Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 10h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • antisémite
  • antisémitisme
  • haine
  • juif
  • mémoire
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  • shoah

La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition commune de Mme Noémie Madar, présidente de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et de M. Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

La séance est ouverte à 10 heures 30.

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. Je vous souhaite la bienvenue dans cette mission d'information.

Depuis le mois de juin nous travaillons à dresser un état des lieux des formes de racisme dans la société française et à tenter d'identifier des propositions de mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme.

Nos travaux portent, entre autres, sur l'antisémitisme, puisque la mission est née d'un débat assez vif sur une proposition de résolution d'un de nos collègues, Sylvain Maillard, qui visait à assimiler l'antisionisme à une forme d'antisémitisme. Nous continuons à travailler sur cette question, car il s'agit d'une forme particulière et résurgente de racisme, qui revêt une épaisseur historique très forte. Nous avions l'occasion d'en parler, dans différentes auditions, notamment avec Mme Dominique Schnapper.

Chaque racisme a son histoire. Jusqu'à présent, nous avons entendu des associations, des universitaires, des historiens. Nous avons également entendu M. Georges Bensoussan, spécialisé dans l'histoire des violences subies par les juifs, dont le propos était alarmant.

Nous espérons, pour compléter ces propos, entendre votre point de vue de terrain, vous qui êtes au contact régulier des juifs de France, pour éventuellement nous aider à formuler des propositions concrètes pour mieux lutter contre l'antisémitisme dans notre société.

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. Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation, même virtuelle.

Depuis le début de cette mission, nous sommes attachés à la valeur de l'universalisme, mais nous avons voulu explorer les spécificités des formes de racisme et d'antisémitisme qui peuvent toucher certains groupes ayant en commun une origine ou une religion.

Vous faites partie de ces associations qui nous permettent d'étudier de manière approfondie ces formes de racisme spécifiques entre lesquelles la concurrence peut aussi être forte aujourd'hui.

Nous allons donc vous écouter sur la question de l'antisémitisme, avant de vous questionner.

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Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

Je vous remercie de m'accueillir, même virtuellement, à l'Assemblée nationale, pour traiter d'un sujet qui est au cœur des préoccupations et des inquiétudes du CRIF. Bien sûr nous parlerons de l'antisémitisme, mais le CRIF est également préoccupé par l'ensemble des haines qui traversent la société française, que ce soit le racisme, l'antisémitisme, l'homophobie, la haine des musulmans, etc. En effet, nous avons le sentiment que la société française, aujourd'hui, est malade de ces haines.

Les Français juifs représentent un peu moins de 1 % de la population totale de notre pays et ils concentrent, d'année en année, entre 40 et 50 % des actes racistes qui y sont recensés.

Dans mon propos liminaire, je voudrais rappeler qu'en France, depuis le début des années 2000, douze Français juifs ont été assassinés, uniquement parce qu'ils étaient juifs. Le plus jeune, Gabriel Sandler, avait trois ans et était élève à l'école Ozar Hatorah de Toulouse ; la plus âgée, Mireille Knoll, 86 ans, est morte torturée et assassinée, le 23 mars 2018, à son domicile dans le XIe arrondissement de Paris.

Ces douze Français juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, ont tous été tués uniquement parce qu'ils étaient juifs. Lorsque l'on égrène la liste des victimes de l'antisémitisme, on constate qu'elles ont un destin qui est singulier. À chaque fois, c'est une vie qui est brisée et c'est une injonction qui nous est donnée au souvenir. Ainsi, ces noms et ces visages habitent mon esprit chaque jour.

Lorsque j'y pense, la question qui me hante est : qu'aurions-nous dû faire pour les protéger ? Et je me demande souvent comment se seraient passées les huit dernières années si nous avions su tirer, en France, les leçons de l'attentat contre l'école Ozar Hatorah de Toulouse.

J'ai en effet le sentiment que beaucoup trop de Français n'ont pas entendu que l'idéologie islamiste qui avait, à ce moment-là, armé l'esprit, mais aussi le bras du terroriste, armerait ensuite ceux des assassins de Charlie Hebdo, de Montrouge, de l'Hyper Cacher et, plus tard, ceux du Bataclan, de Nice, de Strasbourg et de tant d'autres villes en France.

