Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mercredi 24 novembre 2021
La séance est ouverte à vingt heures quinze
(Présidence de M. Meyer Habib, président)
Il est important de vous écouter M. le ministre, dans cette terrible affaire du meurtre de Sarah Halimi, puisque vous étiez en fonction. Nous étions, par ailleurs, dans une période électorale. La commission d'enquête a souhaité vous entendre afin de savoir comment, et à quel moment, votre cabinet a été saisi de ce meurtre.
Je vais vous demander de prêter serment, conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Matthias Fekl prête serment.)
Je vous remercie M. le ministre et je vous cède la parole pour un propos liminaire du temps que vous souhaitez.
Le 4 avril 2017, Mme Sarah Halimi était sauvagement assassinée, victime d'un meurtre antisémite atroce à son domicile à Paris. Aujourd'hui, comme tout au long de ces années, mes pensées vont d'abord vers elle, sa famille, ses proches, et devant vous je salue respectueusement et humblement sa mémoire.
J'étais ministre de l'intérieur depuis le 21 mars à l'époque des faits. Les interventions policières, comme les décisions de la chaîne hiérarchique, ont eu lieu sous ma responsabilité politique. J'ai moi-même suivi personnellement ce dossier. Il est donc normal que je réponde aux questions de votre commission d'enquête dans le cadre des pouvoirs de contrôle du Parlement auxquels je suis très attaché.
Certains faits et enchaînements que je rappellerai devant vous pourront paraître bien froids, face à l'émotion et à la tristesse qui nous étreint toutes et tous. Je me dois néanmoins de vous les indiquer puisqu'ils sont indispensables au travail de votre commission.
Le meurtre antisémite de Mme Halimi a suscité une vive émotion dans l'ensemble de notre pays, y compris, hier comme aujourd'hui, au sommet de l'État. Ce crime abject est intervenu dans un contexte où nos forces de l'ordre, que je salue, étaient déjà en première ligne face à la violence, au terrorisme et à la recrudescence importante et préoccupante de l'antisémitisme et de la haine depuis de trop longues années dans notre pays. Je rappelle en particulier la vague d'attentats meurtriers qui ont frappé la France, avant le meurtre de Mme Halimi comme après, et notamment l'attentat sur les Champs-Élysées qui a coûté la vie à Xavier Jugelé.
La veille du meurtre, j'avais fait procéder au renforcement de la sécurité dans les transports après l'attentat du même jour qui avait fait quatorze morts dans le métro de Saint-Pétersbourg. Trois jours après, le 7 avril, intervenait un attentat à Stockholm avec cinq morts. Voici le contexte, mais, malheureusement nous pourrions ajouter des dizaines de faits, et en particulier des crimes antisémites partout en France et ailleurs dans le monde.
Ainsi est la toile de fond dans laquelle travaillaient les équipes qui sont intervenues le soir du meurtre. Elles sont composées d'agents expérimentés, compétents, courageux et dévoués entièrement au service public de la sécurité. Comme tous leurs collègues policiers et gendarmes, ils travaillent, partout en France, sous une pression immense, en temps réel et dans un environnement dangereux. De l'instant où j'ai été informé de ce meurtre atroce, le jour même, jusqu'à mon départ du ministère de l'intérieur le 17 mai 2017, cette affaire a fait l'objet de mon suivi et de mon attention personnelle, et de celle de mon cabinet. Nous en avons parlé à l'époque, M. le président, lors d'une rencontre au ministère. J'ai régulièrement rendu compte, au sujet de ce crime, au Président de la République, François Hollande, et au premier ministre, Bernard Cazeneuve. L'un comme l'autre ont également suivi cette affaire de très près. Mon cabinet et moi avons suivi ce dossier en liens étroits avec la haute hiérarchie du ministère de l'intérieur, et en particulier, bien sûr, avec les deux préfets de police successifs, le préfet Cadot que vous avez auditionné, et le préfet Delpuech à compter du 19 avril. Je salue devant vous ces grands serviteurs de l'État et l'ensemble de la chaîne de commandement du ministère de l'intérieur, un grand ministère républicain.
J'ajoute que nous avons agi, durant ces travaux, dans le strict respect de la répartition des compétences entre le ministère de l'intérieur et le juge judiciaire, une enquête judiciaire ayant été immédiatement ouverte dans ce dossier. Avec les deux préfets de police successifs, nous avons demandé à connaître les modalités et le déroulé précis de l'intervention des forces de l'ordre. Nous avons retiré, de l'analyse de ce déroulé, la conviction partagée que les policiers étaient intervenus dans des délais habituels pour ce type d'intervention, et qu'ils avaient agi avec tout le discernement possible, au vu des informations dont ils disposaient, d'abord à leur arrivée sur les lieux, puis au fur et à mesure de leur intervention. Je tiens à formuler devant vous cette conviction sur le travail des policiers. Je le fais en conscience, avec une émotion immense, et tact évidemment, mais sans ambiguïté sur le fond de mon appréciation.
