L'audition débute à dix-sept heures.
Nous accueillons aujourd'hui Philippe Sauquet et Damien Steffan, représentants du groupe Total. Messieurs, nous vous demanderons comment une compagnie pétrolière et gazière mondiale comme Total adapte sa stratégie, à moyen terme, à un contexte où le pic pétrolier est sans cesse annoncé et repoussé, où l'inquiétude climatique nourrit des politiques de décarbonation des énergies primaires et secondaires, et où les constructeurs automobiles s'engagent toujours davantage dans le véhicule électrique.
Total est la quatrième compagnie pétrolière et gazière mondiale, en passe de devenir le deuxième acteur international du gaz naturel liquéfié. Ce groupe sert 8 millions de clients chaque jour et est le leader européen de la distribution de carburant. Dans vingt ans, le gaz naturel pourrait représenter 60 % du mix de production d'hydrocarbures de Total.
Le gaz naturel est l'énergie fossile qui émet le moins de gaz à effet de serre. Il est, sinon l'énergie déterminante de la transition en cours, du moins une énergie sur laquelle il conviendrait de se pencher. Il permet de produire de la chaleur et de l'électricité tout en émettant moins de gaz carbonique (CO2) que ne le fait charbon. Ajoutons qu'il peut également être utilisé comme carburant.
Les réalités auxquelles renvoie le mot carburant évoluent. Elles recouvrent ainsi l'incorporation de biocomposants dans le carburant, permettant de fournir des biocarburants, dont le biodiesel, mais aussi la recherche de carburants dits propres pour le transport aérien, ou encore l'utilisation de nouveaux types de carburant, comme le gaz naturel pour les poids lourds ou le gaz naturel liquéfié (GNL) de soute dans l'industrie des porte-conteneurs.
Enfin, Total s'investit dans le développement des énergies renouvelables, en particulier dans le solaire photovoltaïque, ainsi que dans le stockage d'électricité avec sa filiale Saft.
Il sera donc aujourd'hui question de stratégie d'adaptation et de changements technologiques. Quel est le mix énergétique de Total dans le mix énergétique global marqué par la montée en puissance de l'énergie électrique ? Quel sens y aurait-il à opposer une « ancienne » à une « nouvelle » énergie ? Dans les politiques volontaristes de subvention, que serait-il raisonnable ou chimérique de mettre en œuvre pour passer outre l'inertie de modèles technologiques ayant fait leurs preuves ? En particulier, le levier politique se montre-t-il raisonnable lorsqu'il prétend accélérer l'arrivée à maturité de solutions techniques se trouvant encore au stade de la recherche, mais trop souvent présentées comme prochainement accessibles, comme le stockage d'électricité ou l'hydrogène ?
Enfin, messieurs Sauquet et Steffan, quel est votre point de vue sur la tarification du carbone ?
Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demanderai de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Philippe Sauquet et Damien Steffan prêtent successivement serment.)
Je vous remercie, monsieur le président, de nous avoir invités dans le cadre de cette commission, et de nous donner ainsi de l'occasion de souligner l'importance que revêtent pour nous les énergies renouvelables.
Les énergies renouvelables sont au cœur de la stratégie du groupe Total, et ne constituent en rien, pour lui, une nouveauté. Voilà déjà quarante ans que nous sommes actifs dans l'énergie solaire. L'aventure des énergies renouvelables a donc commencé pour nous il y a longtemps. Elle ne répond en rien à un effet de mode, mais correspond à une conviction que le groupe s'est forgée à travers son engagement presque centenaire à l'échelle planétaire, selon laquelle le monde a besoin d'énergie. Nous avons en outre la conviction qu'il n'existe pas d'énergie idéale, et qu'il convient de faire évoluer le mix énergétique en prenant en compte la demande et l'offre permettant d'y répondre avec ses limites, ses contraintes de disponibilité et de coût et, bien sûr, les enjeux environnementaux afférents.
À ce stade de son histoire, le groupe Total doit résoudre une équation dont les deux principaux termes sont les suivants : d'une part, une population mondiale en croissance aspirant à l'énergie et à un certain confort de vie, d'autre part, la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre – notamment du secteur énergétique – pour limiter le réchauffement climatique. Total, qui est souvent décrit comme un groupe pétrolier – voire, dans le meilleur des cas, pétrolier et gazier – entend contribuer à résoudre cette équation. La définition qui nous correspond le mieux est celle d'un groupe énergétique qui intègre les enjeux climatiques dans sa stratégie, et qui a pour ambition d'apporter à ses clients une énergie abordable, disponible et propre, quelle que soit sa nature. Le pétrole, difficilement contournable dans le transport et la chimie, le gaz, énergie fossile la moins émettrice de CO2 et très abondante sur la planète, mais aussi l'électricité à bas carbone produite à partir de gaz ou d'énergie renouvelable, font aujourd'hui partie de notre cœur de métier. À ce titre, Total est un acteur à part entière de la transition énergétique, que je préfère d'ailleurs qualifier d'évolution. L'évolution du mix énergétique est en effet un processus de longue haleine qui a commencé avec l'histoire de l'humanité et se poursuivra avec elle.
Total étant un groupe mondial, sa stratégie l'est tout autant. En matière de carbone, son enjeu est de limiter les émissions à l'échelle de la planète et non d'un seul pays. Le groupe prend en compte les besoins de ses clients dans chacun des 130 pays où il opère. Nous intégrons bien entendu les objectifs de réduction des émissions de CO2 fixés par les États lors de la conférence internationale de 2015 sur le climat, soit 35 milliards de tonnes de CO2 émises à un horizon de vingt ans, à comparer aux 35 milliards de tonnes émises en 2010 et aux 75 milliards de tonnes qui seraient émises en 2035 si les tendances actuelles n'étaient pas inversées.
Nous prenons également en compte les scénarios de mix énergétique susceptibles d'atteindre ces objectifs. Les scénarios à faible émission de carbone publiés par les experts – par exemple, le sustainable development scenario de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) – font ressortir trois enseignements incontournables. Tout d'abord, nous devrons déployer une efficacité énergétique considérable pour maintenir une consommation d'énergie stable, tout en satisfaisant les besoins d'une population en croissance. Nous devrons ensuite développer des énergies renouvelables non émettrices de CO2. Enfin, nous devrons faire évoluer le mix d'énergies fossiles vers le gaz, lequel est deux fois moins émetteur de CO2 que le charbon. Ajoutons que la captation d'une partie, même limitée, des émissions de CO2 constituera un besoin incontournable à l'horizon de 2035.
