La réunion débute à onze heures et dix minutes.
Nous poursuivons nos auditions avec le réseau Migreurop.
Avant de débuter l'audition, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Madame Lydie Arbogast prête serment.
Il était pour nous essentiel de vous auditionner. Vous représentez à nos yeux un réseau important qui s'incarne à travers la voix et la vision de militants et de chercheurs présents dans dix-sept pays d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Europe. Après les auditions du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et de l'ambassade de France en Turquie ce matin, il est important pour nous d'entendre maintenant une voix plus singulière qui complétera notre compréhension de la situation. Votre point de vue sur l'aspect transnational des migrations nous intéresse tout particulièrement.
Je vous propose de dresser à grands traits la politique des autorités européennes en matière de migration. Nous avons auditionné ce matin Cédric Prieto, directeur de la politique des visas en France. Il considérait qu'il est aujourd'hui nécessaire de « repenser l'organisation, mais avec très peu de visibilité ». Vos travaux et vos propositions sont très différents de ce qui est mis en œuvre actuellement, nous sommes donc très impatients de pouvoir vous entendre à ce sujet.
Migreurop est un réseau rassemblant une cinquantaine de membres associatifs et 52 membres individuels, pour la plupart chercheurs, basés dans 17 pays d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Europe. Leur objectif est de documenter et de décrypter les politiques migratoires de l'Union européenne et leurs conséquences du point de vue des droits fondamentaux des personnes. Je travaille pour ma part à la Cimade, qui appartient aux membres associatifs français du réseau.
En amont des frontières extérieures de l'Union européenne, les personnes rencontrent déjà un certain nombre d'obstacles à l'exercice de leurs droits fondamentaux. La politique des visas Schengen constitue l'un des premiers obstacles. Le nouveau code des visas Schengen, entré en vigueur au début de l'année 2020, prévoit que la Commission européenne procède à une évaluation annuelle du degré de coopération des États extérieurs à l'Union européenne pour pouvoir prendre en conséquence des mesures de facilitation de visas pour les pays très coopératifs, ou des mesures de restriction de visas pour les pays moins coopérants. En février 2021, la Commission a donc présenté son premier rapport d'évaluation détaillant les performances des pays considérés comme stratégiques par l'Union européenne en matière de réadmissions et d'expulsions. Cette logique est loin d'être nouvelle : déjà en 2002, le Conseil européen de Séville préconisait que dans tout accord conclu par l'Union européenne soit systématiquement incluse une clause relative à la gestion des flux migratoires. Cette stratégie est largement partagée par la France. Cette réforme renforce les inégalités de circulations en créant un visa à plusieurs vitesses, directement corrélé au degré de coopération au processus de réadmission.
Au-delà de la politique des visas, l'on observe la multiplication de cadres de coopération. Certains sont formels, tels que les accords de réadmission bilatéraux ou multilatéraux. Mais des cadres de coopération informels se développent de plus en plus : à travers ceux-ci, l'Union européenne et les États membres sous-traitent la gestion des migrations à des États extérieurs à l'Union européenne. La plupart de ces cadres de coopération informels échappent totalement au contrôle des parlements nationaux ou régionaux. L'accès assez restreint à l'information et l'absence de contrôle démocratique qui les caractérisent soulèvent la question importante des responsabilités en cas de violations des droits perpétrées en dehors des frontières de l'Union européenne. Parmi les nombreux cadres de coopération développés ces dernières années, l'on peut citer la Libye, la Turquie ou encore l'Afghanistan. L'on pense également à tous les instruments informels de coopération utilisés par les États membres dans leurs coopérations bilatérales, tels que les protocoles d'entente en matière de flux migratoires ou les accords de travail conclus directement par l'agence Frontex avec les autorités des pays coopérants. À travers ces différents cadres de coopération, l'Union européenne et ses États membres proposent à leurs partenaires des contreparties conditionnées à leur collaboration. Cette conditionnalité s'est progressivement étendue à tous les domaines de coopération, y compris l'aide publique au développement.
