Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Jeudi 16 septembre 2021
La séance est ouverte à dix heures quarante.
(Présidence de M. Jacques Krabal, vice-président de la commission)
Au préalable, je tenais à excuser le président de la commission d'enquête, qui a dû retourner dans sa circonscription pour assister à une cérémonie en mémoire d'un surveillant pénitentiaire.
La présente commission d'enquête a été créée à la demande du groupe Les Républicains, aux fins d'identifier les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française. Alors qu'ils sont constatés de longue date, les pouvoirs publics peinent souvent à les corriger. Le cadre d'investigation, qui est vaste, va vous être exposé par Mme Caroline Abadie.
Votre audition intervient après celles du directeur de l'administration pénitentiaire, de la défenseure des droits et de la contrôleure des lieux de privation de liberté. Pour information, il est prévu de mener, à la fin du mois de septembre, une enquête dédiée aux places disponibles dans les établissements pénitentiaires, en commençant par les prisons de la Santé et des Baumettes.
Il vous est demandé, pour commencer, de vous livrer à un petit exposé général d'une dizaine de minutes, afin de nous apporter de premiers éclairages, sur la série de questions qui vous a préalablement été envoyée. Ce questionnaire étant très fourni, je vous invite à nous communiquer les compléments nécessaires par écrit, à l'issue de cette audition de la commission d'enquête.
La commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Les Républicains, pour mettre en lumière les dysfonctionnements et les manquements de la politique pénitentiaire française. Les Républicains s'interrogent notamment sur les impacts de la surpopulation carcérale sur : la radicalisation ; les conditions de détention ; la réponse pénale ; la réinsertion ; le traitement carcéral réservé aux délinquants mineurs.
À travers ses auditions, la commission d'enquête aborde le parc immobilier, les ressources humaines ou les conditions de détention. Elle essaie également de se pencher sur l'encellulement individuel, qui semble être un Graal inatteignable et que des pays voisins ne comprennent pas, ainsi que sur les régimes de détention, la violence, la sécurisation de la détention et la laïcité en prison.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-François Beynel et M. Jean-Louis Daumas prêtent successivement serment.)
J'ai, de longue date, une affectation toute particulière pour l'administration pénitentiaire. J'occupe actuellement la fonction de chef de l'inspection générale de la justice ; j'y reviendrai, car vos questions, pour l'essentiel, portent sur l'articulation entre la pénitentiaire et l'IGJ. Durant très longtemps, j'ai été conseiller ministériel en charge de l'administration pénitentiaire, tout comme mon collègue. J'ai également été directeur adjoint de l'administration pénitentiaire pendant trois ans et demi.
L'administration pénitentiaire ne peut pas se traiter autrement que par l'affectif. Elle s'entend du service public auquel la République confie, chaque jour, ceux de nos concitoyens qui sont le plus en difficultés dans la société. Par ces mots, je n'entends pas faire de la sociologie ou prôner quelque laxisme que ce soit : en effet, je suis plutôt considéré comme un magistrat qui assume ses responsabilités. Il n'en demeure pas moins que l'administration pénitentiaire est celle qui accueille les personnes qui ont échoué dans leur parcours professionnel ou dans leur parcours personnel, que leur échec soit dû à des problématiques de positionnement social ou d'insertion, voire à d'autres difficultés, qui peuvent être médicales, psychiatriques ou psychologiques. Les détenus sont, pour l'essentiel, des personnes ayant une difficulté majeure avec la vie.
L'administration pénitentiaire se doit de les remettre en liberté après avoir tout mis en œuvre pour assurer leur réinsertion. Je ne connais aucun autre service public ayant une telle obligation de résultat.
En France, la prison n'est pas, pour des raisons culturelles, admise dans la République à la hauteur de ce qu'elle devrait être. Je ne reviendrai pas sur l'ouvrage de M. Robert Badinter concernant La prison républicaine. Le regard social, politique et culturel que nous portons sur la prison est extrêmement différent en France de ce qu'il est dans les autres pays européens : dans les pays du nord de l'Europe, mais également en Espagne ou en Italie, le regard porté sur les prisons est très différent.
En France, l'administration pénitentiaire n'est pas appréciée comme une institution républicaine à la fois nécessaire et utile. Bien souvent, elle est traitée, non pas par le mépris, mais par un discours d'isolement ou de non-intégration. Dans les années qui viennent, il me semble primordial que la nation opère une révolution culturelle, en admettant l'administration pénitentiaire comme une institution de la République.
