Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Hansen, ministre délégué à la digitalisation du gouvernement du Grand-Duché du Luxembourg.
Présidence de M. Philippe Latombe, président et rapporteur
La séance est ouverte à neuf heures trente
Nous auditionnons ce matin M. Marc Hansen, ministre du gouvernement du Grand-Duché du Luxembourg chargé de la fonction publique, des relations avec le parlement et ministre délégué à la digitalisation et à la réforme administrative.
Nos échanges porteront sur les problématiques liées au numérique, sous l'angle de la souveraineté numérique, thématique récurrente dans l'actualité européenne, mais aussi sous celui des politiques du numérique au Luxembourg. Nous accueillons avec joie toutes les occasions de mieux connaître la façon dont les autres pays mènent des politiques dans ce domaine, afin de nous inspirer de leurs bonnes pratiques. Il me semblerait également intéressant, au vu de votre expérience, d'aborder les enjeux d'éducation et de formation au numérique.
J'aimerais vous poser trois questions à titre liminaire.
La première, devenue rituelle lors de nos auditions, porte sur votre conception de la souveraineté numérique. Comment appréhendez-vous ce concept ? Comment, selon vous, est-il possible de le traduire concrètement en termes de politique publique ?
J'aimerais ensuite que vous nous parliez des politiques du numérique au Luxembourg. Comment s'y organise leur gouvernance ? Sur quelles réformes portent-elles actuellement ? Les enjeux de la formation aux savoir-faire numériques nous interpellent. Il s'avère primordial d'y répondre pour que les citoyens puissent comprendre le fonctionnement du numérique et s'en servir comme d'un atout dans leur vie personnelle autant que professionnelle.
Peut-être pourrez-vous nous expliquer comment, au Luxembourg, de même qu'en France, le numérique a pu constituer un vecteur de résilience, grâce auquel les élèves ont poursuivi leur scolarité pendant la crise sanitaire liée à la Covid.
Enfin, je souhaiterais que nous échangions sur l'actualité de l'Union européenne en matière de numérique. Quel regard portez-vous sur les nombreux projets soutenus par la commission, tel le Data Governance Act (DGA) relatif à la circulation des données ? Comment l'Union européenne pourrait-elle servir de levier de souveraineté numérique aux différents États qui la composent ?
Je ne vous cacherai pas que j'ai quitté la conférence des présidents du parlement luxembourgeois pour être présent à cette audition. Je vous salue d'ailleurs de la part des députés luxembourgeois. Je considère comme un honneur d'échanger avec vous à propos de la souveraineté numérique, compte tenu de l'importance que revêt ce sujet.
Je répondrai d'abord à votre question relative à la gouvernance des politiques du numérique en retraçant l'historique de notre ministère. Avant les élections de 2018, il n'existait pas de ministère de la digitalisation au Luxembourg, même si divers services et administrations s'occupaient du sujet dans l'appareil d'État. C'est notre Premier ministre, M. Xavier Bettel, qui, dès son arrivée au pouvoir, a instauré le ministère dont j'ai la charge.
En réalité, deux ministres se trouvent à la tête de mon ministère, dont le Premier ministre, qui est donc de ce fait en même temps ministre de la digitalisation. Je suis quant à moi également en charge de la fonction publique. Une telle organisation montre notre attachement à la digitalisation, à laquelle nous souhaitons œuvrer de manière intensive. Jusqu'à l'instauration du ministère de la digitalisation, les administrations qui s'occupaient de l'informatique se heurtaient à des problèmes de coordination empêchant la digitalisation de progresser de manière conséquente.
L'implication, hautement symbolique, du Premier ministre dans la digitalisation envoie un signal fort à l'intérieur du pays comme à l'étranger. De même, le rôle dévolu au ministre de la fonction publique dans la digitalisation montre à quel point l'administration prend le sujet au sérieux. Les agents de l'État sont appelés à progresser dans cette voie afin de mieux communiquer avec les citoyens et les entreprises à propos du numérique.
Nous abritons sous notre tutelle un grand centre des technologies de l'information de l'État. Cette administration à part entière nous sert de bras armé technologique. Employant notamment des développeurs et des chefs de projets, ce centre s'occupe de mettre au point des solutions en réponse aux besoins spécifiques de l'administration, dont celle par exemple des contributions directes.
Le ministère de l'éducation nationale dispose de sa propre structure équivalente, de même que les services relatifs à la santé et à la sécurité sociale. Au niveau local, les échevins s'appuient sur un syndicat intercommunal de gestion informatique.