Aux frontières extérieures de l'Union européenne, les murs se multiplient. L'agence Frontex, dont les prérogatives et les pouvoirs n'ont cessé d'être renforcés au gré des refontes de son mandat, déploie des outils sophistiqués de surveillance et des technologies de contrôle toujours plus intrusives tout au long des routes, afin de stopper les migrants en amont de la frontière extérieure de l'Union européenne et d'accélérer les expulsions. À l'instar des hot spots développés sur les îles grecques et en Italie depuis 2015, les centres d'enfermement, de tri et d'expulsion se multiplient aux frontières de l'Union européenne. Le gouvernement français soutient cette stratégie et promeut actuellement le nouveau règlement proposé par la Commission relative à une nouvelle procédure de filtrage des ressortissants des pays tiers arrivés à la frontière extérieure de l'Union européenne. Sur les routes, les personnes sont donc susceptibles d'être interceptées puis refoulées par les agents de l'Union européenne ou des États membres. Cela est le cas aussi bien aux frontières terrestres que maritimes de l'Union européenne.
Les opérations menées en mer par Frontex ou les opérations européennes telles qu'EUNAVFOR MED IRINI ont pour mandat principal la lutte contre les migrations irrégulières. Le sauvetage n'intervient qu'au second plan et il a été considérablement réduit depuis 2017. Les États membres ont ainsi peu à peu transféré, avec l'aide de l'Union européenne, la responsabilité des secours à la Libye. En parallèle, des poursuites judiciaires et des entraves administratives contre les actions portées par les organisations non gouvernementales (ONG) de secours et de sauvetage se développent à ces mêmes frontières maritimes.
Au-delà des frontières extérieures de l'Union européenne, nous observons et documentons des violations graves des droits fondamentaux aux frontières internes de l'espace Schengen. Des personnes sont par exemple interceptées et refoulées aux frontières françaises avec l'Espagne et l'Italie en dehors des procédures en vigueur et sans pouvoir accéder à la demande d'asile. À la frontière britannique, les personnes souhaitant rejoindre le Royaume-Uni sont bloquées et vivent dans des campements indignes tout le long du littoral nord. Elles sont la cible d'expulsions quasi quotidiennes de leur lieu de vie, qui s'accompagnent parfois de la confiscation de leurs effets personnels et de violences.
Nous constatons que le durcissement de la réglementation, la multiplication des contrôles aux frontières, la sophistication des cadres de coopération en matière de migration n'empêchent pas les personnes qui le souhaitent de franchir les frontières. Ils sont à l'origine du développement d'un business de la migration et contraignent les personnes à emprunter des routes toujours plus longues, plus risquées, plus coûteuses. Cette approche sécuritaire accroît donc les risques pour les personnes sans empêcher les mobilités et sans garantir la protection de leurs droits. Alors que les contrôles se multiplient, le nombre de personnes disparues et décédées ne cesse d'augmenter. Plus de 20 000 cas de personnes décédées en Méditerranée ont été recensés entre 2014 et aujourd'hui par l'organisation internationale des migrations.
Une grande partie des personnes parvenues à atteindre le territoire européen, et notamment celles souhaitant demander l'asile, seront placées en procédure Dublin. Depuis son entrée en vigueur, ce règlement s'est avéré injuste et contreproductif pour plusieurs raisons. Il interdit aux demandeurs d'asile le choix de leur pays de destination, niant l'importance de facteurs comme les liens familiaux et amicaux et la compétence linguistique. Il complique les trajectoires des personnes migrantes et les précarise davantage. En France, en 2020, près de 25 000 personnes, soit un tiers des demandes d'asile enregistrées la même année, ont été placées en procédure Dublin. Une partie des personnes qui seront transférées reviendront assez rapidement sur le territoire français.
Au-delà des conséquences de ce règlement pour les personnes en demande d'asile, c'est souvent une détention généralisée et multiforme qui attend les personnes exilées à leur arrivée sur le territoire européen. Celle-ci advient dans des centres fermés sur le territoire ou dans les zones frontalières, dans les centres de tri insulaires ou enclavés, mais également dans de nouveaux lieux comme les bateaux maintenus à quai ou en pleine mer comme en Italie en 2020.