La prise en charge des personnes détenues en France est exceptionnelle : notre pays est ainsi l'un des rares du monde à prendre en charge des personnes difficiles, sans arme, grâce à des techniques et pratiques professionnelles. L'autorité s'y exerce sans recourir à la violence, ce qui est tout à l'honneur de la France et des personnels pénitentiaires.
L'administration pénitentiaire est rattachée au ministère de la justice depuis 1911. Cette spécificité française est extrêmement importante puisqu'elle permet à l'administration pénitentiaire d'être clairement inscrite dans le mandat judiciaire. Cela étant, il reste un travail énorme à accomplir pour que les magistrats le comprennent. De surcroît, cette dimension n'est pas suffisamment prise en compte par l'opinion publique. Elle n'en demeure pas moins une spécificité extrêmement riche, j'y reviendrai si vous le souhaitez. En effet, je suis en contact avec les autres chefs inspecteurs de l'Union européenne, qui ne s'occupent pas de l'administration pénitentiaire, laquelle est généralement rattachée au ministère de l'intérieur.
Enfin, le titre de votre mission d'enquête me gêne. Certes, l'administration pénitentiaire rencontre des difficultés ; l'exercice de la contrainte physique sur des individus est difficile et la surpopulation carcérale est problématique. Ces éléments, cela étant, relèvent-ils de dysfonctionnements pénitentiaires ? Je ne le crois pas. À mon sens en effet, le service public de l'administration pénitentiaire les subit avant tout.
Vous allez, dans le cadre de vos auditions, recueillir des observations critiques sur le fonctionnement de l'administration pénitentiaire. J'ai pénétré en prison pour la première fois en 1978 : à cette époque, j'étais élève éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse. Plus de quarante ans après, je peux vous assurer, quelles que soient les critiques collectées lors de vos auditions, comme l'avaient fait avant vous, en 2000, les députés et les sénateurs après la publication du livre du docteur Véronique Vasseur, que l'institution pénitentiaire fait preuve d'une immense capacité d'adaptation.
Entre 1978 et aujourd'hui, la détention a profondément évolué. Certes, il reste encore beaucoup de chemin à faire. Vous pouvez compter sur l'inspection générale de la justice pour mettre en relief, à chaque fois que cela sera nécessaire, les dysfonctionnements et les situations qui se trouvent à la marge du droit et des règles pénitentiaires européennes.
Quoi qu'il en soit, peu d'institutions et de services publics ont accompli un tel chemin en quarante ans. De ce point de vue, j'ai envie de paraphraser M. Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire. Auditionné par la commission des lois durant l'été, ce dernier rappelait que l'institution, chaque année, écrouait, hébergeait et prenait en charge plus de 90 000 personnes, cumulant l'ensemble des handicaps précédemment énumérés par M. Jean-François Beynel. En pratique, d'un quart à un tiers des personnes évoquées présentent au moins des troubles sévères du comportement, voire, pour une grande partie d'entre elles, des troubles avérés de la personnalité.
Bien évidemment, vous allez, au cours de vos auditions, collecter de nombreux témoignages sur ce qui ne fonctionne pas dans l'institution pénitentiaire. Pour avoir dirigé un établissement pénitentiaire durant dix-huit ans, j'ai envie de vous dire que les 40 000 agents au service de l'administration pénitentiaire sont avant tout des experts en humanité, parce qu'ils prennent en charge celles et ceux qui cumulent de nombreux handicaps. Enfin, je tenais à vous redire tout le chemin qui a été parcouru, sur le plan des compétences, de la déontologie et du parc immobilier, lequel est profondément malmené en raison du surencombrement.
Sachez que la commission d'enquête n'a pas du tout peur de l'impertinence. Je suis convaincu que nombreux sont ceux qui cautionnent vos propos.
L'intitulé de la commission d'enquête lui a été donné par le groupe Les Républicains. À ce titre, je regrette que ce dernier ne soit plus représenté parmi nous ce matin. À mon sens, leur idée n'était pas de mettre en cause l'administration pénitentiaire, mais plutôt les politiques menées. Pour avoir débattu sur le sujet lors de la réunion de constitution de la présente commission, l'idée n'est pas de stigmatiser qui que ce soit, mais plutôt d'identifier des leviers d'actions permettant à l'administration pénitentiaire de mieux accomplir sa difficile mission.
