ce qui a été inscrit dans le compte du cotisant. Nous sommes pour ainsi dire les seuls à pouvoir faire ce calcul. Chaque année, nous procédons à un certain nombre de régularisations, dont le montant s'élève à 1,2 milliard d'euros – rapportée aux 80 milliards de prestations annuelles que nous versons, cette somme n'est pas négligeable. Nous remboursons environ 400 millions d'euros aux entreprises ayant trop versé – car cela arrive aussi – et réclamons 800 millions à celles qui n'ont pas assez payé. Cette démarche est déterminante : elle permet de détecter des cas de fraude au fil de l'eau et de réagir rapidement. Il est plus facile de retracer ce qui s'est passé quand les acteurs sont encore en activité, ce qui n'est pas forcément le cas quand on s'intéresse à une fraude intervenue dix ou quinze ans plus tôt.
Un certain nombre d'allocataires résident à l'étranger : ils touchent une retraite calculée à partir des droits qu'ils ont accumulés en travaillant pour des entreprises françaises, soit sur le territoire national soit à l'étranger. Pour ces personnes, nous procédons, avec nos collègues de la CNAV – puisque, pour l'essentiel, les allocataires sont les mêmes – au contrôle des certificats d'existence.
Nous effectuons également, chaque année, un contrôle auprès de Pôle emploi, puisque les périodes de chômage permettent elles aussi de valider des droits – non contributifs, pour le coup. Nous étudions les prestations versées et les points inscrits sur le compte du « participant » – c'est le terme que nous utilisons pour désigner la personne qui cotise.
Par ailleurs, nous faisons partie du groupement d'intérêt public (GIP) Union retraite. Dans ce cadre, nous avons mis en place le dispositif permettant de formuler la demande de retraite en ligne, y compris pour la pension de réversion. À l'origine, il s'agissait d'éviter que les allocataires ne perdent des droits ou n'oublient de solliciter une retraite, mais cet outil nous permet aussi d'avoir assez rapidement une vue globale sur un dossier.
Nous avons des échanges réguliers avec la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF). Enfin, nous participons à un certain nombre de groupes de travail.
Comme vous l'avez rappelé, nous avons fait appel à la société Excellcium pour procéder à des vérifications concernant le Portugal et l'Algérie. En ce qui concerne plus spécifiquement les participants résidant en Algérie, nous avons aussi mis en place un dispositif en partenariat avec la BRED.
Pour des raisons informatiques, nous sommes obligés de créer dans notre système certains droits penitus extranei. Ces éléments sont vérifiés systématiquement une fois par an, car ils pourraient constituer une source de fraudes internes.
Comme vous le savez, la France prononce un certain nombre de mesures de gels d'avoirs, dont la liste est établie par la direction du Trésor et publiée au Journal officiel. Lorsque ces mesures concernent des personnes touchant des prestations, notamment sur des comptes à l'étranger, nous sommes obligés d'obtempérer : les versements sont suspendus et nous contrôlons les assurés en question. À titre indicatif, en 2019, 153 personnes ont été contrôlées ; 28 avaient des droits inscrits à l'AGIRC-ARRCO.
Vous nous avez interrogés également sur les fraudes en bande organisée. Nous en avons relevé deux.
La première affaire, dite de l'écrivain public, portait pour l'essentiel sur de faux certificats de travail et relevés de carrière de la CNAV ; certains bulletins de paie et d'autres documents, censés avoir été émis par des caisses de retraite et de sécurité sociale – pour le remboursement de frais de santé et l'indemnisation d'accidents du travail –, étaient eux aussi douteux. Il s'agissait donc d'une fraude reposant sur de faux documents.
