MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE
Vendredi 17 septembre 2021
La séance est ouverte à douze heures dix
(Présidence de Mme Sereine Mauborgne, vice-présidente de la mission d'information)
Mes chers collègues, dans la continuité des auditions que nous avons menées mardi et mercredi derniers sur la résilience énergétique de la France, nous avons l'honneur de recevoir monsieur Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'Électricité de France (EDF).
EDF est un acteur déterminant de la résilience de notre pays, à la fois sur le moyen et sur le long terme, avec les mutations qu'exige la transition énergétique. Sur le court terme, la continuité du service en électricité est déterminante lorsque survient une crise grave.
Nous serons donc heureux de recueillir vos analyses sur la façon dont EDF a fait face à la crise sanitaire et à ses conséquences mais, aussi de vous entendre sur les différents scenarios de crise auxquels l'entreprise est préparée ou doit se préparer, ainsi que sur les grandes options stratégiques qui devront être rapidement tranchées pour conforter notre souveraineté énergétique.
Je suis très heureux de pouvoir m'adresser à vous sur le sujet ô combien important de la résilience et de la robustesse du système énergétique et électrique français. C'est en effet un sujet essentiel face aux aléas de toute nature qui peuvent attenter à la prospérité et au bien-être de notre pays.
Comme chacun le sait, l'électricité ne se stocke pas. Elle prend une place de plus en plus importante dans nos vies et nous nous sommes habitués à ce qu'elle soit disponible en permanence, même si ce n'est pas le cas dans tous les pays. Les Français, à juste titre, sont exigeants et notre rôle est de les satisfaire.
Bien sûr, au sens strict, nous ne sommes en charge que de la sécurité d'approvisionnement des clients d'EDF. Notre filiale indépendante Enedis pilote ses propres performances opérationnelles ainsi que RTE. Mais l'image d'EDF dans l'opinion française est telle que la résilience du système électrique dans son ensemble est ma préoccupation majeure. Je suis donc ravi de pouvoir partager avec vous ce que nous faisons pour atteindre un niveau de fiabilité parmi les meilleurs dans le monde.
Notre organisation et notre gestion des risques sont conçues pour assurer cette résilience d'EDF. Je l'illustrerai au travers de trois thématiques.
En premier lieu, j'évoquerai le risque sanitaire. Comme toutes les entreprises françaises, nos salariés et notre entreprise ont dû faire face au choc inimaginable de la crise sanitaire et de la gestion des confinements. Alors que la société vivait une forme de sidération face à l'ampleur de cette crise et que des mesures indispensables étaient prises par nos pouvoirs publics pour contenir l'épidémie, notre priorité immédiate a été de prendre toutes les décisions permettant d'atteindre deux objectifs d'égale importance : d'une part, assurer la continuité d'alimentation électrique du pays ; d'autre part, protéger les salariés d'EDF et de ses prestataires. L'entreprise est fière d'avoir fait preuve d'une mobilisation extraordinaire. Au plus fort de la crise, en mars 2020, les salariés dont la mission consiste directement à produire l'électricité dont le pays a besoin ont été présents chaque jour dans nos centres de production. Tous ces salariés ont assuré leurs missions : les ménages, les collectivités, les entreprises, les services publics, au premier rang desquels je citerai les hôpitaux, n'ont jamais manqué d'électricité.
Pour cela, nous avons fait preuve d'une grande anticipation. Le fait que nous soyons présents en Chine et en Italie nous a apporté aussi une première expérience, acquise dans ces pays qui ont été touchés par le covid avant la France. Depuis des années, nous avons une organisation de crise très structurée que nous testons régulièrement lors d'exercices de crise. Cette organisation doit faire face à toute sorte d'événements internes et externes, isolés ou quelquefois cumulés, afin de garantir que les activités d'importance vitale pour notre pays sont assurées. Plus spécifiquement, depuis de nombreuses années, EDF s'est dotée d'un plan pandémie prévoyant comment chaque service peut poursuivre ses activités essentielles dans une hypothèse de grave crise sanitaire. Concrètement, c'est dès le 27 janvier 2020 que j'ai activé le centre de crise d'EDF. Il est monté en puissance régulièrement jusqu'au confinement généralisé du 17 mars.