Vous avez évoqué, concernant l'insertion, une obligation de résultat. S'agit-il d'un abus de langage ? Enfin, l'inspection générale de la justice a connu, en 2017, une réforme importante, laquelle a emporté une fusion des différentes inspections. Quelles en ont été les répercussions concrètes sur les établissements pénitentiaires ? Comment ces derniers se sont-ils organisés ?
Pour répondre à votre question, permettez-moi de vous raconter une anecdote, qui date de 2006 ou 2007. J'étais, à cette époque, directeur adjoint de l'administration pénitentiaire. Je m'étais rendu à l'ENM – l'École nationale de la magistrature – de Bordeaux, pour préciser cette dernière à 250 auditeurs de justice réunis dans un amphithéâtre. Ils avaient déjà été en stage durant cinq à six mois. À l'issue de mon intervention, l'un d'eux m'avait indiqué être auditeur de justice au parquet du Puy-en-Velay et déplorer les conditions de détention y étant proposées. Après avoir insisté sur la nécessité de proposer de bonnes conditions de détention aux détenus, je lui avais rappelé que ces derniers avaient été envoyés en prison par des magistrats du Puy-en-Velay. J'avais ajouté que l'administration pénitentiaire ne pouvait pas porter, seule, une obligation de résultat. Aussi lui avais-je retourné sa question, en l'interrogeant sur : la politique pénale du parquet du Puy-en-Velay ; les efforts engagés avec le milieu ouvert pour trouver des alternatives ; la traduction de la politique pénale du parquet en matière d'incarcération. Je lui avais également demandé si le parquet avait adapté sa politique pénale aux capacités de prise en charge de l'administration pénitentiaire. À défaut en effet, seule cette dernière peut apparaître responsable des conditions de détention. Or la situation n'est pas aussi simple que cela.
Quoi qu'il en soit, je crois beaucoup au lien entre l'administration pénitentiaire, qui joue le rôle de maître d'ouvrage, et la justice, qui joue celui de maître d'œuvre. L'administration pénitentiaire, bien évidemment, doit assumer un certain nombre de responsabilités ; néanmoins, elle n'a qu'un rôle de maîtrise d'ouvrage.
Par ailleurs, la France n'a pas su, depuis une vingtaine d'années, se donner les moyens de contrôler les établissements pénitentiaires. En 1999, je travaillais pour le cabinet de la ministre de la justice de l'époque. La loi relative à la présomption de l'innocence avait alors été votée. Pour la première fois, un amendement parlementaire prévoyait la possibilité, pour tout parlementaire, de se rendre à tout moment dans un établissement pénitentiaire pour le visiter. La réforme de 1999 a été, pour l'administration pénitentiaire, une véritable révolution culturelle.
Au fil du temps, les dispositifs de contrôle ont été renforcés, avec la création du contrôle général des privations de liberté, le rôle du défenseur des droits, le rôle de la Commission européenne, le renforcement du contrôle interne de l'administration, la mise en œuvre, en 2005, des règles pénitentiaires européennes au sein de nos établissements. Ces différents dispositifs nous ont permis de rejoindre le standard européen, alors que nous étions, jusqu'alors, très en retard.
Il est fondamental que le ministre puisse s'appuyer sur un corps de contrôle en mesure de diligenter, à tout moment, des contrôles de fonctionnement, des inspections consécutives à des dysfonctionnements ou des évaluations politiques publiques. Jusqu'en 2016 ou 2017, il y avait une inspection des services pénitentiaires, qui dépendait du directeur de l'administration pénitentiaire. Le grand apport de la réforme de 2017 a été de détacher l'inspection précitée de ce dernier, pour la rattacher à une grande inspection générale. La même démarche a prévalu pour la protection judiciaire de la jeunesse. Désormais ainsi, le ministère de la justice s'appuie sur l'inspection générale de la justice, compétente pour s'occuper de l'ensemble des services judiciaires, dont la pénitentiaire.
L'inspection générale de la justice s'appuie sur des personnels administratifs, ainsi que sur quatre-vingt-cinq personnes en charge des inspections à proprement parler. Celles-ci se répartissent comme suit : 33 % d'individus issus de la magistrature ; 33 % de personnes issues des corps spécifiques du ministère de la justice – directeurs de service pénitentiaire, directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse et directeurs de greffe des juridictions – ; 33 % de personnes détachées – administrateurs civils, attachés, universitaires, conseillers des tribunaux administratifs, conseillers de chambres régionales des comptes, etc.