Total est pleinement convaincu qu'il doit prendre en compte ces trois axes. N'oublions pas, pour autant, que le mix énergétique de ces scénarios correspond à une évolution et non à une révolution. Cette évolution n'a rien de facile. Elle implique des efforts gigantesques de développement de nouvelles technologies ainsi que de construction d'infrastructures de production, de transformation et de transport d'énergie. Cette évolution est nécessairement progressive. Selon les scénarios précités, la part des énergies renouvelables de dernière génération – solaire et éolien – passerait de 2 % à seulement 11 % du mix mondial à un horizon de 20 ans. La part de la biomasse moderne, principalement des biocarburants, passerait de 5 % à 9 % du mix mondial à l'horizon de 2035-2040. Les biocarburants ne font certes pas l'unanimité, mais permettent de réduire les émissions de CO2. Quant à la part de l'hydroélectricité, elle passerait de 3 % à 4 % à la même échéance, le nombre de sites pouvant accueillir des équipements de production hydraulique étant limité sur la planète. À l'échelle mondiale, la part du nucléaire passerait de 5 % à 9 %. Pour en venir aux énergies fossiles, la part du charbon devrait se contracter fortement, passant de 27 % à 15 % du mix mondial. Le pétrole devrait également diminuer, sa part passant de 32 % à 26 % du mix mondial. Enfin, la part du gaz devrait croître, pour passer de 22 % à 25 % du mix mondial.
En tant qu'acteur responsable, Total continue de développer un mix vertueux. Nous avons mis fin à notre activité de charbon dès 2015. Nous croyons à la nécessité des énergies renouvelables, mais aussi à une part accrue du gaz, à une efficacité énergétique renforcée et à des puits de carbone plus nombreux. Cependant, ne demandez pas à Total de cesser son activité pétrolière ! La planète aura encore besoin de pétrole pendant des décennies. Si des acteurs tels que Total cessaient de produire du pétrole, le prix du carburant à la pompe connaîtrait une flambée.
J'en viens aux actions menées par Total en matière de transition énergétique. Notre premier axe, peut-être le plus important à nos yeux, est le combat contre le charbon au profit d'une électricité faiblement émissive de CO2, issue du gaz ou d'énergies renouvelables. Pour réduire rapidement les émissions de gaz à effet de serre, il nous paraît prioritaire de restreindre l'usage du charbon. Celui-ci constitue aujourd'hui la première source mondiale d'électricité, mais aussi la principale source d'émissions de CO2 du secteur énergétique. Il peut être remplacé par du gaz ou des énergies renouvelables. Certes, le gaz est une énergie fossile. Il est toutefois deux fois moins émissif de CO2 que le charbon lorsqu'il est utilisé pour la génération électrique.
Total est favorable à un prix du carbone qui envoie un signal incitatif aux utilisateurs. Sur la planète, le charbon est souvent moins coûteux que le gaz. Cesser d'y recourir aura un coût économique et social. Nous sommes favorables à un signal économique qui accélérerait l'abandon ou le déclin du charbon via un prix du carbone. Un « signal prix » de 20 dollars la tonne de CO2, relativement raisonnable, suffit à susciter un basculement du charbon vers le gaz dans la production d'électricité. C'est le moyen le moins coûteux et le plus rapide de réduire massivement les émissions de CO2, d'autant que des centrales à cycle combiné gaz existent mais ne sont pas utilisées à plein, à la différence des centrales à charbon. Un signal prix ad hoc permettrait donc de réduire considérablement les émissions de carbone. Nous en avons fait le constat en Europe, notamment au Royaume-Uni mais aussi aux États-Unis, et pourrions assister au même phénomène dans d'autres pays, en particulier en Allemagne.
Un signal-prix de 20 dollars supplémentaires par tonne de CO2 provoquerait une transition vers les énergies renouvelables, notamment le solaire et l'éolien. Ce serait certes plus coûteux, et ces énergies présentent une contrainte d'intermittence. Enfin, un signal-prix cinq fois plus élevé serait nécessaire pour provoquer un basculement du charbon vers le solaire ou l'éolien couplé à des batteries, ce qui permettrait de s'affranchir du problème de l'intermittence. Le combat contre le charbon est donc essentiel, et nous le menons dans tous les pays où nous intervenons, depuis l'Europe jusqu'à la Chine, en passant par le Japon, la Corée, l'Inde et l'Afrique.
Passons au deuxième axe grâce auquel nous entendons gagner en efficacité et rendre un meilleur service à nos clients. Nous souhaitons leur apporter nous-mêmes et directement l'énergie et les services dont ils ont besoin. L'Europe et la France fournissent la meilleure illustration de la manière dont nous voulons intégrer, sur toute la chaîne, la production d'énergies faiblement émissives en carbone. En France par exemple, nous avons entrepris d'intégrer ces activités jusqu'aux clients finaux, tout au long de la chaîne du gaz, jusqu'à l'électricité. Nous sommes conscients que nos clients consommeront une part croissante d'énergie sous forme d'électricité, celle-ci étant d'un usage facile et évitant toute pollution locale. L'électricité fait indéniablement partie de nos activités de base. Aujourd'hui, Total compte quelque 5 millions de clients en gaz et électricité en Europe. Pour la seule France, nous visons en la matière une part de marché de 15 % à un horizon de cinq ans, correspondant à 6 millions de clients résidentiels.
Nous souhaitons produire une part croissante de l'électricité que nous commercialisons, en nous limitant strictement à une électricité faiblement émissive en carbone et en excluant le nucléaire. Nous entendons ainsi ne produire de l'électricité qu'à partir de gaz et de sources renouvelables, solaires, éoliennes et hydrauliques. Nous disposons de quatre centrales à cycle combiné gaz en Europe de l'Ouest, pour une capacité de 1,6 gigawatt (GW). Nous gagnerons deux centrales supplémentaires lorsque l'accord de cession entre Uniper et EPH sera finalisé, pour une capacité de 800 mégawatts (MW). Nous avons entrepris la construction d'une centrale à Landivisiau, à hauteur de 400 MW, qui aidera à sécuriser l'approvisionnement électrique de la Bretagne. Nous disposons également d'une base de production d'électricité renouvelable.
Notre aventure dans le solaire a commencé il y a quarante ans avec la production de panneaux photovoltaïques et l'alimentation en électricité solaire de villages africains non connectés au réseau. Nous avons considérablement accéléré cette dynamique en 2011 en acquérant une part majoritaire du capital de l'équipementier américain SunPower. Ce dernier était alors l'un des leaders des cellules et des panneaux solaires, mais avait été fragilisé par la réduction des soutiens publics aux énergies renouvelables postérieure à la crise de 2009. Il nous semblait important d'être un fabricant de cellules photovoltaïques pour contribuer à une baisse des coûts de cette technologie et assurer son succès. Les résultats ont été probants sur la chaîne photovoltaïque, puisque les coûts y ont été divisés par dix. La compétitivité de l'énergie solaire est désormais assurée.
