Jeudi 11 juillet 2019
La séance est ouverte à dix-sept heures vingt-cinq.
Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission d'enquête
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La commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat, procède à l'audition de M. Armand Renucci, inspecteur général de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d'évaluation des plans d'action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe), de Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section Milieux ressources risques, membre du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), et de M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER).
Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd'hui pour entendre MM. Armand Renucci, inspecteur général de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d'évaluation des plans d'action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe), M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section Milieux ressources risques, membre du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD).
Je vous informe que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse, diffusées – en direct d'ailleurs – sur un canal de télévision interne, et qu'elles seront consultables en vidéo sur le site internet de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une Commission d'enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, à lever la main droite et à dire « je le jure ».
MM. Armand Renucci, Henri-Luc Thibault et Mme Catherine Mir prêtent successivement serment.
Avec mes collègues ici présents, j'ai reçu pour mission de procéder à l'évaluation du plan chlordécone III, qui doit prendre fin en 2020. Cette évaluation doit être suivie d'un quatrième plan, pour la définition duquel il nous est demandé de formuler des recommandations.
Je rappelle que cette mission vient de commencer ses travaux, nous sommes dans les phases préliminaires de collecte de l'information et de rencontre des administrations centrales, notre lettre de mission provient d'ailleurs des ministères dont celles-ci dépendent. Nous ne sommes donc pas, à ce stade, en mesure de vous fournir des informations ou des analyses d'évaluation de ce plan chlordécone III.
C'est pourquoi je vous propose une remise en perspective historique et de vous rappeler quelques conclusions et analyses provenant du rapport fait en 2011 sur le plan chlordécone I, alors que le deuxième plan était en cours. Ce qui sera pour moi l'occasion de répondre aux questions que vous nous avez adressées sur un certain nombre de sujets précis.
Nous pourrons ensuite évoquer les demandes d'évaluation de réalisation des objectifs du plan chlordécone III qui nous ont été adressées par la lettre de mission en précisant qu'elle sera notre démarche et notre méthodologie.
Parmi les thèmes traités dans le rapport de 2011 figure celui de l'impact environnemental. À l'époque, une série d'actions a montré que l'ampleur de la contamination était extrêmement large et touchait l'ensemble des milieux naturels de l'île, avec comme différence que la Martinique était globalement touchée par la pollution alors qu'en Guadeloupe seuls le sud de l'île et la région de Basse-Terre l'étaient.
L'analyse des sols en milieu terrestre a montré que cette pollution excédait largement les anciennes soles bananières et que les eaux souterraines superficielles étaient, elles aussi concernées ainsi que les eaux littorales. Les analyses ont ainsi mis en évidence l'impact de la pollution sur les écosystèmes d'eau douce, les espèces aquatiques ayant accumulé la chlordécone ; les espèces terrigènes vivant dans le sédiment vaseux étant touchées au premier plan ainsi, que leurs prédateurs par voie de conséquence. Cet état de fait n'a évidemment pas été sans conséquence sur la contamination par l'homme de cette chaîne alimentaire.
Par ailleurs, la surveillance des eaux superficielles et souterraines des Antilles a mis en évidence la présence de beaucoup d'autres polluants organiques, notamment organochlorés, et de pesticides autres que la chlordécone dans ces milieux. Ainsi la population antillaise est-elle non seulement exposée à la chlordécone, mais aussi à de nombreux autres pesticides. Du point de vue de la mission de l'époque, cette dimension n'était pas assez prise en compte ; c'est pourquoi les recommandations insistaient sur le comblement de cette lacune.
De son côté, l'impact sanitaire a pu être mesuré par des études épidémiologiques, dont la plus connue est Karuprostate, lancée en 2004 et dont les premières conclusions ont été publiées en 2010. Cette analyse épidémiologique avait mis en évidence une augmentation du risque d'occurrences d'un cancer de la prostate chez les hommes dont le taux de chlordécone dans le sang est élevé. C'est la première fois qu'un lien a été établi entre la chlordécone et un type de cancer au sein de la population antillaise exposée à ce pesticide.
Une seconde cohorte, mère-enfant cette fois, appelée Timoun, a été retenue pour une étude portant sur un temps long ; les premiers résultats avaient permis d'identifier des problèmes de développement psychomoteur chez le nourrisson.
Ainsi, dès ces premières études, on disposait d'éléments de veille sanitaire propres à cibler des populations sensibles afin d'en assurer le suivi dans le temps et de procéder à la prise en charge médicale nécessaire.