La force de l'inspection est de s'appuyer sur une véritable pluralité, qui permet de porter des regards différents sur certaines situations. Ainsi, une même mission peut s'appuyer sur des personnes issues de la pénitentiaire, mais également de la magistrature ou de l'université. L'objectif est de réaliser des contrôles en faisant appel à des personnes polyvalentes, ayant des cultures différentes. En effet, il est absolument primordial, et plus particulièrement pour l'administration pénitentiaire, de s'appuyer sur différents regards, à la fois ouverts et diversifiés.
Le décret de décembre 2016 est venu créer l'IGJ. Les membres de cette dernière sont indépendants et ne s'autosaisissent pas. Ils sont saisis par le garde des sceaux ou peuvent intervenir dans le cadre d'un programme de contrôle interne : après leur saisine, le garde des sceaux ne peut plus intervenir. De fait, les inspecteurs sont indépendants de l'exécutif, mais aussi des autres organes de contrôle – contrôle général, défenseur des droits, etc. –, même si des réunions sont régulièrement organisées avec ces derniers, pour définir les programmes des contrôles. Ainsi, je rencontre régulièrement la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, ne serait-ce que pour éviter qu'une maison d'arrêt soit soumise, une même année, à des contrôles des différents organes. À plusieurs reprises, le ministre nous a demandé d'aller vérifier les évolutions positives ou négatives observées au sein d'établissements ayant fait l'objet d'un avis du contrôle général.
Quoi qu'il en soit, l'inspection est indépendante, efficace de par sa diversité et commune à l'ensemble du ministère. De fait, l'état des prisons est l'affaire de l'ensemble du ministère de la justice, et pas uniquement de l'administration pénitentiaire.
L'approche multiprofessionnelle et multiculturelle qui vient d'être décrite est fondamentale. Le service rendu à nos compatriotes doit l'être sur la base de compétences et de savoir-faire, plus que sur la base de corporatismes. À ce titre, l'organisation, qui repose sur des regards croisés, est pertinente et doit être préservée.
Le Président de la République a annoncé une refonte des inspections générales. Certaines d'entre elles sont à la fois des corps et des services : il en va ainsi de l'inspection générale des affaires sociales et de l'inspection générale de l'administration. Tel n'est pas le cas de l'IGJ, qui constitue un service, et pas un corps.
Le Président plaide pour la fonctionnalisation de l'ensemble des inspections générales et pour que les agents y soient nommés pour une durée déterminée et « sur la base d'un emploi fonctionnel ». En pratique, c'est déjà en partie le cas au sein du ministère de la justice.
Les membres de l'inspection générale n'ont pas tous le même statut et les mêmes fonctions. Les inspecteurs généraux magistrats, nommés après avis du Conseil supérieur de la magistrature, sont inamovibles. Ce n'est pas mon cas : si je suis inspecteur général, mon corps d'origine est celui des directeurs des services pénitentiaires. J'ai été nommé pour une durée de quatre ans et ma fonction actuelle peut m'être retirée à tout moment. Il en va d'ailleurs de même des inspecteurs généraux venant de la PJJ – la protection judiciaire de la jeunesse. Pour garantir la qualité du service rendu à la nation, aux justiciables et aux Français, à travers un croisement des regards professionnels, il sera primordial d'être attentifs à ce que les magistrats et les hauts fonctionnaires qui composeront l'IGJ bénéficient des mêmes garanties.
J'ai particulièrement apprécié l'affection que vous portiez à l'administration pénitentiaire, en rappelant qu'elle avait notamment pour mission d'aider les détenus à se réinsérer dans la société. Quelle est votre position, concernant les ex-djihadistes ? Récemment ainsi, Salah Abdeslam a démontré qu'il persistait dans son idéologie criminelle.
Il s'agit d'une question extrêmement importante. Je ne relativise absolument pas la dimension très particulière du djihadisme et les difficultés que rencontre la République pour le gérer.