La seconde, localisée dans le département de l'Eure, était organisée autour d'un expert-comptable. Dix-sept personnes présentaient des carrières de nature à susciter le doute, avec des cumuls de rémunérations pendant plusieurs années, qui plus est dans des secteurs d'activité très variés, allant du bâtiment à la restauration en passant par l'informatique. Au total, les salaires en question étaient trois à quatre fois supérieurs au plafond du régime général. Comme je le disais, notre régime est très contributif : l'assiette des cotisations retenues va jusqu'à huit fois le plafond de la sécurité sociale, soit huit fois 3 428 euros par mois. En cumulant les employeurs, on peut donc obtenir un nombre de points important. Dans l'affaire en question, nous avons annulé 44 000 points ARRCO et 334 000 points AGIRC. Il s'agissait souvent d'entreprises en liquidation. Les cotisations n'avaient pas été versées.
Comme l'a dit le président Jean-Claude Barboul, notre régime est contributif, fonctionne par points et, au final, les prestations versées sont le reflet des cotisations. De plus, nous ne posons ni condition de résidence ni condition de ressources. Nous ne sommes donc pas confrontés aux mêmes problèmes que nos collègues de la CNAV, dont certains allocataires, installés à l'étranger, demandent à bénéficier de prestations réservées aux personnes résidant sur le territoire national. Pour nous, la seule condition est d'avoir cotisé. Ensuite, le montant de la retraite est proportionnel à la durée et au montant des cotisations. C'est aussi ce qui explique que le montant des fraudes soit assez faible : pour qu'il soit élevé, il faudrait que, pendant de longues périodes, les cotisations n'aient pas été versées. Or, il y a la DSN, qui donne lieu à des contrôles individuels tous les mois : nous nous assurons que la somme déclarée et celle qui a été versée sont identiques, et quand il y a un écart – dans un sens comme dans l'autre –, nous procédons à une régularisation. À cet égard, le montant que M. Barboul a indiqué renvoie non pas à des fraudes mais à de fausses déclarations ou à des écarts entre la déclaration et la somme effectivement versée. Nous sommes particulièrement attentifs à ce que la somme déclarée et payée soit bien la somme due, que ce soit en faveur de l'entreprise ou en sa défaveur.
Par ailleurs, nous sommes désormais dans une logique inter-régimes, liée au fait que les retraités relevant de l'AGIRC-ARRCO sont les mêmes que ceux qui relèvent de la CNAV, même si les prestations versées ne sont pas identiques. En ce qui concerne les 1 million d'allocataires installés à l'étranger, nous avons donc adopté un dispositif commun, qui compte plusieurs étages.
Premièrement, pour un certain nombre de pays de l'Union européenne ayant un état civil informatisé, nous avons mis en place des échanges automatiques. Nous n'avons donc plus besoin d'interroger les personnes.
Deuxièmement, en l'absence d'état civil informatisé permettant des échanges, il existe un système de mutualisation des certificats d'existence : nous interrogeons les personnes concernées une fois par an, et elles doivent nous répondre dans un délai de trois mois.
Troisièmement, nous procédons à des contrôles très spécifiques – M. Barboul a évoqué la mission de la société Excellcium, mais nous avons par ailleurs un partenariat plus important encore avec la BRED : les allocataires doivent se présenter au guichet de leur banque pour que l'on s'assure de leur identité et du fait qu'ils sont toujours en vie.
Par ailleurs, la CNAV, avec laquelle nous avons engagé un partenariat, complète ce dispositif par un module spécifique dédié à la lutte contre la fraude, en cours de déploiement.
Aucun système n'est parfait, mais celui-ci permet de combiner trois approches. Il faut également étudier le rapport coûts-bénéfices : le coût et l'efficacité des actions doivent être mis en regard des sommes en jeu.
Lors de son audition, le président de la société Excellcium nous a indiqué que, sur un échantillon de 1 000 dossiers de personnes âgées de 85 ans ou plus résidant en Algérie, 50 % étaient toujours en vie, 26 % décédées – d'après les certificats de décès fournis par les autorités algériennes, plusieurs mois parfois après la demande –, et qu'aucune preuve de vie ou de décès n'avait été apportée pour les 24 % restants. Il nous a également indiqué qu'il y avait de fortes chances pour que ces personnes soient décédées ailleurs que sur le sol algérien, notamment dans la région de Marseille. Le taux de fraude se situerait donc en réalité, selon lui – il nous l'a dit sous serment – entre 40 % et 50 %. Quelle appréciation portez-vous sur ces chiffres ?
