Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du mercredi 20 mai 2020 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • PNF
  • magistrat
  • médias
  • parquet
  • procureur
  • remontée

La réunion

Source

La séance est ouverte à 16 heures 45.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La Commission d'enquête entend, en visioconférence, M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La commission d'enquête reçoit maintenant M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, dont nous avions dû annuler l'audition prévue fin mars.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-François Bohnert prête serment)

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Je suis âgé de cinquante-neuf ans et j'ai à mon actif trente-trois ans de carrière dans la magistrature.

J'ai exercé mes fonctions essentiellement au ministère public en France mais aussi pendant une dizaine d'années dans le cadre européen, comme magistrat de liaison en Allemagne et auprès d'Eurojust. Mes affectations m'ont ainsi conduit à approfondir mes connaissances des systèmes judiciaires européen.

Je suis un Européen convaincu et, l'année dernière, j'ai présenté ma candidature aux fonctions de chef du parquet européen, étant ainsi amené à m'exprimer sur son indépendance, qui est un point capital.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Votre nomination au parquet national financier (PNF) est sensible car on y travaille sur des affaires très importantes, notamment capitalistiques et politiques, telle celle de M. François Fillon, candidat à l'élection présidentielle. Nous recevrons d'ailleurs aussi votre prédécesseure, Mme Éliane Houlette.

Tous les procureurs n'ont pas la même interprétation de la remontée d'informations. Quelle est la vôtre et quelle est votre expérience de vos huit premiers mois au PNF ? Comment pourrait-il être encore plus indépendant ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

L'indépendance du PNF, qui est placé sous l'autorité hiérarchique du procureur général de Paris, rejoint celle du ministère public en général, qui a été consolidée par la réforme de 2013. Désormais, le ministre de la Justice ne peut plus donner d'instructions dans les affaires individuelles. Cette avancée majeure a d'ailleurs, depuis quelques semaines, été reconnue par la Cour de justice de l'Union européenne.

Ce cadre posé, la question de la remontée d'informations demeure. Les textes nous fournissent un cadre et mon expérience de procureur général me conduit à bien mesurer les attentes et les besoins.

Il s'agit de jouer le jeu du rapport hiérarchique quand cela est nécessaire. Il existe des situations où certaines instances doivent être informées de faits et situations, notamment lorsque la garde des Sceaux est susceptible d'être interrogée ou lorsque sa responsabilité peut être mise en jeu.

La question du choix du moment se pose ensuite. Personnellement, je suis soucieux de sauvegarder l'intégrité des investigations dont j'ai la responsabilité et le confort de fonctionnement des magistrats placés sous mon autorité.

Bien que les textes permettent des instructions, le procureur général n'intervient pas dans le cours des affaires. Je me détermine de manière indépendante sur des affaires complexes et délicates.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La circulaire invite les magistrats du parquet à faire remonter toute information sensible ou de grande envergure. On pourrait donc en déduire que toutes les affaires que vous suivez doivent faire l'objet d'une remontée d'informations.

Concrètement l'ouverture d'une enquête fait-elle l'objet d'une telle remontée ? Est-ce systématique ? Les réquisitions sont-elles envoyées systématiquement ?

La convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) vous confère une prérogative sur les personnes morales. Celle conclue avec Airbus, et que vous avez signée, a-t-elle fait l'objet d'une remontée d'informations avant sa signature ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Nous avons actuellement plus de 600 affaires en cours au PNF. Le principe n'est pas la remontée d'informations systématique. Nous le faisons si nous sommes interrogés, en respectant le rapport hiérarchique.

L'initiative d'une remontée d'informations est prise lorsque je pense que l'affaire fera l'objet d'une attention publique, médiatique ou politique. Je considère alors que je dois donner l'exacte information à ma hiérarchie notamment lorsque la presse ou les médias sociaux s'emparent de ces sujets.

Il appartient parfois au parquet de remettre les choses dans l'axe. Par exemple, pour l'affaire Fillon, je n'étais pas encore en poste, mais il me semble qu'il était possible d'apprécier la vague qui allait venir. Il est alors normal d'informer la hiérarchie d'une affaire qui va donner lieu à des développements.

Ces remontées sont des synthèses et ne comportent ni pièce, ni réquisitoire, comme cela se faisait il y a une dizaine d'années au sein de la magistrature française. Des échanges de documents peuvent cependant avoir lieu avec le parquet général si nous avons un doute sur l'analyse juridique, sur la qualification juridique des faits, sur la rédaction des chefs de préventions qui vont ensuite lier le tribunal. Il ne s'agit cependant pas de soumettre notre travail à approbation.

