Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Dupont, président co-fondateur d'UNIRIS et de M. le général d'armée Grégoire de Saint-Quentin, président du cabinet de conseil Petra advisors et ancien conseiller du gouvernement pour la défense
La séance est ouverte à 11 heures 05.
Présidence de M. Philippe Latombe, rapporteur.
Nous auditionnons M. Sébastien Dupont, président co-fondateur d'UNIRIS, ainsi que M. le général d'armée Grégoire de Saint-Quentin, président du cabinet de conseil Petra advisors et ancien conseiller du gouvernement pour la défense.
Cette audition publique s'inscrit dans nos travaux sur les technologies numériques de pointe, dont la blockchain fait partie. UNIRIS est une start-up issue de l'incubateur de Paris-Saclay. Elle propose une solution biométrique, couplée à une blockchain, permettant de s'identifier sans login ni mot de passe. Son périmètre d'action inclut nombre de sujets qui nous intéressent, depuis l'identité numérique auto-souveraine au contrat intelligent en passant par le vote sécurisé à distance.
Je souhaite évoquer trois sujets à titre liminaire. D'abord, je vous poserai ma question rituelle : quelle est votre approche de la souveraineté numérique ? Il en existe une grande diversité de définitions. Quelle est la vôtre ? En quoi la blockchain peut-elle constituer un levier de souveraineté, autant pour la France que pour l'Europe ? J'aimerais à cette occasion que vous nous présentiez UNIRIS, votre blockchain et ses cas d'usage.
Mon second point portera sur le développement en France d'un écosystème blockchain performant. La création d'UNIRIS au sein de l'incubateur Paris-Saclay vous permet de porter un regard lucide sur la capacité de notre pays à soutenir et financer les entreprises technologiques. J'aimerais que vous évoquiez le parcours d'UNIRIS et les difficultés éventuelles que vous avez pu rencontrer. Comment jugez-vous l'action des pouvoirs publics dans ce domaine, alors que le gouvernement a pris l'initiative, avec les acteurs du secteur, d'une stratégie nationale blockchain ? Notre mission accueillera volontiers toute proposition de votre part en vue de soutenir le développement des entreprises technologiques spécialistes de la blockchain.
Enfin, je désire que nous échangions sur la blockchain d'un point de vue européen. D'une part, je me demande comment la France se situe dans ce domaine par rapport à ses voisins. D'autre part, je souhaite vous entendre à propos des actions de soutien à la blockchain menées par l'Union européenne, en vue notamment de réguler les cryptomonnaies. Nous aurons ainsi l'occasion d'évoquer l'enjeu crucial de la force probante de la blockchain.
J'assimile la souveraineté numérique à la capacité à contrôler ses données numériques, autrement dit, à un niveau politique, supra-individuel, national, au fait de ne pas dépendre du bon vouloir d'autres puissances économiques ou politiques dans l'usage des outils numériques. Concrètement, cette souveraineté consiste à disposer d'un endroit neutre où mettre en œuvre ces outils numériques.
J'accompagne M. Sébastien Dupont, car je suis convaincu de l'impact réel de la blockchain sur la souveraineté numérique. Nous devrions, grâce à son exposé, approcher d'une définition assez précise de cette notion.
À l'issue d'une formation d'ingénieur en cybersécurité, j'ai été en charge de l'identité numérique chez Thales et Orange avant de fonder UNIRIS, entreprise que je dirige actuellement. Sa création répond au besoin fondamental de rendre accessible au plus grand nombre une technologie sécurisée, via une identité numérique universelle inviolable, dans un environnement numérique de confiance à même de garantir la souveraineté des individus, des entreprises et des États.
Nous comptons, pour y parvenir, créer une fondation chargée de rendre notre technologie open source. UNIRIS détient douze brevets, dont certains déposés en France, et emploie quinze salariés. Nous travaillons en partenariat avec l'École polytechnique et le centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui nous apportent une aide immense. Nous avons reçu, entre autres distinctions, le label du comité stratégique de filière « industries de sécurité » pour les Jeux olympiques de Paris de 2024. Notre financement actuel repose en grande part sur des investissements personnels, ou de particuliers impliqués dans la défense de la souveraineté.
