Audition commune, ouverte à la presse, de Mme Bénédicte Roullier, cheffe du pôle « Transformation numérique des TPE/PME », et de M. Aurélien Palix, sous-directeur des réseaux et des usages numériques à la direction générale des entreprises (ministère de l'économie, des finances et de la relance).
La séance est ouverte à 9 h 35.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.
L'audition de Mme Bénédicte Roullier, cheffe du pôle « Transformation numérique des TPE/PME » à la direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l'économie, des finances et de la relance et de M. Aurélien Palix, sous-directeur des réseaux et des usages numériques au sein de cette même direction, doit nous permettre de faire un point d'ensemble sur la digitalisation des TPE et PME dans notre pays, sur ses progrès et aussi sur les difficultés des entreprises. Nous souhaitons également évoquer l'initiative France Num, renforcée dans le plan de relance. Nous nous intéressons à l'ensemble de ces sujets sous l'angle de la souveraineté, en interrogeant la capacité des entreprises, y compris les plus petites, à trouver une offre française ou européenne satisfaisante pour leurs besoins et dimensionnée en fonction de leurs besoins.
Je souhaite vous interroger sur trois sujets. Le premier concerne votre approche de la notion de souveraineté numérique. Il s'agit d'une question rituelle lors de nos auditions qui provient de la grande diversité des définitions de cette notion. Comment définissez-vous cette notion et, surtout, comment est-elle prise en compte dans vos actions au service de la numérisation des entreprises ? Les échanges que nous avons conduits ont fait apparaître la force de frappe des grands acteurs du numérique, notamment étrangers, souvent mis en avant par des intégrateurs qui offrent des solutions clés en main aux petites entreprises. Nous aimerions avoir votre opinion et savoir quels sont les comportements d'achat des TPE et PME dans ce domaine.
Ma deuxième question porte sur votre action au sein de la DGE. Je voudrais que vous nous présentiez à grands traits France Num, les réflexions menées durant la crise sanitaire sur la numérisation des entreprises et, surtout, votre analyse de ses impacts sur le souhait des TPE et PME de passer au numérique. J'aimerais aussi savoir si les entreprises rencontrent pour se numériser des difficultés plus ou moins connues qu'il conviendrait de traiter prioritairement.
Mon dernier point concerne le risque cyber. Nous avons constaté durant l'année 2020 un essor des cyberattaques par rançongiciel contre les acteurs privés et publics. Les TPE et PME ont souvent des moyens réduits pour se protéger. Comment pouvons-nous les inciter à consentir cet investissement rentable à moyen terme et diffuser une culture de la cybersécurité au sein de ces petites structures ?
Vous avez déjà auditionné notre directeur général, M. Thomas Courbe. Au sein de la direction générale des entreprises, nous partageons la vision d'une souveraineté numérique qui consiste, d'une part, à pouvoir définir des règles encadrant les usages du numérique et, d'autre part, à être autonome dans les technologies à la base de ces usages. L'action spécifique de ma sous-direction porte plutôt sur la seconde partie. Il s'agit de proposer des technologies souveraines, françaises, pour certains blocs qui nous paraissent stratégiques.
Nous travaillons à identifier ces blocs stratégiques avec l'ensemble de nos partenaires, en interministériel mais aussi avec des partenaires publics et privés, et nous nous assurons que la France dispose d'une autonomie pour des technologies clés telles que l'intelligence artificielle, le cloud, la blockchain, la cybersécurité. Dans le plan de relance, nous travaillons à la stratégie nationale de cybersécurité, afin que les entreprises françaises puissent avoir un large choix de solutions numériques et que ce choix inclue des solutions souveraines, qu'elles soient françaises ou européennes.
Lorsque je parle d'entreprises, je pense aux grands groupes, aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) et aux PME qui ont déjà les épaules suffisamment larges pour s'engager dans le numérique. La mission de M. Nicolas Guérin et Mme Juliette de Maupeou à laquelle mes services contribuent et que vous aurez à auditionner porte sur ces questions.
Je pense aussi aux TPE pour lesquelles la problématique est complètement différente. Certaines sont très éloignées du numérique. Elles n'ont pas toujours conscience de l'intérêt qu'a pour elles le numérique ou le vivent comme une sorte d'injonction au numérique. Notre but n'est donc pas uniquement de leur proposer des solutions françaises mais aussi de les convaincre de l'intérêt de se numériser et de les accompagner au mieux lorsqu'elles entreprennent cette démarche de digitalisation.