Pourquoi avons-nous perdu toutes ces années si précieuses pour prendre conscience de ce phénomène ? Je m'interdis de croire que le fait que les victimes aient été juives puisse expliquer cette sorte d'aveuglement volontaire. Nous étions peu nombreux, le 19 mars 2012, pour crier notre douleur dans la rue. Nous étions trop peu nombreux au regard de la gravité d'un acte sans précédent dans l'histoire récente de notre pays, puisque c'était une école, des enfants à l'intérieur de celle-ci et un professeur qui étaient abattus à bout portant.

Je garde un goût amer d'une société française sourde aux cris du cœur des Français juifs et de ceux qui, à leurs côtés, avaient compris qu'il ne s'agissait là que du premier acte d'une longue série. Et mon inquiétude profonde, c'est une inquiétude de citoyen, parce que je crains que cette haine, cette violence ne finissent pas affaiblir l'adhésion aux valeurs qui font la France.

Nous savons tous que si l'antisémitisme commence avec les juifs, il ne s'arrête jamais aux juifs.

Notre pays est aujourd'hui dans l'émotion des attaques terroristes et c'est heureux, puisque nous sommes en plein procès de Charlie Hebdo, de Montrouge et des crimes antisémites de l'Hyper Cacher. Mais les Français juifs souffrent tous les jours depuis des années, et souvent dans l'indifférence.

En 2020, comme les années précédentes, les Français juifs ont été harcelés, insultés, menacés, volés, agressés ou frappés, et ce, uniquement parce qu'ils étaient juifs. Les mots sont terribles, mais ces mots ne disent rien de la vie de ces victimes de l'antisémitisme du quotidien qui frappe ces quartiers difficiles, ces « territoires perdus de la République ».

Il m'est souvent arrivé d'écrire la vie retranchée de ces Français juifs qui subissent insultes, crachats, graffitis, courriers anonymes et mezouzah arrachés, quand ce ne sont pas des violences physiques. Cela nous fait mal lorsque nous sommes pris en étau entre l'antisémitisme traditionnel, surreprésenté à l'extrême droite et l'antisémitisme antisioniste, surreprésenté à l'extrême gauche, quand nous sommes coincés entre l'antisémitisme musulman très présent chez les 15-25 ans et le statut de cible privilégiée pour les terroristes islamistes.

Après l'attentat de l'Hyper Cacher, aucune des victimes survivantes n'a pu reprendre une vie normale. Et depuis ces moments douloureux, je crois qu'aucun juif de France, aucun Français juif ne peut faire ses courses, aller à la synagogue, déposer ses enfants à l'école en ignorant qu'il est une cible, car depuis cet attentat, chaque Juif vit aujourd'hui dans ce statut terrible de victime potentielle du terrorisme islamiste.

Les actes antisémites comptabilisés annuellement par le ministère de l'intérieur – dont j'ai les chiffres et qui me font dire que, depuis 2017, ces actes ont augmenté de 121 % – ne représentent pas l'image réelle de l'antisémitisme dans notre pays, et ce pour plusieurs raisons.

D'abord, parce que ces actes ne prennent en compte que les dépôts de plainte en commissariat. Or nous savons d'expérience que deux catégories de victimes ne déposent plus plainte dans les commissariats. Ce sont d'abord les victimes de l'antisémitisme du quotidien, des quartiers, qui ne déposent plus plainte parce qu'elles ont peur, car leur agresseur est souvent leur voisin. La deuxième catégorie de victimes qui ne portent pas plainte, c'est la catégorie de celles qui sont convaincues que cela ne sert plus à rien, car la justice ne remplit plus son rôle dissuasif, en tout cas en ce qui concerne plus précisément ces victimes d'antisémitisme.

Il faut aussi ajouter les actes relevés sur internet, qui est devenu l'un des principaux vecteurs de la haine dans sa globalité et de la haine antisémite plus particulièrement.

Nous devons disposer d'une vision globale si nous voulons apporter une solution à l'antisémitisme, prenant en compte l'ensemble des formes de l'antisémitisme auxquelles notre société est confrontée.