Aujourd'hui, un simple accès à nos e-mails nous oblige à passer par une infinité d'intermédiaires que nous ne connaissons pas. Nous ne nous rendons plus compte du nombre de personnes ou de logiciels, hors de notre contrôle, disposant d'un accès à nos données. Les États-Unis et la Chine détiennent l'ensemble des intermédiaires. Chaque connexion au web, chaque transaction en ligne dépendent du bon vouloir des États-Unis. Même en Europe, nous sommes soumis à ces deux grandes puissances. Il n'est plus temps de créer des entreprises concurrentes de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (les GAFAM), ce qui, de toute façon, ne résoudrait pas le problème sur le long terme. La seule solution à notre dépendance réside dans un environnement numérique neutre, autrement dit dans la blockchain.
Ce système entièrement décentralisé permet à chacun de regagner le contrôle. Depuis sa conception en 2009, il a fait ses preuves et ne cesse de s'améliorer. Citons, parmi ses caractéristiques, sa neutralité, qui le rend insensible à toute ingérence humaine. Des algorithmes mathématiques garantissent son incorruptibilité. La blockchain résiste en outre aux cyberattaques, puisque son principe fondateur, selon lequel le moindre de ses composants pourrait en théorie faillir, se traduit par une exigence de parfaite transparence. Les blockchains se comptent parmi les environnements numériques les plus sécurisés.
UNIRIS a amélioré la technologie de la blockchain, de façon à mieux l'adapter aux besoins actuels. La blockchain UNIRIS est ainsi en mesure de traiter un million de transactions par seconde, contre dix seulement pour la blockchain bitcoin. Notre travail avec le CNRS sur nos algorithmes mathématiques a augmenté notre sécurité, d'un niveau désormais égal au secteur de l'aviation. Notre consommation énergétique est trois milliards de fois moindre que celle de la blockchain bitcoin.
Nous avons travaillé sur l'accessibilité de la blockchain au plus grand nombre en recourant à la seule solution envisageable, la biométrie, qui évite le recours aux logins et mots de passe. Les solutions biométriques actuelles, du fait qu'elles impliquent le stockage de données en vue de la comparaison d'empreintes, s'avèrent incompatibles avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD). La blockchain UNIRIS, elle, s'y conforme en tout point, puisqu'elle s'appuie sur les particularités du réseau veineux propre à chaque individu pour générer des clés cryptographiques uniques. Nous avons créé un portefeuille d'identités numériques universel à même de stocker une infinité d'identités numériques. La certification de l'une d'elles par l'État en France permettrait, par exemple, de remplacer le passeport ou de procéder au règlement des impôts. Des services de santé pourraient aussi y recourir.
Les contrats intelligents impliquent de programmer une blockchain pour exécuter automatiquement certaines actions comme l'envoi, au moment du versement de salaires, d'informations à une caisse de retraite, à la sécurité sociale ou à l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Il ne resterait plus ensuite à l'État qu'à vérifier ces informations. Un contrat intelligent permettrait aussi, au quotidien, de déclencher un chauffage en fonction de la température extérieure.
Notre blockchain publique verra le jour dans quelques semaines. Il est prévu de l'appliquer à la gestion de données de santé, de villes intelligentes ou d'événements sportifs. Nous nous concentrons pour l'heure sur les briques essentielles à la création d'un Internet de confiance, qui passe par l'identité numérique, l'hébergement de sites web et des e-mails sécurisés.
Le gouvernement indien a mandaté UNIRIS pour mettre au point une solution de traitement de transactions bancaires à même de remplacer Visa et Mastercard. Il n'existe pas, en dehors d'UNIRIS, de blockchain ou de réseau centralisé capable de gérer les transactions de plus d'un milliard de personnes.
Un réseau blockchain se constitue de dizaines de milliers de mineurs hébergés sur toute la planète chez des particuliers désireux de contribuer à la sécurité du réseau. La nécessité s'est fait jour de dédommager ces contributeurs sans préjudice pour l'autonomie du système. La cryptomonnaie n'a jamais eu pour vocation de concurrencer les devises existantes. Elle propose une alternative fondée sur la réalité du marché, indépendamment de toute décision humaine.
À l'instar des actions boursières, la cryptomonnaie joue un rôle complémentaire par rapport aux autres devises. Elle ne possède de valeur que dans le monde virtuel. Son usage dans le monde réel oblige à la convertir en une autre devise, tel l'euro. Elle ne sert en somme qu'à faciliter et sécuriser les échanges entre les mondes réel et virtuel. Loin de constituer une fin en soi, elle ne relève que d'une nécessité pour garantir le fonctionnement de ce bien commun numérique qu'est la blockchain.