Réussir à « embarquer » ces TPE est tout le but de France Num. Toutefois, nous avons vocation à accompagner les entreprises dans leurs démarches mais non à prescrire des solutions. Nous ne forçons pas les entreprises à se détourner d'offres de solution étrangères. Nous avons tous conscience que, actuellement, être référencé sur certaines plateformes ou moteurs de recherche internationaux est absolument indispensable. Notre but est plutôt d'« embarquer » les TPE dans le numérique, de les orienter vers les acteurs et les dispositifs les plus pertinents. France Relance a lancé plusieurs dispositifs, mais les entreprises restent libres de leurs choix entrepreneuriaux, de recourir à des solutions françaises ou étrangères. Nous voulons seulement qu'elles le fassent en connaissance de cause, qu'elles sachent que la gestion de leurs données sera différente selon la solution choisie.
Je commencerai par quelques données sur la numérisation des entreprises françaises et notre positionnement comparé à nos voisins. Il existe de nombreuses études et il est important de savoir, d'un point de vue méthodologique, que le public concerné est complexe et hétérogène. Nous regardons toujours si les études résultent d'un recueil de données uniquement en ligne ou en ligne et hors ligne : il est impossible de connaître un public peu connecté en ne recueillant les données que par questionnaire en ligne.
Nous avons déterminé les actions de France Num à partir de notre connaissance de ce public, basée notamment sur une étude que nous avons réalisée au début de l'année 2020, juste avant la crise. Nous refaisons actuellement une étude pour voir quelle est l'évolution au moyen d'un baromètre dont nous connaîtrons les résultats en juin.
Ce baromètre nous donne des chiffres relatifs à la perception et des indicateurs sur les freins. Ainsi, sur un échantillon représentatif, 68 % des TPE et PME sont aujourd'hui convaincues des bénéfices concrets du numérique. Cela signifie donc que 32 % ne sont pas convaincues. Le taux de convaincus monte à 72 % sur le thème de communication avec les clients ce qui montre que le numérique appliqué à leurs problématiques leur parle, plutôt que le numérique en général. Début 2020, 36 % des entreprises avaient peur de perdre leurs données. Il faut donc trouver un équilibre entre freins et leviers pour les amener au numérique.
En ce qui concerne les équipements et les usages, les dirigeants de TPE et PME sont des personnes très connectées. 88 % possèdent un smartphone. Seuls 37 % ont un site Internet institutionnel ce qui semble être un chiffre très particulier à la France. Nous retrouvons cela dans l'indicateur européen Digital economy and society index (DESI) qui comporte une dimension concernant l'intégration des technologies par les entreprises : la France est en retard en visibilité Internet, globalement et plus particulièrement par rapport aux pays du Nord. Le chiffre est encore plus bas pour les sites de e-commerce, puisque seulement 9 % des entreprises avaient un site au début de l'année 2020.
En revanche, une spécificité de la France est que 40 % des entreprises ont un logiciel de gestion, ce qui nous met en tête du peloton européen. La France est donc assez faible en visibilité mais assez forte sur l'équipement en logiciel de gestion, ce qui est probablement lié à l'obligation – datant de 2018 ou 2019 – d'avoir un logiciel de caisse. Cette contrainte peut donc devenir un avantage pour les TPE et PME qui disposent ainsi de données de gestion.
Nous avons aussi quantifié les TPE et PME à accompagner. Notre cible maximale, avant la crise, était de 2,6 millions d'entreprises en nous centrant sur les structures productives. En entités juridiques, nous montons à 3,8 millions d'entreprises, mais il ne s'agit pas que d'entreprises ayant réellement une activité économique.
Nous avons aussi réalisé une segmentation des dirigeants de TPE et PME, puisque ce public est très hétérogène. Nous avons effectué cette segmentation suivant la dynamique de projet et la maturité numérique des entreprises. Nous ne nous sommes pas limités à leur maturité numérique car nous n'accompagnons pas de la même façon un dirigeant d'entreprise qui a des projets et un dirigeant qui n'en a pas, un dirigeant qui est sur le point de transmettre son entreprise ou un dirigeant qui vient de racheter une entreprise. Nous avons donc cinq segments : prudents, demandeurs, réceptifs, statiques, opportunistes. Nous concentrons les actions de France Num sur 1,7 million d'entreprises qui correspondent aux trois segments des prudents, demandeurs et réceptifs. Tout l'enjeu des dispositifs d'aide est de bien atteindre ces cibles prioritaires pour que les mêmes réceptifs voire opportunistes n'en soient pas toujours les bénéficiaires.