Les vols d'expulsions européens font également partie de l'arsenal développé au service de la politique d'expulsion de l'Union européenne. Les programmes d'aide au retour volontaire n'ont cessé de se développer ces vingt dernières années, depuis le territoire de l'Union européenne ou des pays de transit extérieurs à l'Union européenne avec l'aide de financements européens (Maroc, Libye, Niger). Du point de vue des autorités, cette nouvelle forme de retour présente l'immense avantage d'être un dispositif d'assistance ne faisant l'objet que de très peu d'encadrement juridique. Ce retour est souvent perçu par les personnes qui le demandent comme un moindre mal par rapport à une expulsion forcée inévitable.
Des moyens très importants sont donc consacrés à l'érection de barrières physiques, juridiques et technologiques et la création de camps. Ces moyens pourraient être utilement redéployés pour accueillir dignement et permettre un accès au territoire aux personnes bloquées aux frontières extérieures de l'Union européenne, afin d'examiner leurs situations individuelles et d'assurer le respect effectif de leurs droits en respect des conventions européennes et internationales.
Merci, nous reviendrons vers vous avec des questions. Je passe d'abord la parole à Filippo Furri.
Monsieur Furri, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Monsieur Filippo Furri prête serment.
Les thématiques abordées par Lydie couvrent l'essentiel du spectre de notre intervention. Je présenterai tout de même la notion de ville refuge ou ville accueillante.
Les villes refuges sont un concept qui a repris de la vigueur à compter de 2015 en France, lorsque le Gouvernement français a demandé de l'aide aux collectivités locales pour gérer la présence de personnes migrantes. Il s'agit avant tout d'une mobilisation française qui a pris corps au travers d'associations comme l'association nationale des villes et territoires accueillants (ANVITA). Cette dynamique s'est ensuite développée au niveau européen. Les villes expriment leur volonté de s'engager dans l'accueil de personnes considérées par le pouvoir national comme marginales, afin de leur fournir des conditions de vie et de résidence dignes au niveau local. Il s'agit avant tout de trouver des solutions pratiques et concrètes pour leur venir en aide.
L'activation des leviers d'action des villes pallie ainsi aux défauts de gestion de l'accueil au niveau national, qui ont été à plusieurs reprises mis en évidence par des chercheurs et des associations. Il existe des tensions objectives entre la possibilité, la volonté et la capacité de l'État à prendre en charge ces personnes et les capacités des villes. Il serait souhaitable que la coopération entre ces deux niveaux soit plus fructueuse afin d'améliorer les conditions de vie des personnes accueillies.
Monsieur Furri, je souhaiterais connaître les expériences locales de villes accueillantes en France. Quelles sont les bonnes pratiques à mettre en place ?
Madame Arbogast, j'aimerais vous entendre sur Dublin III, dont la renégociation est en cours. Quelles sont vos propositions à ce sujet ?
Je connais votre avis sur Frontex. Comment évaluez-vous son action, ainsi que celles des marines des différents pays du nord et du sud ?
Au-delà des chiffres des décès, estimés à entre 20 000 et 30 000 en Méditerranée, disposez-vous de chiffres sur la réalité de la migration en Méditerranée ?
Je souhaiterais enfin vous entendre sur la situation en Biélorussie, où nous avons l'impression qu'un nouveau front s'ouvre pour l'Europe.
Je commencerai par les propositions que nous portons sur le règlement de Dublin. Nous appelons à un changement de paradigme important. Nous estimons qu'il faudrait sortir par le haut du règlement de Dublin, c'est-à-dire élaborer un système d'asile uniforme. Cela passe par des conditions matérielles d'accueil dignes et similaires dans l'ensemble des États membres de l'Union européenne, mais surtout par un mécanisme qui garantisse aux demandeurs et aux demandeuses les mêmes chances d'obtenir une protection. Aujourd'hui, les disparités de décision sont flagrantes selon le pays qui instruit la demande. Pour réduire ces écarts, il faudrait réfléchir à une réelle harmonisation et une unification des doctrines. Nous réaffirmons donc la nécessité d'harmoniser par le haut les procédures et les conditions d'accueil.
Cela va de pair avec la garantie de l'accès au territoire européen pour les personnes en quête de protection et le refus des politiques de tri ayant cours notamment aux frontières extérieures de l'Union européenne. Nous sommes opposés aux notions de pays d'origine ou de pays tiers dits « sûrs », aux procédures accélérées et à la généralisation de la restriction et de la privation de libertés.