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Noémie Madar, présidente de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF)

Je suis heureuse de constater, quelques mois après les échanges relatifs à la proposition de sa création, que la présente mission d'information ait été effectivement mise en œuvre. L'Union des étudiants juifs de France est une association créée en 1944, dans le maquis toulousain, par des résistants juifs qui avaient pour première vocation de redonner aux rescapés, aux enfants cachés, l'amour de la France et de contribuer à leur intégration dans les universités.

D'année en année, l'UEJF s'est impliquée dans la société et a participé, dans les années quatre-vingt, à la création de grands mouvements antiracistes. Depuis, nous sommes inscrits dans ce combat qui, au-delà du seul antisémitisme, est un combat universel contre toutes les formes de discrimination et de racisme. Ainsi, nous étions les premiers, en 2011, à faire condamner Éric Zemmou, pour incitation à la haine raciale, et les premiers à faire condamner Valeurs actuelles pour provocation à la haine.

C'est donc un combat global que nous menons sur plusieurs champs d'action, à la fois dans les universités, dans les écoles, les tribunaux, les quartiers populaires et sur les réseaux sociaux.

Nous faisons partie d'une génération traumatisée qui n'a connu que des manifestations, des morts, la haine du Juif et la violence qui caractérise le fait d'être juif en France.

Je fais partie d'une génération qui s'est demandé où construire son avenir, car à force de manifester nous nous sommes interrogés sur l'endroit où nous pouvions aller. Après les attentats de l'Hyper Cacher, par exemple, nous avons assisté à une forte vague de l'Alya, c'est-à-dire à une émigration en Israël. Pour beaucoup de juifs, Israël est apparu comme le pays dans lequel ils pouvaient se sentir en sécurité.

En effet, lorsque l'on doit ouvrir son sac en entrant à l'école, entrer dans des locaux accessibles par des portes blindées, un sas de sécurité, et voir des militaires postés devant l'entrée, ce n'est pas très rassurant en tant qu'enfant de la République. Ceci conduit donc à s'interroger sur son avenir. Ces attentats ont eu une incidence sur la vie de centaines de milliers de juifs français et sur leur sentiment d'insécurité dans la République française.

J'aimerais vous parler plus en profondeur de l'antisémitisme qui touche aujourd'hui le quotidien, c'est-à-dire l'antisémitisme « banal », celui qu'on ne dénonce pas ou peu. L'an dernier, avec l'Institut français d'opinion publique (IFOP), nous avons élaboré un sondage dans les universités. Il a révélé que, sur le panel d'étudiants de l'UEJF interrogés, 89 % d'entre eux avaient déjà vécu de l'antisémitisme à l'université ; 20 % des étudiants avaient déjà subi une agression antisémite. Or seul 1 % d'entre eux a porté plainte.

En septembre dernier, nous avons réalisé un autre sondage sur un large panel de jeunes, juifs et non-juifs. Il est apparu que 10 % de ces 800 jeunes témoignaient du fait que, dans leur propre classe, il avait été impossible d'enseigner la Shoah. ; 20 % d'entre eux expliquaient qu'il avait été très compliqué, dans leur classe, d'enseigner la Shoah.

C'est une réalité que l'on retrouve à l'école et à l'université et à laquelle il faut apporter des solutions. Sur ce point, je pense qu'il y a trois aspects sur lesquels l'État peut s'impliquer pour faire évoluer la situation.

Le premier niveau est celui de la prévention et de la promotion du « vivre ensemble ». Pour exemple, dans les universités, il existe un référent « racisme et antisémitisme ». Leur création a été décidée par Najat Vallaud-Belkacem et les référents ont été nommés par Frédérique Vidal. Mais ces référents ne sont pas formés et ne sont connus que par 8 % des étudiants interrogés dans notre sondage. De plus, ils disposent de peu de moyens pour agir dans l'université. Pourtant, s'ils se présentaient aux étudiants en début d'année universitaire, il serait possible d'organiser des actions de prévention, dès lors que les étudiants victimes d'actes antisémites sauraient à qui s'adresser et que les auteurs de ces actes comprendraient qu'ils ne peuvent agir en toute impunité. Il en est de même dans les écoles : si les élèves savaient à qui s'adresser dans pareille situation, ce serait plus simple pour eux.