La quasi-totalité des fonds d'UNIRIS provient de ses fondateurs et de particuliers ainsi que d'un prêt de la banque publique d'investissement (Bpifrance). Nous collaborons étroitement avec des dizaines d'entreprises et d'administrations. La lourdeur de la réglementation des marchés publics rend impossible tout autofinancement d'une jeune entreprise par des commandes.
Nous avons toutefois bénéficié de la disponibilité sans faille de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et du ministère de l'économie, des finances et de la relance, notamment à propos de l'application aux cryptomonnaies de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Un cadre réglementaire incertain fait peser sur les entreprises blockchain un risque constant, qui pénalise lourdement leur fonctionnement quotidien.
La dilution dans les administrations intermédiaires des fonds publics destinés aux start-up les empêche au final d'en profiter. Celles que financent des fonds d'investissement dotés par l'État se voient contraintes de négocier leur revente dans un délai de cinq ans, idéalement aux GAFAM, ce qui s'avère un comble.
Enfin, les entreprises blockchain doivent supporter le risque permanent d'une clôture ou d'un gel arbitraires de leurs comptes par les banques françaises. Les entreprises blockchain jouent cependant un rôle clé dans la protection, et la souveraineté nationale, des entreprises et des citoyens. Elles proposent une technologie capable d'optimiser l'administration en la rendant plus efficace. Cette technologie bouleverse les conceptions actuelles de la souveraineté et de la protection. Il n'est plus possible d'ignorer la révolution industrielle qu'elle opère à l'échelle mondiale.
En tant que technologie de confiance éprouvée, la blockchain entraînera, en effet, inévitablement, une révolution. Les géants actuels de la blockchain viennent, pour ne pas changer, d'Asie et des États-Unis. Coinbase est désormais cotée à Wall Street. La Chine détient des coopératives de mineurs bitcoin. En Corée du Sud, 80 % de la population utilise la cryptomonnaie. La France risque une fois de plus de voir sa technologie lui échapper au profit d'autres puissances, alors même que celle-ci pourrait lui permettre de reprendre la place qui lui revient sur la scène internationale.
La technologie de la blockchain apparaît d'autant plus stratégique qu'elle pourrait neutraliser notre dépendance aux outils numériques fournis par d'autres puissances. La France doit accueillir cette technologie pour rattraper le train en marche. Malgré l'enjeu stratégique, la majorité des investissements proviennent encore de particuliers. L'État doit s'impliquer davantage en soutenant les solutions stratégiques pour la protection et la souveraineté numériques. Il apparaît urgent que les banques françaises acceptent enfin les fonds provenant d'échanges sur des plateformes agréées par l'AMF. Des intermédiaires comme Bpifrance devraient passer des commandes plutôt que d'accorder des prêts ou des subventions. Faute de mesures concrètes, UNIRIS ne pourra plus, d'ici quelques mois, payer ses salariés, ce qui contraindra l'entreprise à se domicilier à l'étranger pour survivre.
Vous avez consacré une part notable de votre présentation aux cryptomonnaies. Que préconisez-vous aujourd'hui, techniquement, sur le plan législatif ou réglementaire, pour lever les freins à leur usage ?
Il nous est pour l'heure impossible d'inscrire nos avoirs sous forme de cryptoactifs sur les comptes de notre société, sous peine de leur gel par les banques françaises. Une première mesure d'urgence consisterait à lever ce frein.
Les banques adoptent là une position de principe. La loi ne les contraint pas à geler les comptes approvisionnés par des cryptoactifs.
Une partie de nos cryptoactifs a transité par PayPal, qui nous a accusés de violation de son contrat d'utilisation, alors que celui-ci ne contenait aucune disposition à ce sujet. PayPal a gelé la totalité de nos avoirs. Le risque existe qu'une banque, faute de savoir à quel texte réglementaire s'en tenir, décide de geler nos comptes par prudence, ce qui nous place dans une situation compliquée en termes de versement des salaires et de règlement des impôts.
À quelle somme en euros correspond le flux de cryptoactifs que vous souhaiteriez convertir chaque mois ?
Il nous faudrait convertir, au moins pour payer nos salariés, une centaine de milliers d'euros chaque mois, soit une manne qui nous reste pour l'heure inaccessible.