Dès lors, le mécanisme actuel de Dublin pourrait être remplacé par un système qui tiendrait compte dès le départ des choix de la personne en fonction de ses attaches familiales, de ses compétences linguistiques et de son projet personnel, pour éviter de multiplier les situations d'errance que l'on constate aujourd'hui. Une condition indispensable de ce nouveau système serait d'accorder une véritable liberté d'installation pour les personnes bénéficiaires de la protection internationale au sein de l'Union européenne.
Le champ d'intervention de Frontex est extrêmement vaste, mais j'aborderai son action en Méditerranée dans le cadre de la lutte contre les migrations irrégulières. Frontex intervient aujourd'hui en Méditerranée centrale à travers l'opération Themis lancée en février 2018 à la suite de l'opération Triton. Même si l'Union européenne prétend que les activités de recherche et de sauvetage restent un élément essentiel de l'opération, l'objectif est avant tout de nature sécuritaire. Il s'agit de lutter contre la migration irrégulière, le terrorisme et la criminalité transfrontalière. Théoriquement, Themis n'opère pas directement dans les eaux tunisiennes, mais sa zone d'opération vise les mouvements venus de ces côtes. Cette opération manque de transparence : elle n'a fait l'objet d'aucune communication pour définir précisément sa zone d'intervention et les moyens matériels à sa disposition.
Cette opération prend la suite de la précédente opération militaire EUNAVFOR MED lancée en 2015 avec l'objectif de lutter contre les trafics de personnes migrantes en Méditerranée, notamment en neutralisant les embarcations. À partir de 2019, cette opération intégrait également la formation des garde-côtes libyens. En mars 2019, faute d'accord du gouvernement italien pour prendre en charge le débarquement des personnes secourues dans le cadre de cette mission, les opérations maritimes ont été suspendues. Cette mission s'est terminée en mars 2020 et a été remplacée par la mission IRINI, qui se consacre davantage au contrôle de l'embargo sur les armes contre la Libye.
Les États et l'Union européenne ont progressivement développé des stratégies pour contourner le droit international et européen. L'on peut citer les stratégies de criminalisation des opérations de secours et de sauvetage des ONG intervenant dans cette zone maritime, mais aussi la tentative des États européens de procéder à des refoulements par procuration. Les États signalent aux garde-côtes libyens la présence de bateaux dans la zone grâce à leur système de surveillance aérienne, afin que les garde-côtes libyens interceptent et refoulent eux-mêmes ces personnes vers les côtes libyennes.
Il paraît évident qu'il est important de tenir compte des choix des personnes migrantes. Filippo Furri, la question de permettre aux migrants d'être acteurs de leur migration n'est-elle pas la clé de la réussite d'un nouveau dispositif ? La considération du migrant acteur de sa démarche migratoire est-elle un prisme important des expériences que vous avez menées dans les villes d'accueil ?
Absolument. Il s'agit à la fois de la visibilité et de la capacité d'action et de projection de ces personnes en migration.
En Méditerranée s'exerce un contrôle par invisibilisation : l'on refuse aux ONG et à la société civile un droit de regard sur la situation en mer et aux frontières. Le fait d'avoir délégué le refoulement aux garde-côtes libyens crée une énorme opacité. Aujourd'hui, la situation a dégénéré et nous ne savons pas quel sort est réservé aux corps récupérés par les garde-côtes libyens, ce qui soulève une question à la fois politique et éthique. Il est estimé qu'environ 25 % des corps des disparus ont été récupérés – 75 % des corps restent disparus. L'évolution des politiques européennes en Méditerranée pose véritablement une question humanitaire.
J'ai récemment assisté à une conférence à Palerme en Sicile. Les maires de 33 villes portuaires européennes ont signé un protocole d'entente et de collaboration visant à positionner leurs villes comme villes accueillantes. Le principal message du maire de Palerme est qu'il faut donner de la visibilité à ces personnes. Quand ces personnes sont marginalisées et disparaissent de l'espace public et politique, elles deviennent victimes d'exploitation. La visibilisation est nécessaire pour faire émerger tout un tas de questions. Un objectif politique important est de faire exister ces personnes dans les sphères du travail et de la vie juridique.