Notre première préoccupation a été de protéger la santé de nos salariés. Nous avons adapté les organisations de travail pour permettre le respect des gestes barrières et de toutes les autres mesures de protection pour les salariés qui continuaient à se déplacer sur les lieux de production. Les services médicaux de l'entreprise ont apporté une expertise et des conseils précieux. Nous nous sommes organisés pour mettre en place un reporting quotidien et localisé du nombre de personnes malades et des cas contacts, métier par métier, région par région, pour mesurer l'efficacité de nos mesures et procéder à des réorganisations ponctuelles en tant que de besoin. Ces décisions de réorganisation des conditions de travail des salariés pour protéger leur santé et continuer à exercer nos missions ont été prises dans le cadre d'un dialogue permanent avec les organisations représentatives du personnel. Pendant toute cette période, ce dialogue très intense s'est très bien déroulé tant au plan national qu'aux échelons locaux. Certains salariés d'EDF ont été touchés par la maladie comme le reste de la population. Les mesures de protection, les protocoles, l'amplification considérable du travail à distance, la gestion rigoureuse des gestes barrières, tout cela nous a évité l'apparition de foyers épidémiques au sein de l'entreprise.
Simultanément, nous avons maintenu le contact avec nos clients. Alors que, dès le 17 mars, les équipes habituellement au contact de nos 27 millions de clients ne pouvaient plus aller au bureau, nous avons installé en quelques jours chez les conseillers clientèle 5 000 ordinateurs personnels pour qu'ils puissent, depuis leur domicile, répondre aux clients qui nous appelaient et apporter des conseils. Je souligne que nos conseillers clientèle sont tous localisés en France alors que, chez beaucoup de nos concurrents, l'essentiel de ces services est effectué depuis des pays à bas salaire. Ce n'est pas le cas à EDF et nous en sommes fiers. Cela nous a permis de mieux répondre aux besoins de nos clients pendant la phase de pandémie avec des conseils adaptés à la situation, y compris lorsque nous avons dû mettre en place des dispositifs spécifiques pour accompagner ceux de nos concitoyens les plus en difficulté, avec des suspensions de coupure ou des étalements de facture. De fait, nous avons mesuré après-coup une grande satisfaction de nos clients sur le service dont ils ont bénéficié de la part d'EDF pendant cette période.
Du côté de la production, je me contenterai d'évoquer les conditions d'exploitation du parc nucléaire. En temps normal, les centrales nucléaires sont arrêtées tous les douze ou dix-huit mois pour renouveler le combustible et pour la maintenance. De plus, le parc fait l'objet d'un programme de maintenance lourde, appelé grand carénage, qui doit permettre d'exploiter les centrales nucléaires au-delà des quarante ans pour lesquelles elles ont été construites. Certains arrêts sont donc des arrêts plus longs pour contrôler le système dans son ensemble ou renouveler certains gros composants : ce sont les visites décennales. Or, les moyens que nous mobilisons en permanence, nous-mêmes et nos entreprises prestataires dans la filière nucléaire pour conduire ces opérations, ont été fortement perturbés par le confinement général, par la fermeture des frontières, par la perturbation des moyens de transport, par la fermeture des hôtels, par l'interdiction des déplacements interrégionaux. De plus, comme un arrêt de tranche mobilise plusieurs centaines, voire plus de mille personnes qui passent tous les matins par les postes de contrôle, par les vestiaires, par les cantines pour se restaurer, vous imaginez que les exigences sanitaires de distanciation nous ont compliqué la vie car elles étaient difficilement compatibles avec des opérations normales.