Comment interprétez-vous la vision des cryptoactifs que nourrissent l'État, et plus généralement les entités publiques ? Inspirent-ils de la défiance ? L'expliquez-vous par une méconnaissance de leur fonctionnement ?
La crise sanitaire que nous traversons met à mal le système traditionnel. La crainte existe d'une conversion en cryptomonnaie d'une part de l'épargne susceptible d'être réinjectée dans l'économie sous forme d'euros. En réalité, les cryptomonnaies fonctionnent comme toute autre devise. À ce titre, elles permettront, sans que l'État ait à débourser le moindre centime, de financer la révolution industrielle qui se prépare.
L'engagement de M. Bruno Le Maire à recourir à une blockchain à l'occasion des JO témoignait d'une volonté des pouvoirs publics de se saisir de cette technologie. La situation a toutefois changé depuis. Elle empire au point que tous les acteurs de la blockchain en France se tournent aujourd'hui vers l'étranger.
Revenons à la commande publique. Plutôt que de recevoir des subventions, les entreprises préfèrent étendre leur clientèle, car elles y trouvent, outre un bénéfice financier, une occasion de se confronter au réel en adaptant leurs produits aux besoins des commandes. Comment créer un marché pour une technologie de rupture, telle que la blockchain, alors même que les besoins de l'État ou des collectivités territoriales restent à définir ? Comment susciter un besoin qui incite à recourir à UNIRIS ?
Les pratiques anglo-saxonnes en la matière font école aujourd'hui. Il faut commencer par écouter le client. Le plus délicat reste de trouver un interlocuteur valable, qui nous explique son problème. Lui fournir ensuite une solution à partir du protocole, assorti d'outils, mis au point par notre entreprise, ne présente pas tant de difficultés.
Aujourd'hui, les acheteurs des administrations ou des entreprises que nous rencontrons ignorent ce qu'il leur faut vraiment. Si les détenteurs de solutions potentielles pouvaient directement s'entretenir avec ceux qui ont cerné les difficultés, il ne manquerait plus qu'un acteur comme Bpifrance pour faciliter le financement. Imposer aux start-up un seuil de dispense de procédure pour la passation d'un marché public fixé à 25 000 euros place celles-ci dans l'obligation de dépenser la totalité de cette somme pour fournir une solution, ce qui ne leur permet que de survivre et non de se développer.
Vous laissez entendre que Bpifrance, au-delà de son appui financier, devrait passer des commandes publiques. Or son statut de banque ne le lui permet pas, du fait de la législation européenne. Comment, dès lors, éduquer l'État aux nouvelles technologies ? Comment l'inciter à les utiliser dans sa transformation ?
Il manque une structure administrative intermédiaire. J'ai certes émis l'idée, plus tôt, que la quantité de structures existantes rend l'écosystème étouffant. Il faut discuter avec une dizaine d'entre elles avant d'obtenir la moindre commande. Néanmoins, il serait formidable que voie le jour une structure en mesure d'indiquer quels enjeux de souveraineté la blockchain pourrait résoudre et dans quel cadre procéder à des expérimentations avec les entreprises.
Général, faut-il en conclure à la nécessité de modifier la structure de l'État en ce qui concerne le numérique ? Un secrétariat d'État à Bercy vous paraît-il suffisant ? La Direction interministérielle du numérique (DINUM) joue-t-elle bien son rôle ?
Gal Grégoire de Saint-Quentin. Je ne me considère pas comme le mieux à même de répondre à une telle question. Mon expérience au ministère des armées, à l'origine d'importantes commandes publiques, m'a permis de constater un manque d'agilité et de flexibilité par rapport à des cycles technologiques d'une extrême rapidité. La rigidité de l'établissement de trop nombreux budgets ne permet pas d'en réserver une part significative à des solutions de rupture. Or, pour passer des commandes, il faut de l'argent disponible. Les start-up progressent moins vite grâce aux subventions qu'aux commandes, car celles-ci donnent confiance aux investisseurs. Il conviendrait de flexibiliser le système.