L'indicateur européen DESI paraîtra bientôt. Il est basé sur des enquêtes Eurostat et n'interroge annuellement que les PME, pas les TPE. Une grande enquête sur les TPE est réalisée tous les six ans : la prochaine occurrence aura lieu en 2022. Ce sont des enquêtes de l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) dans le cadre d'Eurostat.
Les difficultés rencontrées par les acteurs sont d'abord le manque de conviction sur les apports du numérique. Nous considérons que France Num a pour mission d'améliorer le terrain afin que l'action de nos partenaires et des acteurs privés puisse se déployer plus facilement.
Le deuxième sujet qui revient partout est le manque de temps : le dirigeant de TPE est pris par le temps de tous les côtés, y compris à cause d'un numérique subi qui lui prend du temps. Il faut donc convertir le numérique à son avantage, faire en sorte qu'il ne constitue pas seulement une charge avec des démarches administratives, des factures, des paperasses.
Nous constatons également une difficulté à percevoir le retour sur investissement, à voir ce que le numérique apportera concrètement. Les dirigeants ont du mal à choisir, à décider comment faire, par quoi commencer. Nous travaillons aussi spécifiquement à la complexité des aides, des dispositifs, de l'offre, des acteurs.
La crise sanitaire a eu un impact positif de prise de conscience et constitue globalement une opportunité pour les filières numériques française, européenne et internationale, y compris pour les géants du Web (GAFAM). Nous entendons énormément parler de ce sujet aujourd'hui, ce qui peut aboutir aussi à une saturation et à la création d'arnaques. Il faut faire attention, lorsque nous communiquons beaucoup sur un sujet, au risque d'apparition de pièges et nous surveillons ces problèmes. L'enjeu est donc de convertir l'urgence en progrès à long terme.
Une progression évidente est visible dans les baromètres réguliers de la fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad) pour les volumes de vente en ligne. La proportion de TPE et PME passées au numérique est toutefois assez différente et nous attendons sur ce point les retours de notre baromètre. Nous avons des indicateurs de l'association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic) qui montrent une nette progression des demandes de nom de domaine en « .fr », donc certainement une augmentation de la présence sur Internet des TPE et PME.
Dans la crise sanitaire, nous avons aussi observé des actions de débrouillardise très utiles. Elles concernent des TPE et PME qui utilisent le click and collect ou différentes solutions permettant à leurs clients de commander à distance et de venir chercher leurs produits. Nous voyons là l'enjeu crucial d'avoir un fichier clients. À France Num, notre travail consiste aussi à identifier de tels leviers spécifiques pour faire basculer les TPE et PME.
Nous avons conduit une action « Clique mon commerce » lors du deuxième confinement pour sélectionner une petite centaine d'offres permettant de faire du click and collect, de la livraison, de la gestion et de la logistique. Un appel à projets effectué en urgence nous a permis de proposer ce site pour faciliter le choix aux commerçants, artisans et restaurateurs.
Lors du premier confinement, nous avions conçu un guide pour les commerçants et artisans sur les sujets de livraison et de click and collect. Nous avions aussi démarré une chronique radio dans laquelle nous communiquions par des témoignages sur la webradio Frenchweb. En effet, communiquer par des témoignages est très efficace auprès des TPE et PME, en leur montrant ce que passer au numérique a apporté à un de leurs pairs.
France Num a trois grandes missions dont la première est de piloter cette politique publique, d'animer et d'outiller les acteurs. Ce n'est pas un moindre sujet que d'avoir chacun la même vision de la transformation numérique et de savoir où nous en sommes. Nous ne sommes ni les derniers ni les premiers. Nous suivons un chemin et il est important de partager cette même vision de la transformation numérique, les mêmes priorités et d'adapter les dispositifs en fonction de nos objectifs.