Cela étant, cette problématique a toujours existé. La fin du XIXe siècle avait ainsi été traversée par une vague d'attentats. Déjà en 1911, l'Assemblée nationale débattait de la gestion des terroristes de l'époque ; certains d'entre eux étaient d'ailleurs condamnés à mort, d'autres placés en détention. Je rappelle que leurs attentats avaient alors, coûté la vie à un Président de la République, à un ministre de l'intérieur ou encore à un ministre des affaires étrangères.
Lorsque j'occupais des responsabilités au sein de l'administration pénitentiaire, dans les années 2005 et 2006, le terrorisme djihadiste n'était pas un sujet de préoccupation majeur, même s'il commençait à percer. À l'époque, l'attention était focalisée sur les responsables d'attentats terroristes en Corse, notamment sur l'assassinat du préfet Érignac.
De fait, les spécificités liées à la dangerosité et au degré de criminalité de certains détenus sont parfaitement intégrées par l'administration pénitentiaire. Celle-ci fait montre d'une capacité d'adaptation considérable, ne cessant de conduire des expérimentations et de développer de nouvelles idées. Ainsi, à Fresnes, il y a quelques années, des expériences avaient été conduites concernant la prise en charge des détenus évoqués. Dans ce cadre, certaines questions se posent invariablement : doivent-ils être placés dans un quartier isolé ? Au contraire, doivent-ils être détenus dans un quartier normal ? N'étant pas un spécialiste de ce sujet, je n'aurai pas l'outrecuidance de vouloir trancher ce débat.
Encore une fois, la capacité d'adaptation de l'administration pénitentiaire est très forte. Elle est sans cesse à la recherche de solutions adaptées aux problèmes auxquels elle est confrontée. Il n'en demeure pas moins qu'elle ne doit pas être la seule à s'emparer de ce débat, lequel la dépasse largement. La commission d'enquête constitue d'ailleurs un formidable lieu pour le porter.
À titre d'exemple, Salah Abdeslam est aujourd'hui détenu à Fleury-Merogis. Ses conditions de détention font l'objet de débats. Doit-il être, ou pas, isolé ? L'administration pénitentiaire se doit, le concernant, de formuler des propositions. Néanmoins, elle ne doit pas être seule à porter cette responsabilité. Il est indispensable, au contraire, de lancer un débat citoyen et politique.
En Europe, deux pays ont travaillé sur le sujet de manière beaucoup plus transversale de la France : la Norvège, qui a dû gérer le responsable de l'attentat d'Utoya ; la Suède, qui a dû faire face à un certain nombre d'attentats.
Entre 2006 et 2010, j'ai eu l'occasion d'aller visiter des prisons suédoises, où des expérimentations très intéressantes étaient conduites. En France, l'infraction pénale et la peine encourue déterminent le lieu d'exécution de la peine ; la Suède, au contraire, a fait le choix de ne pas tenir compte de l'infraction pénale, mais de se concentrer sur la dangerosité des individus.
En France, l'auteur d'un délit est, jusqu'à une peine d'emprisonnement donnée, placé en maison d'arrêt. En cas de délit plus important, il est placé en centre de détention. S'il commet un crime s'assortissant de peines très longues, il est placé en maison centrale. M. Jean-Louis Daumas s'est rendu à Bourges, dans le cadre d'une inspection faisant suite à une évasion de la maison d'arrêt de Bourges : celle-ci, de petite taille, offre un niveau de sécurité relativement bas. Elle accueillait pourtant des détenus très dangereux, qui avaient été condamnés à des peines de sept ans, après l'avoir été par le passé, pour des cambriolages et des vols de voiture en bande organisée.
À l'inverse, supposons que l'un d'entre nous tue son conjoint : il écopera d'une peine de vingt à vingt-cinq ans qu'il devra aller purger dans une maison centrale, alors qu'il présente un niveau de dangerosité nul. La durée de la peine et la qualification pénale ne doivent pas être des critères d'affectation. L'idée doit être d'affecter les condamnés à des établissements en fonction de leur niveau de dangerosité et de les accompagner dans leur réinsertion.
Salah Abdeslam, pour des raisons de sûreté, est placé à l'isolement depuis six ans. Actuellement, des personnes en attente de jugement ou de condamnation sont détenues dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation – de mémoire, il en existe quatre ou cinq en France. J'ai eu l'occasion de me pencher dans le détail sur celui du centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe.
À chaque fois que possible, il nous faut concentrer, dans les quartiers d'évaluation de la radicalisation, puis dans les quartiers dédiés à la prise en charge de cette dernière, des moyens humains permettant la « désistance ».