Le troisième point digne d'intérêt porte sur la mise en place d'actions spécifiques de recherche, dont les enquêtes épidémiologiques constituent un des éléments. À l'époque, les communautés scientifiques concernées étaient déjà fortement mobilisées, et avaient constaté que l'ajout de matières organiques dans certains sols stabilisait la chlordécone qui ainsi ne passait pas dans les cultures. Des analyses de transfert entre le sol et les plantes ont montré comment la chlordécone s'accumulait de façon différentielle dans les différentes parties de l'appareil végétatif des cultures ; des valeurs absolues plus ou moins importantes en fonction des végétaux ont pu être mesurées. Ces résultats, dans le cadre du programme JAFA (Jardins familiaux) notamment, ont permis d'orienter la pratique de cette agriculture.
Il a encore été montré qu'en faisant paître des ruminants sur des terrains propres, on observait une décontamination de ces animaux au fil du temps.
Des actions de recherche dans le domaine de la dépollution avaient par ailleurs été menées, qui montraient que la dégradation de la chlordécone était possible. Ces travaux menés très en amont ont conduit à rechercher des méthodologies de dépollution et de remédiation en utilisant des bactéries capables de dégrader la chlordécone ou en recourant à des actions chimiques.
Par ailleurs, vous nous avez interrogés au sujet des politiques publiques de recherche. Il est vrai que la recherche s'inscrit dans un temps long au regard de la durée de ces plans et, bien entendu, des attentes des populations qui veulent des résultats. En outre, la mobilisation des fonds nécessaires est complexe, car la recherche fonctionne par appel à projets. Enfin, les actions conduites, dans le domaine de la dépollution par exemple, l'ont été dans un ordre relativement dispersé, quels que soient leur pertinence et leur intérêt ; et d'autres sujets auraient mérité une meilleure coordination.
S'agissant des interdictions d'usage de la chlordécone susceptibles de toucher les agriculteurs, les éleveurs et particulièrement les pêcheurs en eau douce, il est clairement apparu que rien n'avait été anticipé, à part dans une moindre mesure, pour les agriculteurs, mais certainement pas pour les pêcheurs. Les aides à la reconversion proposées à l'époque obéissaient à la réglementation européenne et étaient singulièrement insuffisantes. C'est pourquoi une de nos recommandations de l'époque était que la solidarité nationale s'exprime clairement afin de permettre une reconversion correcte des personnes touchées ; ce qui passait par des mises en préretraite ou des reconversions personnalisées en fonction des profils particuliers des intéressés.
Je viens donc, monsieur le président, de rappeler quelques éléments importants relatifs aux conclusions du rapport de 2011 qui concernait la mise en oeuvre du plan chlordécone I ainsi que le début du deuxième plan. C'est après cette remise en perspective que je me suis proposé de présenter les demandes qui nous ont été adressées dans le cadre de l'évaluation du plan chlordécone III, et quelle sera la démarche que nous adopterons. Ces questions de méthodologie sont encore débattues au sein de la mission puisqu'elle vient à peine de commencer ses travaux.
Je rappelle que cette évaluation du plan chlordécone III nous est demandée alors que ce plan n'est pas arrivé à son terme. Il ne s'agit donc pas d'une évaluation ex ante ni d'une évaluation ex post, mais d'une évaluation in itinere, qui répond à un certain nombre de canons méthodologiques que nous allons nous attacher à suivre scrupuleusement.
Par ailleurs, ce plan chlordécone III a fait l'objet d'un certain nombre d'inflexions et de compléments par le truchement d'une feuille de route qui court sur la dernière période du plan soit 2019-2020. Nous devrons donc regarder de près ce qui a motivé ces inflexions et ces compléments. Enfin, avant même que nos travaux aient commencé, un plan chlordécone IV est déjà annoncé, pour lequel il nous est demandé de présenter des propositions ad hoc. L'exercice est donc quelque peu séculier, mais d'autant plus intéressant compte tenu de ses caractéristiques.
S'agissant de la méthode de notre travail, nous procéderons à une évaluation classique néanmoins fondée sur des critères auxquels nous sommes attachés. Le premier consistera à bien cerner les objectifs implicites et explicites du plan initial, et à chercher à savoir en quoi ils se rapportent aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux affichés par un certain nombre d'acteurs.