L'échantillon comptait 1 500 allocataires, âgés de 85 ans et plus, résidant au Portugal et en Algérie. Sur ce nombre, 626 ont été contrôlés. La question se pose de la capacité de la société à procéder au contrôle sur place – j'y reviendrai à propos de notre partenariat avec une filiale de la BRED, qui nous fournit des éléments plus tangibles. Sur les 626 cas contrôlés, 174 décès ont été constatés ; 32 nous ont été signalés par le prestataire – autrement dit, 142 étaient déjà connus de l'AGIRC-ARRCO et ne sauraient donc être comptabilisés dans les fraudes ; il peut y avoir eu des décalages dans le temps, mais nous avions l'information. Excellcium a détecté 4 cas de fraude par fausse déclaration et 11 par non-déclaration du décès au-delà de six mois. Le taux de fraude reste, selon nous, très bas : 0,6 % en nombre sur le volume total contrôlé, et 0,5 % des prestations annuelles versées, soit 84 000 euros. Il faut savoir qu'en Algérie, nous versons des allocations dont le montant s'élève, en moyenne, à environ 800 euros par an. Les populations concernées, âgées de 85 ans ou plus, ont travaillé en France avant les politiques de regroupement familial et ont souvent eu des carrières courtes et exercé des métiers faiblement rémunérés. Or, comme je l'ai expliqué, le régime AGIRC-ARRCO est très contributif : quand on se crée relativement peu de droits, on touche relativement peu de retraite.
Nous avons aussi mené une expérimentation avec la BRED, plus exactement avec une de ses filiales, la Banque de l'agriculture et du développement rural, sise en Algérie. La méthode était un peu différente : l'échantillon était constitué de 95 allocataires âgés de 85 ans ou plus, domiciliés dans quatre villes – Béjaïa, Bordj Bou Arreridj, Sétif et Tizi Ouzou – et disposant d'un compte dans cette banque. Le coût est relativement réduit : 8,90 euros par dossier. Les clients reçoivent un courrier de la banque leur demandant de se présenter au guichet dans les deux mois avec un certain nombre de documents justificatifs : une pièce d'identité valide, une fiche d'état civil et une attestation de résidence. S'ils ne le font pas, le versement de la pension est suspendu.
Un premier bilan a été établi le 12 mai, ce qui est donc relativement récent. La BRED a mis à notre disposition l'ensemble des dossiers individuels ainsi qu'un fichier de reporting central. Le taux de retour est de quasiment 45 % de l'échantillon : 450 dossiers. L'étude fait apparaître 19 décès, dont la majorité avait déjà été prise en compte par le régime AGIRC-ARRCO. En l'absence de retour, 545 dossiers, soit 55 % de l'échantillon, sont en cours d'analyse en vue de la suspension des versements ; ils nécessitent des échanges complémentaires entre la BRED et l'AGIRC-ARRCO. Ces résultats seront évidemment partagés avec la CNAV puisque, comme l'expliquait M. Selleret, nous nous sommes engagés, dans une logique inter-régimes, à travailler sur ces questions de manière concertée. La CNAV avait d'ailleurs engagé la même démarche auprès de la BRED, car il se peut que des personnes soient affiliées au régime général mais pas à l'AGIRC-ARRCO – par exemple des retraités relevant de l'Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l'État et des collectivités publiques (IRCANTEC). Cela dit, comme je l'indiquais dans mon intervention liminaire, 97 % des personnes salariées en France ont, un jour ou l'autre, cotisé à l'AGIRC-ARRCO.