Nous avons dû rapidement mettre en place une modification significative dans notre programme d'arrêt de tranche. Or, ce programme est séquencé à l'avance sur plusieurs années pour optimiser la production disponible pendant la période d'hiver qui est la période de plus forte demande. Nous avons donc dû gérer par anticipation des décalages significatifs dans notre programme de maintenance en raison principalement des restrictions de circulation. Si nous avions simplement reporté les arrêts de tranche, cela aurait été susceptible de rendre indisponibles un grand nombre de réacteurs lors de l'hiver suivant. Un simple décalage n'était donc pas la bonne réponse. Aussi avons-nous procédé à un redéploiement complexe de nos programmes de maintenance sur trois exercices : 2020, 2021 et 2022. À titre d'illustration, pour limiter la tension potentielle sur la situation de l'hiver 2020-2021, nous avons volontairement arrêté certains réacteurs au printemps et à l'été 2020 pour économiser le combustible de manière à optimiser la capacité de production disponible pendant la période de tension de l'hiver suivant. Cette réactivité nous a permis de proposer un maximum de capacité aux moments cruciaux. Nous avons préservé la sécurité d'approvisionnement durant l'hiver suivant le confinement, tout cela sans porter atteinte en quoi que ce soit aux objectifs de sûreté des centrales. C'est l'occasion pour moi de vous dire notre fierté devant cette performance et de rendre hommage aux femmes et aux hommes d'EDF qui se sont mobilisés pour assurer cette disponibilité du courant électrique. Bien sûr, ces perturbations par rapport au fonctionnement normal du parc nucléaire ont eu pour conséquence une moindre production globale sur l'année 2020 et également sur les années 2021 et 2022. Grâce à ces adaptations, grâce à la mobilisation des personnels et aussi à la contribution des autres moyens de production du parc hydraulique, thermique, éolien, solaire, la gestion de cette crise sans précédent a montré notre résilience.
Le deuxième point de mon intervention portera sur les risques climatiques. Une des leçons de cette crise sanitaire est que nous devons nous préparer à gérer des événements climatiques potentiellement dramatiques pour la société humaine. Cette période nous a rappelé notre exposition aux grands déséquilibres environnementaux au premier rang desquels figure le changement climatique. Notre résilience face aux conséquences du changement climatique est un sujet de long terme. Parallèlement, nous avons des recommandations pour atténuer les émissions de carbone, et cela en électrifiant massivement les usages pour les décarboner en profitant des atouts et de la complémentarité de l'énergie d'origine nucléaire et des énergies renouvelables. Nous devons également investir largement dans l'efficacité énergétique et dans la sobriété des consommations.
Nos installations industrielles – centrales comme réseaux – ont une durée de vie de plusieurs décennies. Pour répondre à l'enjeu d'adaptation, nous avons donc investi dans la connaissance scientifique des impacts physiques du climat. Depuis vingt ans, nous développons en interne une compétence unique pour un électricien sur les enjeux climatiques. Nous nous associons à de nombreuses organisations de référence et en particulier à Météo France. Nous disposons ainsi, depuis 2014, au sein de notre département de recherche et développement, d'un service climatique et, au sein de notre direction technique générale, d'un centre opérationnel de prévisions hydrométéorologiques. Ces équipes sont au service de l'adaptation au changement climatique de toutes les entités du groupe EDF. Elles fournissent aux métiers de la production, des réseaux, de la fourniture et des services des données climatiques prêtes à l'emploi pour quantifier les risques liés au changement climatique et surtout pour élaborer des plans d'adaptation. Nous avons vécu une forte tempête en 1999, une canicule exceptionnelle en 2003. Nous nous sommes adaptés en continu pour garantir la sûreté des installations et permettre la continuité d'approvisionnement lors de ces événements climatiques extrêmes. Nous avons notamment mis en place des plans « Grand chaud », « Grand froid » et « Grand vent ». Depuis vingt ans voire plus, tous ces plans ont remarquablement fonctionné sans aucune faille.
Le parc nucléaire ne subit pas d'impacts significatifs dus au réchauffement climatique au stade actuel même si certains voudraient faire croire au public qu'il comporte des risques certains étés. Les effets des phases de canicule, en particulier le sujet de l'étiage pour les centrales existantes, sont des enjeux bien identifiés et bien traités par les mesures de prévention et d'adaptation pour en limiter l'effet. Dans le plan « Grand chaud », nous avons modifié certains matériels de conditionnement thermique des locaux sensibles. Je pense aux groupes froid ou aux systèmes de ventilation. Nous avons mis en place un refroidissement direct de certains matériels. Chaque année, nous avons des activités de maintenance sur des matériels sensibles comme les échangeurs, les filtres et, pour les centrales concernées, les aéroréfrigérés. Cela nous permet en cas de grande chaleur de limiter les pertes de production à moins de 1 % de la production nucléaire totale d'une année. De plus, dans notre pays, ces pertes interviennent à des périodes non critiques pour le système électrique puisque la demande est bien plus forte l'hiver que l'été. Nous avons par ailleurs des marges croissantes l'été avec le développement de la production photovoltaïque. Voilà qui illustre une résilience importante : celle au changement climatique. J'ajoute que les plans d'adaptation sont mis à jour régulièrement. Nous veillons à ce qu'ils abordent l'ensemble des risques à traiter pour les opérations des métiers, qu'ils portent sur l'amont, notamment la sensibilité de nos fournisseurs, ou qu'ils portent sur l'aval, notamment sur les risques de marché.