La première tâche consistera donc à bien comprendre quels sont ces objectifs et s'ils sont pertinents au regard des enjeux, ce qui constitue un des critères classiques de l'évaluation. Le plan chlordécone III comporte 21 actions réparties sur quatre axes ; nous examinerons donc en quoi ces actions sont cohérentes par rapport aux objectifs affichés.
À cet effet, nous fonderons notre appréciation sur des éléments comme le calendrier ou l'expression de ces actions. Nous vérifierons ensuite, action par action, en quoi elles ont été efficientes et efficaces, si elles sont mesurables, si nous disposons d'indicateurs et si des cibles leur ont été associées ainsi que des jalons. Nous examinerons si des financements sécurisés et inscrits dans la durée sont attachés à ces actions et pour quelles périodes. Nous nous attacherons ensuite aux résultats, à ce qui en est observable sur le terrain et comment le plan documente les indicateurs, si tant est que ceux-ci existent.
En revanche, contrairement à ce qu'il se pratique habituellement dans les études d'évaluation, nous ne pourrons pas mesurer des impacts puisque ces éléments s'observent à plus long terme.
En fonction de ces éléments, pour ce qui regarde le plan initial, nous allons surtout nous pencher sur ce qu'il s'est passé pour ces actions au cours des années 2015 à 2018. Pour la période 2019-2020, sur laquelle porte la nouvelle feuille de route, nous examinerons ces nouvelles actions : s'attachent-elles à des objectifs différents ? Y a-t-il une continuité dans les objectifs poursuivis ? Nous tâcherons d'apporter des éclairages sur ces divers éléments que nous sommes déjà en train d'explorer.
Comme vous pouvez le constater, monsieur le président, ces méthodes très classiques n'ont rien d'original ; ce sont celles agréées par les institutions d'évaluation.
Par-delà ces questions de méthode, des demandes spécifiques nous ont été adressées. Elles touchent à la gouvernance retenue pour le plan chlordécone III : est-elle perfectible, le cas échéant sous quelle forme ?
Il nous a encore été demandé d'examiner un certain nombre des actions de ce plan avec une acuité particulière : les actions 1 et 2 sur les stratégies de moyen long terme ; comment ce plan chlordécone III – et en creux ceux qui l'ont précédé – s'inscrivent dans une vision de ce que serait le développement de territoires concernés par la pollution et la chlordécone principalement ? Une vision est-elle exprimée, est-elle implicite ou explicite ? Ce travail constituera une partie importante de notre démarche.
Il nous est aussi demandé d'évaluer l'action 4 qui concerne surtout la cartographie des sols, l'action 6 qui porte sur le programme JAFA, l'action 7 qui regarde les aliments, les actions 15, 16 et 18 relatives aux programmes de recherche, et les actions 19 à 21 consacrées à l'accompagnement des populations les plus exposées que sont les agriculteurs, les pêcheurs et les membres des organisations professionnelles.
À ce stade, nous sommes en à la période de l'analyse documentaire, nous avons rencontré un certain nombre d'interlocuteurs dans les administrations centrales, nous avons eu la chance de participer au récent comité de pilotage du plan chlordécone III organisé à Paris. Nous nous proposons de nous rendre sur place, et de rendre notre rapport dès que nous le pourrons, si possible avant la fin de l'année.
M. Armand Renucci, pour son propre rapport, et M. Henri-Luc Thibault, pour la mission qu'il vient de commencer, ont été très complets, notamment sur la méthodologie que nous allons mettre en oeuvre.
Monsieur Renucci, dans quelles conditions votre rapport a-t-il été rédigé en 2011 ? Estimez-vous avoir eu tous les moyens de réaliser un bilan approfondi des plans d'action chlordécone ? Selon moi, ce bilan est globalement mitigé : si d'importants moyens ont été mobilisés, à hauteur de 33 millions d'euros, qui ont permis de réelles avancées, leur portée a toutefois été limitée par l'absence de stratégie et un pilotage inefficient. Estimez-vous que, huit ans plus tard, le pilotage et la stratégie ont été réellement améliorés ?
La mission s'est déroulée dans les conditions tout à fait habituelles d'une mission interministérielle commanditée par les cabinets des ministères concernés, avec le soutien de tous les services de l'État, qui sont, dans ces circonstances, toujours acquis. Il faut également souligner qu'à l'époque, nous sommes allés aux Antilles, restant quinze jours sur chaque île. Nous avons eu une vision exhaustive de toutes les parties prenantes des îles – les collectivités territoriales étaient très présentes –, avec lesquelles nous avons vraiment pu échanger. Nous considérons que, au cours de cette mission, nous avons réellement pu juger de la portée des actions du plan telles qu'elles avaient été mises en oeuvre.