L'écosystème de France Num est constitué de soixante partenaires et de 3 000 activateurs : conseillers publics des réseaux consulaires, consultants privés, offreurs de solutions, banques… Dans le pilotage de la politique publique, nous gérons la marque France Num qui est une marque collective. Nous n'agissons pas par des actions propres à France Num mais nous coordonnons des actions de l'écosystème.
Nous avons un site Internet qui présente les actions des partenaires, sur lequel le public peut demander des recommandations ou avoir accès aux aides. Une plateforme collaborative avec nos soixante partenaires nous permet d'accélérer la diffusion de l'information, avec une offre de référencement des activateurs et une offre d'animation. Nous avons également des projets pour renforcer ce réseau de terrain constitué des activateurs.
Une autre de nos missions est de démontrer les bénéfices concrets du numérique. À ce titre, une émission télévisée Connecte ta boîte se déroule actuellement en trois épisodes. Il s'agit de démontrer concrètement l'intérêt du numérique pour des métiers très traditionnels puisque nos exemples concernent un ferronnier d'art, un couple de boulangers-pâtissiers et une guide de moyenne montagne. Nous valorisons les métiers et nous montrons les apports du numérique.
Notre rôle consiste aussi à soutenir des actions, voire en conduire en propre puisque le plan de relance donne à France Num un financement qui le lui permet. Nous finançons ainsi des diagnostics proposés gratuitement par les réseaux consulaires aux entreprises. Nous avons mis en place le chèque numérique de 500 euros. Nous faisons des appels à projets pour sélectionner des opérateurs proposant des accompagnements-actions afin de répondre au besoin induit par le fait que l'offre est riche mais qu'il faut accompagner le passage à l'action.
Un prêt France Num est en cours de mise en place. Il est destiné à sécuriser les banques pour prêter à de petites entreprises pour des petits projets de transformation numérique d'un volume maximal de 50 000 euros.
La particularité de France Num, en tant qu'initiative publique, est que notre réseau inclut des acteurs privés, donc des offreurs de solutions. France Num est géré en partenariat avec les régions. Nous présentons notre réseau de façon territoriale car la relation de confiance de la TPE s'établit avec un contact de proximité. Nous travaillons sur l'animation du réseau avec les régions et avec les filières numériques régionales. Nous avons un enjeu de qualité de la description sur la base de données des activateurs pour permettre à une TPE de choisir en connaissance de cause, les critères pouvant aller du respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD) au fait que la société est française ou non, mais nous ne référençons pas uniquement des sociétés françaises ou européennes.
France Num ne s'associe, en tant qu'initiative de l'État, qu'à des partenaires institutionnels même si nous avons beaucoup de demandes de partenariat de grandes sociétés privées.
Vous avez dit que de nombreuses PME et TPE disposent d'un logiciel de gestion du fait d'une obligation réglementaire mais qu'elles n'ont que rarement un site Internet ou un site marchand. Comment expliquez-vous ce décalage ? Le numérique n'est-il pas un levier commercial pour les TPE et PME ? Est-ce la raison pour laquelle vous faites cette émission télévisée de témoignages de professionnels ?
Nous constatons aussi un retard de la France en ce qui concerne la consultation individuelle des réseaux sociaux. Il semblerait donc qu'il existe un comportement français particulier sur les réseaux sociaux, la France se trouvant en retrait. Je n'en connais pas la raison. L'indicateur européen contient une partie sur les usages de l'Internet et la France se trouve plutôt en tête pour l'utilisation des outils bancaires, mais les Français utilisent en revanche moins que les autres pays les réseaux sociaux pour s'informer.
Nous essaierons de mieux comprendre la vente en ligne dans l'enquête que nous réalisons actuellement. Nous observons, comme dans d'autres pays européens, une stagnation pour les PME et nous étudierons plus finement la vente en ligne qui utilise aujourd'hui de multiples canaux.
En ce qui concerne la visibilité et la présence sur Internet, je pense que vous avez raison et c'est effectivement la raison pour laquelle nous lançons l'émission Connecte ta boîte avec de nombreux témoignages. Il se pose un problème de perception, de crainte, de manque de confiance. Je pense aussi que, tout simplement, certaines entreprises sont présentes sans le savoir sur Internet, par exemple sur Google, et sont même parfois très bien notées. J'ai ainsi recherché des entreprises de la petite ville de Figeac. J'ai trouvé un boucher et un plombier très bien notés que j'ai appelés pour leur demander s'ils avaient des besoins de numérique, s'ils étaient sur Internet. Ces entreprises savaient à peine qu'elles étaient présentes sur Internet. Je pense que nous avons donc un problème de représentation concrète. Il faut que l'entreprise se mette à la place de son client qui la trouvera sur Internet. Entrer dans cette perception est la première étape pour 32 % des TPE et PME.