J'en viens au troisième point, la résilience industrielle. La pandémie nous a montré que l'économie mondiale est bien plus fragile que nous ne le pensions. La logique de concurrence nous entraîne dans des délocalisations industrielles. Une dépendance excessive à des tiers pour certains approvisionnements stratégiques s'est fait jour, et pas uniquement pour les produits sanitaires. Cependant, la France a la chance incroyable d'avoir construit et maintenu une filière nucléaire souveraine. Nous maîtrisons l'ensemble de la chaîne de valeur : de la conception à l'exploitation, puis au démantèlement en passant par la construction de gros composants, par exemple à l'usine du Creusot. La France est donc en mesure de disposer durablement d'une filière industrielle nucléaire qui est souveraine, compétitive, très exportatrice, très intense en emplois qualifiés et qui sert la lutte contre le réchauffement climatique.
Le plan de relance a reconnu l'importance de préserver et de développer cet atout qu'est la filière nucléaire française. Nous avons l'espoir que le plan d'investissement que le Gouvernement est en train de préparer le fera également. À ce titre, nous sommes inquiets des débats qui se tiennent à Bruxelles sur la taxonomie européenne de la finance durable et nous les suivons avec une grande attention.
À défaut d'intégration du nucléaire dans cette taxonomie, le risque est fort de voir des pays tiers, comme la Chine et la Russie, s'engouffrer dans les failles béantes de cette initiative européenne malvenue et que ces pays soient les seuls à pouvoir un jour apporter des financements aux pays européens, notamment – mais pas seulement – en Europe de l'Est, car les pays de cette région ont besoin de construire des centrales nucléaires pour sortir de la production d'électricité à base de charbon. De fait, derrière ceux qui combattent l'inclusion des technologies nucléaires dans la taxonomie européenne, se profilent les grands conglomérats étatiques situés à l'Est de l'Europe. Il me paraît donc important d'attirer votre attention sur les enjeux stratégiques du combat que la France et d'autres pays mènent actuellement pour obtenir une taxonomie européenne basée sur des faits scientifiques.
Votre audition vient clore un cycle déjà nourri d'échanges avec les représentants de la commission de régulation de l'énergie (CRE), d'Enedis, de RTE, d'Engie, des industriels pétroliers et gaziers et des instituts de recherche comme l'IFP-Énergies nouvelles (IFPEN). L'électricité ne pouvant pas être stockée en grande quantité, il nous faut être extrêmement attentifs à tout ce qui permet de garantir la continuité de l'alimentation électrique de notre pays en tout temps et en tout lieu. Nous mesurons donc bien la chance que nous avons de disposer d'une filière nucléaire complète pour assurer notre indépendance, pour des questions de transition énergétique mais aussi pour des questions de résilience.
Nous rencontrons toutefois des difficultés à mesurer les quantités de production pilotable dont nous avons besoin pour être en mesure d'équilibrer production et consommation. La crise a été surmontée et nous remercions EDF d'avoir pris les mesures pour la passer dans les meilleures conditions, mais elle a mis en avant des fragilités, et ce alors même que la France aurait pu connaître un hiver plus rigoureux. Ces fragilités sont souvent expliquées comme une conséquence de l'impact de la crise sanitaire sur les taux de disponibilité des centrales, alors que l'on pourrait aussi avancer l'explication de la baisse des capacités pilotables. En effet, des capacités thermiques ont été fermées. Nous pourrions également citer les deux gigawatts de Fessenheim. De plus, alors que la France n'a comptabilisé que dix-huit journées avec un solde importateur en 2019, ce solde est aujourd'hui de 43 journées. Par rapport à nos besoins, la marge devient de plus en plus étroite. Sans les interconnexions internationales, nous pourrions même être en grande difficulté.