Des moyens considérables ont été mobilisés dans ce cadre. Pour avoir inspecté l'un des quartiers précités, je peux vous certifier que l'administration pénitentiaire y injecte des moyens conséquents et intelligents, avec des spécialistes de la complexité humaine. Celles et ceux des détenus évoqués qui le souhaitent peuvent s'engager dans la voie de la « désistance ». Les fonctionnaires qui y travaillent estiment que les quartiers de prise en charge de la radicalisation produisent des effets intéressants pour certains détenus : ils sont toutefois difficiles à évaluer, car il existe toujours un risque de duperie et de mensonge.
Pour celles et ceux qui ne souhaitent pas s'engager dans la « désistance », il convient de laisser s'appliquer toute la rigueur de l'enfermement et de la privation de la liberté, pour éviter que nos compatriotes soient en danger.
Salah Abdeslam, qui continue à revendiquer son comportement criminel, ne bénéficie pas de la prise en charge évoquée. Il est placé à l'isolement dans une maison d'arrêt dans l'attente de son procès. Peut-être sera-t-il, après sa condamnation, affecté à l'un des quartiers de prise en charge de la radicalisation. Les professionnels qui travaillent à son contact – éducateurs, psychologues, spécialistes du fait religieux – verront alors peut-être ce qu'il en est de sa volonté de changer.
Pour information, l'intitulé de la présente commission d'enquête, constituée à la demande des Républicains, ne reflète pas l'opinion politique de la majorité présidentielle. Françoise Ballet-Blu et moi-même entretenons d'excellentes relations avec la directrice de l'établissement de Poitiers-Divonne, qui donne à avoir toute la capacité d'innovation de l'administration pénitentiaire, avec : une SAS – structure d'accompagnement vers la sortie – qui vient d'être inaugurée ; des coursives à l'espagnol ; des mesures éducatives ; l'importance donnée au travail, lequel concerne un tiers des détenus.
Raphaël Gérard, dont la circonscription contient le centre de Bedenac, s'interroge sur la situation des détenus présentant un profil gériatrique, ainsi que sur la faculté de l'administration pénitentiaire à les accueillir. Pour avoir visité le centre de Fleury-Mérogis, il s'interroge également sur l'accueil des transsexuels en prison.
Enfin, les agents pénitentiaires sont soumis à des exigences extrêmement fortes. Il est aujourd'hui très difficile d'en recruter. D'aucuns sont désormais recrutés avec des notes extrêmement faibles au concours. Avez-vous identifié des solutions permettant d'y remédier ?
Je forme de vraies inquiétudes sur le niveau de recrutement des agents pénitentiaires, qui fait l'objet d'efforts budgétaires considérables depuis des années. De surcroît, il est extrêmement difficile de fidéliser les surveillants pénitentiaires.
À mon sens, il est indispensable de renforcer la durée de la formation des surveillants. Bien évidemment, il est difficile de le faire, puisque nos établissements ont besoin de personnels de terrain. En poursuivant sans rien faire, on favorise la dévalorisation des métiers pénitentiaires et on en dégrade l'attractivité.
La durée de la formation des policiers est très nettement supérieure à celle du personnel pénitentiaire. À cette aune, j'ai été ravi d'entendre le Président de la République, lors de la clôture du Beauvau de la sécurité à Roubaix, indiquer qu'il avait pour objectif d'accroître la durée de la formation des policiers : il a, sur ce plan, totalement raison. Pour les mêmes raisons, il doit en aller de même de la durée de formation du personnel pénitentiaire.
Il convient d'offrir aux agents qui rejoignent l'administration pénitentiaire des opportunités de mobilité interne, entre milieu ouvert et milieu fermé. En la matière, de très belles choses ont été faites autour du bracelet électronique, déployé en 2005 ou 2006. En parallèle, je plaide pour que les surveillants, s'ils le souhaitent au fil de leur carrière, aient la possibilité d'accéder à des mobilités, comme CPIP ou DPIP – conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation ou directeur pénitentiaire d'insertion et de probation.
Il s'agit également de favoriser les mobilités au sein du ministère de la justice. À titre d'exemple, des éducateurs de la PJJ doivent pouvoir, s'ils le souhaitent, prendre des emplois de premier surveillant ou d'officier en détention, et inversement. En effet, tous ces individus exercent des mandats de justice.