Dans les années 2015-2016, nous avons affirmé notre ambition de devenir un producteur d'électricité solaire, au-delà d'un fabricant de cellules et de panneaux photovoltaïques. Afin d'accélérer l'essor de la production d'électricité renouvelable, solaire et éolienne, nous avons décidé de créer l'entité Total Solar et de développer, en partenariat, la société Eren, devenue Total Eren. Depuis notre rachat de Direct Énergie en 2018, nous avons intégré au sein du groupe les activités de la société Quadran. Grâce à cette dernière, nous disposons en France d'une capacité combinée – éolien terrestre et photovoltaïque – de quelque 700 MW. À l'échelle mondiale, nous visons une puissance de 7 GW en solaire et éolien terrestre à un horizon de cinq ans. L'éolien marin s'y ajoutera.
L'éolien marin constitue d'ailleurs notre troisième axe de développement. Nous avons appréhendé ce domaine avec des doutes manifestes durant de nombreuses années. En effet, les coûts de construction et d'entretien de ces infrastructures nous paraissaient prohibitifs. Nous n'envisagions pas de solliciter des subventions au niveau élevé qui était requis pour développer ces projets. Depuis, les technologies ont évolué. Nous sommes convaincus qu'elles permettent désormais de développer des projets d'éolien marin à un coût compétitif. C'est ainsi que nous avons remis récemment une offre conjointe avec Orsted – groupe danois qui occupe la première place mondiale de l'éolien marin avec 30 % de parts de marché – ainsi qu'avec le belge Elicio, pour le projet de parc éolien en mer au large de Dunkerque. En parallèle, nous étudions l'installation d'une batterie de grande puissance – 25 MW – à proximité du site, afin de contribuer à l'équilibre du réseau électrique.
Ceci nous conduit à notre quatrième axe, les batteries. L'intermittence des énergies renouvelables telles que le solaire et l'éolien prend une importance croissante à mesure que croît la part d'électricité produite à partir de ces sources. L'intermittence n'est pas problématique lorsque 5 % du mix électrique sont produits à partir de solaire et d'éolien, mais le devient véritablement si l'on entend porter cette proportion à 30 % ou 40 %.
Il existe aujourd'hui trois solutions économiquement envisageables pour pallier cette intermittence, le gaz au premier chef. Ainsi, les centrales à cycle combiné gaz permettent de compenser presque en temps réel les variations des énergies renouvelables. La deuxième solution est hydraulique. Les stations de transfert d'énergie par pompage permettent en effet de pomper et stocker de l'eau pendant la journée, puis de la turbiner pour produire de l'électricité durant la nuit. Ce moyen est néanmoins limité par la disponibilité des sites. La troisième solution réside dans les batteries. Total a souhaité devenir un acteur industriel dans ce domaine. C'est pourquoi, en 2016, il a acquis Saft, leader des batteries de spécialité pour l'espace, la défense et les télécommunications.
Lorsque nous en avons fait l'acquisition, Saft était peu présent dans le stockage d'énergie stationnaire. Nous avons souhaité développer activement ce domaine. Nous y visons aujourd'hui deux priorités. La première est un programme de recherche et développement dans le domaine des batteries lithium-ion à électrolyte solide, que nous menons avec des partenaires européens tels que Solvay, BASF, Siemens et Umicore. Ce programme vise à commercialiser, aux environs de 2025, des batteries plus sûres et plus denses en énergie, assurant une autonomie accrue. La deuxième priorité est d'améliorer encore la technologie actuelle des batteries lithium-ion à base d'électrolyte liquide, pour en accroître la sécurité et la densité, tout en réduisant leur coût autant que possible. À cet effet, nous avons créé une joint-venture en Chine avec la société Tianneng. Elle nous donne accès à un outil de grande capacité – soit 2 gigawattheures (GWh) de capacité de production annuelle, facilement extensibles à 4 GWh – pour produire à coûts bas. Elle nous procure en outre l'accès à l'important marché chinois.
Passons au cinquième axe qui guide le groupe Total, le véhicule électrique. Nous y croyons fermement et avons la conviction qu'il se développera, de façon prioritaire en milieu urbain où il contribue à réduire la pollution locale et les nuisances sonores, sans susciter trop de contrainte d'autonomie pour les utilisateurs. Nous entendons d'abord appréhender le véhicule électrique par le prisme de l'offre d'énergie, en offrant à nos clients la possibilité de s'approvisionner chez Total, qu'ils aient un véhicule thermique – essence, diesel ou gaz –, hybride ou électrique. Notre priorité est de leur donner accès à des bornes de recharge dans nos stations. Nous avons déjà engagé un travail en ce sens, en visant un maillage de bornes de recharge au sein de notre réseau de stations-service tous les 150 kilomètres en Europe de l'Ouest. À terme, 1 000 bornes à très haute puissance seront installées dans environ 300 stations. Naturellement, nous étudions aussi la façon d'offrir à nos clients la possibilité de s'approvisionner sur d'autres sites, notamment à leur domicile. Nous avons ainsi repris la société G2mobility, spécialisée dans l'installation et la gestion de bornes de recharge électrique, qui gère aujourd'hui 10 000 points de charge dans le domaine public en France, installés au sein de collectivités publiques et d'entreprises. Notez enfin que les constructeurs automobiles, soumis à l'obligation de compter dans leurs ventes une large part de véhicules électriques dès 2025, s'inquiètent de leur capacité à se procurer des batteries et à faire face, en la matière, à la concurrence chinoise.
Notre sixième axe est celui des biocarburants. Nous avons toujours considéré qu'ils constituaient un moyen rapide, disponible et efficace de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Nous incorporons depuis longtemps des biocarburants dans les carburants fossiles, en accord et en cohérence avec les politiques, notamment européennes, qui régissent ce domaine. Je ne résisterai pas à citer un projet qui nous tient à cœur et défraie aujourd'hui la chronique, la création d'une capacité de production de biocarburants à La Mède, dans les Bouches-du-Rhône. Nous avons présenté ce projet en 2015 en vue de reconvertir une raffinerie de pétrole. Il a reçu à l'époque les encouragements et l'approbation des autorités. Il consiste à traiter des huiles végétales pour produire des biodiesels de haute qualité, parfaitement miscibles avec les carburants pétroliers, sans limite maximale d'incorporation. Cet approvisionnement était et reste envisagé, de façon prioritaire, à partir d'huiles usagées, dans une logique d'économie circulaire. Cependant, bien que nous y ayons travaillé avec les partenaires les plus compétents, notamment Suez, le potentiel reste limité par rapport aux enjeux. Nous savions donc d'emblée que nous devrions compléter l'approvisionnement par d'autres huiles végétales, dont de l'huile de palme. Cette dernière est la plus économique sur les marchés, car elle présente le meilleur rendement à l'hectare. En cela, elle minimise l'impact sur les surfaces de production. Dès le départ, nous avions pris l'engagement de nous approvisionner exclusivement en huile de palme certifiée durable. Des certifications existent en effet pour garantir que l'approvisionnement est effectué auprès de producteurs qui s'engagent à respecter un ensemble de contraintes, notamment en matière de déforestation. Les évolutions législatives récentes nous placent dans une position extrêmement difficile. Les industriels ont besoin d'une législation stable afin d'avoir la visibilité nécessaire pour procéder à des investissements et préserver leurs emplois. Or les dernières décisions ayant été prises, si elles sont maintenues, font peser une menace sur les 250 postes que nous souhaitions maintenir à La Mède. Je suis prêt à répondre à vos questions sur ce sujet.