Partagez-vous aussi cette inquiétude ? Quelle est la marge en gigawatts dont nous disposons encore en termes de capacités pilotables ? Par ailleurs, quel potentiel représentent les contrats de délestage qui sont signés avec les grands industriels ?
Votre question est au cœur des réflexions menées par l'État, en charge de la politique énergétique, et par RTE, en charge de l'équilibre du système électrique français. C'est aussi un sujet auquel nous sommes très attentifs car beaucoup de Français croient encore qu'EDF est en charge du système électrique alors que nous n'avons pour seule obligation que de servir nos clients. Pourtant, nous y sommes vigilants même si nous n'en sommes pas directement responsables. En effet, le mix énergétique est de la responsabilité de l'État tandis que l'équilibre entre l'offre et la demande est du ressort de RTE. La vision que je vais vous livrer est celle d'EDF, mais donnée sous couvert de la vision qui est celle du directeur général de l'énergie et du climat et du président du directoire de RTE.
Nos prévisions sont partagées avec RTE en fonction des modèles météorologiques qui sont les nôtres et des prévisions sur l'offre d'électricité qui dépendent étroitement de la disponibilité de nos moyens de production. Chaque année, nous alimentons RTE avec ces modèles et le président du directoire de RTE a pris pour habitude de présenter publiquement les perspectives de passage de l'hiver.
La marge de manœuvre dont nous disposons dépend de la probabilité d'occurrence des événements. La probabilité que nos marges deviennent négatives est infime. La question est donc de savoir quels pourraient être les scénarios conduisant à des marges négatives et comment nous pouvons contrer ces hypothèses. Pour cela, nous avons des approches probabilistes pour mesurer un risque infime qui nous conduirait à ne pas tenir nos objectifs. Depuis sept ans que je dirige EDF, je pense pouvoir avancer que nous pouvons garantir aux Français qu'il faudrait vraiment une série d'événements ayant eux-mêmes une probabilité faible pour que RTE ait à activer l'ensemble des moyens qui sont à sa disposition pour éviter le black-out. « Le pire n'est jamais certain » comme le dit le proverbe, mais toutes les analyses que nous mettons à la disposition de RTE nous montrent qu'il nous faudrait une série d'événements très peu probables pour ne pas passer le pic de l'hiver. L'hiver dernier a été clément, mais nous avons néanmoins connu des périodes froides. Pour autant, nous avons toujours été très loin du déclenchement de la première mesure à activer dans telle situation, à savoir l'effacement des clients ayant signé un contrat afin de percevoir une rémunération en échange d'un abaissement de leur capacité. Les marges dont nous disposions cet hiver étaient en l'occurrence de plusieurs gigawatts.
Cette réponse vaut pour le court et le moyen terme mais nous devons aussi nous inscrire dans une perspective de long terme. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), les Nations-unies, les think tanks spécialisés sur les questions énergétiques, tous ces acteurs convergent pour dire que le marché de l'électricité sera en forte croissance dans le monde, mais aussi dans notre pays, car l'objectif net zéro carbone en 2050 passe par une substitution d'une électricité bas carbone – nucléaire et renouvelables – à des usages desénergies fossiles dans les moyens de transport – véhicules légers, avions, bateaux, trains –, dans l'habitat – chauffage, climatisation, ventilation – et dans les industries. Par conséquent, si la consommation d'électricité est appelée à augmenter fortement, nous aurons à résoudre un sujet plus difficile d'équilibre entre l'offre et la demande qu'il ne l'est aujourd'hui. Or, nous ne pourrons pas mettre en fonctionnement des infrastructures significatives rapidement. Ces disponibilités ne seront accessibles au mieux qu'au milieu des années 2030. Cet agenda nous contraint à prendre des décisions rapidement car il nous faut anticiper l'augmentation attendue de la demande d'électricité. C'est donc maintenant qu'il convient de prendre ces décisions. Même si nous couvrons bien la demande à court et moyen terme, il en sera autrement à un horizon qui reste à fixer, lorsque ne circuleront plus les véhicules thermiques, lorsque nos concitoyens ne se chaufferont plus ou peu au fuel et au gaz et lorsque les industries auront remplacé leurs moyens de production à gaz par des fours électriques. Il faut résolument préparer cette nouvelle étape à temps.