Concernant les moyens, nous avons pu collecter toutes les informations disponibles à l'époque. Dans le cadre de nos analyses, nous étions en demande de documents complémentaires mais ceux-ci n'étaient pas disponibles. Quoi qu'il en soit, nous avons pu réaliser cette mission dans de bonnes conditions.
Quant au bilan, le terme « mitigé » n'est peut-être pas approprié. S'il est mitigé, cela est lié à des problèmes de gouvernance et de coordination plutôt qu'aux actions elles-mêmes. Les actions engagées étaient très bonnes : quelques-unes sont emblématiques, telles le programme Jardins familiaux, dit JAFA, qui est un très bon programme. Concernant la recherche, j'ai mentionné les avancées qui avaient pu être faites à l'époque : ce n'était qu'une première étape mais elle fut notable.
Le bilan mitigé est donc lié, d'une part, à ces problèmes de coordination et, d'autre part, à des problèmes de communication. Le volet communication du plan s'est révélé totalement insuffisant, sa mise en oeuvre ayant été retardée alors que c'était un élément important au regard des attentes des populations locales.
Dans votre rapport, vous avez très souvent évoqué les problèmes de gouvernance, qui se sont manifestés dès le début des plans. Quels étaient ces problèmes ? Étaient-ils purement locaux ou bien également nationaux ?
Il y a plusieurs aspects. La gouvernance est liée à la conception du plan. Comme nous l'avions indiqué à l'époque, ce plan était très parisien : il aurait été nécessaire d'associer les collectivités territoriales à son élaboration. Ce plan venait d'en haut.
Concernant la gouvernance proprement dite, le comité de pilotage (COPIL) national n'impliquait que les directions centrales des ministères. Ainsi, les préfets de Martinique et de Guadeloupe n'y étaient pas associés. Au niveau local, la coordination entre tous les acteurs, tant nationaux que locaux, était assurée dans les faits par un agent très compétent, Éric Godard. Sa compétence n'est pas en cause, pas plus que son positionnement au sein de l'Agence régionale de santé, mais il n'avait ni l'autorité ni la légitimité nécessaires pour agir face aux parties prenantes. En ce sens, la gouvernance était insuffisante.
Nous avons demandé dans notre rapport que cela évolue, que les préfets soient en charge de la coordination locale et que les collectivités y soient associées, même si la question est complexe à différents titres. Il était, par principe, important que l'État implique les collectivités dans le cadre d'une concertation permettant de déterminer la place du conseil régional et des conseils généraux.
La gouvernance pose la question du financement. Les collectivités territoriales et l'État apportent leur contribution : comment se fait le partage des décisions en ce qui concerne la mobilisation des financements ? Il était absolument indispensable, du point de vue de la mission, que les collectivités territoriales soient impliquées.
M. Thibault a indiqué que, dans le cadre de l'évaluation du plan chlordécone III, qui n'est pas encore terminée, vous aurez à étudier différents indicateurs liés à la gouvernance. Celle-ci est-elle encore perfectible par rapport à vos préconisations sur les plans chlordécone I et II ? À quelle date est attendu votre prochain rapport et quel est votre programme de travail sur le plan chlordécone III ?
Mon collègue a donné quelques indications sur ce point : nous sommes actuellement dans une phase de collecte de l'information. Nous rencontrons toutes sortes d'interlocuteurs : services de l'État, opérateurs en Hexagone ; ensuite, nous nous déplacerons aux Antilles, sur les deux îles, comme nous l'avions fait lors de la première mission. Les conclusions du rapport seront rendues dès que possible mais, d'un point de vue très pratique, nous ne pensons pas pouvoir délivrer ce rapport avant la fin de l'année. Notre objectif est de le faire vers la fin de l'année mais nous ne nous y sentons pas tenus : s'il y a besoin de poursuivre un mois, nous le ferons. À ce stade, comme nous venons de commencer la mission, nous ne sommes pas en mesure de vous donner davantage de précisions sur cette question.
Je ne vous ai pas posé la question pour vous titiller : j'avais bien entendu M. Thibault mais je voulais votre confirmation. Depuis que nous avons commencé les auditions, dans le cadre de cette commission d'enquête, la question de la coordination et de la gouvernance se pose. Nous voyons bien que ce sujet ô combien complexe, qui touche les populations de Guadeloupe et de Martinique, est difficile à appréhender. La commission d'enquête dure six mois et rendra son rapport au mois de décembre : c'est la raison pour laquelle je vous demandais à quelle date nous pourrions prendre connaissance de votre évaluation.