Il est nécessaire de repenser la cohabitation entre les gens qui viennent d'ici (les autochtones en anthropologie) et les gens qui viennent d'ailleurs. Ces nouvelles formes de cohabitation se fonderaient sur la résidence, c'est-à-dire le fait d'habiter et d'investir un lieu. Le fait de marginaliser les personnes étrangères et de les exclure de la vie politique va à l'encontre à la fois des fondements des démocraties européennes et d'une vision stratégique à long terme de la cohabitation.
L'ANVITA regroupe plusieurs villes qui essaient de trouver des solutions locales d'accueil, et notamment de garantir l'accès au droit et aux services pour tous. Lorsqu'en Italie Matteo Salvini avait modifié les conditions d'accueil et d'inscription des demandeurs d'asile à l'état civil, plusieurs villes du pays (tous bords politiques confondus) se sont mobilisées pour refuser cette réforme. Elles ont jugé qu'il n'était ni éthique et ni intelligent de produire de l'irrégularité. La clandestinisation est de nature à déstabiliser la gestion locale. Le fait de sortir du dispositif des personnes qui étaient intégrées dans des parcours d'accueil produit de l'insécurité et impacte aussi bien les conditions de vie de ces personnes que celles des citoyens de ces villes. Il est très important de réfléchir à la cohabitation.
Je relève le contraste entre des solutions de territoire et des décisions prises au niveau national ou européen. Je souhaiterais revenir sur la tendance à aller vers des cadres informels d'accord et de discussion. Les relations entre les pays sur les sujets migratoires échappent ainsi totalement au contrôle des parlements. J'y vois une deuxième tendance qui est d'essayer de gérer toute question hors des frontières. Comment voyez-vous l'articulation entre la réalité des territoires et le niveau supranational européen ?
Le pacte européen lancé l'an dernier mentionnait la solidarité. Beaucoup d'associations et d'acteurs de la société civile ont cru qu'il s'agissait de la solidarité envers les personnes en migration. C'était une illusion. Non, il s'agissait de la solidarité entre États européens. La seule solidarité existant aujourd'hui tient au fait d'être d'accord pour externaliser et repousser tous les conflits et problèmes en dehors des frontières de l'Union européenne. Les tensions interétatiques sont loin d'être résolues. Le Brexit est certainement une conséquence de l'incapacité des États européens à gérer collectivement ces problèmes.
Je travaille sur la question locale dans une logique de subsidiarité. La subsidiarité a pour objectif que les problématiques soient gérées au niveau le plus proche possible des citoyens dans une logique de participation. Il s'agit de trouver des espaces de dialogue et de négociation entre le pouvoir européen et les instances régionales et locales afin que les questions soient traitées au bon endroit.
La question de la migration en est un exemple très clair. En ce qui concerne la dimension frontalière de la migration, c'est-à-dire le transit d'une personne à travers une frontière, la logique européenne est de renforcer les frontières et de crisper ces espaces. La logique locale s'interroge, elle, sur les trajectoires des personnes en migration. Il s'agit de prendre en compte la projection, l'imaginaire que se construit une personne en migration pour articuler des dynamiques constructives de cohabitation. Cela éviterait de rester sur un clivage de haine et de méfiance vis-à-vis des personnes venant d'ailleurs.
Vous avez parlé de participation. Pouvez-vous nous détailler un exemple concret de participation mise en place dans un territoire ?
La ville de Villeurbanne travaille depuis plusieurs années sur la participation. Cette ville a mis en place un conseil citoyen qui inclut les personnes migrantes et les habitants de la ville. Il s'agit d'un outil pour trouver ensemble des solutions et développer les marges de participation des personnes migrantes sur leur territoire, dans l'optique d'atteindre un accès aux droits et aux services égal pour tous. Les mêmes dynamiques sont à l'œuvre dans la ville de Grenoble.
En 1993, la ville de Venise a conduit une concertation entre ses habitants, les institutions et les nouveaux arrivants suite à l'afflux de personnes provenant des Balkans. Cette expérience pilote a inspiré le système de protection des demandeurs d'asile et des réfugiés (SPRAR), qui a constitué un modèle de gestion locale des personnes en migration.