Je la qualifierais de catastrophique. En tant que chef d'entreprise, je dois gérer des identités numériques professionnelles, en plus des personnelles, à n'en plus finir. À titre d'exemple, il m'a fallu plusieurs semaines pour trouver, après la perte d'un mot de passe, un interlocuteur qui me permette de récupérer la main sur celle que j'utilise pour le fisc. La situation pose un véritable problème. Déjà pénible pour l'utilisateur, elle oblige à utiliser des outils potentiellement minés par des failles de sécurité. L'identité numérique ne me semble pour l'heure pas du tout adaptée à la nature humaine. En effet, nous ne sommes pas des machines capables de stocker des quantités de logins et de mots de passe. L'être humain ne doit pas devenir esclave de la technologie. Il faut au contraire qu'il puisse s'en servir de manière indolore et sécurisée.
Nous avons auditionné, voici peu, l'agence nationale des titres sécurisés (ANTS), la société IDEMIA et la directrice du programme interministériel France Identité numérique. Il existe une volonté forte d'accélération de la part de l'État dans ce domaine. La carte nationale d'identité électronique, annoncée par l'Imprimerie nationale comme le réceptacle d'identités numériques futures, devrait bientôt voir le jour. Comment vous inscrivez-vous dans ce processus ?
Nous menons un travail en lien avec l'Imprimerie nationale. Nous œuvrons dans la technologie profonde, redéveloppant toutes les couches réseaux et le hardware. Notre désir d'être présents sur tous les fronts en même temps consomme une part considérable de nos ressources. Malgré notre volonté de nous impliquer, nous ne pouvons pas siéger dans toutes les commissions.
Le déploiement de la carte nationale d'identité électronique ne devrait plus tarder. Elle comportera une puce accueillant des données relatives à des identités numériques publiques ou privées. Comment, selon vous, s'articuleront les deux ? Reviendra-t-il au titulaire de la carte de décider quel type d'identité numérique il y stockera ? L'État imposera-t-il ses décisions, via des marchés publics auxquels vous devrez répondre par une offre ? Comment ce marché émergent de l'identité numérique vous apparaît-il ? Craignez-vous une préemption de la part d'acteurs semi-publics tels que l'Imprimerie nationale ?
Il me semble inévitable qu'une entité proche du gouvernement héberge la carte d'identité nationale. La question porte plutôt sur le moyen d'y accéder. Des solutions biométriques apparaissent valables et sensées. Les utiliser pour accéder aussi bien à la carte officielle délivrée par l'État qu'à d'autres identités numériques réconcilierait les secteurs public et privé.
Les entreprises du secteur informatique travaillent beaucoup sur les architectures. Nous commençons en général par réunir un maximum de personnes pour réfléchir à l'interaction des différentes composantes d'un projet avant de le lancer. Dès lors qu'existent différents types de solutions, il est préférable d'envisager le moyen pour chacun de les mobiliser. Il pourrait être intéressant de participer à des groupes de travail consacrés à la rationalisation et à la sécurisation de ces différentes identités.
UNIRIS recourt à la technologie blockchain encore peu utilisée par l'État. Certains la jugent absconse, d'autres la réduisent aux cryptoactifs. Comment une technologie encore aussi mal comprise peut-elle matériellement trouver sa place dans la carte nationale d'identité ?
Cette carte contiendra une clé privée cryptographique d'accès à tous les services imaginables. Héberger une telle clé dans l'environnement neutre et sécurisé d'une blockchain préserverait de toute ingérence humaine. La question du contrôle de l'outil par un pays donné ne se pose plus. Ainsi, les algorithmes se chargent seuls d'assurer le fonctionnement de la blockchain, que nul ne peut dès lors plus remettre en cause.
Prenons l'exemple d'un vote à l'échelle nationale : le recours à une blockchain désamorce toute contestation. La neutralité d'un tel système open source opérant en toute transparence garantit la conformité des procédures. Un changement de paradigme s'amorce. L'utilisateur du système en garantit lui-même la fiabilité, au lieu de devoir s'en remettre à des tiers.
Encore faut-il que la blockchain ait une force probante, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui en France.
Tout à fait. Nous collaborons avec une chercheuse, dont le prix de l'Académie des sciences a salué l'an dernier le travail sur les réseaux décentralisés de la blockchain, travail qu'elle mène en parallèle à d'autres travaux sur l'aviation. Nous avons diffusé des white papers et des yellow papers décrivant mathématiquement le projet mis en œuvre. Ils apportent la preuve mathématique de l'impossibilité de corrompre la moindre transaction passée via la blockchain.