L'émission Connecte ta boîte fait un focus sur la relation client et la vente en ligne, mais a aussi pour objectif de promouvoir l'utilisation d'outils de gestion.
Quand vous demandez aux TPE et PME si elles sont présentes sur un site marchand et qu'elles répondent non, quels sont les freins qu'elles signalent ? Pourquoi est-ce facile de les convaincre d'aller sur un site ou quels sont les freins qu'il faut lever ?
Dans l'enquête du Boston Consulting Group (BCG) et de Ernst Young et associés (EY), nos prestataires ont réalisé avec des dirigeants éloignés du numérique trente entretiens de deux heures et demie. Nous avons assisté à certains d'entre eux.
Certains de ces dirigeants ne font même pas partie de la cible de France Num parce qu'ils sont statiques ou prudents selon notre segmentation. Ce sont des dirigeants d'un certain âge, qui ont l'impression d'avoir beaucoup donné, qui ont une certaine vision de la qualité de leur travail et se sentent un peu malmenés par le numérique. Ils disent que ce n'est pas eux qui feront cette transition, ce qui nous conduit à réfléchir à plusieurs leviers.
Nous discutons en particulier avec le conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables du fait que la numérisation permet de valoriser une entreprise pour la transmettre. Nous aurons besoin d'arguments plus précis pour faire levier. Par exemple, combien vaut l'entreprise selon qu'elle dispose ou non d'un fichier numérisé de ses clients ? Combien vaut l'entreprise selon qu'elle a ou non un site Internet ? Ceci nous donnera des leviers lorsque le discours général sur le numérique ne fonctionne pas.
Dans le cas d'un hôtel, vous ne le ferez pas « bouger » en lui disant qu'il faut être sur Internet de façon générale. Ce qui l'intéresse est de savoir combien cela lui rapportera d'être sur Internet. Ce qui le convaincra est le fait qu'un pair est sur Internet, que cela lui apporte tant de clients en plus et que la commission s'élève à tant, donc que cela bénéficie à son modèle économique. Nos leviers doivent être appliqués à un métier. Il faut pouvoir comparer avec les pairs.
Par ailleurs, l'énorme problème du temps revient constamment. Le dirigeant d'entreprise n'a pas le temps et c'est un énorme frein pour le passage au numérique.
Un frein évident au référencement en ligne est le coût, pas forcément le coût financier, mais le coût en termes de temps. Créer une boutique en ligne signifie référencer les produits, ce qui nécessite un investissement en temps. Certains patrons de TPE et PME n'en disposent pas.
Le confinement a changé la donne et nous espérons le voir dans le baromètre France Num dont nous aurons bientôt les résultats. La vente en ligne a été un moyen de survie pour beaucoup de commerces.
Il existe deux coûts : le coût en temps et le coût commercial de l'accès aux plateformes. Est-ce un frein mis en avant par les TPE et PME ? Nous avons beaucoup parlé de la taxe imposée aux plateformes, qui a été répercutée aux vendeurs. Cela a-t-il marqué ? Est-ce un frein ?
Je ne sais pas si ce frein a été visible dans l'étude BCG, mais ce n'est pas particulièrement un frein ces derniers mois, étant donné que nous avons mis en place suite au deuxième confinement le programme « Clique mon commerce » qui recense justement les offres gratuites ou à tarif réduit. Nous avons constaté une importante mobilisation de l'ensemble des offreurs de solutions, y compris les places de marché qui ont proposé des taux réduits pendant le confinement. Ces offres perdurent encore aujourd'hui. Si ce frein a existé avant la crise, je pense qu'il est moindre depuis le confinement.
Les cas de figure sont différents pour de petites entreprises dans le secteur industriel pour lesquelles les investissements peuvent être importants. Nous ne parlons pas seulement de gens qui vendent en ligne : il peut s'agir de contrats, de réservations et pas uniquement de commerce.