Cette démarche nous permet aussi de mettre en place un certain nombre de référentiels de bonnes pratiques, dans le but d'améliorer le système notre management des risques. En outre, nous partageons cette politique de prévention avec l'ensemble des organismes participant au GIP Union retraite. L'idée est, sur la base des cas douteux qui ont été détectés, de sensibiliser les gestionnaires pour qu'ils repèrent les anomalies avant que le paiement ait lieu. En effet, si l'on cotise longtemps, on perçoit également la retraite pendant longtemps – vingt à vingt-cinq ans en moyenne –, d'où l'importance de détecter la fraude le plus tôt possible.
Quand on évoque des pourcentages, il faut toujours faire preuve d'une grande prudence méthodologique, car on a vite fait de généraliser. En l'espèce, il s'agissait bien d'un pourcentage de non-réponse sur un échantillon : nous avions ciblé une population particulière, celle des allocataires âgés de 85 ans et plus. Par ailleurs, comme le rappelait M. Barboul, les sommes en jeu sont extrêmement faibles : 800 euros par an, soit des pensions de l'ordre de 60 euros mensuels. De plus, le nombre de personnes concernées est de plus en plus limité : elles étaient venues travailler en France avant le regroupement familial, souvent pour de courtes périodes, puis étaient rentrées dans leur pays d'origine. Je laisse à Excellcium la responsabilité des pourcentages avancés : tirer des conclusions sur la base de ce qu'ils n'ont pas trouvé me semble relever de l'extrapolation. Surtout, comme je le disais, l'étude portait sur un échantillon de personnes déjà ciblées, et non pas sur l'ensemble des allocataires.
Si je comprends bien, les dossiers en question n'avaient pas été pris au hasard : vous nourrissiez, ex ante, des soupçons à l'égard de ces allocataires ?
Il faut raisonner en termes de retour sur investissement et de sous-ensembles. Excellcium a trouvé des choses que nous n'avions pas repérées, mais l'inverse est également vrai. L'expérimentation avec la BRED portait sur une population âgée de 85 ans et plus, et non de 70 ans et plus. Nous avions défini l'échantillon : on n'était pas « en population générale », comme disent les épidémiologistes. Travailler sans éléments de ciblage préalable, ce n'est pas lutter correctement contre la fraude.
Je vais revenir malgré tout sur le mandat que vous aviez confié à la société Excellcium, sur les résultats que son président nous a communiqués lors de son audition et sur la manière dont vous les percevez. J'ai bien entendu votre remarque d'ordre méthodologique ; la même question se pose d'ailleurs de manière plus large lorsqu'on essaie d'objectiver un taux de fraude avérée ou de fraude supposée. Quoi qu'il en soit, il est important de s'arrêter sur ce point pour la compréhension des mécanismes qui amènent à la fraude.
Vous avez avancé un taux de 0,6 %, qui se fonde sur le nombre total de versements. D'une certaine manière, vous versez donc dans le même travers méthodologique, puisque vous partez de la situation constatée pour une population ciblée, et vous en tirez une conclusion concernant la totalité des prestations.
Il s'agissait des cas de fraudes avérées par rapport à l'ensemble des prestations : nous ne partons donc ni du même numérateur ni du même dénominateur.
Il y avait donc, disiez-vous, quinze dossiers dans lesquels la fraude était avérée, représentant 0,6 % ?
À long terme, disait l'économiste Keynes, nous sommes tous morts. La durée moyenne de la retraite se situe entre vingt-deux et vingt-quatre ans, et, chaque année, 5 % à 6 % de la population décèdent. Il arrive qu'une personne décède avant le contrôle ; cela ne veut pas dire que nous ne récupérons pas les sommes indûment perçues. À cet égard, la question ne saurait être abordée de la même manière que dans le cas de fraudes à l'assurance maladie ou à l'assurance chômage, où les allocataires sont toujours là. C'est là un autre aspect méthodologique qu'il convient d'avoir à l'esprit quand on avance des pourcentages.