Mais comment transformer la certitude mathématique en preuve légale ? Faut-il modifier le droit et rendre la blockchain probante dans tous les cas ? Toutes les blockchains se valent-elles ? Faut-il recourir à des tiers de confiance ou des certificateurs ? Le cas échéant, pourrait-on se tourner vers des professions existantes ou conviendrait-il d'en créer de nouvelles ? Avez-vous étudié ce problème, français, au niveau européen ?
La valeur probante de la blockchain est d'ordre mathématique. La blockchain convoque la notion de « notaire ». Dès lors qu'une identité est certifiée, par la gendarmerie par exemple, il devient impossible de la remettre en cause. Le système judiciaire devra s'adapter pour le comprendre, peut-être en sollicitant des experts mathématiques. Quoi qu'il en soit, d'un point de vue technique, la valeur probante de la blockchain ne laisse aucune place au doute.
Prenons un exemple : la conclusion d'un contrat de prêt bancaire implique le calcul d'un taux annuel effectif global (TAEG). Il a fallu une dizaine d'années de jurisprudence pour établir que ce taux ne faisait pas foi au-delà de deux chiffres après la virgule, alors que des conflits ont porté sur cinq à dix décimales. Compte tenu de la brève durée des cycles technologiques, il vaudrait mieux que le législateur vous fournisse un cadre ne dépendant pas d'outils mathématiques. Comment y parvenir ? Dans le cas contraire, il faudra s'attendre à des batailles d'experts, car tous les tribunaux ne traiteront pas forcément de la même manière les contrats intelligents, d'où d'éventuelles saisies des cours d'appel, voire de la Cour de cassation.
Cette question doit intéresser vos investisseurs et vos clients, puisqu'elle rejoint celle de l'usage de la blockchain et, donc, des revenus qu'elle pourrait générer.
La blockchain pourrait confirmer l'identité d'une personne contractant un prêt. Du moins, nous pourrions techniquement en apporter la preuve, même si cette preuve n'a pas, pour l'heure, de valeur juridique. Dès lors que l'État manifesterait la volonté de s'atteler à ce chantier, en vue d'améliorer l'efficacité de son administration, nous serions heureux d'y participer. En tout cas, il faudra tôt ou tard confronter les mathématiques à la loi.
Des solutions comparables à celles que propose UNIRIS existent-elles dans d'autres pays européens ?
Nous occupons une position particulière. Nous voulions répondre à deux défis : permettre à toute personne, même dépourvue de connaissances technologiques, de se connecter à une blockchain, et en créer une qui ne consomme pas trop d'énergie. L'amélioration de ces aspects a nécessité des années de travail.
La blockchain bitcoin présente le grand mérite de respecter les principes philosophiques qui fondent cette technologie. Il convient de saluer l'apport d'Ethereum en matière de contrats intelligents. Les autres blockchains ne se démarquent pas vraiment du lot. Seule UNIRIS s'est concentrée sur l'identité numérique, la sécurité et l'efficience énergétique.
Décelez-vous l'émergence d'une filière blockchain française ou européenne aujourd'hui ? Existe-t-il des spécialistes de cette technologie en Europe ? Certaines écoles assurent-elles des formations spécifiques ? Des entreprises ou des administrations commencent-elles à s'y intéresser ? Comment aider l'écosystème actuel à se développer ? D'ailleurs, que représente-t-il au juste,?
Une filière française commence bel et bien à se structurer autour d'une petite communauté d'entreprises qui, curieusement, travaillent aussi bien avec des entités françaises que du reste du monde, en s'efforçant d'apporter une réponse honnête aux problèmes qui surgissent.
Nous avons participé au programme européen Horizon 2020. Nos candidatures à des appels d'offres n'ont pas été retenues pour des raisons de coût, que nous n'avons d'ailleurs pas très bien comprises. Le RGPD marque en tout cas une formidable avancée. Sinon, nous nous sentons aujourd'hui plus proches du reste du monde.
Oui, car notre fer de lance n'est autre que la protection de la vie privée.
Vous tenez le RGPD, en tant qu'outil de réglementation, pour un moyen de protéger notre souveraineté ?
Tout à fait. Il suffit que quelqu'un ait accès à nos données personnelles, où qu'il se trouve, pour que le reste de la planète parvienne également à y accéder. Le RGPD marque une énorme avancée en matière de souveraineté numérique.
Dans vos discussions, les responsables indiens vous ont-ils laissé l'impression d'une plus grande réactivité par rapport à leurs homologues français ? Comment percevez-vous leur état d'esprit comparé au nôtre ?
