Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mercredi 29 septembre 2021
La séance est ouverte à dix-sept heures et vingt-cinq minutes.
Présidence de M. Meyer Habib, président
Nous reprenons nos auditions avec Me Nathanaël Majster, qui a demandé à être accompagné par M. Eddie Suissa.
Notre commission d'enquête, dont Didier Paris est chargé de rendre le rapport en janvier, est « transpartisane », sans intention politique, et ne constitue pas un troisième degré de juridiction. La Justice a tranché : elle nous oblige. Il nous appartient en revanche de faire toute la lumière sur les éventuels dysfonctionnements survenus dans cette affaire, pour éviter qu'ils se reproduisent.
Vous n'êtes pas avocat de la partie civile, mais vous nous avez envoyé une contribution que nous avons jugée intéressante, le rapporteur et moi-même. C'est pourquoi nous avons décidé de vous auditionner.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Me Nathanaël Majster, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
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(Me Nathanaël Majster prête serment)
Je considère cette commission comme extrêmement importante, tant l'affaire Sarah Halimi est grave pour la communauté juive française comme pour la communauté nationale dans son ensemble ; tant aussi ce dossier apparaît comme un cas d'école, qui continuera, j'en suis persuadé, d'être étudié dans vingt ans.
Je suis un ancien magistrat, et j'ai aussi été enquêteur à la Commission des opérations de Bourse. Retraitée à 66 ans lors des faits tragiques, Sarah Halimi avait été pédiatre et directrice de crèche. Une amie, Mme Sitanova, l'avait connue, et m'a alerté sur cette affaire en m'expliquant que Sarah Halimi était une juive orthodoxe, et que les Juifs orthodoxes ne placent pas de chandelier chez eux. Or, il est expliqué dans ce dossier que Kobili Traoré serait devenu fou en voyant des chandeliers. Étonné, je me suis procuré le dossier chez un confrère, et j'ai essayé de le lire aussi objectivement que possible. Je me suis également rendu sur place et j'ai rencontré quelques témoins. Mon objectif était simplement de traiter ce dossier en magistrat pour indiquer à mon amie si la justice avait bien fait son travail ou non. Mon amie m'avait également alerté sur le rôle de la police ce soir-là, et je souhaitais aussi l'examiner.
Or, lorsqu'on ouvre ce dossier, tout paraît dysfonctionnel.
Pour commencer, l'ouverture de l'information judiciaire se fait sur la qualification d'homicide volontaire. Pourtant, Sarah Halimi a été torturée en étant battue pendant près de quinze minutes, tout en étant insultée, et en hurlant. L'ensemble du voisinage y a assisté. C'est un aspect extrêmement pénible et important du dossier, et qui précède le moment où Kobili Traoré va défenestrer Sarah Halimi, c'est-à-dire la mettre à mort. Il est très important pour un procureur de rechercher si un crime est précédé ou suivi d'un autre crime, parce qu'alors la peine passe à la réclusion criminelle à perpétuité. Le procureur de la République qui ouvre cette information dispose du dossier d'autopsie. Il sait que tous les os du visage de Sarah Halimi ont été brisés. Néanmoins, ces actes de torture, qui sont un crime autonome, ne sont pas visés dans la prévention. Pourquoi ne retient-on que le meurtre, et fait-on l'impasse sur les actes de torture ?
Pourquoi la circonstance aggravante de meurtre en raison de l'appartenance de Sarah Halimi à la communauté juive n'est-elle pas non plus retenue ? Tout le quartier sait pourtant qu'elle est une juive religieuse, et elle est la voisine du dessus de Kobili Traoré. Ce point méritait au moins une recherche. Le parquet n'en tient pas compte.
La préméditation n'est pas non plus visée, puisqu'il n'est pas mentionné un assassinat. Depuis les attentats du 13 novembre 2015, la qualification d'assassinat en relation avec une entreprise terroriste est pourtant systématiquement retenue dans tous les dossiers comportant un passage à l'acte aux cris de « Allahu akbar » (le Carroussel du Louvre, Levallois-Perret, Magnanville, les Champs-Elysées, etc.) : c'est ce qui permet qu'ils soient alors adressés à la justice antiterroriste. La veille des faits, Kobili Traoré s'est rendu trois fois dans une mosquée salafiste. Je vous montrerai qu'il semble avoir suivi un rituel très précis au moment du passage à l'acte. Dans ce cas, pourtant, cette qualification n'est pas visée. Par conséquent, la police et le juge d'instruction ne recherchent pas l'infiltration de Kobili Traoré par l'idéologie islamiste.
De plus, le parquet saisit un service de police de proximité, et non un service d'élite comme la brigade criminelle. L'IGPN non plus n'est pas saisie malgré les nombreux problèmes posés par l'intervention policière. L'affaire est donc réduite à sa qualification la plus minimale, et les investigations limitées au minimum. Pourquoi ?
Nous sommes en avril 2017. Le parquet a-t-il été mal informé par les forces de police ? Effectivement, les premiers procès-verbaux de la police frappent par leur amateurisme. L'ami chez qui Kobili Traoré a passé la nuit, Kader, y est appelé par son prénom. Les personnes avec qui il s'est rendu la veille à la mosquée ne font l'objet d'aucune perquisition ni garde à vue. La famille Traoré et la famille Diarra sont traitées avec une bienveillance constante. La thèse selon laquelle Kobili Traoré pense être « possédé » est validée. Les policiers adoptent donc eux aussi un « comportement a minima » dans leur enquête.
Mes confrères ont beaucoup insisté sur le comportement de la juge d'instruction : son refus d'une reconstitution ; l'audition de Kobili Traoré où elle lui souffle presque toutes les réponses ; la désignation du Dr Zagury puis, dès lors que ses conclusions à une « altération de la responsabilité », impliquant un procès aux assises, ne conviennent pas à la juge, sa désignation de six experts pour réduire à néant l'opinion de cette autorité pourtant reconnue en France.
De tous côtés, le traitement de ce dossier est donc orienté vers une absence d'investigation, une absence de prise en compte de la gravité de l'affaire, et l'irresponsabilité de Kobili Traoré, qui vaut aussi irresponsabilité des forces de police, des voisins, des Diarra et de tout l'entourage de Kobili Traoré.
C'est évidemment ce qui me frappe en premier lieu à la lecture de ce dossier. Je décide alors de partir à la recherche d'éléments qui auraient pu être oubliés.
Toute la dialectique qui se met en place à partir des expertises psychiatriques va dans le sens d'une « bouffée délirante aiguë » sous l'emprise du haschisch, qui aurait conduit Kobili Traoré à une suite de comportements irrationnels, aléatoires et violents, cette errance canabique le menant chez les Diarra puis, fuyant une menace qu'il n'identifie pas lui-même, sur un balcon qu'il ne reconnaît pas, mais d'où il aperçoit des objets juifs qui activeraient un antisémitisme, dit « social » par l'expertise (parce que Kobili Traoré n'est pas reconnu coupable d'être antisémite), provoquant alors son passage à l'acte criminel. En parlant d'altération de responsabilité, Daniel Zagury a toutefois l'honnêteté de considérer que Kobili Traoré, ayant pris volontairement un toxique, doit en assumer les conséquences devant une cour d'assises.
Que savons-nous du parcours de Kobili Traoré dans les 24 heures ayant précédé son crime ? D'après les procès-verbaux de constatation de la police établis par MM. Priour et Jaquel (cotes D1 à D20 du dossier), le père Diarra a expliqué aux policiers que Kobili Traoré avait laissé des vêtements derrière lui : une paire de chaussures (très bien rangées), une serviette de bain, un slip, deux paires de chaussettes (l'une dans les chaussures, l'autre à côté), un T-shirt, un blouson. Voici comment ils sont trouvés chez les Diarra.
Me Nathanaël Majster présente une série de photographies à la commission d'enquête.
Ils sont trouvés par terre, à côté d'un canapé. La police saisit ces vêtements, les photographie, puis, lorsqu'il est en garde à vue, saisit également son jean et son T-shirt, parce qu'ils sont tachés de sang.
Le garçon chez qui Kobili Traoré a passé la nuit dit qu'il est parti vers 3 heures, en pyjama, pieds nus, avec ses chaussures à la main. Lorsqu'il arrive chez les Diarra, ces derniers sont formels : il est pieds nus, avec une chaussure dans chaque main. Aucun ne mentionne donc la présence de tous ces habits avec lui. La fille Diarra, qui a prévenu les policiers, mais n'a pas été entendue par la suite, dit qu'il est en jogging, avec un T-shirt. Une photo de la cuisine des Diarra est également prise, dans laquelle on voit un meuble renversé, et la serviette que je viens de vous montrer, par terre.
Que peut-on déduire de ces éléments ? Kobili Traoré entre chez les Diarra, et dit au fils : « Calme ton père, y a rien », c'est-à-dire « rien qui vous concerne ». Ensuite, il leur conseille sans doute gentiment d'aller dans leur chambre : nous y reviendrons. Il va dans le salon, et commence à prier, puis va dans la cuisine, où il fait manifestement ses ablutions : il met ses pieds dans l'évier, et fait, en les retirant, tomber un meuble (on voit ce meuble par terre sur les photographies, à côté de l'évier). Il s'essuie les pieds, jette la serviette et se change. Il met un slip propre, peut-être des chaussettes propres, puis un pantalon et un T-shirt propres. Autrement dit, il accomplit la séquence rituelle de celui qui s'apprête à rejoindre le créateur.
Lorsque les policiers arrivent, ils l'entendent faire ses prières. Très rapidement, Kobili Traoré passe ensuite chez Sarah Halimi, par le balcon. Je vous ai apporté une série de photos de l'immeuble extérieur : vous verrez qu'il est très difficile de passer d'un balcon à l'autre.
Surtout, Kobili Traoré n'a pas amené ces vêtements la nuit du crime. La veille, il prend sa nièce et son neveu de 3 et 8 ans, leur met des chaussures alors qu'il est en pyjama et dit à ses deux sœurs, surprises : « je les emmène chez les Diarra ». Il descend avec un sac qu'il a pris à son beau-père et un sac blanc. Il croise sa mère en bas, à laquelle il répète qu'il emmène les enfants chez les Diarra. Ce départ est donc immotivé : ses sœurs et sa mère sont présentes pour garder les enfants, et Diarra affirme que Kobili Traoré n'avait jamais fait garder ses enfants chez lui auparavant. Néanmoins, il accepte, pensant qu'il allait chercher du travail. On ne sait pas ce que Kobili Traoré fait alors : reconnaît-il les lieux ? Mon idée est qu'il est venu chez les Diarra déposer ses affaires, et qu'il les a retrouvées le lendemain. Autrement dit, il avait formé un projet criminel dès la veille.
Jamais la question des vêtements n'a été soulevée dans l'affaire : ni pendant l'enquête de police de flagrance, ni sur commission rogatoire, ni devant le juge d'instruction. Même la police ne l'a pas posée aux Diarra. Les affaires laissées par Kobili Traoré sont pourtant recensées dans un procès-verbal, saisies et photographiées par l'inspection judiciaire.
Or, il est évident que s'il a formulé son projet criminel la veille, il y a préméditation. Et cela rend difficile d'admettre simultanément la thèse du délire sous l'emprise d'un toxique. Kobili Traoré était indéniablement pris d'une sorte d'anxiété toxicomaniaque durant toute cette séquence, mais peut-être Daniel Zagury pourrait-il admettre la possibilité d'être à la fois sous l'emprise d'un toxique et sous l'emprise d'une infiltration djihadiste. Encore faudrait-il prendre en compte ce deuxième élément.
Après avoir déposé ses affaires chez les Diarra, il partira avec son ami, et se rendra trois fois le lendemain à la mosquée, à 15 heures, 20 heures et 22 heures 30. Cette mosquée, salafiste, n'a pourtant fait l'objet d'aucune investigation. On ne sait pas qui il y a rencontré, qui était son directeur de conscience, etc.
Il a reconnu devant la chambre d'accusation s'y être rendu entre trois et cinq fois par jour. Si le procureur de la République, M. Molins, avait ouvert le dossier pour des faits d'assassinat en relation avec une entreprise terroriste et saisi un service de police compétent, cette fréquentation de la mosquée aurait fait l'objet d'une enquête. Il n'en a rien été. Il faudrait demander pourquoi à M. Molins.
Les passages à l'acte de jeunes désœuvrés sont fréquemment favorisés par une lecture orientée de textes au sein d'une mosquée de proximité. Nul besoin pour cela d'avoir fait allégeance à Daech, etc. On parle alors d'un « djihadisme d'atmosphère ».
Je suis persuadé que si Kobili Traoré avait été tué par la police, comme lui-même s'y attendait, la qualification terroriste aurait été retenue à l'ouverture du dossier, pour justifier cette mort.
Personne ne s'intéresse à Sarah Halimi dans cette affaire. Cette dame de 66 ans a été torturée et défenestrée dans l'indifférence totale des forces de police, du parquet et de la juge d'instruction, qui a considéré que juger ce meurtre répondait à une revendication communautaire. Aucun des intervenants de la chaîne judiciaire n'a véritablement fait son affaire de la mort de Sarah Halimi. Elle a été traitée comme si elle était retranchée de la communauté nationale depuis le début. C'est la raison pour laquelle, d'une manière générale, les victimes relevant de la communauté juive ne sont aujourd'hui pas prises en compte.
Pour une raison qui m'échappe, mais apparemment suite à un entretien avec le procureur Molins, la communauté juive a publié trois jours après les faits un communiqué indiquant que ce crime n'était pas antisémite.
Peut-être avait-elle été « intoxiquée » par le procureur Molins. Je pense avoir apporté suffisamment d'éléments dans ce dossier pour justifier d'interroger le procureur Molins sur ses orientations dans ce dossier. S'il a rapporté aux dirigeants de la communauté juive qu'il ne s'agissait pas d'un crime antisémite, je pense qu'on peut, au regard du dossier, parler d'une « intoxication ». En effet, le crime est manifestement antisémite.
Le procureur Molins est respecté, et a travaillé en première ligne sur toutes les affaires de ce type. Comment imaginer qu'il puisse vouloir masquer quoi que ce soit ?
Je ne suis pas là pour répondre de ses intentions. Plusieurs questions se posent. Lorsque la victime est juive, on minimise les faits. Lorsqu'il s'agit d'un enseignant ou d'un prêtre, on en fait à juste titre une urgence nationale. Il faut lui demander pourquoi. La justice s'est-elle donnée pour rôle de protéger la communauté musulmane contre les éventuels débordements et revendications de la communauté juive ? Ce serait extrêmement grave.
De la préméditation au passage à l'acte, Kobili Traoré a effectué une série d'actes extrêmement déterminés, et qui nécessitent une pleine acuité intellectuelle : passer d'un balcon à l'autre, torturer Sarah Halimi pendant plus de 10 minutes, échanger avec les policiers présents dans la cour, etc. Les propos qu'il tient avec plusieurs témoins ne témoignent pas davantage d'une création délirante. Il retourne ensuite chez les Diarra pour attendre 30 minutes sur un canapé son interpellation tranquillement. De 5 heures 30 à 10 heures du matin, il reste calmement menotté sur le banc d'un commissariat avant de se plaindre d'un manque d'attention. À 14 heures, il est amené à l'Hôtel-Dieu pour subir deux types d'examens : un examen physique, d'abord, qui inclut des radios ; un examen psychiatrique, ensuite, mené par un jeune psychiatre de 27 ans qui, sans aucune motivation, estimera que son état est incompatible avec une garde à vue. Comment peut-il alors l'être avec le passage d'une radio ? Nous nous sommes entretenus avec ce psychiatre : il ne se souvient plus avoir vu Kobili Traoré.
Selon moi, le comportement de Kobili Traoré n'est délirant que par simulation. Il est extrêmement rationnel, déterminé et prémédité du début à la fin de la séquence.
Des modifications législatives ou réglementaires vous paraissent-elles nécessaires pour améliorer à la fois l'intervention des forces de l'ordre et le fonctionnement de la justice dans cette affaire ?
Par ailleurs, Kobili Traoré semble avoir expliqué le jour des faits à son neveu et à sa nièce qu'il allait « tout régler aujourd'hui ». Cela contribue-t-il selon vous à attester d'une préméditation ?
Kobili Traoré estime avoir été marabouté par son beau-père, Niakaté, qui vit chez sa mère. Et toute sa famille estime qu'il a été marabouté, mais ce syndrome de possession est classique au sein des populations africaines et ne témoigne pas spécialement de désordres mentaux. Comment en revanche en vient-il à estimer que sa voisine juive religieuse est responsable de ce maraboutage, et qu'il y mettra fin en réglant son sort ?
On sait qu'il a passé le début de la nuit chez des amis, qui disent qu'il n'y a fumé qu'un « joint », alors qu'il a l'habitude d'en fumer bien davantage. Ils disent aussi s'être alors habillés pour aller à sa recherche. Pourrait-on imaginer qu'ils étaient au courant de ce qu'il allait faire ? Pourquoi aussi les Diarra lui ont-ils ouvert la porte à 4 heures du matin, et pourquoi appellent-ils la police ? Ils parlent alors de leur séquestration par Kobili Traoré, mais jamais de son éventuel projet de tuer Sarah Halimi.
Ces questions sont essentielles.
Lorsqu'il amène ses neveux chez les Diarra la veille, ces derniers se déplacent ensuite chez la mère de Kobili Traoré, à cause d'une dispute entre lui et son beau-père. À l'issue d'une discussion d'une heure, Kobili Traoré finit par pleurer, expliquant que le discours de Diarra l'a beaucoup calmé. Que lui dit Diarra ? Que lui disent ses fréquentations à la mosquée ? Comment prend-il la décision de tuer Sarah Halimi ? Diarra y joue-t-il un rôle ? Si j'avais été le magistrat instructeur, je me serais posé la question.
Toujours est-il qu'il retournera chez les Diarra, et que les Diarra ont plusieurs fois menti sur ce qu'il y a alors fait. La fille qui appelle la police dit : « Il nous a enfermés à clé, nous ne pouvons pas sortir de la chambre ». C'est faux, puisqu'ils diront ensuite s'être réfugiés dans leur chambre.
Le frère Diarra est sorti par le balcon et a dit : « Tu vas la jeter par la fenêtre ». Il a donc pu sortir de la chambre.
Du fait que les Diarra prétendent être séquestrés, les policiers mettront beaucoup de temps à comprendre que le problème est en réalité situé chez la voisine.
Cela peut partiellement expliquer la lenteur de cette intervention.
Les Diarra se sont pourtant eux-mêmes enfermés dans la chambre. Ils vont chercher le petit à un moment donné.
Sont-ils au courant du projet de Kobili Traoré et le laissent-ils faire ? Je n'en sais rien. Ils auraient certainement pu envoyer leurs clés à la police pour lui permettre d'ouvrir la porte. Une voisine qui habite au sixième étage dit qu'elle a vu au troisième étage sur son balcon le fils Diarra tenter d'empêcher Kobili Traoré d'agir. Je l'ai rencontrée : elle ne sait plus trop s'il s'agissait du fils Diarra ou d'un voisin du dessus. Les policiers n'ont par exemple jamais exploité cette scène, ni les contradictions dans les déclarations des Diarra. Je ne prétends pas que les Diarra sont responsables. Je prétends que leur éventuelle responsabilité n'a pas été recherchée.
Vous nous avez envoyé trois notes extrêmement complètes, et documentées avec des photos. Pourquoi êtes-vous à ce point investi alors que vous n'êtes l'avocat d'aucune des parties ?
Je suis un petit-fils de déporté, et je ne supporte pas que, dans la France de 2021, une femme juive de 65 ans puisse être défenestrée et que le dossier soit traité dans le silence et l'indifférence. Nous avons même affaire à une forme de mensonge organisé.
Vous me semblez conclure à trois thèses.
La première concernerait l'existence d'un déni de réalité. Le parquet, dont le réquisitoire n'intervient que dix jours après le début de l'enquête, n'est pas le seul concerné. Seraient donc en cause une sorte d'inaction culturelle et un problème de perception adéquate des faits de la part de tous les intervenants : les policiers, le corps judiciaire, etc. Pour quelle raison ? Une de vos consœurs nous a auparavant indiqué qu'il était fréquemment difficile de faire admettre le caractère antisémite des affaires d'antisémitisme.
Votre deuxième thèse semble être que l'analyse du professeur Zagury a été « réduite à néant ». Il était en effet le seul à ne pas parler d'abolition, mais d'altération du discernement, ce qui est très différent pénalement. Huit experts interviennent au total, et vous savez très bien qu'il est très classique de demander ainsi de multiples contre-expertises. Pensez-vous qu'il existe une conspiration contre l'école de pensée de Daniel Zagury, et qu'elle aurait pu être utilisée ?
Enfin, vous avez rédigé une note spéciale sur la possibilité que les Diarra soient complices.
Les investigations qui auraient dû être menées sur leur comportement ne l'ont pas été. Je n'ai donc pas suffisamment d'éléments pour apprécier une telle complicité. Ils pourraient être responsables de non-assistance à personne en danger.
Les recours à des contre-expertises tendent malheureusement à se multiplier, en effet. En l'occurrence, un expert unique, qui est une sommité, avait d'abord été nommé, mais son expertise n'a pas convenu au magistrat instructeur, parce qu'elle impliquait d'envoyer Kobili Traoré en cour d'assises. Or, jamais ce dossier n'aurait pu résister à l'examen d'un président d'assises. Par ailleurs, la juge d'instruction a manifestement pris fait et cause pour ce garçon, qu'elle ne souhaitait pas marquer à vie du sceau de l'infamie. Elle a donc fait appel à trois experts, dont le Dr Bensussan, qui semble être un adversaire déclaré du professeur Zagury, et qui a visiblement compris ce qu'on attendait de lui : il a diagnostiqué une schizophrénie. Il est pourtant hautement improbable que, par son acte, Kobili Traoré soit entré dans une maladie psychiatrique chronique.
D'après votre expérience de la pratique judiciaire, était-il concevable d'envoyer Kobili Traoré en cour d'assises sur la base d'une seule expertise ?
Bien entendu. Personne n'avait demandé une seconde expertise. Si trois experts, puis trois autres, sont désignés, c'est pour réduire à néant l'expertise de Daniel Zagury, mais aussi les voix autorisées. Dès lors en effet que sept experts interviennent sur une affaire, leur expertise est mise en cause : il ne s'agit plus que d'opinions, parmi lesquelles vous pouvez retenir celles qui vous arrangent.
Ce qui n'est pas courant, c'est l'interprétation que vous donnez à cette procédure. Ce n'est cependant que votre interprétation.
Je ne crois pas du tout à l'idée d'une conspiration. Je crois plutôt qu'un climat de lâcheté et de renoncement en France explique aujourd'hui ces manquements : l'attitude des policiers, des voisins, des Diarra, etc. C'est pourquoi cette affaire est importante. Y aura-t-il une réaction, une rébellion contre ce climat de lâcheté et de facilité ? Les Juifs en ont toujours été les premières victimes, mais d'autres ont toujours suivi.
Vous avez parlé pour ce dossier d'un cas d'école. Qu'en retiendra-t-on selon vous dans dix à vingt ans : sa dimension antisémite, ses dysfonctionnements, ce climat que vous évoquez, sa dimension historique, symptomatique, juridique, etc. ?
Je crois que toutes ces dimensions seront retenues. Par ailleurs, cette affaire n'est pas finie, parce que Kobili Traoré sortira de son hôpital. En effet, il est en très bonne santé et ne suit pas de traitement. La question de sa récidive, très probable, se posera donc, parce qu'il n'a pas été puni pour son acte, contrairement à ce qu'il souhaitait lui-même. Il restera ainsi une terrible injustice pour Sarah Halimi comme pour son meurtrier, qui sera condamné à récidiver tant qu'il n'aura pas trouvé la peine sanctionnant son comportement.
Nous connaissons tous bien le procureur Molins et les autorités de la communauté juive qui ont rédigé un communiqué niant l'antisémitisme du meurtre de Sarah Halimi. Il ne s'agit pas de personnes faciles à abuser.
Pensez-vous que la perception du procureur Molins a pu être altérée parce qu'on était à vingt jours de l'élection présidentielle et qu'un duel avec une candidate d'extrême droite se profilait au second tour ? Nous l'auditionnerons peut-être, mais il a sans doute réellement pensé qu'il ne s'agissait pas d'un crime antisémite, et qu'il ne fallait donc pas lui donner trop d'ampleur. Quel est votre avis sur les discussions entre les membres de la communauté juive et le procureur Molins qui aboutissent à ce communiqué de presse ?
Sarah Halimi est une citoyenne française. Pourquoi le procureur Molins se sent-il obligé de consulter la communauté juive ? Lui revient-il de dire s'il s'agit d'un crime antisémite ? C'est un piège redoutable : si elle dit oui, il lui sera reproché de se victimiser.
C'est la communauté juive qui a interrogé le procureur sur le caractère antisémite de ce meurtre, et non l'inverse.
De toute manière, il ne revient pas à la communauté juive de statuer sur le caractère antisémite ou non d'un crime, mais aux policiers et aux magistrats en charge du dossier. Or, ils ont conclu par la négative, ce qui reste difficilement compréhensible.
À quoi bon reconnaître le caractère antisémite d'un crime lorsqu'on a délibérément recherché l'irresponsabilité totale de son coupable ? Imputer un dol spécial à une personne dont le discernement est totalement aboli n'a pas de sens.
Est-ce parce que le procureur Molins et son administration nient dès le début le caractère antisémite du crime que jamais l'institution judiciaire ne sortira de cette trajectoire ?
Oui. Les dysfonctionnements que vous avez à juger résultent de cette trajectoire dramatique et mensongère.
Nous ne sommes pas là pour juger des dysfonctionnements, mais pour déterminer s'il y en a eu. Nous avons pris note de ceux qui vous paraissent avérés, et nous nous posons en effet la question du climat électoral dans lequel est survenue cette affaire, qui n'a été révélée que bien plus tard. Il a fallu ma question au gouvernement fin juillet pour que cette affaire commence à prendre une ampleur nationale. Sans doute le procureur, la magistrate, les membres de la communauté juive et les policiers ont-ils d'abord pensé en conscience que ce crime n'était pas antisémite.
Voulez-vous dire que le climat politique a pu inspirer à la hiérarchie judiciaire (et éventuellement politique) de tout faire pour ne pas « stigmatiser » la communauté musulmane ? Si c'est ce que vous induisez, cela mérite un examen attentif de votre part.
La procédure aurait-elle selon vous été instruite différemment en cas de saisine par le parquet national antiterroriste ? Les décisions prises auraient-elles été différentes ?
À cette époque, le parquet national antiterroriste n'existait pas : c'est pourquoi cette compétence relevait du procureur Molins. Si cette affaire avait été traitée par les juges d'instruction antiterroristes selon la qualification adéquate, toutes les questions que j'ai évoquées (concernant les vêtements, etc.) auraient d'abord été traitées par un service d'enquête d'élite. Ensuite, c'est l'adhésion au djihadisme de Kobili Traoré, et non ses problèmes psychiques, qui serait passée au premier plan : sa foi, son entourage, sa mosquée, etc. auraient été interrogés. Des magistrats et des policiers excellents auraient ainsi été affectés à une affaire qui le méritait.
Vous avez évoqué la possibilité que Kobili Traoré sorte de l'unité médicalisée où il est actuellement placé.
Quinze ans après ma demande, le meurtre en 2003 du DJ Lam C par son voisin d'origine musulmane (qui avait été interné et dont la maladie psychiatrique était cette fois avérée avant même son crime) a finalement été officiellement déclaré antisémite par le président de la République, que je remercie. La mère de la victime m'a toutefois contacté récemment : elle rencontre désormais tous les jours l'assassin de son fils dans les escaliers de son domicile de la rue Louis Blanc, à 200 mètres de la rue de Vaucouleurs. Pensez-vous qu'une telle situation puisse se reproduire avec Kobili Traoré, qui ne pourra pas être retenu indéfiniment, dès lors qu'il n'est pas traité ?
Kobili Traoré doit en réalité être libéré, car il ne suit pas de traitement, et n'a pas de pathologie psychiatrique chronique. S'il a fait une bouffée délirante (ce que je conteste, mais je ne suis pas psychiatre), il doit sortir de l'hôpital psychiatrique dès lors qu'elle est terminée. L'hôpital psychiatrique n'a pas vocation à se substituer à la prison. Que fera Kobili Traoré en sortant ? Il est certainement harcelé par une impulsion au passage à l'acte et à la récidive. Personne ne sera là pour l'accueillir, et il n'aura pas de projet de réinsertion. Comment réagira la communauté juive ? La situation est très noire pour lui, et très complexe à gérer pour ses médecins.
La séance est levée à 18 heures 25.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. - Mme Emmanuelle Anthoine, M. Victor Habert-Dassault, M. Meyer Habib, M. Brahim Hammouche, M. Sylvain Maillard, M. Didier Martin, M. Didier Paris
Excusés. - Mme Sandra Boëlle, M. Aurélien Taché