Ce n'est pas le débat méthodologique qui m'intéresse, ce sont les mécanismes amenant à la fraude. Comme les prestations sont différentes, les types de fraude le sont aussi, chacun en convient, de même d'ailleurs que le niveau de fraude. Si j'ai bien compris vos explications, il s'agit tout simplement, en ce qui vous concerne, de fraudes aux certificats de vie : on dissimule la mort de la personne ayant des droits à pension jusqu'à ce que vous vous en aperceviez. Une fois que le décès est avéré, vous mettez un terme au versement des prestations et, éventuellement, vous récupérez les sommes qui ont été perçues de manière frauduleuse.
Toutefois, ce qu'a révélé l'audition de la société Excellcium, et qui nous intéresse beaucoup plus dans le cadre de cette commission d'enquête, c'est qu'il pourrait exister en Algérie des mécanismes collectifs, voire administratifs, favorisant cela : il y aurait une certaine complaisance, à tout le moins, dans la délivrance de certificats – puisque, visiblement, vous avez reçu des certificats antidatés – ou, au contraire, dans la non-délivrance de certificats de décès. Nous voulions donc connaître votre sentiment sur ce point, et confronter le résultat de l'enquête à celui de l'autre procédure de contrôle, à travers la BRED, même si les techniques ne sont pas les mêmes.
Nous avons bien compris aussi qu'il s'agissait là d'un pays en particulier, et qu'il ne fallait en aucun cas généraliser, puisque le contrôle mené au Portugal n'a pas du tout révélé un phénomène identique. Y a-t-il donc un problème particulier avec l'Algérie, lié à l'histoire de ce pays avec la France, ou au type de relations qu'ont entretenu avec notre pays les travailleurs algériens, venus puis repartis avant le regroupement familial ? Par ailleurs, le président Hetzel évoquait tout à l'heure des décès intervenus potentiellement en dehors d'Algérie, en l'occurrence dans la région de Marseille, dont on sait qu'elle a été le premier territoire d'accueil des populations nées en Algérie et rapatriées en France. Nous ne sommes pas en train de cibler un pays ; nous essayons de comprendre des mécanismes. Ensuite, nous vous demanderons si votre politique de lutte contre la fraude cible particulièrement les mécanismes en question, ou si elle est beaucoup plus générale, et identique pour l'ensemble des prestations que vous versez.
La fraude est insidieuse, et tout système de versement de prestations appelle la plus grande vigilance, a fortiori lorsque les prestations en question sont d'une haute qualité sociale, assises sur des cotisations prélevées sur les entreprises et sur les salariés.
En 2019, 36 % des fraudes tenaient au fait que, effectivement, certains décès n'avaient pas été déclarés, 25 % consistaient dans des remariages non déclarés – car il existe non seulement des droits directs, mais aussi des droits de réversion –, et le reste concernait le rachat de trimestres. Les masses financières en jeu doivent également être prises en compte dans la perspective d'un rapport coût-efficacité. Or, sans chercher à minimiser ce qui se passe en Algérie, force est de constater qu'elles sont relativement réduites : de l'ordre de 60 euros.
Vous soulevez la question – importante – de la fiabilité de l'administration en charge, en Algérie comme ailleurs. C'est une question délicate. Il est difficile, pour des organismes comme l'AGIRC-ARRCO et la CNAV, de résoudre le problème. Pour l'anecdote, le service qui centralise les certificats de vie, installé près d'Orléans, en reçoit parfois accompagnés de billets de banque, ce qui traduit la vision que les intéressés ont de leur administration : pour eux, elle est caractérisée par la prévarication et la corruption. Quand ils vont à la mairie, ils graissent la patte du fonctionnaire. Il leur semble donc normal de faire la même chose quand ils envoient leur certificat. Dans un État de droit, doté, comme c'est le cas de la France, d'une administration qui est plutôt de très haute qualité, l'appréhension des choses n'est pas du tout la même, évidemment.