Lorsque j'ai pris mes fonctions, la CJIP Airbus entrait dans sa phase finale et il s'agissait de négocier le montant de l'amende. Nous sommes parvenus à coordonner une CJIP tripartite qui a pu être signée le même jour en France, en Angleterre et aux États-Unis. Son texte n'a été transmis ni au parquet général, ni au-dessus, car nous étions dans une situation d'indépendance, de discrétion et de confidentialité totale. Ce n'est qu'une fois la convention signée, quelques jours avant l'homologation par le président du tribunal, que j'en ai informé le parquet général.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avez-vous, dans votre carrière, eu connaissance de manquements à l'indépendance ou de tentatives de déstabilisation ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Ma réponse est franche et claire : non, jamais. Je sais toutefois que cela a existé et je l'ai observé.

La situation est devenue plus complexe aujourd'hui en raison de l'intérêt des médias pour les affaires suivies au PNF. Il m'appartient de veiller à ce que des pressions insidieuses ne viennent pas orienter l'action du ministère public, notamment en prêchant le faux pour savoir le vrai. J'observe parfois des incursions qu'il nous appartient de traiter.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pouvez-vous nous préciser le positionnement exact du PNF ? Quels sont les critères de vos saisines ? Il y a bien entendu les critères légaux de votre compétence mais sont-elles liées au degré d'importance du responsable privé ou public concerné ? Comment gérez-vous les demandes de saisine directe, telle celle de l'association Anticor pour les fraudes à la politique agricole commune en Corse ? Quel est votre positionnement par rapport au procureur général de Paris, qui joue le rôle de filtre ultime ?

Pourriez-vous nous donner une analyse volumétrique des CJIP et nous en dire davantage sur leurs impacts économiques, vous qui avez été membre du collège de l'Autorité de la concurrence ?

Pouvez-vous développer votre position en faveur du rattachement de la police judiciaire au ministère de la Justice. ?

Pour le Défenseur des droits, la communication, le regard des médias, sont la principale menace contre l'indépendance de la justice. J'ai compris que vous adhériez à cette thèse. Comment contrez-vous ce phénomène ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Concernant la saisine directe, le PNF utilise trois canaux. Le premier c'est l'autosaisine. Il nous revient, à partir d'informations en sources ouvertes, tel un article de presse ‑ comme cela a été le cas au sujet d'une ancienne ministre de l'écologie ‑, de nous autosaisir, dans le champ de nos compétences matérielles : atteintes à la probité, fraudes fiscales et délits boursiers.

Le deuxième canal extérieur est lié au public. Anticor nous saisit par exemple régulièrement de situations en portant plainte car le code de procédure pénale lui réserve cette faculté procédurale. Un particulier peut également nous écrire et nous interroger.

Les collègues procureurs de la République du territoire métropolitain et d'outre-mer constituent le troisième canal d'alimentation. Nous analysons alors ensemble s'il y a lieu pour le parquet territorial de se dessaisir en notre faveur ou s'il conserve l'affaire.

C'est là qu'interviennent les critères que vous évoquiez, notamment la grande complexité de l'affaire. Si les investigations sont très lourdes et que le parquet local ne peut les assumer, le PNF s'inscrit dans les poursuites.

Outre-mer, à Mayotte, pour le procureur de Mamoudzou qui ne dispose que d'une équipe de quatre ou cinq magistrats, se saisir d'une situation de prise illégale d'intérêts de décideurs locaux est une gageure. Pour une bonne administration de la justice, une délocalisation et une intervention du PNF peuvent être envisagées si les faits présentent une complexité et un relief suffisants.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Qui tranche en cas de désaccord entre un parquet local et le PNF ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Cela ne s'est jamais produit, mais ce serait les procureurs généraux.

Les pays qui rattachent la police judiciaire à la justice gagnent en efficacité dans la conduite des investigations mais aussi en proximité entre le décideur judiciaire et les services chargés d'exécuter les demandes d'enquêtes ou les commissions rogatoires.

Cette observation mérite d'être affinée pays par pays : comparaison n'est pas toujours raison et nous avons en France notre histoire institutionnelle, mais, à titre personnel, je milite pour ce rattachement.

Le système des CJIP fonctionne depuis trois années. La justice française en a désormais conclu onze et la dernière a été signée il y a quelques jours à Nice. Le PNF est intervenu pour six d'entre elles.

La CJIP n'est pas l'apanage du PNF et les parquets, comme ceux de Nanterre, Nice ou Paris, se saisissent aussi de cet outil. Il doit être considéré comme un des instruments de l'action publique, au même titre que la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ou l'audience publique. C'est une alternative aux poursuites et elle s'insère dans notre paysage instrumental parquetier car elle permet d'apporter plus rapidement une réponse pénale à des situations et des infractions d'importance.

L'affaire Airbus a duré seulement trois ans dans un contexte de négociations, et non d'opposition, avec un résultat très satisfaisant. On ne peut donc pas dire que la CJIP conduit à balayer des affaires importantes. C'est un instrument que nous utilisons avec parcimonie.