Le septième axe de notre stratégie de réduction des émissions de CO2 réside dans les puits de carbone. Nous y travaillons à travers un grand projet de stockage de carbone en Norvège, après le pilote que nous avons conduit avec succès à Lacq il y a quelques années. Nous souhaitons en outre engager un développement plus important des puits naturels, en particulier dans les forêts.
Il y a bien d'autres domaines dans lesquels j'aurais pu vous présenter la position du groupe Total, comme le biogaz, l'hydraulique ou encore l'hydrogène – lequel n'est pas une énergie mais un vecteur propre, à l'instar de l'électricité. Toutefois, le temps nous presse, et je me propose de répondre à vos éventuelles questions sur ces sujets.
Lors d'une précédente audition, nous avons eu la surprise d'apprendre que la part des biocomposants dans les biocarburants était assez variable, sans véritable garantie pour les clients. Quelle en est la lisibilité pour les consommateurs ?
Lorsque les premières réglementations européennes ont paru sur l'incorporation de biocomposants dans les biocarburants, il n'existait aucune norme. Des biocarburants ont été développés à base d'éthanol dans l'essence, et à base d'huile végétale dans le diesel. Un débat a ensuite eu cours sur la concurrence qui s'exerçait entre les cultures destinées à l'alimentation et celles qui étaient destinées aux biocarburants. Les surfaces disponibles pour les activités agricoles sont en effet, par définition, contraintes. Est ainsi apparu le concept de biocarburant de deuxième génération, censé ne pas entrer en concurrence avec l'alimentation humaine. Il consiste à utiliser la lignocellulose. Or cette biomasse de deuxième génération est très coûteuse, plus encore que la première. Elle correspond à la partie des plantes qui résiste le plus à l'agression et à la déconstruction de son squelette en carbone. Nous y travaillons néanmoins, en particulier dans le cadre du projet pilote BioTfuel à Dunkerque. Ses coûts sont sans commune mesure avec ceux de la première génération. Notez, pour finir, que les réglementations européennes différencient les parts de biocarburants de première et de deuxième génération pouvant être incorporées.
Le dernier débat introduit en France à l'occasion du projet de La Mède est d'une autre nature. Il consiste à attaquer le principe même selon lequel les biocarburants pourraient contribuer à la réduction des émissions de CO2. En la matière, les réglementations sont inexistantes. Nous peinons à trouver une base rationnelle aux législations prises dans certains pays, y compris en France. Aussi nous trouvons-nous dans une situation d'inconfort. Un procès médiatique a été intenté à l'huile de palme, en partie pour ses qualités gustatives – domaine dans lequel je suis incompétent. Quoi qu'il en soit, l'huile de palme est employée de longue date dans le domaine énergétique. Les premiers agriculteurs français à avoir développé la filière des biocarburants à base d'esters d'huile végétale importent depuis longtemps de l'huile de palme. Total n'est donc en rien pionnier en la matière, contrairement à ce qui a pu être dit. Sur le fond, la discussion est complexe. Les pays producteurs d'huile de palme manifestent leur incompréhension quant aux récriminations qui leur sont faites : ils affirment que s'ils devaient passer à l'huile de colza, ils utiliseraient davantage de surfaces, de pesticides et d'engrais. La Malaisie et l'Indonésie sont manifestement trop éloignées de nos contrées pour arriver à s'y faire entendre. Des pays africains produisent aussi de l'huile de palme et préfèrent rester silencieux dans ce débat. À ce sujet, je vous encourage à écouter les experts du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Les grands spécialistes de l'huile de palme et des semences de palmiers à huile sont en effet français et représentés par cet organisme.
Je crois avoir compris que les biocarburants résultaient de l'incorporation de biocomposants dans des carburants classiques. Or, le pourcentage de ces biocomposants semble être variable à la pompe. Les consommateurs ont donc le sentiment d'acheter un carburant vertueux, mais n'ont pas d'assurance sur sa composition.
Il existe une incitation économique évidente à maximiser le pourcentage d'huile végétale dans le diesel ou d'éthanol dans l'essence. Les acteurs ont tout intérêt à atteindre le taux maximal d'incorporation, qui est compris entre 8 % et 9 % selon les pays.
Ce calcul s'effectue néanmoins en moyenne. Lorsqu'un consommateur fait le plein à une station-service, il ne peut pas être certain que le biocarburant qu'il met effectivement dans son réservoir contient 9 % de biocomposants.
En effet. Le même phénomène vaut pour l'électricité : les électrons sont les mêmes, qu'ils soient produits à partir d'électricité, de charbon, de nucléaire ou d'énergie renouvelable. Nous procédons à des raisonnements en moyenne. Il n'est donc pas possible de garantir qu'un consommateur précis met dans son réservoir un biocarburant atteignant le pourcentage maximal d'incorporation.
Monsieur Sauquet, vous semblez opposer un certain effet de mode, appelant une accélération, à une logique de transition plus progressive qui est selon vous en œuvre. Quelle forme prend cet effet de mode, et comment se manifeste-t-il dans les différentes régions du monde ?
Total est véritablement engagé à développer les nouvelles énergies, notamment renouvelables. Nous sommes fondamentalement agnostiques en termes d'énergie. Nous résistons à un effet de mode qui affirmerait, de façon simpliste, que la solution réside exclusivement dans le solaire ou l'éolien. L'acceptabilité de l'éolien varie selon les pays et les régions. Le solaire, pour sa part, est plutôt bien perçu. Gardons-nous pour autant de croire qu'en cinq ou dix ans, il sera possible de basculer l'ensemble du mix énergétique de la planète vers l'énergie solaire. Cela induirait un goulot d'étranglement dans l'accès aux matières premières, et soulèverait un réel problème d'intermittence.
Nous devons tenir un cap sans en dévier, afin de ne pas gaspiller les investissements et les subventions lourds requis dans ces domaines. Il faut savoir s'adapter à l'environnement spécifique de chaque pays pour concilier l'ambition de réduire les émissions de CO2 et la capacité à proposer une offre énergétique abordable pour les clients. Un coût trop élevé de l'énergie engendrerait de réelles difficultés avec les consommateurs, voire avec les électeurs.
Monsieur le directeur général, vous avez évoqué le risque de suppression de 250 emplois dans votre installation de La Mède. À l'inverse, combien d'emplois envisagez-vous de créer grâce au développement des énergies renouvelables ?