Ceci soulève également la question de la formation, notamment celle des policiers. Ils sont, certes, déjà beaucoup formés par le Mémorial de la Shoah, par la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), mais il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. À titre d'exemple, cet été, lors des universités d'été de l'UEJF, un groupe d'étudiants a été traité de « sales juifs » dans le métro. La plupart d'entre eux se refusaient à porter plainte, pensant que c'était inutile. Bien entendu, nous avions l'intention de porter plainte. Or le policier à l'entrée du commissariat à Marseille m'a expliqué pendant dix minutes qu'il était inutile de déposer plainte car la plainte n'aboutirait pas. Enfin, il m'a demandé si nous avions vraiment été traités de « sales Juifs » et pas d'autre chose en lien avec Israël, prétendant que, si tel était le cas, ce n'était pas vraiment de l'antisémitisme. En tant que présidente de l'UEJF, je suis restée aussi longtemps que nécessaire devant ce commissariat pour pouvoir porter plainte.

Par ailleurs, nous devons sans cesse nous battre pour que les parquets laissent l'opportunité au juge de décider, ou non, du caractère éventuellement antisémite, raciste ou homophobe des actes déférés. Parfois, le juge lui-même ne retient pas le caractère raciste, antisémite ou homophobe de l'acte. Récemment, à Strasbourg, un étudiant de l'UEJF, en train de réaliser des graphes au sol pour la ville dans le cadre d'un job étudiant, a été agressé par une personne qui lui a demandé de retirer son t-shirt sur lequel était inscrit « Israël ». Cette personne s'est emparée de la bombe de graffiti pour écrire au sol « interdit aux juifs ». Cela vient d'être jugé en comparution immédiate et le juge n'a pas retenu le caractère antisémite de cet acte.

Si les personnes auxquelles les victimes se retrouvent confrontées ne comprennent pas le caractère raciste, antisémite ou homophobe d'un acte et le fait que cela puisse constituer un caractère aggravant, les victimes n'iront plus porter plainte.

J'aimerais également vous parler des réseaux sociaux, qui sont au cœur de l'actualité. Avant la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia », il existait déjà une loi qui permet de sanctionner à la fois les plateformes et les auteurs de messages haineux. Il n'existe pas d'anonymat en ligne : Soral et Dieudonné ne sont pas anonymes lorsque nous les poursuivons devant la justice.

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. Je voudrais revenir sur la question de la Shoah. J'ai sous les yeux le texte écrit par M. Taguieff dans le recueil de M. Bensoussan, qui s'intitule Une France soumise, dans lequel il évoque la « compétition des mémoires ». Il écrit notamment : « une compétition frénétique pour occuper la première place sur l'échelle des mémoires victimaires mobilise des groupes ethnicisés qui, mus par le ressentiment et une forme singulière de jalousie, en viennent, pour réaliser leurs objectifs, à mettre en doute la réalité de la Shoah, à la relativiser à divers égards, voire à la nier. »

Vous avez parlé de la difficulté d'enseigner la Shoah dans les établissements scolaires Que répondez-vous aux intellectuels, à ceux que nous avons reçus dans cette mission d'information, qui laissent entendre que le devoir de mémoire dominant sur la question de la Shoah générerait du ressenti sur les autres mémoires que l'on a plus de mal à faire entendre ou à enseigner ?

Nous avons même entendu qu'il était peut-être contre-productif de vouloir enseigner « à l'excès » la Shoah ou de ramener régulièrement le discours mémoriel essentiellement à la Shoah, au motif que cela faisait plus de mal qu'autre chose aux juifs de France. Je précise que je ne fais que restituer des propos entendus ici, y compris de la part de personnes qui ont consacré leur vie à la lutte contre l'antisémitisme.

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Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

. Ce sont des propos pernicieux qui veulent faire peser la culpabilité sur les victimes de l'antisémitisme. Les Français juifs ne s'inscrivent pas dans cette concurrence mémorielle, bien au contraire. Ils n'ont pas la prétention de penser que, hormis la Shoah, il n'y ait pas d'autres mémoires, il n'y ait pas d'autres génocides qu'il soit utile d'enseigner.