Nous abritons également sous notre tutelle un comité interministériel pour la digitalisation, réunissant les hauts fonctionnaires de l'ensemble des ministères intéressés par la question. Ce comité, en lien avec notre bras armé technologique, discute des projets des divers ministères, de manière qu'ils se concrétisent, mais aussi dans un esprit de partage des réalisations. De notre autorité dépend aussi un Haut comité à la transformation numérique. Instauré avant la crise liée à la Covid, il a pour mission de développer les échanges avec la société civile et les opérateurs du secteur privé afin que le numérique progresse au Luxembourg. Ses avancées ont beaucoup ralenti durant ces derniers mois, où la pandémie, de manière assez compréhensible, nous a contraints à donner la priorité à d'autres préoccupations.
Lors des cinq à six réunions annuelles du comité interministériel, les hauts fonctionnaires exposent leurs avancées respectives, puis échangent sur les difficultés qu'ils rencontrent avant de réfléchir ensemble à des moyens de les résoudre.
Nous avons mis en place un cadre national de l'interopérabilité, à la gouvernance spécifique. Ses prérogatives couvrent les trois pouvoirs de l'État. Il favorise la concertation et la sensibilisation, les échanges de bonnes pratiques, et l'instauration de synergies.
La souveraineté numérique me semble liée à différents facteurs, dont la bonne gestion d'Internet, des nouvelles technologies de l'information et de la communication, mais aussi des solutions numériques, sans oublier la protection du consommateur. La souveraineté numérique correspond à la capacité de décider et d'agir de manière autonome et en confiance, en tant qu'État, mais aussi au niveau de l'Union européenne, sur les aspects essentiels du numérique afin d'assurer le développement structurel, à long terme, de l'économie comme de la société.
Sur le plan européen, la notion de souveraineté numérique est apparue comme un moyen de promouvoir le leadership européen, mais aussi l'autonomie stratégique dans le domaine du numérique. Depuis quelques années, le numérique et toute innovation qui s'y rapporte sont perçus comme un secteur d'intérêt stratégique, également primordial pour l'Union européenne. Il va de soi que les objectifs définis aux niveaux national et européen pour atteindre cette souveraineté numérique doivent se combiner et s'harmoniser, puisque c'est seulement dans l'Union européenne que nous parviendrons à garantir cette souveraineté, eu égard à l'avance prise par beaucoup d'autres pays extra-européens en matière de numérisation.
Depuis les années 2000, le Luxembourg a beaucoup investi dans les Technologies de l'information et de la communication (TIC) et a promu le développement des infrastructures correspondantes. Le secteur du numérique a pris son essor au Luxembourg grâce à des investissements substantiels dans le réseau à haut débit et la construction de centres de données. Pays de petite taille, le Luxembourg peut se targuer d'une très haute densité de centres de données sur son territoire. De fait, cette densité s'y révèle la plus élevée au monde, puisque nos centres de données hautement qualifiés couvrent une superficie de près de 47 000 mètres carrés.
Reconnaissant l'importance du développement des nouvelles technologies, nous avons défini en 2019 une stratégie en matière d'Intelligence artificielle. Nous ambitionnons, à travers elle, de contribuer au développement des sociétés numériques. Récemment, un hub régional de GAIA-X a été lancé au Luxembourg. Cette initiative joue un rôle majeur dans le rassemblement et le développement des exigences communes pour une infrastructure de données européennes à la fois fédérée, sécurisée et souveraine.
Notre ministère de la digitalisation a vu le jour en 2018, soit avant la crise liée à la Covid. Très honnêtement, je dois vous avouer que bien des évolutions exceptionnelles sont survenues dans l'administration en raison de la pandémie. Du point de vue de la digitalisation, la crise sanitaire a contraint les services publics à réaliser un bond en avant spectaculaire. Sans doute en est-il allé de même en France. Si j'ose dire, nous n'aurions pas imaginé tout ce qui s'est mis en place au cours des douze derniers mois. Nous pourrions d'ailleurs revenir plus en détail sur les démarches qui ont basculé en ligne, ou encore sur la généralisation du télétravail.
Vous évoquiez tout à l'heure l'éducation. La crise a obligé les élèves et leurs enseignants à passer au homeschooling, selon le nom que nous donnons au Luxembourg à l'école à la maison. Heureusement, nos infrastructures étaient globalement prêtes à affronter cette transformation des pratiques, ce qui a facilité la transition de l'enseignement traditionnel vers la classe à distance au cours des douze à quatorze derniers mois.