De toute évidence, le développement de nouvelles énergies s'accompagne de la création d'emplois. Dans le domaine de l'efficacité énergétique par exemple, Total a acquis en 2017 la société GreenFlex, dont l'effectif est passé de 200 à 350 employés. Notez qu'une partie des emplois liés au développement de nouvelles énergies n'est pas nécessairement localisée dans les pays qui les consomment. Hier, les panneaux et cellules solaires étaient largement fabriqués en Europe, notamment en Allemagne qui en fut le premier marché mondial. Désormais, la Chine assure l'essentiel de cette production au plan mondial. Les emplois afférents à ces technologies peuvent donc être délocalisés. L'installation physique des équipements, elle, ne le peut pas. Force est de constater que le monde occidental a perdu la bataille des composants du photovoltaïque au profit de la Chine. Si nous n'y prenons garde, il en sera de même pour les batteries. La délocalisation de la fabrication des éoliennes serait en revanche plus difficile, leurs composants étant volumineux. Au total, des emplois seront donc créés, mais je suis loin d'être certain qu'ils compenseront les emplois qui auront disparu sous l'effet de la transition énergétique.
Je m'intéresse au rôle de proximité que peuvent jouer les stations-service dans les territoires, notamment dans les zones rurales. Ce réseau peut-il avoir un effet vertueux dans la nécessaire diffusion d'information sur l'efficacité énergétique et sur les solutions permettant de consommer moins d'énergie ?
Nous avons décidé de mettre un coup d'arrêt à la réduction du nombre de nos stations-service en France. Lorsque la consommation de carburant diminue, certaines de ces installations ne sont plus guère rentables et doivent être fermées. Néanmoins, nous sommes conscients que les stations-service contribuent au lien social qui est nécessaire pour préserver la vitalité de certains territoires. Nous avons estimé qu'un groupe comme Total se devait d'être un acteur responsable et d'accepter une forme de surcoût en maintenant une implantation locale au plus près des populations et des clients.
Pouvons-nous tirer parti de ce réseau pour éduquer les consommateurs en matière d'efficacité énergétique ? Par définition, les clients qui fréquentent nos stations-service possèdent un véhicule. L'efficacité énergétique de celui-ci tient dans une certaine mesure au carburant. Grâce au produit Excellium que nous avons développé, nos clients peuvent rouler davantage pour le même volume de carburant. En la matière cependant, la principale source d'efficacité énergétique tient à la réduction de la consommation des moteurs par les constructeurs automobiles.
Nous essayons également d'utiliser notre réseau de stations-service pour sensibiliser nos clients à nos autres activités, comme l'électricité. La campagne de lancement de la nouvelle marque Total Direct Énergie propose d'aider les consommateurs à accentuer encore leurs efforts – déjà importants – d'efficacité énergétique. À titre d'exemple, notre boîtier Atome, pouvant être fixé sur un compteur Linky, permet à nos clients de suivre en temps réel la consommation électrique de leur foyer sur leur téléphone portable. Nous nous efforçons donc de nouer une relation avec nos consommateurs pour diffuser des messages pédagogiques, et les stations-service peuvent constituer un relais à cet égard. Nous entendons en particulier valoriser notre bouquet d'énergies et sa possible contribution à l'efficacité énergétique. Nous proposons ainsi une réduction sur le prix de nos carburants aux clients de notre offre électrique. Cette éducation sera longue, car la transformation d'un groupe comme Total et l'évolution de son image demanderont du temps.
En faisant référence aux stations-service, je pensais plutôt à une pédagogie qui porterait sur l'écoconduite, c'est-à-dire sur les pratiques permettant aux usagers de la route de réduire leur consommation de carburant. Il peut s'agir de veiller à avoir des pneus suffisamment gonflés, par exemple. Il semble que le bon usage d'un véhicule puisse réduire jusqu'à 20 % ou 30 % la facture de carburant.
Nos stations-service sont dotées de bornes de gonflage des pneus, et nous rappelons aux usagers que ce facteur a une influence sur leur consommation de carburant. Nous avons par ailleurs mené plusieurs types d'actions dans le domaine de l'écoconduite, mais je ne suis pas certain que Total soit perçu comme un acteur crédible en la matière. Nous pouvons et devons néanmoins persévérer.
Certaines de vos remarques, monsieur Sauquet, semblent entrer en contradiction avec les propos de personnalités que nous avons auditionnées précédemment, en particulier sur l'intermittence. Vous avez souligné que celle-ci pouvait être aisément pilotée lorsque les énergies intermittentes représentaient 5 % de la production électrique, mais plus difficilement quand elles en atteignaient 30 %. Au contraire, certains des interlocuteurs qui vous ont précédé semblaient affirmer que l'intermittence ne posait problème que lorsque la part des énergies intermittentes était faible, à 5 %. Lorsqu'elle se monte à 30 % en revanche, le foisonnement des sources permettrait de compenser les éventuelles carences : quand le vent ne souffle pas dans le Nord, probablement souffle-t-il dans le Sud ; et quand il ne souffle pas en France, probablement souffle-t-il en Allemagne. Les systèmes étant interconnectés, nous a-t-on expliqué, le foisonnement d'énergies intermittentes lisse le caractère problématique de l'intermittence. Cette théorie du foisonnement repose-t-elle sur des bases scientifiques avérées, ou est-elle empirique ?
La situation de chaque pays ou de chaque réseau est spécifique. Ainsi, le foisonnement ne vaut pas dans un village d'Afrique non connecté au réseau, doté de panneaux solaires sans batteries. Ses habitants n'ont pas d'électricité la nuit.
L'électricité étant difficile à stocker, la plupart des réseaux ont surdimensionné leur capacité de production afin de faire face aux pointes. Suivant les pays, ces dernières peuvent survenir une ou deux heures par an. La France a misé sur le chauffage électrique, peut-être à tort, ce qui l'a conduite à installer une surcapacité importante pour passer la pointe d'hiver. Lorsque les énergies renouvelables ont été introduites, cette gigantesque surcapacité permettait de piloter leur intermittence. Une fois encore, chaque réseau a une configuration spécifique. L'Allemagne a défendu la théorie selon laquelle le réseau serait suffisamment alimenté l'hiver, lorsque la demande est forte, par les vents soufflant dans le Nord. Or, tel n'a pas toujours été le cas. Le réseau européen, si interconnecté soit-il, a d'ailleurs connu une faiblesse à la suite d'un léger incident.
Pour nous en tenir à la France et à l'Europe, la théorie du foisonnement est-elle empirique, ou repose-t-elle sur un raisonnement scientifique ? Certains interlocuteurs nous ont affirmé que lorsque la part des énergies renouvelables atteindrait 30 %, le problème de l'intermittence serait gommé par le foisonnement. Cette affirmation est-elle documentée par des arguments scientifiques, ou se contente-t-on, en l'exprimant, de relayer une position allemande qui montre d'ailleurs ses limites ?