J'en reviens à mes questions : pensez-vous que les actions de constat et de cartographie de la pollution sont suffisantes ?
Je me replace dans une perspective historique : à l'époque, la cartographie des sols avait commencé et devait s'appuyer sur un système géoréférencé. L'objectif était d'obtenir une représentation exhaustive du territoire mais il était clair qu'au regard des capacités d'analyse des sols, la tâche serait de très longue haleine et s'étalerait sur une quinzaine d'années.
Vous avez beaucoup insisté sur l'ampleur du problème, qualifiant même ce drame de catastrophe. Vous n'êtes d'ailleurs pas les seuls : nous le constatons tous.
Pensez-vous que le rythme d'action – plans chlordécone, coordination nationale, etc. – est satisfaisant ? Ayant analysé le premier plan chlordécone, pensez-vous que la situation risque de s'éterniser, compte tenu des incohérences constatées dans les différents niveaux de recherche et dans le financement, non garanti ? Ce point est important.
Votre question touche au fond du problème : quelles réponses ont apporté les plans I et II, et apporteront les plans suivants ? Les plans I et II ont été conçus pour apporter une réponse rapide, dans les circonstances que vous connaissez. Les avancées qui ont pu être faites grâce aux actions de recherche ont montré que cette pollution était pérenne. C'est un point acquis : elle est là pour de très longues années.
Dès lors, quelles sont les priorités ? Faut-il, à court terme, réduire l'exposition ? Faut-il au contraire envisager des actions sur du plus long terme, en investissant dans la dépollution ? Le problème des plans est le suivant : que peut-on raisonnablement attendre à court terme ? Sur quoi faut-il miser ? Les plans I et II visaient à diminuer l'exposition : JAFA, qui est une action exemplaire dans ce domaine, répondait à cette demande.
Par ailleurs, ces objectifs soulèvent la question des moyens de la recherche. Nous sommes sur du long terme : ainsi, la dépollution, qui est l'une de vos préoccupations, est une action d'extrêmement long terme. Elle nécessite en effet beaucoup de travaux de recherche en amont, avant même sa mise en oeuvre. Tout cela aura un coût.
En d'autres termes, peut-on dire que l'État n'a pas pris conscience de l'ampleur du problème quand l'alerte a été donnée en 2008 concernant la pollution des eaux ? Vous dites que ces plans ont été réalisés pour répondre à une urgence : est-ce que l'État, à ce moment-là, a pris conscience de l'ampleur des dégâts et de leur gravité ?
Oui. Toutes les actions de surveillance et de cartographie ont permis de montrer l'ampleur de la contamination.
Cela a été fait dix ans après la détection de 1998-1999. Le plan chlordécone I a été mis en place en 2008, dix ans après – pas six mois ou un an après, mais dix ans après !
Aujourd'hui, onze après, nous en sommes toujours au stade de la cartographie : 7 % seulement de cette cartographie a été réalisée ! Est-ce qu'il n'y a pas un décalage dans le temps ? Ne pensez-vous pas qu'il faut changer de braquet ? Votre évaluation se satisfait-elle du rythme, des moyens ?
Une fois de plus, je me place dans une perspective historique, en 2011. Vous faites référence aux données actuelles, aux résultats actuels, à ce qui peut être observé à l'issue de la mise en oeuvre, partielle mais déjà bien avancée, du plan chlordécone III. Il m'est un peu difficile de vous répondre car je ne maîtrise pas cette information.
Certes mais, dans quatre mois, vous rendrez un rapport sur la plan chlordécone III : quatre mois, c'est bientôt !
Nous tiendrons nos délais.
Une évaluation telle que nous l'envisageons peut être un outil très puissant pour faire remonter des questions, même dérangeantes. Les missionnaires qui sont à cette table signent leur rapport sous leur propre nom. J'ai insisté au début de mon intervention sur les critères que nous retiendrions pour conduire cette évaluation, en particulier sur les premières années du plan chlordécone III : nous regarderons si les objectifs de ce plan existent, s'ils sont explicites ou implicites, à quels enjeux de moyen et long termes ils se rattachent.
Armand Renucci l'a dit, nous n'en sommes qu'au début ; mais nous avons quand même quelques intuitions. Ainsi, la vision à moyen et à long termes de ce que pourrait être le développement de ces territoires touchés par une pollution grave n'est pas complètement claire. Nous interrogerons un certain nombre de nos interlocuteurs sur le point d'arrivée de ces plans chlordécone successifs : combien de plans chlordécone faudra-t-il encore ? Avons-nous un objectif à moyen ou à long terme ? Existe-t-il plusieurs visions de ce que pourrait être le développement des territoires concernés ? Quelles sont les trajectoires à dessiner ? L'intuition que nous avons, c'est qu'il y a certainement des progrès à faire pour clarifier ces points.
Deuxième élément, cette vision à moyen et long terme – qui, d'une certaine façon, avait été demandée dans l'évaluation de 2011, puisque le rapport auquel faisait allusion Armand Renucci préconisait d'inscrire les actions dans une telle perspective – était explicitement souhaitée dans les actions 1 et 2 du plan chlordécone 3. Les chartes patrimoniales pourraient ainsi être comprises comme un travail de réflexion collective sur ce que pourrait être le développement de ces territoires. Notre intuition, c'est que, à ce stade, ils ne correspondent peut-être pas tout à fait à la vision dont on a besoin – encore une fois, c'est une intuition. Je le répète, l'évaluation telle qu'on la conçoit, dans le respect rigoureux des critères d'évaluation, devrait nous permettre de faire remonter des sujets de cette nature.
Vous avez été très clair, monsieur Thibault. De fait, vous ne pouvez pas livrer de conclusions tant que le plan chlordécone 3 n'est pas terminé.
Ma question porte donc sur les propositions formulées en 2011. A-t-on progressé dans la mise en oeuvre de la gouvernance sincère et efficace, ouverte aux collectivités locales et aux parties prenantes qui était préconisée ?
Il avait été également proposé de créer un conseil scientifique qui veille à la qualité et à la pertinence des actions menées et assure une meilleure articulation entre bases de données et réseaux de surveillance, en s'appuyant sur un système d'observation et d'expérimentation de long terme pour la recherche en environnement. Où en est-on, dans ce domaine ?
Enfin, il avait été recommandé de replacer l'action publique dans les politiques et les programmes nationaux. Est-il pertinent de replacer les plans chlordécone dans des plans Écophyto, dont la problématique n'est pas identique ?
Sur ces trois questions percevez-vous une évolution entre le plan I, le plan II et, en nous en tenant à votre intuition, le plan III ?
Nous avons examiné attentivement les conclusions de l'évaluation de 2011. Y figuraient, outre les propositions que vous venez de rappeler, celle d'inscrire le plan chlordécone dans un contexte plus large. Je crois avoir été missionné sur ce dossier parce que j'ai participé, il y a trois ou quatre ans, à l'audit budgétaire et financier du plan « Banane durable ». Nous avons remis à nos commanditaires un rapport, qui s'inscrit dans le contexte du plan Écophyto, destiné à préfigurer dans les Outre-mer un dispositif de certificat d'économie de produits phytosanitaires. Aujourd'hui, je travaille sur le plan chlordécone III : trois plans, déjà, sur des espaces qui se recouvrent et des thématiques qui se croisent.
Mon intuition est qu'il y a beaucoup de plans, lesquels non seulement se succèdent, mais sont, pour certains d'entre eux, concomitants : ils se rapportent à des sujets proches mais avec des moyens qui ne sont pas de même nature. L'évaluation, en tout cas, mettra l'accent sur ce point. D'ores et déjà, beaucoup de choses existent et sont, d'une certaine façon, l'expression du besoin d'une gouvernance améliorée.
Nous allons essayer d'interpréter vos institutions, car la commission d'enquête devra rédiger son rapport. En tout cas, je peux vous dire clairement – et ce n'est pas une intuition – que la question de la gouvernance me semble extrêmement grave. Vous avez proposé, à ce sujet, de créer un organisme en charge de la chlordécone, est-ce bien cela ?
La formulation « organisme dédié au chlordécone » ne me dit rien. Peut-être est-ce une interprétation.
Si l'on repart de 2011, le point qui nous paraissait essentiel, c'est que la gouvernance associe, outre les services de l'État concernés, les préfets, les collectivités territoriales et, dans une certaine mesure, les parties prenantes, c'est-à-dire les organisations professionnelles et toute association représentant les populations locales.
Une fois de plus, je ne maîtrise pas la situation actuelle dans ces domaines.
En réalité – je le sais pour l'avoir vécu directement –, s'il existe une implication de tous les acteurs, il n'y a pas d'ingénierie de l'organisation territoriale. Autrement dit, je l'ai indiqué tout à l'heure, on peut impliquer un président d'EPCI, un maire, un parlementaire, le département et la région de Guadeloupe, mais cela ne suffit pas. Ces « messes » de pilotage réunissent des gens qui discutent, mais le pilotage réel est assuré sous l'autorité du préfet. Aucune coprésidence associant la collectivité territoriale n'est concrètement structurée, non plus qu'une déclinaison décentralisée des pratiques organisationnelles, des actions opérationnelles ou des contacts avec la population.
En matière d'aménagement du territoire, on a un Schéma d'aménagement régional (SAR), l'EPCI, qui a une compétence en matière intercommunale, puis un Plan local d'urbanisme (PLU), qui assure une déclinaison au niveau communal, et des schémas de quartier. Cette organisation en cascade ne se traduit pas par une organisation de terrain, bénéficiant de moyens financiers dédiés, qui touche directement l'habitant.
Je ne sais pas si elle était suffisamment explicite dans le rapport de 2011, mais l'idée était que la gouvernance, le copilotage devaient être réels. Les parties prenantes antillaises devaient se saisir réellement de l'affaire et la gouvernance intégrer une expression du terrain qui demandait à être formalisée. Le problème est là : il faut que les parties prenantes s'organisent sous la forme d'associations, de groupes, qui puissent structurer le dialogue et participer à la gouvernance. J'ai une certaine distance avec la question dans la mesure où j'ai été missionné au titre de la recherche, mais il n'était pas tout à fait clair que ce fût le cas à l'époque.
En 2011, vous constatiez qu'il fallait « rendre explicite une stratégie à moyen et long terme de réduction de l'exposition au risque de contamination pour répondre à ce besoin ». A-t-on, là encore, réellement progressé entre le plan I, le plan II et, selon votre intuition, le plan III ?
Ensuite, « le champ, avez-vous écrit, a été restreint à une seule molécule alors que les acteurs et les partenaires raisonnent déjà sur l'ensemble des pesticides et leur interaction ». Dès lors, faut-il prévoir un plan « chlordécone-paraquat » ?
Par ailleurs, je vous cite toujours, « la sous-estimation des conséquences économiques et sociales des mesures administratives à prendre est criante, surtout qu'elles sont définies en termes d'objectifs, de moyens, et non de résultats ». Quels devraient être les objectifs en matière de résultats ?
Enfin, vous estimiez que « la communication tardive, mal clarifiée et souvent différée [était] finalement peu crédible ». Comment l'améliorer ?
Votre première question rejoint celle du président : quelle stratégie pour quel objectif ? Tout le problème est de savoir quel est l'objectif final. Or, cette question, on peut le dire, n'a pas été vraiment abordée, peut-être parce qu'il s'agissait des premiers plans, I et II. Dans une certaine mesure, on s'en est tenu, de notre point de vue, à des réponses de court terme. Or, la population antillaise attend, à juste titre, non seulement un éclairage sur la réalité de la pollution et sur ses conséquences, mais aussi des solutions à court et moyen terme. De ce point de vue, le plan, en raison de sa complexité et de sa variété, avec des sous-objectifs à court et moyen terme, ne répondait pas à cette demande. Dans le rapport, cela est clair.
Pour établir un lien de confiance, il est nécessaire d'avoir, et c'est ce qui était proposé pour le plan II, une stratégie claire en indiquant où l'on veut aller et les moyens qu'on consacre à cette action. C'est un peu théorique, mais c'était notre idée : quels sont les méta-objectifs du plan ? S'agit-il de réduire l'exposition des populations antillaises, en les laissant vivre avec une pollution chronique mais réduite au maximum, ou faut-il aller vers une dépollution complète des îles ? A l'heure actuelle, je n'ai pas beaucoup d'informations et j'ai peu d'intuitions sur le sujet, mais, à l'époque, il était clair, en ce qui concerne l'impact du chlordécone sur la santé, qu'il existait une corrélation avait été établie mais qu'aucune relation de cause à effet extrêmement claire n'avait été établie. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'une pollution diffuse et à un niveau relativement faible. Néanmoins, un faisceau d'éléments toxicologiques montre que cette molécule est dangereuse. Il était donc absolument nécessaire de traiter le problème.
Encore une fois, il faut fixer un objectif défini auquel la population puisse adhérer et allouer les moyens nécessaires pour atteindre cet objectif. En l'occurrence, le plan était construit de telle manière qu'il était extrêmement difficile de savoir où l'on allait. Mais, je l'ai dit, c'était le premier plan. Nous verrons, dans le cadre du plan suivant, si les choses ont évolué dans ce domaine.
J'ai le sentiment, pour ma part, que nous sommes un peu dans la même situation – c'est mon intuition.
Ce que je comprends, messieurs, c'est que vous n'êtes pas en mesure d'apporter des éléments, des explications, sur les résultats des plans chlordécone II et III. J'entends vos intuitions, mais vos propos, monsieur Thibault, ne sont absolument pas clairs. En somme, vous dites que l'on ne peut rien dire mais qu'il y a des choses à dire… Je ne fais là qu'exprimer mon sentiment. Je ne vois pas très bien où nous allons. Je suis perdue.
Mon propos n'est pas de venir à la rescousse des spécialistes, mais la situation est complexe. Le plan chlordécone I, qui couvrait la période 2008-2010, a fait l'objet d'un rapport, qui a été publié, notamment par M. Renucci. Par ailleurs, une évaluation du plan chlordécone III est en cours. Pour quelles raisons n'a-t-on pas évalué le plan chlordécone II ? C'est un problème. J'ai la réponse à cette question : pendant trois ans, entre la fin de ce plan et le début du suivant, tout le monde s'est endormi : aucune réunion du COPIL, aucune discussion, ni en Martinique ni en Guadeloupe.
Toujours est-il que nous arrivons au terme du plan chlordécone III, qui va être évalué. Cependant, le devoir de réserve impose aux auteurs de cette évaluation de ne pas anticiper sur ses conclusions. Je comprends donc bien leur embarras face à cet exercice : ils n'ont pas encore rendu leur rapport et le précédent date tout de même de huit ans. Le flou que vous déplorez, madame Chapelier, est dû à l'absence de continuité dans l'action. Cet élément souligne, du reste, la gravité de la question de la gouvernance. Logiquement, chacun des plans devrait faire l'objet d'une évaluation. Il y a, de fait, un véritable problème de stratégie : nous ne savons pas où nous allons.
Les Américains – mais la situation est différente puisqu'aux États-Unis, le problème était dû à une usine de production de chlordécone, de sorte que la source de pollution était bien identifiée, contrairement aux Antilles, où le sol lui-même est pollué – ont défini une stratégie lisible et claire : l'élimination. N'ayant consommé que 1 % des 1 600 tonnes de Kepone produites, il s'agissait, dans le cadre de l'économie productiviste impérialiste, d'exporter le reste dans le monde entier pour gagner un maximum d'argent au détriment de l'environnement. L'objectif était clair, et la solution était radicale : puisqu'ils n'en avaient pas besoin pour survivre, ils ont décidé de fermer l'usine, d'indemniser les victimes et de déverser les déchets dans la rivière. C'est en tout cas ce que j'ai compris.
En l'espèce, la situation est beaucoup plus compliquée. Vous avez raison, la question qui se pose est celle de savoir quelle est la stratégie. Si l'on avait décidé de s'attaquer à la source, on aurait mis le paquet pendant vingt ans sur la dépollution du sol et géré ensuite les conséquences sur la santé. Mais, aujourd'hui, ni l'identification des enjeux liés au foncier et à la pollution, ni la question de la dépollution, ni celle des conséquences en matière de santé ne sont clairement inscrites dans une stratégie lisible : on n'a pas d'objectif clair.
Je ne vous le fais pas dire ! Mais nos auditions nous seront très utiles, car elles ne font que conforter les suspicions, les intuitions, les enjeux que nous percevons avec beaucoup de difficulté.
Madame, messieurs, je vous remercie et je vous souhaite bonne chance. Nous resterons en contact car, si nous avons besoin d'informations plus précises, nous vous adresserons un courrier. Si, avant la fin du mois de novembre, vous avez connaissance d'éléments susceptibles de nous être utiles, il serait intéressant que vous nous les communiquiez.
La réunion s'achève à dix-huit heures trente-cinq.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 11 juillet 2019 à 17 h 25
Présents. – Mme Justine Benin, Mme Annie Chapelier, M. Serge Letchimy, Mme Cécile Rilhac, Mme Hélène Vainqueur-Christophe