Toutefois, pour notre cœur de cible, je ne considère effectivement pas que l'argent soit un frein d'autant plus que beaucoup de modèles économiques prennent la forme d'abonnement et que le chèque de 500 euros permet de couvrir environ six mois d'abonnement. Pour un site institutionnel, il existe des abonnements à 50 ou 100 euros par mois ce qui ne constitue a priori pas un frein pour démarrer.
De plus, une bonne politique de numérisation est « j'investis et cela me rapporte » donc je ne considère pas que l'argent soit un frein.
Vous avez aussi parlé du temps. Les TPE et PME ont-elles le réflexe de confier la création et la maintenance de leur site à des sous-traitants ?
Je n'ai pas de chiffre précis et c'est lié à la question de la compétence numérique. Nous considérons que la compétence numérique peut, dans une petite entreprise, être interne ou externe. Il ne faut surtout pas considérer qu'elle doit être interne. Je pense que les deux cas de figure existent sans que nous ayons de statistique sur l'ensemble de la cible.
Même si le chef d'entreprise a une compétence et qu'il est convaincu de la nécessité d'avoir un site marchand pour montrer ce qu'il propose, a-t-il le réflexe de penser que son temps est plus précieux consacré à d'autres activités et de faire appel à quelqu'un d'extérieur pour le faire ? Veut-il au contraire absolument maîtriser l'intégralité de la démarche ?
Nous n'avons malheureusement pas suffisamment de données car les enquêtes que nous avons menées ne sont pas entrées dans ce degré de détail. Toutefois, l'initiative France Num consiste justement à référencer des activateurs qui peuvent être des offreurs de solutions ou des consultants numériques. Ceux-ci peuvent accompagner les entreprises dans cette démarche et pourraient faire le travail « à la place » du chef d'entreprise, en bonne intelligence évidemment, car il ne s'agit pas de livrer une solution sans consulter le chef d'entreprise. Si le chef d'entreprise souhaite avoir le conseil ou l'appui d'un professionnel, il peut se tourner vers un activateur France Num référencé avec une certaine garantie de qualité.
Certaines des offres à destination des TPE incluent une assistance à la mise en ligne du contenu. Certaines de ces offres sont françaises et il est essentiel pour la souveraineté de stimuler par cet accompagnement la qualité de l'offre française, donc la qualité de la relation client des offreurs de solutions. L'offre ne doit pas se réduire à un outil vide. Ces accompagnements sont, dans certains cas, inclus dans les abonnements.
Nous en avons discuté avec certaines plateformes. Le volet accompagnement est un de leurs arguments de vente auprès des TPE.
Qu'en est-il par rapport aux pays voisins ? Les autres pays qui sont à peu près au même niveau que nous ont-ils une démarche identique ou différente ?
Les politiques d'accompagnement des TPE et PME existent depuis longtemps, dans d'autres pays comme en France. Les sujets souvent traités portent sur la gestion des aides aux entreprises. Les positionnements vis-à-vis des questions de souveraineté sont différents suivant les pays. Que ce soit sur Internet en général, les démarches en ligne ou la transformation numérique des TPE et PME, les pays du Nord sont plutôt en avance, la France est au milieu et les pays du Sud ont tendance à être derrière, mais cela dépend des pays. Cela varie aussi avec l'organisation administrative, selon que les pays sont plus ou moins centralisés ou régionalisés, mais je ne peux pas être plus précise.
Vous êtes-vous inspirés de pratiques d'autres pays ? Échangez-vous avec des homologues ou des collègues étrangers ?
Oui, les actions de France Num ont été définies au sein du conseil national du numérique et nous travaillons encore avec ce conseil en faisant des comparaisons internationales. Les actions de France Num n'ont pas été définies par la DGE sans lien avec le contexte. En outre, nous avons de nombreux d'échanges sur le plan européen. Il faut malgré tout penser que les TPE ne constituent pas un public unique pour lequel un levier unique fonctionnera. C'est pourquoi nous avons réalisé une segmentation.
Nous discutons aussi de la façon d'atteindre les TPE et de les faire passer au numérique avec des prestataires privés qui nous contactent parce qu'ils sont sur le marché de l'équipement numérique des TPE, au niveau européen, voire mondial. J'avais partagé avec l'une de ces sociétés le chiffre de 68 % de TPE et PME convaincues des bénéfices concrets du numérique pour leur activité. J'ai obtenu comme réponse que ce chiffre était relativement élevé.