Mon avis est que ce raisonnement résulte de statistiques météorologiques faisant que, dans la plupart des cas, le foisonnement fonctionne. Toutefois, un pays développé comme le nôtre présente une telle dépendance à l'électricité que le coût de la défaillance n'est pas acceptable. Pouvons-nous nous reposer sur des bases statistiques laissant penser que la situation sera satisfaisante à 90 % du temps ? Ces statistiques ont leur part d'incertitude. Lorsqu'un bel anticyclone se présente en plein hiver, le froid génère des besoins élevés de consommation électrique, et le vent fait défaut, tout comme la production éolienne. La nuit, le solaire ne fonctionne pas. Le foisonnement est alors inopérant.
Monsieur Sauquet, n'est-il pas schizophrénique pour un groupe comme Total, dont le chiffre d'affaires dépend essentiellement d'activités liées au pétrole, de développer des énergies renouvelables pouvant aller à l'encontre de son modèle de rentabilité dominant ?
C'est une question très pertinente, qui reflète l'attitude qu'avaient une bonne part de nos employés jusqu'à une période récente. Pourquoi développer des énergies renouvelables qui affecteront le chiffre d'affaires réalisé par le groupe dans son cœur de métier ? Nous avons dépassé ce dilemme. En effet, nous sommes convaincus que ce qui importe, dans la durée, est de satisfaire nos clients. Si nous ne développons pas les énergies répondant à leurs attentes, les activités du groupe finiront par décliner. Nous avons la capacité et le temps de développer nous-mêmes, dans l'anticipation, les compétences et les activités qui nous permettront d'opérer cette transition. Le pétrole représente plus de la moitié de notre chiffre d'affaires. Le gaz vient le compléter jusqu'à 80 % ou 90 %. Toutefois, cette part est appelée à diminuer, et sera remplacée par de nouvelles activités.
Total vient d'annoncer un programme de remplacement de chaudières. Dans ce cadre, il démarchera ses clients consommateurs de fioul pour leur expliquer qu'ils peuvent réaliser des économies, tout en étant plus vertueux, en passant à des chaudières faiblement émissives en carbone : gaz ou pompes à chaleur électriques. Inutile de préciser que la démarche n'est pas totalement naturelle pour nos commerciaux ! Il en va néanmoins de la survie du groupe. Ce choix stratégique est structurant pour Total. Nous sommes fondamentalement convaincus qu'il est dans notre intérêt de prendre ce virage.
Monsieur Sauquet, à vous entendre décliner les différents axes suivis par Total – gaz, éolien, photovoltaïque, biocarburants… –, nous pourrions le comparer à un joueur qui placerait la même mise sur tous les numéros. Peut-il en sortir gagnant ? Certains modèles vous paraissent-ils plus pertinents que d'autres pour la France en termes de rendement énergétique ? Quid des biocarburants et de l'hydrogène ? Notez que l'éolien rencontre des problèmes d'acceptation de la part de certains de nos concitoyens. Il convient aussi d'intégrer les conséquences de chacune des solutions pour la filière, et de les appréhender jusqu'en aval, à l'égard du recyclage. Je pense ici, entre autres, aux panneaux solaires. Total identifie-t-il un modèle énergétique dans lequel il lui semble plus pertinent d'investir ?
Nous sommes guidés par le coût économique des différentes énergies, auquel nous intégrons les coûts du CO2 et du CO2 évité. Le groupe étant présent dans 130 pays, il ne saurait faire un choix qui s'appliquerait à tous. Nous sommes au contraire appelés à assurer une diversité de mix énergétique. Nous veillons de longue date à nous concentrer sur les énergies susceptibles d'être à terme rentables sans subvention. Cela nous a conduits à écarter l'éolien marin il y a quelques années. Nous avons pourtant été près de remettre des offres dans ce domaine. Elles prévoyaient un coût minimum de 150 à 200 euros par mégawattheure (MWh), alors que le prix de marché de l'électricité était de 50 euros par MWh. Nous ne pouvions pas nous y lancer sans un espoir de diminution rapide de ce coût. Aujourd'hui, force est de constater que l'industrie a réussi à l'abaisser. C'est pourquoi nous nous intéressons à nouveau à cette technologie.
Nous écartons donc les solutions trop coûteuses. C'est le cas du biogaz. En soi, cette énergie est fort intéressante. Cependant, son modèle économique le limite à des quantités réduites. Je peine à voir comment le procédé de production du biogaz pourrait être industrialisé de façon à le rendre compétitif sur le plan économique.
Monsieur Sauquet, parlez-vous ici de biogaz par méthanisation, pyrogazéification ou hydrogène ?
Chacune de ces solutions pose des problèmes distincts. De toute évidence, la méthanisation est trop coûteuse. Nous n'investissons pas massivement dans l'hydrogène, mais ne l'écartons pas pour autant. Le raffineur que nous sommes est d'ailleurs le plus grand producteur d'hydrogène au niveau mondial, puisque nous l'utilisons pour désulfurer nos carburants. Certaines de nos stations-service proposent aussi de l'hydrogène en Allemagne. Aujourd'hui toutefois, nous n'identifions pas de progrès technologique qui permettrait de créer une filière d'hydrogène renouvelable compétitive à un horizon de dix ou quinze ans. Les électrolyseurs sont onéreux et ont un très mauvais rendement énergétique. Ils impliquent de consommer de l'énergie pour produire de l'hydrogène. Peut-être en sera-t-il autrement dans deux ou trois décennies. C'est pourquoi nous n'écartons pas totalement la solution de l'hydrogène comme biocarburant. Nous restons aux aguets des évolutions technologiques, et focalisons nos investissements sur celles qui nous semblent matures ou proches de la maturité sur le plan économique.
La France est un cas extrêmement spécifique. Elle a la chance d'avoir été dotée d'un outil nucléaire à une époque où cette énergie était relativement économique. Notez incidemment que c'est le surdimensionnement de l'outil nucléaire qui a conduit notre pays à favoriser le chauffage électrique. L'outil nucléaire dont nous avons hérité est peu émetteur de CO2. Il doit être utilisé au maximum. Quant à construire de nouvelles installations nucléaires, la réponse est beaucoup moins évidente. Ce serait en effet extrêmement coûteux, sans compter les exigences de fiabilité à remplir. Cette énergie présente aussi d'autres inconvénients, parmi lesquels ses déchets mais aussi le risque de prolifération de combustibles pouvant conduire certains pays à accéder à l'arme nucléaire.
Il est sensé de développer l'éolien et le solaire en France. La France a eu raison de ne pas s'empresser d'investir dans l'éolien marin. Les technologies de nouvelle génération qui apparaissent actuellement changent la donne. J'estime même que les projets qui viennent d'être confirmés par le gouvernement affichent des prix trop élevés.