De manière triviale, comment voulez-vous faire accepter à un jeune de 18 ans la perspective de jouer le rôle de porte-clés durant trente ans ? Il faut lui proposer des perspectives d'évolution sociale et de progression dans un métier qui fait sens, avec des passerelles vers le milieu ouvert et la PJJ. À un moment donné néanmoins, tout le monde doit assumer la transition. Pour allonger la durée de la formation ainsi, il est nécessaire d'observer un temps de pause. En d'autres termes, il s'agit d'être prêt à assumer, de manière collective et temporaire, une tension forte pesant sur les effectifs.
Par ailleurs, l'administration pénitentiaire héberge des enfants de quelques mois, dans des crèches, ainsi que des personnes en fin de vie. À mon sens, il serait utile de laisser aux juges d'application des peines la possibilité de mettre fin à certaines peines. Ainsi, le centre de Bedenac héberge des personnes ayant écopé de lourdes condamnations, pour avoir commis des crimes horribles. Toutefois, à 85 ans, celles-ci ne constituent plus un danger pour la société, laquelle doit peut-être leur permettre de finir leur vie dans un EHPAD – établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes – ou une structure de gériatrie.
Enfin, lorsque j'ai rencontré M. Jean-Louis Daumas pour la première fois de ma vie, il était directeur de la maison d'arrêt de Loos, dans le Nord. Pour ma part, j'étais alors conseiller technique de la ministre de l'époque, que j'accompagnais en visite. M. Jean-Louis Daumas tenait, dans ses mains, deux choses : de la cocaïne qu'il avait trouvée lors d'une visite de cellule ; un préservatif. Il tenait, à mon sens, à montrer à la ministre que la vie sexuelle ne s'arrêtait pas en prison. Ainsi, d'aucuns, bien qu'hétérosexuels à l'extérieur, ont une sexualité homosexuelle en détention. D'autres, homosexuels en prison, continuent à avoir une vie sexuelle. À ce titre, il était nécessaire que l'administration pénitentiaire distribue des préservatifs aux détenus.
Nous essayons de créer un quartier dédié aux transsexuels dans l'établissement de Fleury-Mérogis. En tout état de cause, il est impossible, dans le cadre d'une détention ordinaire, d'assumer sa transsexualité, l'administration pénitentiaire se doit de répondre à cette problématique. Néanmoins, elle ne peut pas le faire seule : il convient de proposer des réponses interministérielles.
Depuis les années 90, l'administration pénitentiaire a connu une évolution de fond : désormais, elle considère qu'un détenu, bien que privé de sa liberté, ne doit pas être privé de sa condition de citoyen. Les acteurs de la société doivent impérativement s'investir dans la prison, comme ils le sont dans les autres champs.
Cette philosophie a permis de mettre fin, en 1994, à la santé pénitentiaire : désormais, les détenus ont accès au même service public de soins que n'importe quel autre citoyen. L'administration pénitentiaire a ouvert, dans les années quatre-vingt-dix, un partenariat avec le ministère de la culture : en effet, la culture constitue un droit. Tous ces éléments doivent contribuer à l'acceptation, par la société, du rôle d'institution républicaine de la prison.
Le métier de surveillant est aussi difficile – peut-être même plus –, que celui de gardien de la paix. Le Président de la République entend allonger la durée de la formation initiale des gardiens de la paix, ce qui est très positif. Aujourd'hui, ils sont formés en douze mois. Les surveillants pénitentiaires, pour leur part, ne le sont plus qu'en six mois, contre huit mois par le passé. À titre personnel, j'estime qu'il est primordial d'accroître la durée de leur formation, à des fins de qualité.
Il est également indispensable de permettre aux surveillants pénitentiaires d'évoluer au plan professionnel. Pour cela, la question des statuts est majeure. Les surveillants de prison relèvent de la catégorie C, quand les gardiens de la paix sont des fonctionnaires de catégorie B. Pourtant, ces métiers s'assortissent de difficultés et de responsabilités équivalentes. Malheureusement, la DGAFP – la direction générale de l'administration et de la fonction publique – s'est opposée à ce que les surveillants pénitentiaires rejoignent la catégorie B, au motif qu'il fallait, pour cela, être titulaire du baccalauréat. Il faut que vous nous aidiez à la convaincre de faire évoluer sa position. En effet, la mobilité est beaucoup plus facile pour un corps de catégorie B que pour un corps de catégorie C.