Le simple fait que le gouvernement indien ait mandaté une petite start-up française pour réfléchir à une solution qui remplace Visa et Mastercard en matière de transactions électroniques me paraît extraordinaire. Les responsables indiens ne doutent pas de la nécessité de recourir à la technologie de la blockchain pour gérer les transactions de leur population de 1,4 milliard d'habitants. Ils se montrent en revanche beaucoup plus réticents vis-à-vis de la cryptomonnaie qui s'apparente davantage, à leurs yeux, à un système pyramidal. Ils craignent que son usage ne déstabilise la population.
Il me semble que l'Inde a fourni un énorme travail en vue d'identifier sa population à l'aide de solutions biométriques. Êtes-vous sollicités dans ce domaine aussi ?
Oui. En revanche, ce n'est pas l'Inde qui a fait appel à nous en matière de solutions biométriques, mais l'ONU, pour la gestion des réfugiés. Nous disposions déjà, sur le papier, d'un moyen rapide d'identifier les individus, sans risque pour leurs données privées, ni création de doublons. La prochaine étape du projet consistera dans le déploiement de notre blockchain couplée à notre dispositif biométrique.
Revenons à votre plan de développement. Vous consommez pour l'instant votre trésorerie. Quand pensez-vous atteindre un équilibre de vos comptes ?
La conversion de nos cryptoactifs en euros nous permettra simplement de survivre. Nous espérons nous développer à partir de 2022. La mise au point de dispositifs biométriques s'avère particulièrement onéreuse. Nous chiffrons son coût, incompressible, à cinq millions d'euros. Son financement, même par les cryptomonnaies, s'annonce compliqué.
Faut-il en conclure à une certaine frilosité des investisseurs par rapport à des technologies comme la blockchain ? Peinerez-vous à réunir les fonds nécessaires en France ?
Pour ne rien vous cacher, nous ne pensions pas recourir à l'émission d'actifs numériques ( Initial coin offering ou ICO ) mais nous autofinancer par des commandes. Seulement, l'officialisation du passage de commandes prend trop de temps. Durant la crise sanitaire, nous avons donc utilisé des ICO. Mon équipe et moi-même nous interrogeons actuellement sur l'opportunité de poursuivre notre développement en France, au regard des risques que cela implique. Lancer une ICO pour financer notre projet biométrique semble possible, mais une épée de Damoclès demeure suspendue au-dessus de nos têtes.
Évidemment, ils n'hésiteraient pas un instant, à condition de pouvoir récupérer ensuite la technologie développée au travers de nos projets.
Les GAFAM vous ont-ils fait des propositions ? Vous avez mis au point une technologie de rupture qui présente de grands avantages écologiques, à même de faire la différence dans des politiques publiques, d'où votre attractivité technologique indéniable. Comment les GAFAM vous approchent-elles ?
Curieusement, nous avons été en relation avec PayPal. Je n'y vois pas de lien avec le gel de nos avoirs. PayPal est une société tentaculaire. Le département qui nous a contactés s'occupait d'investissement, de stratégie et d'innovation. Je ne crois pas à une collusion avec le service chargé de la gestion quotidienne des fonds. Le remplacement d'une carte bancaire par une empreinte digitale suffirait à changer la donne d'un point de vue stratégique.
Nous avons toutefois dès le début annoncé que tous nos brevets finiraient dans le domaine public en tant que bien commun numérique, ce qui nous rend incompatibles avec les GAFAM, puisqu'elles cherchent au contraire à s'assurer la mainmise sur des brevets pour en extraire le plus de revenus possible.
Malgré tout, leur capacité à imposer rapidement de nouveaux usages les place en situation de quasi-monopole. Vos solutions technologiques ne pourraient-elles pas les intéresser, au moins pour leur usage ?
Gal Grégoire de Saint-Quentin. J'ai le sentiment que la technologie révolutionnaire que propose UNIRIS ne correspond pas du tout à l'optique des GAFAM, puisque la blockchain d'UNIRIS, parfait instrument du RGPD, amène in fine chacun à récupérer sa souveraineté sur ses données.