Chaque mémoire doit être enseignée avec sa spécificité, sans hiérarchie. Il se trouve que, parmi les drames qu'a traversés l'humanité, la Shoah est le plus récent qu'ait connu notre pays. Il y a encore des gens qui sont des survivants de la Shoah et qui ont encore sur leur main le tatouage fait par les nazis dans les camps de concentration. C'est à ce rejet que nous assistons. Le fait de mettre certains devant une réalité incontestable, faite de témoins vivants crée cette difficulté.

Mais il n'est pas question de nous inscrire dans une quelconque concurrence mémorielle.

Chaque mémoire a sa spécificité, chacune doit être enseignée de la même manière, sans aucune primauté, et chaque mémoire – et je crois que c'est le cas dans notre pays – est enseignée. En effet, on y enseigne l'ensemble des drames humains qui ont traversé l'humanité récente et parfois même moins récente.

C'est un faux procès que l'on fait et qui a été initié notamment par les négationnistes. Certains veulent nier une mémoire pour faire triompher une autre mémoire. Tel est le drame auquel nous sommes confrontés aujourd'hui face au négationnisme qui est une part importante, aussi, de l'antisémitisme.

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. Nous ne sommes pas du tout ici pour nier ni la souffrance ou l'antisémitisme que subissent les juifs français. C'est bien au contraire parce que nous l'avons reconnu dans cette proposition de résolution de Sylvain Maillard que nous sommes ici.

Les propos cités par le président n'ont pas été tenus par des négationnistes, au contraire, mais par M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, qui est à ce titre très bien placé pour affirmer que la mémoire de la Shoah est cruciale, de par la monstruosité des actes et leur survenue récente.

M. Fredj nous expliquait qu'il y avait aujourd'hui, dans notre pays, des jeunes générations subissant ou ayant l'impression de subir d'autres formes de racisme lié à des discriminations (à l'embauche, au logement, etc.) et à la ghettoïsation. Il indiquait également qu'il avait le sentiment que, tant que l'on n'apporterait pas des solutions pour que ces jeunes adhèrent à l'universalisme républicain, auquel ils ne croient plus parce qu'ils n'en bénéficient pas, ils ne seront pas très enclins à s'occuper des autres.

Ce n'est pas l'enseignement et l'éducation nationale qui sont remis en question, car tout est aujourd'hui enseigné à l'école, même si certains professeurs modulent le contenu historique en fonction de leur public. Mais des événements comme le colonialisme, par exemple, qui a fait des dégâts très récemment, notamment en lien avec la guerre d'Algérie, mériteraient également des lieux de mémoire.

J'en viens à présent à ma deuxième question. Vous dites que de plus en plus de juifs partent en Israël, à cause d'un sentiment d'insécurité en France. M. Bensoussan nous disait qu'à une époque, on se demandait s'il fallait partir, alors qu'aujourd'hui, les Français de confession juive se demandent plutôt quand et où, comme le disait Mme Madar tout à l'heure.

Ce repli est lié à l'insécurité de nos concitoyens de confession juive. Que pouvons-nous faire pour lever cette insécurité ?

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Noémie Madar, présidente de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF)

. En ce qui concerne la concurrence victimaire et mémorielle, dans le sondage que nous avons réalisé il y a un mois, il est très intéressant de constater que, lorsque l'on interroge les étudiants sur la connaissance de la Shoah et la mémoire de la Shoah, les élèves trouvent très majoritairement qu'il s'agit d'un crime grave. En revanche, lorsque l'on place ces questions dans une comparaison avec l'Algérie, avec l'esclavage, les résultats sont bien moins importants. Ceci prouve qu'il existe un sujet de concurrence victimaire et de concurrence mémorielle et l'on fait peser sur les juifs de France le fait que l'on ne parle pas suffisamment du reste.

Mais je vous rejoins, madame la rapporteure, sur le fait qu'il ne s'agit pas de se « partager un gâteau » en plusieurs parts : dans les programmes scolaires, il faut pouvoir parler suffisamment de l'esclavage, de la Shoah, de l'Algérie. Mais nous sommes peut-être confrontés à des élèves qui, face à un enseignement de la Shoah qui a été très développé ces dernières années, ont l'impression que l'enseignement d'autres types de crimes et de génocides est moins développé. Aussi, au lieu de dire que l'on parle trop de la Shoah, peut-être faut-il réfléchir à la manière de parler davantage des autres drames de telle sorte qu'à la lecture des manuels scolaires, les élèves puissent constater que l'on parle autant des autres génocides que de la Shoah. Il y a quinze ans, l'UEJF avait organisé le premier voyage au Rwanda avec des rescapés tutsis ou rwandais. Depuis, nous avons poursuivi notre combat au travers du dialogue des mémoires et non de la concurrence victimaire.