Il doit par ailleurs être mis fin au charbon.
Enfin, il me paraît important que la France maintienne une production de gaz afin de conférer une certaine souplesse au réseau électrique et de contribuer à l'équilibrer. Les pays limitrophes ne seront pas toujours disponibles pour nous aider. Lorsque l'Allemagne aura cessé sa production nucléaire, la part d'énergie contrôlable y diminuera fortement. Ce pays entend également supprimer le charbon à l'horizon de 2037, date qui me paraît d'ailleurs assez éloignée compte tenu des enjeux écologiques. Quoi qui en soit, l'Allemagne sera de plus en plus contrainte sur le plan énergétique. Nous ne pourrons plus nécessairement compter sur elle pour équilibrer notre réseau électrique, comme nous avons pu le faire dans le passé. Outre le gaz, le nucléaire peut nous y aider, mais il manque de souplesse.
Lorsqu'un conducteur achète du biocarburant, son pourcentage de biocomposants est-il indiqué d'une quelconque manière dans le nom du produit ?
C'est le cas pour l'éthanol. Un produit constitué largement d'éthanol est commercialisé mais ne correspond pas aux capacités de tous les moteurs. Il est fait obligation d'indiquer son pourcentage de biocomposants. En revanche, les carburants classiques que sont le super 95, le super 98 et le diesel ne possèdent pas d'étiquetage sur ce taux. La réglementation française leur impose de comporter en moyenne un certain pourcentage de biocomposants.
Pour inciter les automobilistes à se tourner vers ce type de carburant, le législateur devrait-il imposer que cette information soit communiquée ?
Il est utile d'informer les consommateurs que le produit qu'ils mettent dans leur réservoir contient des biocomposants. Cette information mériterait d'être davantage mise en valeur. Toutefois, il serait compliqué d'assurer une traçabilité précise de chaque goutte d'essence.
Monsieur Sauquet, pensez-vous que la taxation sur les biocarburants est suffisamment incitative par rapport à celle qui concerne les carburants classiques ?
Oui. Il existe aujourd'hui une incitation économique évidente à atteindre le taux maximal d'incorporation de biocarburants prévu par la législation. Le problème est plutôt désormais d'augmenter le taux d'incorporation, si telle est l'ambition.
Pas à ma connaissance. En revanche, un fabriquant qui n'incorpore pas les volumes de biocarburants prévus par la loi endure des pénalités.
L'État devrait-il instaurer une quelconque incitation pour développer les biocarburants en France, au détriment du carburant fossile ?
Le système actuel fonctionne. Si l'objectif du gouvernement est d'accroître la part de biocarburant consommée en France, l'outil le plus évident est d'augmenter le taux d'incorporation.
Cette part est de l'ordre de 6 % à 8 %.
En effet, notamment pour des raisons technologiques. À titre d'illustration, le biodiesel est un ester méthylique d'huile végétale issu d'une filière chimique. Les esters n'ont pas la même composition chimique que les carburants fossiles, et peuvent entraîner des désordres dans les moteurs si leur taux dépasse 8 % à 9 % de la composition du carburant. Les constructeurs automobiles ont toujours défendu une limitation du pourcentage d'ester dans les carburants. Le projet de La Mède a la spécificité de produire un biodiesel qui correspond chimiquement à la composition d'un produit pétrolier, et qui est donc miscible sans limite. Si cette filière technologique se développait, nous pourrions augmenter significativement les taux d'incorporation.
Monsieur Sauquet, vous avez évoqué l'huile de palme pour expliquer l'impact que pouvait avoir un sujet connexe sur le développement d'une filière industrielle. A contrario, nous ne voyons pas émerger de débat, en France, sur la façon dont les cellules photovoltaïques sont produites en Chine. Selon vous, ce processus de fabrication remplit-il toutes les conditions nécessaires pour assurer une sauvegarde de la biodiversité, des sols et des paysages ?
Je ne crois pas que les producteurs chinois de cellules photovoltaïques soient significativement moins respectueux dans leur approvisionnement en matières premières que les fabricants non-chinois. Du reste, ces derniers ont quasiment disparu. Total fait partie des rares rescapés qui essaient de survivre face à la concurrence chinoise. Le gouvernement chinois a tant subventionné la production de cellules photovoltaïques que cette industrie a été quasiment éradiquée dans le reste du monde.
Pas que je sache.
Dans la fabrication de ses cellules photovoltaïques, Total n'utilise donc pas de procédé industriel qui serait défavorable à la planète, monsieur Sauquet ?
Non. Les cellules de SunPower sont produites en Malaisie et aux Philippines. Elles sont ensuite assemblées sous forme de panneaux. Nous avons réussi jusqu'à présent à maintenir nos unités de panneaux hors d'Asie. Nous en comptons notamment deux en France, que nous soutenons à bout de bras. Ce process de production ne comporte pas de tare environnementale.
Il me semblait pourtant que cette production avait recours au charbon. Si vous affirmez le contraire, je veux bien vous croire, monsieur Sauquet.
Tout processus de fabrication consomme de l'énergie et de l'électricité. Or la Chine produit son électricité à partir de charbon. Par ce biais, la fabrication de panneaux photovoltaïques en Chine induit des émissions de CO2. Ce n'est toutefois pas un composant majeur de cette production.
Plus généralement, la production de toutes les énergies renouvelables consomme elle-même de l'énergie.
Monsieur Sauquet, vous avez signalé que Total dotait ses stations-service de bornes de recharge électrique. Vous avez ajouté que d'autres bornes s'y ajouteraient, notamment via G2mobility. Si la recharge de véhicules électriques n'était effectuée que dans les stations-service, le maillage de celles-ci devrait-il être le même que celui des pompes à essence ?
Absolument pas. En l'état actuel de la technologie, le véhicule électrique est appelé à se développer prioritairement en milieu urbain, où le compromis entre ses bénéfices et ses contraintes est le plus favorable. Pour le transport extra-urbain, le problème de l'autonomie se pose davantage. Nous pouvons imaginer que les propriétaires d'un véhicule électrique souhaiteront l'utiliser pour partir en week-end. Il serait dommage qu'ils n'aient pas la possibilité de le recharger. Nous estimons que 10 % à 15 % de l'électricité destinée à charger les véhicules seront fournis par les stations-service. Pour le reste, le temps de charge étant assez long, l'immense majorité de cette énergie sera puisée soit au domicile des utilisateurs, où les véhicules passeront la nuit, soit sur leur lieu de travail. Dans le réseau de stations-service, le temps que les automobilistes consacreront à la recharge sera plus court. Il serait néanmoins dommage que nous ne leur offrions pas ce service.
Les stations-service offriront donc plutôt une recharge d'appoint qu'elles ne constitueront le squelette d'un réseau d'infrastructures. J'en viens à mon autre question. D'après vous, monsieur Sauquet, faut-il cesser de subventionner les énergies vertes électriques intermittentes matures comme le solaire et l'éolien terrestre ?