Certes, nos marges sont confortables mais elles diminuent néanmoins. Nous devons aussi nous préparer si jamais plusieurs crises d'ampleur venaient à se cumuler.
La Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) retiennent comme base une demande d'électricité en 2050 en progression de 30 % par rapport à la demande actuelle qui s'établit à 650 térawatts/heure. Nos voisins tablent sur des progressions plus importantes. Pour votre part, quelle est votre évaluation de l'augmentation de la demande d'électricité d'ici à 2050 ? Ne pensez-vous pas qu'une augmentation de 30 % est une estimation faible ? Comme vous l'avez rappelé, il est utile de dresser des prévisions justes afin de nous donner le temps nécessaire de mettre en œuvre de nouvelles capacités électriques.
Il est certes difficile de prédire l'avenir mais nous alimentons avec nos propres scénarios la direction générale de l'énergie et du climat et RTE et nous pensons que la consommation d'électricité affichera une forte croissance d'ici 2035, 2040 comme 2050. Certes, des efforts importants sont fournis en matière d'efficacité des systèmes énergétiques et électriques et ces efforts portent leurs fruits. D'ailleurs l'intensité électrique de la production française a eu tendance à stagner, voire à diminuer légèrement ces dernières années. Néanmoins, nous sommes à la veille de bouleversements d'une telle ampleur, dans le domaine du transport et dans le domaine du chauffage, en particulier, que nous pensons qu'il y aura une forte croissance dans les trente ans à venir. De ce point de vue, nous pouvons considérer que les études menées il y a deux ou trois ans, et reprises dans la SNBC, correspondent à une fourchette basse, voire très basse du scénario le plus probable. Si nous voulons ne pas prendre de risque, il me semble qu'il faudrait étudier le positionnement médian de la consommation française à un niveau plus élevé que celui retenu dans la SNBC.
De surcroît, depuis la préparation de la stratégie nationale bas carbone, deux grands phénomènes sont venus à l'agenda alors qu'ils étaient à peine émergents au moment de l'élaboration de cette stratégie. Le premier est que la crise sanitaire a créé un grand mouvement de réindustrialisation. Or, la consommation d'électricité en France a stagné au cours des dernières années parce que notre pays a connu une désindustrialisation. Le deuxième phénomène est celui de l'hydrogène. Je me garderais bien de jouer les Cassandre et de projeter les besoins en hydrogène à un horizon lointain, alors même que la courbe d'apprentissage sur l'hydrogène bas carbone est à peine en train de se dessiner, mais si l'hydrogène doit être un des vecteurs essentiels de la transition énergétique, alors nous aurons aussi besoin de beaucoup d'électricité. En tant que membre du Conseil national de l'hydrogène et en tant que co-président du conseil européen formé par la Commission de l'hydrogène, j'entends une certaine inquiétude quant aux besoins en électricité qui naissent de l'économie émergente de l'hydrogène bas carbone. Ces besoins seraient sous-estimés alors qu'ils n'étaient pas aussi flagrants au moment de l'élaboration de la Stratégie nationale bas carbone. Cependant, c'est à RTE et à l'État de fixer ces objectifs.
Pouvons-nous mesurer la sensibilité de notre production électrique aux crises internationales ? Pour le pétrole, nous détenons une réserve stratégique de l'ordre de 90 jours. En cas de grave crise internationale, quelle serait notre réserve de précaution pour faire fonctionner nos centrales nucléaires ?
Malheureusement, je crois pouvoir dire que la production nucléaire est dépendante au pétrole puisque des flux sont nécessaires sur l'ensemble de la chaîne. Pensez-vous que cette dépendance peut être allégée ?
Selon vous, existe-t-il des risques systémiques qui pourraient toucher la filière nucléaire ?
Pour terminer, nous souhaiterions aussi vous entendre sur les réacteurs nucléaires de quatrième génération. J'ai le sentiment qu'EDF n'a pas toujours été très moteur dans le projet ASTRID – Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration –, peut-être pour des questions industrielles ou commerciales. Ne pensez-vous pas que cette quatrième génération permettrait d'apporter une brique d'autonomie supplémentaire à la France, notamment dans sa capacité à exploiter l'uranium appauvri, et qu'elle pourrait nous rendre plus résilients ?