C'est Dieudonné qui, le premier, a fait émerger cette concurrence victimaire, car il trouvait que l'on ne parlait pas suffisamment de l'esclavage. C'est là que se trouve le danger, y compris dans les classes où les jeunes, parce qu'ils trouvent que l'on ne parle pas assez d'eux et trop des autres, développent un sentiment d'antisémitisme. C'est ce que l'on retrouve malheureusement dans notre sondage : lorsque l'on parle de l'antisémitisme de façon absolue, les jeunes reconnaissent le génocide de la Shoah et en parlent, mais ils minorent l'importance de la Shoah quand on la compare à d'autres évènements historiques.

Il faut donc travailler dans les manuels d'histoire, dans les classes d'histoire et dans les écoles, les fondations – la fondation de l'esclavage vient d'être créée – comme le fait le Mémorial de la Shoah depuis maintenant une quinzaine d'années, de telle sorte que les jeunes qui se sentent touchés par cette histoire aient l'impression que l'on en parle aussi. C'est cela le caractère universel : pouvoir parler de toutes les mémoires sans avoir l'impression que l'on ne parle pas assez de l'une ou de l'autre et sans reprocher aux uns ce que l'on ne fait pas pour les autres.

La question de quand et où partir est malheureusement un sujet d'actualité pour les juifs de France. À l'université, un cinquième des étudiants juifs de ma génération a quitté la France pour Israël, notamment. Pour éviter d'en arriver là, il faudrait que la justice condamne les actes antisémites. Mais on a souvent l'impression que la question de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme ne devient un sujet de société que lorsque quelque chose de grave se produit, lorsqu'il y a des morts, des croix gammées dans Paris, etc. Ce doit être un sujet constant.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), l'organe étatique qui traite principalement de ces sujets-là, n'est pas l'organe de l'État le mieux doté financièrement pour traiter ce sujet primordial dans la société.

Enfin, la question de la justice est aujourd'hui très complexe, à la fois en amont – pour porter plainte et pour les réquisitions – et en aval. Aussi, si les parquets acceptaient de laisser aux juges la liberté de juger le caractère raciste et antisémite, nous n'en serions pas là dans bon nombre d'affaires.

Les juges et les procureurs doivent être davantage formés sur ces questions. En effet, pour en revenir à l'exemple survenu à Strasbourg, l'étudiant concerné était désespéré et atterré de s'être retrouvé face à un juge qui n'a pas retenu le caractère aggravant antisémite de l'acte d'inscrire « interdit aux juifs ».

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Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

Je reviens sur la concurrence mémorielle : je ne considère pas qu'il y ait une priorité d'enseignement de telle ou telle mémoire. Au contraire, il ne s'agit pas de moins enseigner la mémoire de la Shoah, mais plutôt de remettre à niveau l'enseignement des autres mémoires dans les manuels scolaires pour éviter de se confronter à ceux qui, en toute bonne foi, trouveront que l'on en fait trop sur la mémoire de la Shoah, alors qu'en réalité, l'on n'en fait pas assez sur les autres mémoires. Aucune mémoire n'est prioritaire par rapport aux autres. Personne ne doit avoir le sentiment que sa mémoire est partiellement niée par la plus grande importance que prend une autre, ce qui peut malheureusement dévier vers une négation d'une mémoire au profit de l'émergence d'une autre.

Je considère que la France est le pays qui dispose de l'arsenal législatif le plus abouti pour pouvoir lutter contre les phénomènes de racisme et d'antisémitisme auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui. Malheureusement, les juges ne font pas leur travail et n'ont pas pris conscience de leur responsabilité et de leur rôle pour résorber ces haines (antisémitisme, racisme, homophobie, haine des musulmans, etc.) qui traversent la société. On ne peut plus se contenter, aujourd'hui, de condamnations symboliques et de travaux d'intérêt général dans le cas de délinquants antisémites récidivistes. Non seulement une peine trop légère n'a pas de caractère dissuasif, mais elle est presque un appel à la récidive.