Des villes comme Montreuil et Marseille trouvent des solutions adaptées à leur territoire. Elles construisent leur capacité à faire émerger des réponses locales partir d'un engagement éthico-politique qui est l'accueil et l'accès à la résidence pour tous.
J'aimerais lier votre question sur l'articulation des niveaux locaux, nationaux et supranationaux au marchandage dont font l'objet les personnes migrantes dans le dialogue entre les États européens et non européens.
Les migrations sont consubstantielles à l'histoire de nos sociétés. Les personnes migrantes ne choisissent pas leur pays d'arrivée en fonction des libertés ou des droits qui leur seront accordés dans le pays d'accueil. L'écrasante majorité de la population mondiale est sédentaire : seuls 3,4 % de la population mondiale vit dans un autre pays que son pays d'origine. Tout en étant mondialisé, le phénomène de la migration est fortement régionalisé : le plus souvent, les personnes s'installent dans un pays très proche de leur pays d'origine. Il est important de rappeler ces éléments car je constate l'instrumentalisation des migrations et la récurrence du thème de la peur de l'invasion. Les gestions des migrations se retrouvent ainsi au cœur de marchandages entre États.
Il est important aujourd'hui de revenir à un dialogue équilibré entre l'Union européenne et les États extérieurs à l'Union européenne, qui ne soit pas uniquement guidé par les objectifs de l'Union européenne en matière de gestion des migrations.
En 2019, la Cimade, en lien avec plusieurs partenaires au Mali, au Niger et au Sénégal, a publié une note d'analyse sur la mise en œuvre du fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour l'Afrique dans ces trois pays. Certains programmes de ce fonds ont été déconnectés des besoins locaux. Ce fonds fiduciaire d'urgence a été principalement mis en œuvre à des fins de gestion des contrôles migratoires, et n'a pas contribué à la protection des personnes dans ces pays et tout au long des parcours migratoires.
Pour rappel, ce fonds permettait d'orienter des fonds européens existants vers des projets répondant aux objectifs des États membres. La création d'emploi dans les pays bénéficiaires, afin de diminuer les départs vers l'Europe, était l'un des objectifs affichés de ce fonds. Bien qu'il ait été démontré que les progrès réalisés en matière de développement ne freinent pas les migrations, mais au contraire les favorisent dans un premier temps, ce fonds fiduciaire utilisait la lutte contre les inégalités et la pauvreté pour réduire les départs. Cela a conduit à s'éloigner des besoins réels des pays qui en bénéficiaient. Ainsi, un des projets financés au Sénégal intitulé « Développer l'emploi au Sénégal » a ciblé en priorité les zones de départ, et non les zones à fort taux de chômage du pays.
L'un des résultats de ce fonds fiduciaire au Sahel est d'avoir augmenté les retours volontaires mis en place depuis les pays africains. Ce fonds fiduciaire ne soutenait aucun projet de protection juridique ou d'asile dans les trois pays analysés. Le mot « protection » tel qu'il est utilisé par l'organisation internationale des migrations désigne alors essentiellement la couverture des besoins primaires des personnes sur les routes et dans les centres et leur retour volontaire dans leur pays d'origine. Très peu de moyens ont été mis en œuvre dans le cadre de ce fonds pour l'identification des personnes éligibles à une protection internationale ou vulnérable et victimes de violations des droits humains dans les centres. Il n'y a pas de projet soutenant directement les droits des personnes migrantes dans la région du Sahel.
Par ailleurs, l'aide à la mobilité légale est quasiment inexistante dans ces programmes. Au Niger, la lutte contre les migrations irrégulières a un impact sur la mobilité au niveau régional en raison du protocole de libre circulation des personnes. Les ressortissants de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'ouest (CEDEAO), de fait en situation régulière dans cet espace, sont considérés comme des candidats potentiels à l'immigration irrégulière. L'on constate à nouveau la déconnexion entre les réalités locales et les objectifs de l'Union européenne ou bien des États coopérants dans une logique de conditionnalité et de marchandage.