Pour répondre votre question relative à la sensibilité aux crises internationales, la situation doit être regardée aux frontières de l'Europe et non aux seules frontières de la France. Notre souveraineté sur la filière nucléaire est presque intégrale en France et il y a très peu de sujets sur lesquels nous serions dépendants de pays européens. En revanche, nous sommes liés à l'approvisionnement en uranium. Les mines d'uranium situées en France ont été arrêtées car leur teneur n'est pas suffisante. Aujourd'hui, l'hypothèse qui est formulée est que ces mines ne seront pas de nouveau mises en exploitation. Notre stratégie sur l'uranium est double : assurer une diversité des sources d'uranium et assurer une sécurité d'approvisionnement au travers de stocks de sécurité. Nous n'avons jamais été inquiets concernant un éventuel manque d'uranium depuis que le parc actuel est construit. Nous avons des stocks permettant de couvrir plusieurs années de besoins et des stocks de combustibles pour couvrir plusieurs mois. En effet, il faut rappeler ici qu'il y a un process industriel pour que l'uranium devienne combustible et que ce process se déroule sur notre territoire.
Si une crise majeure interdisait de circuler sur le territoire, avec une pénurie de pétrole, de GNL, alors les choses s'arrêteraient mais je ne crois pas qu'il soit raisonnable d'étudier un scénario reposant sur un arrêt complet pendant des mois de tous les moyens de communication au sein du pays. De plus, nous avons des stocks sur les centres de production pour nous permettre de voir venir.
Notre pays a choisi de s'appuyer largement sur la filière nucléaire pour sa production et celle-ci a apporté beaucoup en matière d'emploi, de pouvoir d'achat et d'indépendance énergétique mais aussi d'exportation. Vous m'interrogez sur un risque systémique de la filière mais, en 2 000 années de fonctionnement si nous additionnons la durée de vie de l'ensemble des centrales de notre parc, nous n'avons jamais connu un accident concernant plus d'une unité – nous l'avons connu il y a quelques années à Tricastin. Ce risque systémique, nous ne l'avons pas observé. Le propre de la gestion des risques est d'évaluer les risques qui doivent être intégrés et ceux qui doivent être exclus. À ce stade, nous avons exclu le risque systémique sur l'ensemble du parc nucléaire, même si des incidents sur une gamme pourraient avoir lieu, mais sans avoir besoin de suspendre le fonctionnement ne serait-ce que d'une famille complète de réacteurs. À ce titre, ce risque systémique nous paraît très théorique même si pour autant nous ne pouvons affirmer qu'il soit nul.
EDF connaît bien la quatrième génération car nous avons exploité pendant plusieurs années Superphénix à Creys-Malville, qui a été arrêté à la demande du gouvernement de l'époque il y a maintenant plus de vingt ans. Je sais que les parlementaires ont auditionné Bernard Sala et Xavier Ursat sur ce sujet mais je souhaite dire que nous croyons à la quatrième génération car nous pensons qu'il y aura un moment où nous pourrons exploiter des réacteurs en nombre, de manière industrielle et régulière, avec la régénération des combustibles faite à l'intérieur même de la réaction nucléaire. Simplement, nous pensons que, pour assurer le fonctionnement de tels réacteurs en toute sûreté, la priorité aujourd'hui est à la réalisation de démonstrations de sûreté à l'échelle du laboratoire avec de petits prototypes. Le programme ASTRID a été ralenti par le Gouvernement, mais je ne pense pas qu'il faille dire qu'il l'a arrêté. Il l'a en définitive ralenti car la priorité doit être donnée aujourd'hui à la démonstration et non à la construction peut-être trop hâtive d'un nouveau réacteur. EDF est parfaitement alignée avec la décision qui a été prise de poursuivre les recherches sur la quatrième génération, mais nous pensons qu'il est prématuré de construire un réacteur à vocation industrielle.