Ces technologies sont proches de la maturité, mais ne l'atteignent pas encore tout à fait. Or, dès que les subventions se réduisent, le rythme de progression de ces énergies ralentit considérablement. Il y a quelques années, abstraction faite de l'intermittence, nous étions convaincus qu'à l'horizon de 2018 ou 2019, nous n'aurions plus besoin de subvention. Depuis, le prix du pétrole a fortement chuté. En conséquence, les énergies fossiles ont retrouvé de la compétitivité. Ce faisant, la compétitivité des énergies renouvelables a été reportée dans le temps.
Si l'on souhaitait développer les énergies renouvelables de façon accélérée et importante, il faudrait traiter le problème de l'intermittence, ce qui n'est pas possible sans subvention.
Devons-nous comprendre que tant qu'il n'existera pas de solution de stockage, il faudra continuer à subventionner les énergies vertes électriques ?
Aujourd'hui, lorsqu'on couple des batteries à des panneaux solaires ou à de l'éolien terrestre pour obtenir deux à trois heures d'autonomie supplémentaires, cela porte le coût de l'électricité à 200 euros par MWh, quand le prix du marché est de 50 euros par MWh.
Il nous a été dit que les nouvelles éoliennes terrestres produisaient une électricité aux alentours de 50 euros par MWh. Cela laisse penser que nous pourrions supprimer les subventions pour les nouveaux projets.
Ce prix est tout à fait exact, sachant toutefois qu'il s'agit d'une énergie intermittente.
Le prix du marché a longtemps été de l'ordre de 35 à 40 euros le MWh. Il est aujourd'hui de 50 euros le MWh. De nombreux développeurs de projets solaires et éoliens, qui étaient ravis d'avoir défini leur tarif avec un prix de reprise fixe, seront moins à l'aise le jour où ils dépendront des conditions du marché.
Nous devons aussi mettre fin à une situation où des entreprises privées jouissent d'une garantie de résultats astronomiques financés par de l'argent public. Je précise que je ne vise pas ici le groupe Total. Si les subventions étaient supprimées, il y aurait certes moins de chasseurs de primes, mais le marché s'en trouverait peut-être rationalisé.
Pour notre projet de parc éolien maritime au large de Dunkerque, nous n'avons eu besoin d'aucun mécanisme de subvention. Total continuerait de développer les énergies renouvelables même si les subventions disparaissaient. Cependant, je vois de nombreux acteurs poursuivre des projets sans avoir une capacité financière suffisante pour prendre le risque d'un prix de marché.
Je retiens de vos propos, monsieur Sauquet, qu'au moins un acteur économique serait capable de produire des énergies renouvelables sans subvention. Par ailleurs, l'existence de dispositifs d'aide incite des acteurs qui n'ont pas une viabilité financière suffisante à se lancer dans de tels projets. Sans incitation, ils ne le feraient pas. Je note que même en présence d'une incitation, Total a décidé dans un premier temps de ne pas opérer dans l'éolien marin. Cela nous interroge sur l'objectif des incitations. Si une incitation même généreuse ne suffit pas à convaincre un acteur d'adopter une position risquée, alors que dans d'autres cas ce même acteur peut se passer d'incitation, comment justifier le dispositif actuel ?
Il suffirait de fixer un prix du carbone adéquat pour inciter au développement de nombreuses énergies renouvelables non émettrices de CO2. C'était d'ailleurs le principe du système d'échange de quotas d'émissions européen. Il s'est trouvé que pendant plusieurs années, le prix fixé dans ce cadre étant trop faible, la contrainte n'était pas suffisante. Maintenant que le prix de la tonne de CO2 sur le marché européen dépasse 20 euros, le signal économique est suffisant.
Le prix du carburant est aujourd'hui plus élevé qu'avant la crise des « gilets jaunes », à 1,48 ou 1,58 euro le litre selon les produits. L'une des préoccupations de notre commission porte sur la sensibilité des Français au financement de la transition énergétique, laquelle passe notamment par le carburant. Diverses possibilités sont sur la table : taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) flottante, taxe carbone remaniée… Quelle est votre opinion sur ces sujets, monsieur Sauquet ?
Le prix du carburant à la pompe est constitué de deux tiers de taxes. Ce niveau est supérieur à celui qui est appliqué dans de nombreux autres pays. Reste un élément volatil : le prix du baril de pétrole. Nous l'avons vu fluctuer entre plus de 100 euros et 50 euros, voire 30 euros. Il est aujourd'hui de 70 euros. Ces fluctuations sont difficiles à suivre et à comprendre pour les consommateurs. De mon point de vue, le principe de la TIPP flottante est loin d'être idiot. Ce dispositif peut permettre de lisser les prix et d'éviter que les consommateurs soient soumis à une volatilité. Il existe néanmoins des pays où la volatilité est de mise et où le signal économique est donné directement aux citoyens : lorsque le prix du pétrole est élevé, celui de l'essence l'est également, ce qui conduit à moins consommer.
Nous avons eu une taxe de cette nature avec le système d'échange de quotas d'émissions européen : le prix s'ajustait pour atteindre l'objectif d'émissions de CO2 fixé par l'Europe. Sous l'effet d'une croissance économique inférieure aux anticipations, entre autres facteurs, les émissions de CO2 ont assez facilement rempli l'objectif européen. Logiquement, le signal-prix a baissé à un niveau relativement faible. D'aucuns en ont conclu que ce système ne fonctionnait pas. La raison était simplement que nous étions en train d'atteindre les objectifs quantitatifs. Une taxe fixe présente le mérite d'être plus lisible. Elle demande néanmoins de piloter l'autre terme de l'équation, à savoir la quantité. L'équation comporte en effet deux contraintes. Soit on fixe la quantité de CO2 pouvant être émise, et le prix de celui-ci s'adapte pour que cet objectif soit rempli – quitte à s'effondrer lorsque la cible est atteinte –, soit on fixe un prix du CO2 dans le but de contenir les émissions. Les deux logiques fonctionnent, mais leur effet d'affichage est différent.
Nous vous remercions pour vos explications, monsieur Sauquet. Nous aimerions prendre connaissance des analyses que vous menez sur le coût de la tonne de CO2 évité par type d'énergie. Nous pourrions ainsi comparer les conséquences environnementales que vous attribuez, en tant qu'investisseur avisé, aux différentes énergies.
L'audition s'achève à dix-huit heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique
Réunion du mardi 7 mai 2019 à 17 heures
Présents. - M. Julien Aubert, Mme Sophie Auconie, Mme Laure de La Raudière, Mme Laurence Maillart-Méhaignerie, M. Nicolas Turquois
Excusés. - M. Christophe Bouillon, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Véronique Louwagie