Concernant la communication, je salue le rapport que vous avez présenté avec votre collègue Xavier Breton. Il rejoint notre réflexion et notre souhait de permettre aux procureurs de la République de communiquer davantage. Notre formation à l'École nationale de la magistrature (ENM) nous apprend à le faire et nous pourrions avoir un champ plus vaste en la matière. Il me semble que le législateur pourrait accorder une confiance plus large au ministère public.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quelles mesures prenez-vous pour tenter de sanctionner les dérives susceptibles de violer le secret de l'instruction ?

Concernant le conflit d'intérêts, considérez-vous que nous sommes arrivés à une situation satisfaisante ou devons-nous poursuivre les réformes engagées ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Je suis partisan du maintien du secret de l'instruction. Il protège la sécurité des personnes ainsi que les preuves et les témoignages. Ce secret existe et je mettrai tout en œuvre pour le préserver. N'oublions pas que c'est un être humain que l'on juge et que nous devons lui apporter la sécurité garantie par la loi.

S'agissant du conflit d'intérêts, nous devons tous, législateurs comme procureurs, être vigilants. Le regard de nos concitoyens est acéré et il existe une attente. Si nous voulons ressouder le lien entre les citoyens et notre démocratie, nous devons éradiquer les situations qui sèment le trouble ou suscitent les regards suspicieux. Si je venais à observer des faits que les textes n'encadraient pas, j'en ferais part au ministère de la Justice mais aussi à l'Assemblée nationale.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Au PNF, combien de personnes font du repérage dans les médias, regardent les courriers de dénonciation ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

Nous sommes une équipe de trente-neuf personnes composée de bientôt dix-huit magistrats, de huit assistants spécialisés et de greffiers. Le travail de vigilance est réalisé par les magistrats et les assistants spécialisés. Ces derniers ont chacun leur secteur d'activité. Les magistrats sont destinataires de revues de presse. Tous les canaux d'information sont scrutés, sous ma surveillance, au quotidien et certains signaux d'alerte peuvent nous conduire à nous autosaisir. Je n'ai pas l'impression que beaucoup de choses nous passent entre les doigts.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous aurons l'occasion d'en rediscuter, mais je m'inquiète de l'augmentation du nombre de dossiers en cours au PNF : 595 actuellement et 508 en mars dernier.

Ségolène Royal a déclaré publiquement trouver étrange que des informations sortent au moment où elle déclare sa volonté de se présenter à l'élection présidentielle. De son point de vue, ces informations auraient été véhiculées par l'exécutif actuel, avec pour résultat l'ouverture d'une enquête.

Celle-ci a-t-elle fait l'objet d'une communication auprès de la procureure générale et/ou le parquet général a-t-il demandé des informations ? Avez-vous eu à en informer un demandeur ou avez-vous été destinataire de demandes de la part de l'exécutif ?

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

C'est une autosaisine décidée à partir d'éléments véhiculés dans les médias et où l'on sentait bien qu'un débat était en train de monter sur la possible constitution d'infractions à l'égard de l'ancienne ministre de l'Écologie.

La décision d'ouverture de l'enquête a été prise exclusivement au sein du PNF. C'est moi qui ai pris cette décision, sans aucune interférence avec l'exécutif ou la hiérarchie. Compte tenu de la personnalité au centre de cette affaire, j'ai bien entendu informé la procureure générale, mais après l'enregistrement et l'immatriculation du dossier.

Il n'y a eu aucune pression, aucune demande et je n'ai pas cherché à anticiper une éventuelle attente. C'est au regard d'informations qui étaient en sources publiques et susceptibles de soulever des interrogations au plan pénal que je me suis déterminé.

Je ne suis cependant pas certain que la temporalité que vous évoquez soit conforme à la réalité du PNF. La phase formelle est précédée d'une évaluation qui se fait exclusivement en interne et sur laquelle nous devons rester silencieux. Nous devons veiller à ne pas être instrumentalisés par les médias.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les médias peuvent aussi, à juste titre, lancer l'alerte dans le cadre de l'intérêt général et il est normal que la justice s'en saisisse. On peut regretter que cela passe par le canal médiatique mais les médias ne sont pas que des ennemis ou que des amis.

Permalien
Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

C'est la raison pour laquelle nous disposons de cette phase d'évaluation qui doit rester confidentielle.

Dans l'affaire que vous avez évoquée, j'avais fait un communiqué de presse pour informer de l'ouverture de l'enquête qui est, comme chacun le sait, instruite par un juge d'instruction et donc à charge et à décharge.

La séance est levée à 17 heures 50.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Fabien Gouttefarde, Mme Nadia Hai, M. Guillaume Larrivé, Mme Naïma Moutchou, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, M. Bruno Questel, Mme Cécile Untermaier