Noémie Madar nous a cité l'exemple de ce jeune de Strasbourg, pour lequel le CRIF s'est constitué partie civile : nous avons été estomaqués du résultat de cette audience en comparution immédiate dont l'auteur des faits est sorti « les mains dans les poches ». Nous avons donc aujourd'hui un réel problème avec les juges, et non avec la justice.

Il est nécessaire qu'il y ait une véritable prise de conscience des juges quant à leur responsabilité dans le développement des haines dans la société, parce qu'ils ne jouent pas leur rôle. Mais la société doit également être éducative et pas uniquement punitive. Tels sont les deux piliers sur lesquels repose la lutte contre les haines : l'éducation et la justice. En ce qui concerne l'éducation, le plan proposé par Jean-Michel Blanquer va dans le bon sens, mais nous n'en verrons les effets que dans une génération. Seule la justice peut proposer une solution immédiate.

Certains juifs ont quitté la France après les attentats de l'Hyper Cacher parce qu'ils ne sentaient plus en sécurité en France, mais aussi parce qu'ils se sentaient isolés dans leur propre pays et ils avaient que leur situation n'était pas considérée comme une affaire française. Les attentats du Bataclan ont fait prendre conscience de ce qu'avaient vécu les juifs pendant ces attentats qui ne concernaient qu'eux. Et à ce moment, les juifs ont à nouveau été insérés dans la photographie nationale, ils se sont à nouveau sentis appartenir à la Nation. Les chiffres de l'Alya ont d'ailleurs commencé à descendre, pour attendre des niveaux normaux.

Mais le plus inquiétant, ce sont les départs d'exil intérieur : ces Français juifs, victimes de l'antisémitisme du quotidien, obligés de quitter la ville dans laquelle ils ont grandi et travaillé parce que la vie y est devenue impossible. La République n'a pas réussi à garantir aux Français juifs la possibilité de vivre en sécurité partout où ils veulent sur le territoire.

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. Vos propos sur la justice s'appliquent malheureusement à toutes les populations. Sachez que, dans le cadre de la mission, nous avons l'intention d'auditionner M. le Garde des Sceaux qui, j'en suis certain, est impatient de nous livrer son sentiment sur la relation entre les juges et la lutte contre les délits à caractère raciste ou discriminatoire.

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Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

. Il est temps, aujourd'hui, en l'état dans lequel se trouve la société par rapport à ces haines, de prendre des mesures fortes. L'une d'elles peut être la sortie de toutes ces haines de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En effet, cette loi, promulguée pour apporter une protection à des journalistes, constitue aujourd'hui une protection pour des délinquants antisémites et racistes. Telle n'était pas l'intention du législateur à l'origine de cette loi.

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. Votre position est bien enregistrée dans ce débat. Elle est également celle d'un certain nombre de nos collègues et d'associations, comme la LICRA. Ce sera un sujet de débat entre nous lors de l'élaboration des préconisations du rapport.

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. M. Kalifat a indiqué que, depuis l'attentat de l'Hyper Cacher, chaque juif se sent comme une victime potentielle, ce que nous comprenons parfaitement. Je pense que, depuis l'assassinat de Samuel Paty, chaque professeur se sent une cible potentielle. Et finalement, compte tenu de ces différentes attaques, aujourd'hui, chaque citoyen peut se sentir une victime potentielle.

La violence de ces attaques ne pourrait-elle pas nous conduire à une plus grande prise de conscience collective du fait que, face à la haine et au racisme, nous sommes tous, à un moment donné, une victime potentielle ?

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Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

. Je partage pleinement votre réflexion. Tous les Français sont évidemment des cibles et des victimes potentielles du terrorisme. Mais, malheureusement, parmi ces cibles potentielles, certains Français subissent la double peine, en tant que cibles privilégiées des terroristes : ce sont les Français juifs, qui sont à la fois ciblés comme Français et comme juifs.

C'est ensemble que nous devons faire front et je crois que chaque Français, aujourd'hui, quelle que soit son implication dans la société, est une cible, car la France est une cible du terrorisme aujourd'hui.