Plus près de nous, si vous pensez que le risque systémique est faible sur la partie nucléaire, en revanche, pour ce qui concerne le risque cyber, certains scénarios laissent présager la possibilité d'une coupure des réseaux internet sur des périodes plus ou moins importantes car nous sommes dépendants des câbles sous-marins. Alors que les marines de guerre à l'échelle internationale cartographient les câbles sous-marins et que nos compétiteurs stratégiques russes ou chinois cherchent à avoir des réseaux internet plus autonomes et plus résilients, que pouvez-vous nous dire de la probabilité de ce risque pour l'industrie nucléaire ? Pour d'autres opérateurs d'énergie, nous avons vu en mai 2021 les effets d'une cyberattaque sur un pipeline aux États-Unis. EDF, pour ce qui la concerne, sait-elle fonctionner sans internet et sans réseau mobile ? Une coupure aurait-elle un impact sur vos activités quotidiennes ?
Le risque cyber est un des sujets qui empêche de dormir le président d'EDF ! C'est véritablement un sujet d'une importance majeure et nous employons tous les moyens possibles pour limiter les effets des attaques que nous subissons quotidiennement. Pour l'instant, nous avons réussi à déjouer ces attaques grâce aux remparts que nous avons dressés et aux mesures que nous avons prises. Cependant, peut-être un jour, les mesures que nous avons mises en place, en liaison avec nos propres experts mais aussi en association avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), ne suffiront pas. Ce n'est pas parce que nous avons déjoué toutes les attaques jusqu'alors que nous devons baisser la garde. À mon niveau, au niveau du comité exécutif, au niveau de la direction chargée des systèmes d'information, ce sujet est pris très au sérieux.
Vous m'interrogez aussi sur les conséquences d'une coupure de l'internet mais, autant nous utilisons internet et les réseaux publics pour le fonctionnement courant d'EDF, par exemple pour les échanges entre nous, autant nous n'utilisons pas internet pour faire fonctionner le système électrique.
Au début de la crise pandémique, la relation clientèle a-t-elle été dégradée ? Par ailleurs, le fait de doter vos salariés d'ordinateurs et qu'ils utilisent un wifi privé pour travailler à leur domicile a-t-elle pu accroître la vulnérabilité au risque cyber ?
Auprès de la clientèle, avez-vous noté une augmentation significative de la précarité énergétique consécutive à la crise du Covid-19 ?
Nous n'avons pas dégradé la qualité du service rendu à nos clients lors du travail à domicile de nos équipes. Nos salariés travaillent remarquablement bien à leur domicile comme ils le font également dans un centre de relation avec la clientèle. Nous sommes aussi en train de nous organiser pour que nos prestataires qui travaillent dans des centres de relation avec la clientèle puissent bénéficier d'un assouplissement des règles les rendant éligibles au télétravail.
Vous évoquez aussi le risque de corruption de notre système d'information de relation avec les clients lorsque les salariés travaillent à leur domicile en utilisant un réseau public pour accéder à nos systèmes d'information. Vous avez raison de souligner que le risque d'intrusion est plus élevé dans ces conditions, mais nous considérons qu'il est suffisamment maîtrisé par les mesures antivirus que nous avons prises. Toutefois, même si ce risque est maîtrisé, nous restons vigilants.
Enfin, pour ce qui concerne la précarité énergétique, nous n'avons pas procédé à des coupures de courant pendant la crise sanitaire. Nous avons suspendu ces mesures. Nous n'avons pas observé une augmentation des difficultés de paiement. Nos conseillers sont au contact avec ceux de nos compatriotes qui rencontrent des difficultés financières afin de trouver des solutions. Cependant, pendant cette période nous n'avons pas observé un regain de ces situations.
Le système de protection sociale a donc bien fonctionné. D'ailleurs, nous venons d'augmenter de 100 euros le chèque Énergie. À mes yeux, les dispositifs de compensation de la précarité énergétique sont trop éclatés et tiennent parfois du saupoudrage. Il y aurait intérêt à mutualiser les moyens mais il s'agit là d'un autre débat.
Monsieur le président-directeur général, je vous remercie pour cette audition qui fut très intéressante et enrichissante et, à bien des égards, assez rassurante.
La réunion se termine à treize heures dix.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur la résilience nationale
Présents. - M. Thomas Gassilloud, Mme Sereine Mauborgne