Nous regrettons le manque de prise en compte des besoins des collectivités territoriales dans les projets existants financés par la coopération des États membres de l'Union européenne. Comme l'indique le bilan des migrations du gouvernement du Niger pour 2018 et 2019, « certains projets du Fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour l'Afrique (FFU) exécutés au compte du Niger ne prennent pas en compte les plans de développement communaux et régionaux. Cela fait courir à certains projets le risque d'un déphasage par rapport aux besoins réels des populations ».
Les emboîtements entre les niveaux locaux, nationaux et supranationaux sont partout problématiques. Les migrants sont utilisés comme de la « chair à migrants » dans les relations internationales. Il faut d'urgence trouver une parade à cette situation exécrable.
Lors d'un déplacement dans le nord de la France, nous avons constaté le manque de coordination prévalant sur le terrain entre les associations, les mairies et les préfectures, dont les migrants payent le prix. Vous avez tous deux également mis en lumière ce manque de coordination. Nous devrions cesser de demander plus de moyens ; il faudrait apprendre à travailler mieux avec les moyens à disposition.
Nous sommes face à une guerre hybride utilisant la chair humaine comme arme. Cette arme, utilisée par toutes les dictatures au monde, l'est également par l'une des dernières dictatures européennes : la Biélorussie. Ces dictateurs utiliseront cette arme contre nous tant qu'ils comprendront que nous ne sommes pas coordonnés et que nous ne partageons pas une vision européenne unifiée.
Je retiens de cet échange le mot « clandestinisation » prononcé par monsieur Furri. Il est naturel que lorsque l'on n'accepte pas d'accueillir les gens, ils déploient des moyens de subsistance. Comprendre ne veut pas dire excuser. Tout le monde doit poursuivre les mêmes objectifs.
Je souhaiterais enfin vous entendre sur l'évolution du ministère de l'intérieur. Le ministère de l'intérieur a récupéré la compétence de l'immigration en 2007. Celle-ci appartenait auparavant au ministère des affaires sociales et au ministère des affaires étrangères. Je suis d'avis qu'il faudrait également y ajouter le ministère du travail et le ministère du logement afin de construire une vision globale de la vie humaine des migrants. Je constate une certaine gêne quant à la récupération de cette compétence par le ministère de l'intérieur depuis 2007, qui je pense, à titre personnel, est la cause racine de ce manque de coordination entre les différentes administrations.
L'association Médecins sans frontières (MSF) nous explique qu'elle veut dialoguer avec des personnes de l'Agence régionale de santé (ARS). Cela doit nous réveiller. Nous devons cesser de traiter les conséquences mais nous attaquer aux causes profondes, parmi lesquelles le manque de coordination des acteurs.
Lydie Arbogast, je vous invite à formuler une réponse concise quant à l'emprise du ministère de l'intérieur sur l'ensemble des questions relatives aux migrations.
Nous partageons le constat selon lequel le sujet de l'immigration a été complètement accaparé par le ministère de l'intérieur. La vie des personnes migrantes recouvre les champs de compétences de très nombreux ministères, qu'il s'agisse de l'accès à la justice, à l'éducation, au travail, à un titre de séjour. Réduire la gestion des migrations au ministère de l'intérieur revient à réduire la vie de ces personnes à la sécurité et à la gestion des frontières. Cela pose un problème de stigmatisation de ces populations. Nous sommes désireux de pouvoir discuter de l'accueil et du respect des droits des personnes migrantes avec chacun des ministères compétents.
Durant la crise du Covid-19, nous avions interpellé le ministère de la santé quant à l'accès des personnes migrantes, précarisées et en situation irrégulière aux moyens de se protéger du virus. Le ministère de la santé nous avait renvoyés à la compétence du ministère de l'intérieur. Cela est révélateur de l'enjeu que vous mentionnez.
Je vous remercie. Il faut ajouter à vos propos la question des barrières physiques et technologiques – auxquelles la France est totalement partie – et votre appel à un changement de paradigme d'une manière générale. L'orientation du pacte migratoire de septembre 2020 préparé par la Commission européenne n'annonce toutefois pas un changement de paradigme.
Je vous remercie. Merci à la Cimade pour le travail qu'elle fait sur le terrain au quotidien et au réseau Migreurop, dont le travail est nécessaire pour mener une réflexion d'ensemble sur ces sujets.
La réunion se termine à douze heures et trente minutes.