L'accélération subite de la numérisation, liée à la crise sanitaire, a-t-elle fourni l'occasion de modifier la gestion de l'administration ou ses relations avec les usagers ? A-t-elle changé l'organisation interne des ministères eux-mêmes, ou les transformations n'ont-elles porté que sur les infrastructures ?
Un réel changement s'est opéré dans l'état d'esprit des fonctionnaires et des employés du secteur public. Je ne doute pas qu'en France également, avant la crise, les moindres projets obéissaient systématiquement à une conception minutieuse où aucune étape n'était laissée au hasard, pas plus celle des études préalables que de la mise en œuvre. Il manquait à l'administration étatique un état d'esprit propre aux start-up.
Lors de sa création, notre ministère se présentait comme une sorte de start-up ministérielle ne comptant que deux collaborateurs : le Premier ministre et moi-même. Nous avons réuni des équipes autour de la digitalisation, mais, jusqu'à la crise sanitaire, il fallait sans cesse les inciter à aller de l'avant.
La Covid, au Luxembourg comme en France d'ailleurs, a obligé le gouvernement à prendre des décisions qu'il a aussitôt fallu traduire concrètement par des démarches jusque-là inédites en ligne, que ce soit pour demander des congés ou un passage à temps partiel pour raisons familiales, ou encore pour s'inscrire à des tests de dépistage du coronavirus. Le temps manquait pour étudier une version-bêta. Les nouvelles mesures ont dû se mettre en place d'un jour à l'autre. Les erreurs dues à la précipitation ont été rectifiées sitôt décelées. Sans doute une telle évolution n'aurait-elle pas pu se concevoir dans le secteur public avant la pandémie. À tout le moins, il lui aurait fallu plus de temps pour aboutir, du fait des réticences des équipes. La crise liée à la Covid a contraint l'administration à mettre en ligne des formulaires du jour au lendemain. Pour peu que nous conservions une part de cet état d'esprit d'innovation, sans pour autant rester dans une logique d'urgence, c'est-à-dire en revenant à une plus grande rigueur, nous parviendrons à n'en garder que les bénéfices, et ainsi, notre progression continuera.
Je vais vous citer quelques chiffres significatifs. Nous disposons au Luxembourg d'une grande plateforme « guichet.lu », tenant lieu de guichet unique aux citoyens et aux entreprises souhaitant contacter les services publics par voie numérique. Cette plateforme héberge un espace personnalisé « myguichet.lu », où chacun peut déposer aussi bien une demande de plaque d'immatriculation que de permis de pêche, par exemple.
En 2019, 500 000 démarches au Luxembourg avaient été effectuées via cette plateforme. De janvier à novembre 2020, ce nombre est passé à 1,8 million. Un grand nombre de ces démarches étaient dictées par la situation sanitaire : des entreprises ont ainsi sollicité des aides ou un moyen de tester leurs employés au coronavirus. Au mois de février 2020, nous n'avions pas dénombré plus de 4 000 minutes de vidéoconférence entre agents de l'État. Le confinement a multiplié ce chiffre par 34. Les agents du service public ont été rapidement équipés pour le travail à domicile. En somme, la digitalisation a subi une formidable accélération, avec tous les avantages et les inconvénients qu'une transformation aussi subite peut comporter. Il reste encore des points à améliorer, mais je suppose qu'il en va de même en France.
Dans le domaine de l'éducation, certaines semaines, la totalité des élèves et des professeurs luxembourgeois ont été en homeschooling. Du jour au lendemain, 12 000 enseignants et 160 000 élèves ont ainsi dû poursuivre leurs cours en ligne via Zoom ou Teams. D'autres semaines, une moitié des effectifs se rendait à l'école avant de céder la place à l'autre, à partir du lundi suivant. C'est un basculement spectaculaire qui a eu lieu, du réel au virtuel.
Comment les citoyens perçoivent-ils la numérisation ? Comment réussissez-vous, non seulement à les convaincre de se connecter à votre plateforme tenant lieu de guichet unique, mais à leur donner confiance en ce dispositif, notamment pour ce qui a trait à la collecte et au traitement des données ? Ce problème de confiance en l'utilisation, par l'administration, des données personnelles, se pose avec beaucoup d'acuité en France. L'administration luxembourgeoise a-t-elle conclu un contrat avec les citoyens, comme en Estonie, permettant à ceux-ci de savoir quel service accède à leurs données et pour quelle raison ? Ou ces informations ne leur sont-elles pas plus divulguées qu'aux citoyens français ?