Pour en revenir à votre question, il nous est difficile de qualifier l'administration algérienne. D'ailleurs, je ne pense pas que ce soit à nous de le faire. Nous sommes obligés de prendre pour argent comptant les informations qui nous sont transmises : dès lors que le cachet de l'administration figure sur un document, nous devons nous en contenter. Le véritable enjeu, pour nous, est de poursuivre dans la voie ouverte avec la BRED : nous devons obliger les gens à se présenter au guichet et à fournir les documents. Par la même occasion, l'agent peut se rendre compte si la personne qui vient le voir a bel et bien 85 ans.
Quel que soit le montant en jeu – 1 euro ou 100 millions –, nous devons donner aux salariés et aux entreprises l'assurance que nous faisons tout notre possible pour circonscrire la fraude. Cela dit, une fois encore, la question du rapport efficacité-coût doit être prise en compte. À cet égard, le partenariat avec la BRED nous a paru constituer une solution tout à fait efficiente. Au-delà de cette démarche, l'idée maîtresse, comme l'a dit M. Selleret, est de continuer à maximiser les échanges, notamment avec les pays européens, avec lesquels, pour le coup, les flux financiers sont nettement plus importants. Avec l'Italie, par exemple, nous échangeons des fichiers de vie et d'adresses. Dans un espace de libre circulation des personnes, il est tout aussi utile pour les autres pays que pour nous d'avoir ces informations. Si nous pouvions donc mener un véritable travail de fond pour parvenir à une mutualisation entre pays européens, nous gagnerions beaucoup en efficience et en efficacité contre la fraude. Cela permettrait de donner aux salariés et aux entreprises l'assurance que les fonds qu'il leur est demandé de verser sont gérés de la manière la plus prudente qui soit.
Ce matin, M. le rapporteur et moi-même étions à Lognes, où se trouve la direction centrale de la police aux frontières. Nous avons évidemment abordé la question des moyens permettant de sécuriser les certificats de vie. À cet égard, le recours à la biométrie semble inévitable : c'est l'un des systèmes les plus sécurisés qui existent. Grâce à ces informations attachées exclusivement à sa personne, un individu peut certifier qu'il est encore en vie.
J'ai bien noté qu'après avoir recouru à la société Excellcium vous aviez choisi la BRED : quelles sont les différences entre leurs prestations respectives ?
La BRED, dans son rôle d'organisme bancaire, convoque les personnes au guichet ; la société Excellcium, quant à elle, fait des recherches, se déplace. Si l'on raisonne en agent économique, le coût de la prestation proposée par la BRED n'est pas le même, ce qui est tout à fait normal car la banque s'appuie sur un réseau existant ; comme le rappelait M. Barboul, la convocation nous est facturée 8,90 euros.
En ce qui concerne la biométrie, il faut penser l'action à l'échelle du nombre d'allocataires résidant à l'étranger, à savoir 1 million – la moitié au sein de l'Union européenne, l'autre moitié en dehors. Pour le « flux », on pourrait envisager de recourir à la biométrie, mais pour le « stock », cela paraît difficile : certains allocataires n'ont pas été en contact avec le système économique ou administratif français depuis vingt-cinq ou trente ans, sans oublier les bénéficiaires de pensions de réversion, qui en sont encore plus éloignés. La question ne se pose pas de la même manière que pour des personnes vivant sur le territoire national et ayant la nationalité française, y compris celles ayant un titre d'identité délivré récemment par l'une de nos ambassades ou l'un de nos consulats, ou encore que pour des personnes dont le titre de séjour leur a été délivré récemment. L'apport de la technologie peut s'avérer important, mais celle-ci ne saurait être la solution unique vu le profil des personnes auxquelles nous avons affaire et leur lien avec le territoire national.