C'est tous ensemble que nous devons apporter une réponse et faire en sorte que les Français Juifs soient une cible comme l'ensemble des Français, mais pas une cible particulière.

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Noémie Madar, présidente de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF)

. Je trouve votre propos relatif à la mort du professeur malheureux, dans le sens où, lorsqu'il a été tué, il a beaucoup été dit que c'était la première fois qu'une école était touchée. Or en 2012, l'école Ozar Hatorah a été touchée parce qu'elle accueillait des enfants juifs, mais c'était d'abord une école. Si à l'époque nous avions pris le parti de l'universalité, considérant que si Ozar Hatorah était touchée n'importe quelle école pouvait l'être, nous n'aurions pas eu besoin d'attendre qu'une autre école soit visée pour que cela devienne le problème de toute la Nation.

Malheureusement, ce qui s'est passé à Conflans-Sainte-Honorine – les renoncements, l'absence de sanction, la solitude des professeurs – rejoint grandement la solitude dans laquelle se sont trouvés les élèves juifs des vingt dernières années, lorsqu'ils étaient harcelés, insultés, victimes d'antisémitisme et qu'ils ignoraient vers qui se tourner. Nous avons réuni une vingtaine de témoignages d'élèves qui ont dû quitter l'école publique pour rejoindre des écoles juives.

Je vous livre quelques mots d'un ancien élève : « Quand j'ai commencé mon bac pro, j'ai tout de suite ressenti le fait d'être le seul juif dans la classe. J'ai suivi l'ambiance de la classe sans jamais mentionner ma religion, j'ai évité certains sujets, j'ai entendu des dizaines de propos antisémites pendant toute la durée de mon lycée. Finalement, mes camarades ont commencé à dire que je ressemblais à un Arabe. Alors j'ai laissé dire, je me suis fait passer pour un musulman, en maintenant le flou. Je n'ai jamais invité mes camarades chez moi. C'était mieux comme ça. Mais avec du recul, je le regrette. Si je m'étais senti soutenu par mes professeurs et si j'avais eu l'impression qu'aucun d'entre eux ne laissait passer les propos antisémites, alors j'aurais peut-être réagi. J'ai dû rester dans ce lycée parce qu'il n'y avait pas de bac pro mécanique dans les lycées juifs près de chez moi. C'est dramatique d'en arriver là.

Mon frère s'appelle Israël : il n'a pas eu les mêmes facilités que moi. Tout le monde savait qu'il était juif et il a souvent eu des problèmes : au foot, en dehors de l'école, il cachait son identité et se faisait appeler Kevin pour ne pas avoir de problèmes. »

Permalien
Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

. Telle est la réalité de ce que vivent les Français juifs dans notre pays aujourd'hui. Dans certains départements, il n'y a plus d'enfants juifs dans les écoles publiques. Nous devions être vent debout contre cela dans le pays des Droits de l'Homme. Malheureusement, d'année en année, nous allons de renoncements en renoncements. Si nous étions tous descendus dans la rue lorsque le professeur et les enfants de l'école Ozar Hatorah ont été assassinés dans l'école, je pense que nous n'en serions pas là aujourd'hui. Nous avons refusé de voir les choses en face. J'ose espérer que ce n'est pas parce que c'était un professeur juif et des enfants juifs, mais par aveuglement ou manque de perspicacité. Ce qui a commencé avec les juifs ne s'arrêtera pas aux juifs : on a tué un professeur juif à Toulouse, on a à nouveau tué un professeur à Conflans-Sainte-Honorine. On a tué des enfants à Toulouse. Il faut protéger nos enfants sans attendre que d'autres enfants soient assassinés dans notre pays.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. Je me suis peut-être mal exprimée, mais j'ai cité cet exemple, car il est récent. Mais évidemment, le caractère universaliste de ce combat est essentiel et je l'ai toujours mené. En effet, en tant qu'enseignante en lycée professionnel, je n'ai jamais laissé passer un seul propos antisémite.

Vous avez raison de le préciser : ce sont nos professeurs et nos enfants de France qui sont touchés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie d'avoir participé à notre audition. Nous nous tenons à votre disposition pour tout complément que vous souhaiteriez nous faire parvenir pour alimenter notre réflexion.

La séance est levée à 12 heures.