Gal Grégoire de Saint-Quentin. Je le crois. Deux conceptions de la souveraineté s'emboîtent dans la technologie développée par UNIRIS. L'Europe entend par la première protéger ses citoyens. L'autre menacerait les intérêts de certains acteurs actuels du numérique. UNIRIS devrait bientôt mettre au point l'ossature de son nouveau protocole, ou Mainnet, d'ici à la fin de l'année. La blockchain publique qui en résultera deviendra à terme un bien public. M. Sébastien Dupont abandonnera ses brevets à une fondation d'utilité publique. Une telle démarche s'oppose diamétralement à celle de certains des GAFAM. Des applications monétisables pourront être construites à partir de cette ossature. En revanche, les données personnelles ne seront quant à elles plus monnayables.
Souhaitez-vous porter à notre attention certains points particuliers ? Des problématiques périphériques vous viennent-elles à l'esprit, sur lesquelles nous pourrions agir ?
Nous avons la chance en France de disposer d'un système de recherche fantastique, auquel collabore un personnel, certes rémunéré, mais qui n'hésite pas à consacrer une part de son temps libre à l'amélioration de solutions. UNIRIS a bénéficié de la conjonction de tous les investissements réalisés en matière de recherche et de formation en France. Nous parvenons aujourd'hui à la limite du système.
Les cryptomonnaies ne sont pas toujours bien vues. Tout l'écosystème français s'est mis en branle pour que ce type de solution voie le jour. Toutefois, les entreprises qui les ont mises au point risquent de mourir si elles restent en France. La situation s'explique par nos traditions et je dirais même, par la Déclaration des droits de l'Homme. Elle nous empêche en tout cas de concrétiser pleinement nos solutions dans notre écosystème, pour des raisons parfois peu compréhensibles du point de vue des entrepreneurs.
Gal Grégoire de Saint-Quentin. Je pense qu'il faut sortir de cette sorte de triangle des Bermudes. Le législateur, comme vous l'avez dit tout à l'heure, doit se pencher sur les moyens de rapprocher l'aspect légal et juridique de la blockchain de son versant mathématique.
Je comprends que les cryptoactifs véhiculent une image de spéculation. Il faut néanmoins les considérer comme un élément indispensable à la vie d'une entreprise, à l'instar des actions pour les sociétés cotées. Un important travail reste à mener afin de faire comprendre que les cryptomonnaies n'ont pas pour vocation de rivaliser avec les devises nationales. Elles sont émises en quantité limitée, comme les actions. Leur valeur découle de la nécessité de rémunérer ceux qui participent à la blockchain. UNIRIS s'est attachée à développer une blockchain perméable aux critiques qu'a suscitées le bitcoin.
La souveraineté concerne l'État et les entreprises, mais aussi les citoyens. Comment acculturer ces derniers aux nouvelles technologies telles que la blockchain ? Quels conseils donneriez-vous ?
Peut-être pourrait-on commencer par expliquer la différence entre les logiciels propriétaires et open source. Nous devons tous nous demander à qui profite notre travail. Gmail propose une messagerie électronique gratuite, mais à quel prix ? Google revend nos données personnelles, privées. Certes, les outils marketing y gagnent en pertinence, mais les utilisateurs le payent.
Il n'y a rien de gratuit sur Internet. Un acteur du numérique proposant un service qu'il ne facture pas se rémunérera par un autre biais, de façon détournée. Une transaction sur une blockchain d'UNIRIS coûte moins de 20 centimes. Cette somme paye les mineurs qui la stockent et contribuent à sa validation. Aucun tiers n'intervient dans l'équation. Si tout le monde avait en tête que, selon la formule célèbre : « si c'est gratuit, c'est toi le produit », sans doute les risques de fuite des données des citoyens diminueraient-ils.
Gal Grégoire de Saint-Quentin. L'occasion se présente à nous de mettre en place des solutions prometteuses en accord avec nos valeurs européennes, face à des systèmes plus commerciaux ou fermés. La révolution de la blockchain représente un véritable tour de force. Bien qu'il reste encore beaucoup à accomplir, j'y vois des solutions potentielles à nombre de nos problèmes actuels. Longtemps en charge de questions de sécurité, j'estime que toute solution en mesure de remédier au déséquilibre des rapports de force sur Internet, qui n'offre aujourd'hui plus du tout un espace neutre, bénéficiera à la stabilité et à la sécurité de tous.
La séance est levée à midi cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 22 avril à onze heures cinq
Présent. – M. Philippe Latombe
Excusée. – Mme Frédérique Dumas