Du reste, le point de référence initial peut poser problème. Vous évoquiez tout à l'heure un certain nombre de connivences : comment être sûr que les données biométriques enregistrées sont bien celles de l'allocataire ?
Par ailleurs, comme le disait M. Selleret, il y a le stock et le flux. En matière de biométrie, on peut faire des choses extraordinaires avec un smartphone ; le problème est que, en Algérie, les retraités de plus de 85 ans n'en ont pas…
Les retraités français du même âge non plus. En outre, comme le soulignait M. Barboul, il n'y a pas de base de données de départ à laquelle on pourrait confronter ces éléments.
Pour en revenir à ce que nous faisons, il existe effectivement, s'agissant des pays de l'Union européenne, des échanges concernant les données d'état civil informatisées. Dans ce cas, la seule question qui se pose est celle des délais, qui dépendent du niveau où l'état civil est tenu, selon qu'il s'agit de l'État ou des caisses de retraite.
En ce qui concerne, ensuite, les pays hors Union européenne, nous procédons aux contrôles d'existence que nous évoquions. Les gens sont interrogés chaque année, ils doivent répondre dans un délai de trois mois et les formulaires sont traités dans un certain nombre de centres de l'AGIRC-ARRCO. Pour lutter plus efficacement contre la fraude, nous analysons d'ailleurs ces documents en procédant par échantillons.
Enfin, nous procédons à des contrôles ciblés, sur pièces et sur place : c'est le dispositif conçu en partenariat avec la BRED, qui consiste à convoquer les personnes au guichet pour s'assurer de leur identité. Quand les gens n'ont pas de compte bancaire et reçoivent leur pension par mandat, ils doivent présenter une pièce d'identité pour retirer celui-ci.
Notre dispositif comprend donc plusieurs étages ; par construction, il vise à englober les différentes situations, tout en cherchant le meilleur rapport qualité-prix – c'est ce qui explique que nous ayons choisi une solution plutôt qu'une autre. Nous essayons de nous appuyer aussi sur l'expérience et de capitaliser sur le savoir-faire des uns et des autres. De ce point de vue, le fait de travailler avec les autres régimes de retraite est profitable. Selon nos informations, la BRED a été retenue également par la CNAV : elle travaille ainsi pour les deux régimes de retraite, ce qui permet une plus grande efficience collective. Nous pensons donc de plus en plus notre action dans le cadre de l'ensemble des régimes de retraite. En effet, il n'est pas rare qu'une personne à qui nous versons une retraite en touche aussi une d'un autre organisme. Mieux vaut capitaliser sur les acquis des uns et des autres que d'agir chacun de son côté.
Vous nous expliquez que la BRED opère des contrôles à la fois sur la base de pièces administratives et de visu, ce qui est effectivement un élément d'appréciation de l'existence d'une personne. Savez-vous quel est le taux de non-présentation physique pour ces contrôles ?
Vous avez parlé des documents d'état civil mais, qu'ils émanent de pays européens – dont la France – ou d'ailleurs, ces documents sont les moins sécurisés qui soient ; je pense notamment aux certificats de naissance. Quoi qu'il en soit, savez-vous si la BRED a, parmi ses contrôleurs, des personnes formées – que ce soit par la direction centrale de la police aux frontières ou par d'autres organismes – à la détection des documents falsifiés ou des documents authentiques mais détournés pour usurper une identité ? En effet, depuis quelques années, la fraude documentaire a tendance à se transformer en usurpation d'identité – on entre là dans des détails, mais ils ne sont pas négligeables, car la fraude documentaire est un point d'entrée important dans la question de la fraude. Avez-vous un retour d'expérience de la BRED sur ces cas d'usurpation d'identité ou de documentation frauduleuse ?