Lorsque vous parvenez à convaincre une entreprise, vous interroge-t-elle sur la cybersécurité ? Prenez-vous l'initiative de lui en parler ? Est-ce un sujet qu'elle découvre a posteriori ? Est-ce une source de craintes ? Nous savons que les TPE et PME sont assez facilement attaquables par des rançongiciels. Elles sont dans une situation de vulnérabilité.
Nous avons posé cette question dans l'étude effectuée début 2020 et nous aurons bientôt une actualisation. 36 % des entreprises ont peur de perdre leurs données. Cela fait donc effectivement partie des craintes. Le basculement vers le numérique se joue sur la confiance et le choix.
Ne les accompagnez-vous pas a priori dans ce domaine ? Lorsque vous leur parlez du numérique comme axe de développement commercial ou de gestion, leur parlez-vous aussi de cybersécurité ?
La priorité de France Num est effectivement de les convaincre des enjeux, même si la cybersécurité est un sujet pour nous.
Si nous les encourageons tout en leur faisant miroiter en même temps tous les risques, nous risquons de ne pas « embarquer » les TPE et PME. Nous suivons de très près le sujet de la cybersécurité et, dans le plan de relance, une stratégie sur la cybersécurité a été lancée dans le quatrième plan d'investissements d'avenir (PIA 4). Cela a été annoncé par le président de la République en février dernier.
Cette stratégie comporte un volet sur la diffusion de la cybersécurité, en particulier dans les collectivités locales. L'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) a été dotée, dans le plan de relance, de 136 millions d'euros pour sécuriser les collectivités locales.
Aucun budget propre n'est encore identifié pour sécuriser les TPE et PME mais, en revanche, des actions sont en cours. Typiquement, nous avons élaboré avec l'ANSSI, les chambres de commerce et d'industrie (CCI), les chambres de métiers et de l'artisanat (CMA) et le groupement d'intérêt public contre la cyber malveillance (GIP ACYMA) un guide très simple à destination des TPE et des PME qui leur donne en quelque sorte le premiers gestes d'hygiène en matière de cybersécurité. La cybersécurité consiste parfois en des habitudes très simples telles que changer son mot de passe régulièrement, faire attention de ne pas utiliser une clé USB provenant de l'extérieur sans précaution… Ce guide d'hygiène va de points très simples à des aspects plus compliqués.
Nous discutons actuellement avec les CCI, les CMA et Bpifrance qui mène des actions sur la cybersécurité, notamment des diagnostics. Nous regardons qui fait quoi pour savoir comment passer à l'échelle et essayer de sensibiliser de manière large l'ensemble des TPE et PME.
En revanche, ce n'est pas un argument que nous mettons particulièrement en valeur lorsque nous essayons de convaincre une TPE ou PME. Bien évidemment, lorsqu'elle a entrepris sa démarche, il est important de lui faire prendre conscience des risques mais, pour lui faire faire ses premiers pas numériques, parfois sans même qu'elle le sache puisque certaines sont référencées sur Google sans le savoir, nous essayons de mettre en exergue les avantages de la numérisation en termes de retour sur investissement plutôt que les risques.
Je comprends votre réponse mais les experts de la cybersécurité nous disent qu'il faudrait commencer à penser cyber dès le départ, dès la numérisation pour avoir un process complet. Je me demandais donc si les chefs d'entreprise se posent cette question dès qu'ils commencent à se numériser ou si cela vient plus tard et comment, dans ce cas, leur donner ces gestes d'hygiène élémentaire sur les changements de mot de passe, les clés USB…
Plus la question est posée en amont, mieux nous sommes préparés. En plus de ce guide, nous réfléchissons à lancer des diagnostics, même si nous ne pourrons évidemment pas diagnostiquer toutes les TPE et PME de France et de Navarre.
Un autre sujet qui nous paraît important est de proposer des solutions clés en main sur la cybersécurité. Plutôt que France Num, cela concerne ma sous-direction qui travaille sur les technologies. Il faut que l'entrepreneur se demande comment assurer sa transition numérique de manière sécurisée et, idéalement, il faut qu'il bénéficie d'une offre globale sur la cybersécurité ce qui n'est pas évident aujourd'hui parmi les offres existantes.