Avant la crise déjà, la population luxembourgeoise accordait une grande confiance aux outils numériques de l'administration. Un sondage d'opinion commandé à un prestataire, TNS Ilres, avait révélé un taux d'adhésion de la population à « myguichet.lu » de 80 à 90 %. Conformément à la loi, cette plateforme permet à ses usagers de savoir à tout moment quelles administrations ont eu accès, au cours des six derniers mois, à la partie qui les concerne du Registre national des personnes physiques répertoriant les données des Luxembourgeois. Si un service public a consulté les données d'un citoyen, sans que celui-ci comprenne pour quelle raison, cette personne peut interpeller le service en question, auquel il revient de s'expliquer. Il arrive par exemple à un père ou à une mère de ne pas comprendre pourquoi une administration a consulté ses données à la suite d'une demande de bourse déposée par son conjoint, pour leur enfant étudiant. Nous attachons une importance extrême à la transparence et au respect des données personnelles.
Il ne faut pas oublier, dans les discussions autour du numérique, d'évoquer l'inclusion digitale, qui constitue d'ailleurs l'un des piliers de la stratégie de notre ministère. Le Luxembourg a la chance de bénéficier de bonnes connexions au réseau. La plupart des citoyens ont acquis, par leur éducation, des compétences numériques. Toutefois, il ne faudrait pas laisser de côté la frange de la population moins impliquée dans ce domaine. Nous organisons des formations et des cours, avec des associations, pour les personnes âgées, encore que les connaissances en matière de numérique ne dépendent pas seulement de l'âge. La question de l'inclusion digitale mérite que nous la prenions très au sérieux.
Revenons au traitement des données personnelles, mais sous l'angle technologique, cette fois. Vous avez évoqué le projet de hub luxembourgeois de GAIA-X. Comment appréhendez-vous les technologies liées au cloud dans vos politiques ? Comment vous assurez-vous de ne pas trop dépendre de Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft (les GAFAM) ? À moins qu'une telle perspective ne vous inquiète pas outre mesure ?
Ma question peut sembler abrupte, mais elle taraude beaucoup les Français en ce moment, depuis, entre autres, la polémique liée à l'hébergement de notre Health data hub.
J'ai déjà en partie répondu à votre question en évoquant les nombreuses bases de données implantées au Luxembourg. Nos services technologiques étatiques exploitent leurs propres centres de données. Or ceux-ci génèrent une grande confiance. La première ambassade numérique de l'Estonie est implantée au Luxembourg. Le fait qu'un grand nombre de données de nos concitoyens transite déjà par des centres implantés sur notre territoire favorise la confiance des particuliers comme des entreprises.
Compte tenu du nombre de centres de données présents au Luxembourg, votre pays doit disposer aussi de tout un tissu d'entreprises du numérique. Comment développez-vous leur activité ? L'administration luxembourgeoise multiplie-t-elle les appels d'offres en ciblant de préférence les sociétés locales ? Menez-vous une politique spécifique de création et d'accompagnement de start-up, de manière à préparer l'avenir ?
Je ne fournirai à vos questions qu'une réponse limitée, car c'est le ministère de l'économie qui s'occupe de la plupart des dispositifs auxquels vous songez.
Nous avons lancé, voici quelques mois, un nouvel outil baptisé « GovTechLab ». Des projets semblables ont commencé à voir le jour dans plusieurs autres pays dans le monde. Notre centre informatique fournit en principe une solution aux besoins numériques de l'administration. Nous ne voulons toutefois pas y réinventer des technologies existantes. Nous n'hésiterons donc pas à nous tourner vers le secteur privé, grâce à une nouvelle organisation des marchés publics, au cas où celui-ci disposerait de solutions adaptées à nos demandes.
En somme, notre centre informatique ne développera plus systématiquement les projets nécessaires aux services publics. Concrètement, nous lançons des défis aux acteurs privés pour résoudre certains problèmes que rencontre l'État. Des jurys, composés entre autres d'agents de nos services, départagent les candidatures. Un premier projet pilote est en cours de finalisation. Dès que la situation sanitaire le permettra, nous organiserons des séminaires avec ces entités privées dans un espace intégré à notre centre informatique pour qu'elles œuvrent en réseau avec l'administration.
J'estime important de soutenir et de promouvoir le secteur numérique, et d'encourager les entreprises à investir dans la recherche et le développement, et dans l'innovation. Le ministère de l'économie encadre le secteur numérique par le biais de missions, d'actions de soutien aux start-up, et de nombreux programmes, notamment destinés à l'artisanat.
Vous avez cité l'Estonie, qui héberge au Luxembourg son ambassade numérique. Coopérez-vous avec certains pays européens plutôt qu'avec d'autres ? Estimez-vous plus facile de nouer des échanges ou des partenariats avec des petits pays, ou travaillez-vous aussi bien avec vos homologues français ou allemands ?
Le Luxembourg reste bien sûr très ouvert aux pays voisins, dont la France. Nous échangeons quotidiennement avec l'ensemble des pays européens. Notre Premier ministre se trouvait à Paris, voici deux jours, pour échanger notamment avec les responsables des politiques du numérique en France.
Des échanges quotidiens ont également lieu entre notre pays et les régions frontalières voisines. Je ne me lasse pas de répéter que, dans le domaine du numérique, il est bon de nouer des échanges fructueux avec de nombreux acteurs. Au lieu d'adopter une attitude de défense de la souveraineté numérique, il vaut parfois mieux la promouvoir, par l'échange de bonnes pratiques et le soutien aux acteurs susceptibles d'y participer. Échanger avec d'autres pays s'avère en effet plus utile que de s'en tenir à un schéma purement national.
Les programmes européens annoncés, les initiatives déjà lancées telles que GAIA-X ou encore les projets de Digital Services Act (DSA), de Digital Markets Act (DMA) et de DGA vous semblent-ils œuvrer dans la bonne direction ? Apporteront-ils « un coup de pouce » dans la numérisation et la transformation de votre administration ?
Ces projets nous aideront sûrement. Nous devons, selon moi, coopérer pour avancer. Or, les initiatives que vous citez soutiendront à n'en pas douter les progrès des différents États membres de l'Union européenne.
Les divers pays de l'Union européenne vous semblent-ils tous parvenus au même degré de maturité sur ces sujets, ou certains vous paraissent-ils plus à la pointe, comme le Luxembourg, alors que d'autres s'intéresseraient plus à d'autres champs d'action ? Pressentez-vous des difficultés à rallier certains gouvernements aux projets de DSA, de DMA et de DGA, qui ne se concrétiseront pourtant pas sans l'unanimité des membres de l'Union européenne ?
Je préfère m'en tenir à une certaine humilité quand je vous entends citer le Luxembourg parmi les pays à la pointe. Dans n'importe quel domaine, on trouve des pays plus avancés que d'autres. Malgré tout, si nous faisons l'effort d'avancer ensemble, par l'échange de bonnes pratiques, finalement, tout le monde y gagnera. Le Luxembourg tente de coopérer avec les autres pays de l'Union européenne. S'il est vu comme « à la pointe » du numérique, alors autant se réjouir de sa capacité à contribuer aux progrès des autres dans ce domaine.
Je souhaiterais ouvrir une parenthèse à propos de l'arrêt Schrems II et de l'extraterritorialité du droit américain. Votre ministère s'en préoccupe-t-il beaucoup ? Quel type de solution appelez-vous de vos vœux pour régler les problèmes posés par le Clarifying lawful overseas use of data Act (Cloud Act) ? Souhaitez-vous que des négociations transatlantiques aboutissent rapidement ? Peut-être aurais-je plutôt dû adresser ma question au ministère de l'Économie. Certaines entreprises luxembourgeoises se heurtent-elles aux mêmes difficultés que les sociétés françaises en matière de transfert de données de l'Union européenne vers les États-Unis ?
En effet, il serait plus pertinent que vous abordiez ces points avec notre ministre de l'économie ou celui des affaires étrangères.
Comment envisagez-vous, à moyen terme, la numérisation de votre administration et le rôle que pourraient y jouer de nouvelles technologies en pleine émergence comme l'Intelligence artificielle, ou du moins, l'apprentissage automatique, l'informatique quantique, s'ils voient le jour à cet horizon temporel, ou encore la blockchain ?
En tant que ministre de la Fonction publique, j'ai sous ma tutelle un Institut national de l'administration publique, en charge de la formation initiale et continue des agents du service public. Nous sommes en train de transformer cet institut en « digital academy » pour faire connaître aux agents de l'État les dernières avancées en matière de numérique. Il me paraît de la plus haute importance qu'un agent public confronté à un citoyen ou une entreprise au fait de ces thématiques soit capable d'en traiter en toute connaissance de cause. Nous travaillons à la mise en place de modules et de cours à destination des fonctionnaires. Nous nous félicitons de nos avancées dans ce domaine, qui revêt une importance cruciale.
En 2019, notre gouvernement a adopté une stratégie relative à l'Intelligence artificielle, soutenant le développement de l'Intelligence artificielle centrée sur l'humain. En 2020, une consultation publique à ce sujet nous a permis de comprendre comment les citoyens appréhendaient l'Intelligence artificielle, et d'identifier leurs besoins, leurs craintes et leurs attentes. Nous avons lancé en interne un projet étatique baptisé « AI4GOV » et créé un comité interministériel pour nous occuper de ce sujet. Il s'agit d'encourager les ministères et les administrations à en faire usage par le soutien de projets concrets. Le cadastre a par exemple soumis un projet de ce type, relatif à la topographie des terrains. Le comité interministériel assure un accompagnement technique, juridique et éthique.
Nous avons lancé un projet de blockchain du secteur public permettant au gouvernement d'expérimenter et de développer de nouvelles applications réservées à l'administration, tout en prévoyant des interactions avec le secteur privé. L'une de ces applications concerne les bourses d'études et vise à faciliter les échanges des étudiants avec les banques, dans les cas où ils souhaiteraient contracter un prêt pour financer leur formation.
Nous échangeons avec les communes à propos d'un projet de blockchain portant sur les permis de construire.
Comment arrivez-vous à définir une doctrine valable pour le gouvernement et l'administration, puis à l'appliquer sur le plan local, à l'échelon des communes, par exemple, ou en tout cas, au niveau le plus proche des citoyens ? Je songe notamment aux projets de villes intelligentes. Établissez-vous des recommandations à l'intention des municipalités pour qu'elles déclinent à leur échelle votre stratégie étatique ?
Les communes du Luxembourg attachent une grande importance à leur autonomie. J'émettrai donc quelques réserves à l'égard de notre capacité à leur communiquer une doctrine. S'il n'existe pas de doctrine en tant que telle, les différents acteurs échangent cependant beaucoup. Comme je le mentionnais tout à l'heure, un syndicat intercommunal de gestion informatique mène des discussions fructueuses avec les opérateurs techniques. Des coopérations se mettent en place.
Concernant l'administration proprement dite, les deux ministres chargés de la digitalisation au sein du Conseil des ministres prennent les décisions qui s'imposent. Transposer ces décisions aux différents échelons des services publics s'avère dès lors assez aisé. Notre nouvelle gouvernance a simplifié les processus.
Souhaiteriez-vous revenir sur un sujet, en lien avec la souveraineté numérique, qu'il vous paraîtrait nécessaire de mettre en avant ?
Une vingtaine de sujets me viennent à l'esprit, mais ils dépasseraient le cadre de cette audition.
Entre experts ou, du moins, entre ceux qui s'y connaissent en matière de nouvelles technologies, il arrive de céder à la tentation de « faire de l'art pour l'art », selon l'expression française consacrée, c'est-à-dire de recourir à la numérisation en vue de la simple satisfaction que procure le basculement vers le numérique. Nous ne devons pas perdre de vue dans l'intérêt de qui nous agissons, et nous demander si notre travail apportera une plus-value aux autres en tant qu'êtres humains, dans leur travail ou leur vie quotidienne. Une administration qui utiliserait le numérique uniquement par attrait pour les nouvelles technologies risquerait de perdre la confiance des citoyens et des entreprises. Il faut toujours songer à l'individu et à ce que la digitalisation lui apporte. Les citoyens nourrissent des craintes et des doutes qu'il convient de prendre au sérieux afin de les dissiper plutôt que de les balayer. Il importe de convaincre les usagers de l'administration que, loin de les priver de certains services, nous leur en offrons de supplémentaires.
Cela signifie-t-il que la crise liée à la Covid aura marqué un avant et un après dans la recherche de solutions numériques au bénéfice des citoyens ? Est-ce là l'un des enseignements qu'il convient d'en tirer ?
Cette crise a mis en évidence les nombreux besoins des citoyens, liés aux problèmes posés par la pandémie. La digitalisation et la rapidité des évolutions qu'elle entraîne ont prouvé leur capacité à leur venir en aide. Il me semble que cette idée restera dans les esprits. Si nous continuons dans cette voie de la digitalisation, à l'issue de la campagne de vaccination, le pass sanitaire, en tant qu'outil informatique standardisé au niveau européen, pourra, dans le même esprit, faciliter les déplacements d'un pays à l'autre au sein de l'Union européenne en donnant une plus grande liberté de mouvement à ses utilisateurs.
Je vous poserai une dernière question sur l'éducation. La crise liée à la Covid va-t-elle, à votre avis, changer la pratique de l'enseignement ? Faut-il revenir à du présentiel ? L'école à la maison ne constitue-t-elle en fin de compte qu'une béquille ou un pis-aller ? Ou s'achemine-t-on, au contraire, vers un modèle hybride dans les années à venir ?
Je crois l'enseignement présentiel indispensable à la plupart des enfants. Il m'apparaît d'autant plus essentiel qu'il permet d'acquérir les compétences sociales que s'évertue à inculquer le système scolaire. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'au Luxembourg, nous avons maintenu les écoles ouvertes aussi longtemps que possible. À certains moments où le risque de contamination au coronavirus devenait trop élevé, les outils numériques nous ont aidés. Néanmoins, il faut en revenir à l'enseignement présentiel. Il s'avère très difficile d'assurer la classe à de tout jeunes enfants de trois ou quatre ans par écran interposé.
Dans beaucoup de lycées, nous allons introduire des cours de sciences spécifiques dans l'idée d'inculquer aux élèves des compétences en électronique et en informatique.
Nous nous apercevons par ailleurs que les outils numériques peuvent déboucher sur une forme d'enseignement hybride. Jusqu'à la veille de la pandémie, un élève immobilisé chez lui pour des raisons médicales ne pouvait pas assister à ses cours. Désormais, l'école à la maison lui permet de ne pas perdre tout contact avec sa classe et ses professeurs. Des situations se présenteront, à n'en pas douter, où le recours à l'école à la maison présentera un intérêt certain.
Avant la pandémie, au Luxembourg, du moins, les visioconférences restaient peu utilisées, aussi bien dans l'enseignement qu'au travail ou dans le monde de la politique. Vous et moi communiquons aujourd'hui via ce système. Sans la pandémie, je me serais probablement rendu à Paris, où nous aurions entamé un échange plus jovial en abordant, au fil de la conversation, d'autres sujets. Dans certains contextes, les outils numériques montrent leur utilité.
Il faut repenser le monde du travail également, en se penchant sur le télétravail. Si, voici quatorze mois, j'avais parlé d'une réunion Zoom, les personnes de mon entourage auraient cherché le nom de ce dispositif numérique dans le moteur de recherche de Google. Aujourd'hui, la plupart d'entre nous utilisent ces solutions digitales et d'autres encore. Il nous reste à acclimater ces nouveaux outils à nos anciennes façons de travailler. Des leçons devront en être tirées, même si nous gagnerons sans doute à renoncer à certaines pratiques au fil du temps.
Votre ministère a été créé en 2018 sous la tutelle de deux ministres, dont le Premier ministre. Une telle organisation va-t-elle perdurer ? D'autres pays européens s'en inspireront ou la prendront-ils pour modèle ?
Depuis la pandémie, beaucoup de pays nous contactent, en vue d'échanger avec le Premier ministre ou moi-même. Nous participons à des conférences. Un intérêt certain se manifeste envers notre ministère de la digitalisation. Par son existence même, il compte donc beaucoup, y compris au-delà de nos frontières. Certains pays s'interrogent sur la manière d'adapter notre gouvernance. Au Luxembourg, la digitalisation ne s'opère pas seulement dans le ministère qui lui est consacré. Chaque ministère nourrit ses propres projets dans ce domaine. L'importance donnée à la digitalisation au sein de notre administration aide celle-ci, de l'intérieur, à prendre des décisions qui favorisent le recours aux nouvelles technologies. Des responsables politiques d'autres pays nous interrogent sur notre expérience. Sans doute certains comptent-ils suivre le même chemin que nous.
L'audition s'achève à dix heures trente.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 3 juin à neuf heures trente
Présents. – Mme Danièle Hérin, M. Philippe Latombe
Excusé. – M. Philippe Gosselin