S'agissant de l'état civil, nous nous sommes peut-être mal exprimés. Le sens de notre propos était le suivant : dans le cas des pays européens – l'Allemagne, le Luxembourg ou encore l'Italie –, lorsqu'un décès est signalé, l'information nous parvient directement. Nous n'avons donc pas besoin d'interroger la personne ou un tiers. La qualité de service s'en trouve augmentée. S'agissant de la BRED, notre partenariat coïncide avec les propres besoins des établissements : eux-mêmes procèdent à cette vérification pour s'assurer que les comptes bancaires dont ils sont les gestionnaires respectent la réglementation en matière de lutte contre la fraude. Quant au degré de formation de leur personnel, ils pourraient vous répondre mieux que nous.
Les pratiques évoluent, nos dispositifs aussi. Nous savons bien que nous ne trouverons pas une solution définitive : n'importe laquelle est valable seulement à l'instant t. C'est pourquoi nous nous efforçons d'évoluer. C'est aussi la raison pour laquelle nous sommes très impliqués dans les travaux conduits avec la DNLF. Nous capitalisons sur les bonnes pratiques, y compris celles qui sont issues d'autres secteurs que celui de la retraite. Nous avons ainsi des échanges avec la cellule de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN). Nous essayons autant que possible de renforcer nos partenariats, aussi bien avec les autres caisses de retraite qu'avec les organismes publics sur le terrain.
Il faut toutefois garder à l'esprit que nous parlons d'un sujet pour lequel, au niveau individuel, les montants sont relativement limités : il s'agit de carrières anciennes et courtes, et le stock se renouvelle peu, puisque les nouveaux retraités appartiennent à des générations ayant connu le regroupement familial – cela vaut d'ailleurs pour de nombreux pays. Du fait de sa nature même, le problème est en train de décroître. En outre, nos prestations ne sont pas soumises à condition de résidence, ce qui limite le risque de fraude. Enfin, la pension est le strict reflet des cotisations, et celles-ci correspondent à des sommes qui ont été encaissées : cela ne veut pas dire que le dispositif est infaillible, mais le risque de fraude est très circonscrit.
Vous avez évoqué tout à l'heure la répartition de vos bénéficiaires résidant à l'étranger – pour aller vite, 500 000 à l'intérieur de l'Union européenne et 500 000 à l'extérieur – et précisé la situation dans les pays membres de l'Union, où existent des dispositifs relativement normalisés. Qu'en est-il des autres ? Des problèmes particuliers se posent-ils ?
Nos collègues de la CNAV travaillent actuellement avec la caisse de retraite du Maroc. Le tout est de disposer d'un état civil des décès informatisé et tenu à jour : pour que nous puissions nous passer des certificats d'existence, il faut qu'il y ait un tiers disposant d'une base de données régulièrement alimentée, auquel nous puissions adresser des numéros d'inscription au répertoire (NIR) et qui nous disent ce qu'il en est – je laisse de côté les questions liées aux vérifications d'identité. Or, force est de constater qu'en dehors de l'Union européenne, les bases de données nationales informatisées et tenues à jour font souvent défaut. C'est un premier facteur limitatif : en leur absence, je le disais, nous sommes obligés d'en passer par les certificats d'existence.
Pour l'essentiel, ce ne sont pas des Français à l'étranger qui sont concernés ; le débat ne porte donc pas sur le rôle des consulats ou des ambassades. Dans l'enquête annuelle, qui passe par les certificats d'existence, nous nous appuyons sur le cachet, ou en tout cas l'implication d'une autorité locale. Dans le passé, il fallait, dans certains cas, se rendre à l'ambassade ou au consulat, ce qui créait des engorgements, mais supposait aussi parfois de parcourir de longues distances. Certains Français de l'étranger et parlementaires des Français de l'étranger nous avaient fait observer que, du point de vue de la qualité de service, ce n'était pas idéal. Nous essayons de trouver une manière adéquate de permettre aux personnes concernées de satisfaire à cette obligation administrative tout en étant efficaces en matière de lutte contre la fraude.
L'audition s'achève à dix-huit heures cinq
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du mercredi 15 juillet 2020 à 17 heures
Présents. - - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier