La réunion

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Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT

Jeudi 4 novembre 2021

La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.

(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)

La commission d'enquête procède à l' audition de M. Éric Besson, ancien ministre chargé de l'Industrie, de l'énergie et de l'économie numérique.

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Le sujet de notre commission d'enquête se veut à la fois rétrospectif et prospectif. Dans ce cadre, nous allons entendre un certain nombre de ministres qui ont été en charge de l'industrie ces dernières années pour les interroger sur leur constat, leur action et leur vision.

Nous entendons par visioconférence M. Éric Besson, ancien député de juin 1997 à juin 2007, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique de novembre 2010 à mai 2012, et désormais président de Sicpa Maroc.

Je vous souhaite la bienvenue, monsieur le ministre. Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Éric Besson prête serment.

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

Le déclin de notre industrie, ou son recul relatif, est un phénomène qui se mesure en pourcentage du PIB, d'emploi ou de secteurs dans lesquels la France fait partie des leaders mondiaux. Ce déclin est généralement daté du début des années 2000, ce qui me semble inexact. Le déclin de l'activité industrielle et des emplois a commencé dans les années 1970, plus précisément en 1975. Les causes en sont l'impact du premier choc pétrolier, l'accélération de la mondialisation, l'émergence de nouveaux acteurs de l'économie mondiale et de l'industrie (notamment en Asie), ainsi que la part croissante des services dans les pays développés. Il est toutefois vrai que la décennie de 2000 à 2010 fût particulièrement rude pour l'industrie.

Pour schématiser, ce déclin procède d'un choix, d'une crise et de raisons structurelles. Le choix de conduire une politique de la demande et de réduire le temps de travail au moment même où l'Allemagne faisait le choix inverse – celui d'une politique de l'offre – et adoptait une série de réformes visant à accroître la compétitivité de son outil productif, en accord avec les syndicats, a accentué ce déclin. La crise que je mentionne est celle de 2008, qui a abouti à la destruction d'emplois industriels. Ce n'est qu'en 2011 que l'emploi industriel se stabilise pour la première fois depuis dix ans. Enfin, je reprendrais brièvement les raisons structurelles de ce déclin, que la commission connaît. Qui en est responsable ? Pour partie personne. Pour partie tout le monde. Il résulte, d'une part, de l'accélération de la mondialisation et de l'émergence de nouveaux pays industriels sur la scène internationale – ainsi, la Chine produit désormais 60 % de l'acier mondial, au lieu de 10 % en 2000. D'autre part, ce déclin résulte tant des pouvoirs publics que des entreprises et du secteur bancaire, ainsi que des acteurs de la vie sociale. Nous sommes tous responsables, qu'il s'agisse des prélèvements obligatoires, des insuffisances de notre système de formation, des choix stratégiques des entreprises, du retard de notre adaptation à la révolution numérique, du manque de solidarité interentreprises (sachant que les logiques de « grappes » et de « chaîne de PME » étaient déjà évoquées dans les années 1970, respectivement en Italie et en Allemagne). Nous sommes également tous responsables de nos difficultés à orienter l'épargne et le financement vers l'industrie ou des carences de notre dialogue social.

Les gouvernements successifs se sont évidemment attachés à corriger et à atténuer ces lacunes et faiblesses et à renforcer notre outil industriel. Il y a, désormais, une continuité dans la politique industrielle suivie depuis dix ou douze ans, peut-être, même, une cohérence. Il y a une filiation dans l'action, des États généraux de l'Industrie et de la politique de filières de la présidence de Nicolas Sarkozy, en passant par le rapport de Louis Gallois sous la présidence de François Hollande, jusqu'au plan France 2030 de la présidence d'Emmanuel Macron (où l'on retrouve l'écho du programme des investissements d'avenir). Les États généraux de l'industrie – lancés par mon prédécesseur au ministère, M. Christian Estrosi – ont mobilisé 5 000 participants du monde industriel pendant six mois. Les vingt-trois mesures qui en ont résulté ont toutes été mises en œuvre. La Conférence nationale de l'industrie, mise en place ensuite avait pour but de faire vivre ce consensus.

La présidence de Nicolas Sarkozy et l'action des gouvernements auxquels j'ai participé se sont pour l'essentiel articulées autour de 4 piliers.

Premièrement, une politique de filière, organisée autour de comités stratégiques réunissant industriels, salariés et pouvoirs publics, et déclinée au niveau régional par cinquante comités régionaux de filière, a été adoptée. S'y sont ajoutés la création de dispositifs efficaces, tels que le médiateur du crédit et le médiateur de la sous-traitance.

Deuxièmement, l'innovation a été stimulée, grâce au triplement du crédit d'impôt recherche (CIR), à un renforcement des pôles de compétitivité et au programme d'investissements d'avenir (d'un montant de 17 milliards d'euros pour les technologies du futur), ou encore par la proposition française, en mars 2011, de création d'un brevet européen unique.

Troisièmement, le financement de l'industrie a été renforcé à partir d'outils existants, qui ont été rapprochés, tels que le Fonds stratégique d'investissement (FSI), Oséo et CDC Entreprises, aboutissant en 2012 à la création de la Banque publique d'investissement (BPI).

Quatrièmement, le développement de l'emploi dans les territoires par des mesures favorisant nos capacités productives, avec par exemple la suppression de la taxe professionnelle en 2010 – qui pesait essentiellement sur les investissements productifs –, la réduction des cotisations sociales patronales familiales, le dispositif des aides à la réindustrialisation (ARI), le renforcement des effectifs du comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) et la création de dix commissaires à la réindustrialisation, ont également fortement enrayé ce déclin.

Il faut une meilleure gouvernance entre l'industrie, l'énergie et la recherche. Nous devons admettre que l'État ne peut pas tout en matière industrielle. Il doit concentrer ses efforts sur l'innovation et les secteurs d'avenir. Ainsi, l'adaptation du secteur automobile est indispensable. Nous devons également accroître encore l'accès de nos industriels à des financements à l'échelle européenne et à l'échelle nationale pour mieux drainer l'épargne vers l'industrie. Par ailleurs, nous devons disposer de grands groupes, qui entraînent l'industrie, car il ne faut pas oublier que les entreprises multinationales ont une nationalité. Les géants du numérique tels que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) de la Silicon Valley, aux États-Unis, le démontrent. Ce modèle de concentration d'universités de premier plan dans une même zone géographique et d'accès au financement à toutes les étapes de développement de l'entreprise est difficile à reproduire. Seul le plateau de Saclay se rapproche, en France, d'une telle démarche. Hélas, de nombreux industriels leaders ont été perdus, tels qu'Alcatel, Lafarge, Technip, la branche énergie d'Alstom, Safran, les chantiers navals STX. Nous avons besoin d'une vision économique et industrielle moins naïve et plus conquérante, aussi bien à l'échelle européenne que dans nos relations avec l'Afrique – dont nous devrions nous préoccuper davantage. Nous devons également valoriser nos atouts – à cet égard, le sort de l'industrie nucléaire a été le plus grand gâchis de la décennie passée – et lutter contre notre bureaucratie et notre système d'autorisation ultrasophistiqué. Les créations d'usines et de bâtiments industriels sont devenues trop lentes et incertaines, ce qui décourage les investisseurs, français comme étrangers.

Il nous faut continuer de communiquer en faveur de l'industrie et de ses apports à la vie quotidienne pour la faire aimer. Il est crucial que la France soit et soit perçue comme une nation d'entrepreneurs et d'investisseurs. Former et attirer des chercheurs est primordial pour l'attractivité, l'attrait et l'image d'un pays. Or de ce point de vue, la France a encore beaucoup à accomplir.

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Merci, Monsieur le ministre. Il est compliqué de suivre votre intervention, mais nous avons saisi le sens de votre propos.

Comme vous l'avez mentionné, la création d'une usine ou d'une extension d'un site industriel est complexe en France, conduisant l'ancien Premier ministre, Édouard Philippe, à lancer une mission sur la simplification et l'accélération des sites industriels. La loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dite « loi ASAP », qui en a résulté – dont j'ai été le rapporteur – a significativement réduit les procédures et donné des pouvoirs de dérogations locales aux préfets, pour retrouver un niveau administratif semblable à celui de nos voisins européens et gagner en compétitivité. Cette approche est majeure et je vous rejoins totalement à ce propos.

Lorsque vous étiez en fonction et suite à la crise, l'exécutif a choisi d'augmenter les prélèvements obligatoires de 1,7 point. Cette hausse des prélèvements obligatoires a-t-elle eu un impact sur l'industrie ? Avez-vous le sentiment qu'il eut mieux valu ne pas les relever et qu'il faut amplifier la politique de baisse de la fiscalité dans les années à venir ?

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

J'ai connaissance de ces avancées et du rôle que vous y avez joué. Je réaffirme toutefois qu'en comparaison avec nos principaux concurrents, les délais d'implantation d'une activité industrielle en France sont toujours beaucoup plus longs. Cela ne touche pas que l'industrie, mais nos infrastructures de façon générale.

La crise de 2008 était majeure. Être juste supposerait de contrebalancer l'augmentation des prélèvements obligatoires avec les réductions et les avances remboursables accordées à l'industrie dans cette période. Je ne crois pas que le bilan soit défavorable à l'industrie.

Il n'en reste pas moins que nous devrions diminuer la part des prélèvements obligatoires pesant sur notre industrie pour la rendre plus performante. Cette nécessité se heurte toutefois à la structure de nos dépenses publiques. Personnellement, le poids de la dette m'apparaît moins inquiétant. Il faudrait préalablement réformer notre système de retraite et adapter nos prestations sociales à notre niveau de recettes fiscales.

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Il y a près de dix ans, vous affirmiez dans un entretien accordé à l'Usine nouvelle que « les acteurs de l'industrie doivent aussi faire leur part du chemin : mieux coopérer entre eux, investir davantage en France, utiliser pleinement les outils créés à leur intention ». Quelle part de responsabilité peut-on accorder aux entreprises françaises dans ce mouvement de désindustrialisation ? Quel regard portez-vous sur ce constat que vous dressiez alors ?

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

Le manque de solidarité interentreprises nous a longtemps pénalisés. Peut-être est-ce encore le cas. La politique de filière répondait en partie à cette préoccupation. L'Allemagne n'a pas eu besoin – et n'a toujours pas besoin – de le faire, car la coopération entre industriels allemands est une évidence. Les filières ont cette vertu d'amener tous leurs acteurs à se retrouver régulièrement pour travailler ensemble. La responsabilité des entreprises résulte également de l'incapacité des organisations syndicales patronales et salariées à s'accorder. Les entreprises sont aussi responsables de plusieurs mauvais choix stratégiques – bien qu'il soit aisé de juger a posteriori. Ainsi, la politique de désengagement de certains secteurs s'est avérée une erreur stratégique fondamentale lorsque de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène internationale. Chacun à sa part de responsabilité, hormis sur l'accélération de la mondialisation qui dépasse la France.

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Vous déclariez également il y a dix ans que la France était « en première ligne de la bataille mondiale pour le véhicule électrique ». À ce jour, quel regard portez-vous sur celle-ci ?

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

C'était vrai et cela l'est toujours. J'avais réuni l'ensemble des industriels engagés dans le développement des véhicules électriques et hybrides en septembre 2011. L'État avait essayé d'apporter sa contribution. Ainsi, en avril 2010, les entreprises publiques avaient commandé 50 000 véhicules électriques.

La voiture électrique a commencé à réellement s'implanter en France à partir de 2011, mais probablement pas de façon suffisante au regard d'autres pays. Les explications à cet égard ne sont pas liées aux investissements des constructeurs, mais nous accusons toujours un retard. Le gouvernement a toutefois un plan ambitieux visant le déploiement de 100 000 bornes électriques à la fin de l'année. J'espère, surtout, que la coopération franco-allemande, dans le domaine de la batterie portera ses fruits, car la diminution du prix de revient des véhicules électriques est la clé de leur succès, de même que la durée kilométrique des batteries.

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Est-il possible pour notre pays de lancer une réindustrialisation large ou faut-il poursuivre des politiques de filières, avec la fixation d'un nombre limité d'objectifs ambitieux ?

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

La réindustrialisation est un objectif et une résultante. L'État doit créer un environnement favorable pour y parvenir et s'engager sur les technologies clés et les secteurs stratégiques : l'alimentation, l'énergie, la santé, les communications à très haut débit, l'intelligence artificielle et les réacteurs à neutrons. Le plan France 2030 les rejoint largement. L'État doit aussi anticiper et tenir compte de l'émergence de nouveaux acteurs qui peuvent avoir des effets sociaux et territoriaux négatifs.

Il faut réindustrialiser en se tournant résolument vers les secteurs porteurs de technologies et d'innovations de rupture, sans chercher à réimplanter des activités que d'autres pays appréhendent mieux ou produisent à moindre coût.

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Quelle est votre vision du nucléaire et de notre éventuel retard dans son soutien et son développement ? Quelle doit être la place du nucléaire dans le mix énergétique ? Quel niveau de dépendance devons-nous atteindre vis-à-vis de nos pays fournisseurs de pièces et de matières premières, qui sont essentiellement asiatiques ?

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Éric Besson, ancien député, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, président de Sicpa Maroc

Les semi-conducteurs sont des composants clés, qui demandent une réponse d'envergure européenne. Il en va de l'avenir de notre industrie. La situation des matières premières est, elle, plus aisée. Il faut surtout avoir une vision géographique et géopolitique de leurs approvisionnements. Par exemple, la République démocratique du Congo et le Kazakhstan concentrent une grande partie des terres rares. Quelles sont les situations de ces pays ? Quels sont nos rapports avec eux ? Comment faire pour ne pas tarir nos sources d'approvisionnement de matières premières stratégiques ? Nous pouvons certes constituer des stocks stratégiques, mais ils sont forcément limités.

Ma vision du nucléaire est particulièrement tranchée. Nous étions auparavant le premier producteur mondial d'électricité nucléaire – qui est une électricité peu onéreuse pour les particuliers et les entreprises – et nous détenions une expertise reconnue en matière de sûreté. Nous étions en pointe dans la recherche sur les réacteurs du futur et sur le traitement des déchets nucléaires à longue durée de vie. De plus, l'industrie nucléaire est pourvoyeuse de nombreux emplois de qualité. Tout cela conduisait à préparer un mix énergétique accordant une large part aux énergies renouvelables.

Néanmoins, les évènements des dernières années ont modifié ce paradigme. La mauvaise gestion de la crise liée à l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima a frappé les esprits. En réaction, certains pays, notamment l'Allemagne, ont décidé unilatéralement de sortir du nucléaire. Elle s'est imposée, parmi les pays européens, comme un modèle de dénucléarisation. Or ce mouvement engendre une hausse des émissions de CO2 malgré le recours aux énergies renouvelables. De plus, la France a adopté une politique visant 50 % d'électricité issue d'énergies renouvelables. À mon sens, la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim fut une erreur irrationnelle. Ne pas décider de remplacer immédiatement les centrales usagées est également une erreur. Certaines évolutions récentes en la matière sont toutefois bienvenues.

L'ensemble de ces éléments a eu pour conséquence une perte d'expertise colossale en matière de construction du parc nucléaire. Nous sommes, d'un point de vue industriel, dépassés par la Chine et la Russie, alors que nous étions largement en tête auparavant.

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La qualité de la connexion ne nous permet pas d'aborder l'ensemble des sujets. Dans ces conditions, je vous propose d'apporter tout complément que vous jugeriez utile en réponse à nos questions par écrit.

L'audition s'achève à quinze heures quinze.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament

Réunion du jeudi 4 novembre 2021 à 14 heures 30

Présents. – M. Frédéric Barbier, Mme Cécile Delpirou, M. Guillaume Kasbarian, M. Gérard Leseul, Mme Cendra Motin

Excusés. – M. Bertrand Bouyx, M. Éric Girardin, M. Jacques Marilossian, Mme Véronique Louwagie