Une réforme vient d'être mise en œuvre, pour permettre aux officiers pénitentiaires d'être rattachés à la catégorie A, ce qui constitue un excellent signal. Il est primordial de mettre en œuvre la même démarche pour les agents pénitentiaires de catégorie C.
Enfin, j'ai eu la chance et l'honneur de diriger le centre pénitentiaire de Caen, qui compte un nombre important de détenus âgés ou en situation de handicap. Ils doivent pouvoir bénéficier des mêmes soins et de la même assistance que les citoyens âgés ou handicapés en milieu libre.
Hier, la CGLPL – la contrôleure générale des lieux de privation de liberté – nous indiquait que l'établissement de Varces était exemplaire sur le plan de surpopulation carcérale, pour avoir signé une convention de régulation carcérale. Quid de la régulation carcérale au sein des autres juridictions ? En règle générale, le phénomène de surpopulation carcérale se concentre au sein des maisons d'arrêt. Ces dernières, toutefois, accueillent des détenus à qui il ne reste plus que six mois de peine à effectuer. Ils ne bénéficient pas des mesures de réinsertion offertes par les établissements pour peine. Comment faire pour qu'ils puissent rejoindre l'un de ces derniers ?
Le juge est poreux à l'opinion publique. Contrairement à une idée reçue ainsi, il fait ce que cette dernière lui demande. J'ai quitté mes fonctions de conseiller pénitentiaire au cabinet de Mme Élisabeth Guigou en mars 2001. Au 1er janvier 2001, 42 000 personnes étaient en détention, pour une durée moyenne d'écrou de 4,2 mois. Actuellement, les prisons accueillent de 68 000 à 69 000 détenus, pour une durée moyenne d'écrou de 11 mois. Au cours des vingt dernières années, le Parlement, fort heureusement, a aidé l'administration pénitentiaire ; les lois qui se sont succédé avaient toutes pour objectifs : d'éviter les petites peines d'emprisonnement ; de canaliser le surpeuplement ; de déterminer des peines alternatives efficaces – bracelet électronique, détention à domicile, etc.
Lorsque j'ai commencé ma carrière de magistrat, en 1984, je n'imaginais pas que je pourrais, un jour, prononcer un mandat de dépôt avec une peine de deux ans, pour un homicide involontaire sous l'effet de l'alcool au volant. Un tel niveau de répression aurait été inimaginable. Aujourd'hui néanmoins, l'opinion publique attend de la sévérité des juges.
Je vous invite à vous pencher sur le taux d'incarcération et le taux de peine, dans les huit mois qui précèdent une élection présidentielle. Ils progressent systématiquement. En la matière ainsi, les mois de juillet et d'août 2021 ont été exceptionnels. Pourquoi ? Parce que le débat politique tourne nécessairement autour de la sécurité, laquelle correspond à un besoin de nos concitoyens. Or les juges sont des citoyens comme les autres. Les statistiques d'écrou pénitentiaire sur vingt ans vous démontreront que les juges répriment lorsque les citoyens le demandent.
La LPJ de mars 2019 a été une grande avancée. Avons-nous la même ardeur à la mettre en œuvre que celle qui prévalait à l'époque ? Je ne suis pas persuadé que cela relève aujourd'hui des priorités, en matière de politique pénitentiaire.
Enfin, vous avez cité l'exemple de la régulation mise en œuvre par la maison d'arrêt de Varces. C'est ce que M. Jean-Louis Daumas appelle la capacité globale de prise en charge. L'idée est que le magistrat, avant toute chose, se penche sur cette dernière, aux fins d'y adapter sa politique pénale. Ce schéma fait appel à l'intelligence de l'action publique, avec l'idée de faire des choix. À ma connaissance, il ne concerne que la maison d'arrêt de Varces.
Le temps étant contraint, je vous invite à compléter votre réponse par écrit si vous le souhaitez.
Je me tiens à disposition du rapporteur et de la commission d'enquête. Enfin, je vous remercie de vous intéresser à la question pénitentiaire, car elle le mérite.
La réunion se termine à douze heures cinq
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Sacha Houlié, M. Jacques Krabal
Excusés. - M. Philippe Benassaya, M. Alain David, M. Stéphane Trompille