Cybermalveillance est partenaire de France Num et nous travaillons effectivement avec eux.
Il existe une double relation puisque le GIP Cybermalveillance est partenaire de France Num et que la DGE siège au conseil d'administration du GIP. Le guide a été élaboré en partenariat avec eux.
Nous pensons également organiser une action intermédiaire consistant à former les activateurs France Num. Ce sont eux les contacts de terrain avec les TPE. Les former est un enjeu important.
Comment voyez-vous aujourd'hui l'évolution de la numérisation des TPE et PME ? Est-ce de plus en plus facile ? Se produira-t-il un effet « boule de neige » et d'entraînement, parce que chaque entreprise a un pair qui a déjà fait le « grand saut » ? Verrons-nous une accélération de la numérisation ou cela interviendra-t-il de façon assez linéaire ? Je ne vous demande pas de prévoir l'avenir mais avez-vous des objectifs ? Comment les suivez-vous ?
Nous avons des objectifs mais certains sont des objectifs de moyens, dans le plan de relance, les réformes prioritaires et le programme budgétaire.
Dans le plan de relance, nous avons l'objectif d'accompagner 300 000 entreprises au titre de France Num d'ici le 31 décembre 2022. Cela ne comprend pas les objectifs de l'émission Connecte ta boîte pour laquelle nous avons de gros retours d'audience. Nous avons un impact assez massif lié à l'exposition. Nous avons par ailleurs traduit la vision qu'a France Num de la transformation numérique en indicateurs compatibles avec les indicateurs européens : la visibilité, la vente en ligne ou la transaction en ligne, la gestion.
Le chemin est malgré tout long et nous sommes probablement sur une accélération assez légère, dans une logique linéaire. Il faut attendre les résultats pour conclure. Je pense que l'accélération en pourcentage d'entreprises qui passent au numérique est plus complexe qu'en volume du côté des consommateurs où nous constatons une explosion des actes numériques
Nous insistons aussi toujours sur le fait qu'il s'agit d'une politique économique. C'est le résultat économique qui compte. L'important est l'avantage économique qu'en tire l'entreprise et le numérique n'est qu'un moyen. Il est fréquent que le sujet se détourne sur des chiffres. Les petites entreprises, notamment dans le secteur de l'hôtellerie, y sont très sensibles. Être sur un plateforme en se faisant capter 40 % de la valeur leur fait se poser des questions.
Pour nous, il reste important d'insister sur l'intérêt de l'activité économique. Le numérique n'est pas un but en soi mais un moyen au service de l'activité. Le programme Connecte ta boîte a été conçu ainsi, comme les témoignages et les actions liés à France Num. C'est la caractéristique de France Num et cela nous semble être le levier principal.
Il ne faut pas oublier que le numérique peut être perçu comme une charge par les entreprises. Les logiciels induisent une complexité et il faut resituer l'ensemble dans une politique économique.
En termes d'équipements et non seulement de numérique pour faire de la vente sur une plateforme, les entreprises s'équipent-elles plus et sont-elles sensibles à la modernité de leurs outils informatiques ?
En ce qui concerne l'équipement, la question du financement peut constituer un sujet mais cela dépasse notre périmètre. Nous avons des chiffres d'équipement mais nous ne savons pas forcément si l'équipement est perçu comme obsolète.
Souhaitez-vous attirer notre attention sur un sujet particulier ? Existe-t-il un frein pour lequel nous auriez besoin d'un coup de pouce du législateur ? S'agit-il au contraire de problèmes de financement plutôt que de problèmes législatifs ?
Je ne pense pas que nous ayons de sujet réglementaire spécifique. Nous ne souhaitons pas que la numérisation soit subie comme une obligation mais plutôt qu'il s'agisse d'une démarche volontaire de la part des entreprises. Elles doivent comprendre qu'elles ont tout intérêt à se numériser pour augmenter leur activité.
Il me semble qu'une priorité nationale relative aux compétences numériques, y compris dans nos organisations, est nécessaire. Je ne sais pas dans quelle mesure cela concerne le législateur.
La séance est levée à 10 h 35.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 15 avril à neuf heures trente cinq
Présents. – MM. Éric Bothorel, Philippe Latombe, Jean-Luc Warsmann