Il ressort des informations dont je dispose que le premier appel a été reçu par le 17 à quatre heures vingt-deux, et que la BAC 11, avec trois effectifs d'abord, est arrivée aux alentours de quatre heures vingt-cinq, suivie d'un deuxième équipage de la BAC 11 à quatre heures trente, également avec trois effectifs. Ce premier appel ne permet pas aux policiers de savoir que Mme Halimi sera la victime de M. Traoré, puisque l'appel concerne une supposée séquestration de la famille Diarra par le futur meurtrier. Cette concomitance de deux situations, la séquestration présumée de la famille Diarra et le meurtre monstrueux de Mme Halimi est, à mes yeux, l'un des points essentiels de ce drame. Pendant toute une partie de leur intervention, les policiers ne disposent pas des informations qui leur permettraient de savoir ce qu'il se passe dans l'appartement voisin. Toujours d'après les informations dont je dispose, l'appel par lequel les policiers apprennent qu'une femme est violemment frappée sur un balcon arrive, au 17, à quatre heures trente-neuf. Cet appel, selon les relevés téléphoniques, dure quatre minutes. Entre-temps, à quatre heures quarante et une, un appel, au 18, signale la chute d'une femme d'un balcon. J'ajoute que l'appartement de Mme Halimi, adjacent à celui de la famille Diarra, n'est pas sur le même palier et qu'il est accessible par une autre cage d'escalier.
À ma demande, le préfet de police a reçu les proches de Mme Halimi par respect pour sa mémoire et pour répondre personnellement à leurs questions. J'ai, moi-même, été en lien direct et constant avec les représentants de la communauté juive, que j'ai reçus au ministère de l'intérieur. Eux-mêmes, comme nous tous, étaient extrêmement choqués et attentifs à ce crime.
Enfin, avant mon départ de la place Beauvau, j'ai souhaité m'assurer que mon successeur au ministère de l'intérieur puisse disposer du plus haut degré d'information possible de la suite de la procédure, qui était, alors, judiciarisée. J'ai convié le préfet de police de bien vouloir écrire au procureur de la République pour lui demander, dans le respect des compétences de chacun, que lui soient communiquées toutes les informations disponibles. Cette demande a été adressée par le préfet de police le 12 mai 2017 pour que le ministre de l'intérieur puisse disposer des éléments les plus précis et les plus factuels possibles, relatifs à cette intervention, et pour qu'en soient tirés tous les enseignements et suites pertinents.
Je veux conclure en affirmant que le ministère de l'intérieur, hier comme aujourd'hui, accorde une attention particulière à la lutte contre l'antisémitisme et à la protection de la communauté juive. J'ai fait de même durant la courte, mais très difficile, période au cours de laquelle j'ai eu l'honneur d'être ministre de l'intérieur de notre pays. Je sais que mes successeurs ont agi et agissent avec le même souci, à savoir une attention spécifique prêtée aux cibles potentielles de la haine antisémite ; une adaptation des modalités de protection et d'intervention ; une protection des personnalités particulièrement exposées ; un travail étroit avec le service de protection de la communauté juive, qui accomplit un travail remarquable ; un travail de renseignement ; la fermeture de mosquées intégristes où se prêchent l'antisémitisme et la haine ; une problématique spécifique aux réseaux sociaux et l'expulsion de prêcheurs de haine. Ce sont là quelques-unes des facettes de ce travail au long cours, mais indispensable, tant il est insupportable que les Français juifs ne se sentent pas, et ne soient pas, en sécurité dans leur propre pays.
Rien ne permettra de faire revenir Mme Halimi à la vie, rien n'effacera son souvenir de nos mémoires. J'espère et je souhaite que le travail de votre commission permette de tirer tous les enseignements nécessaires. Je sais que là est votre objectif, non que cela supprimerait la tristesse, la douleur ou le deuil, c'est impossible, mais parce que nous le devons à la mémoire de Mme Halimi et que notre République s'honorera d'un tel travail.
Merci pour votre propos liminaire. Merci pour les mots que vous avez eus pour la famille et la communauté juive. Je connais votre détermination, puisque j'ai eu le plaisir de vous avoir comme collègue, puis de vous voir en tête à tête à Beauvau sur des questions de sécurité intérieure. Je connais votre détermination, votre engagement, votre talent, votre intelligence, votre connaissance, votre volonté. Cela étant dit, une femme a été tuée.
Dans le déroulé des événements, j'ai relevé quelques inexactitudes. Comment une femme peut-elle subir des actes de torture, des actes de barbarie, pendant une quinzaine de minutes ? Si la première BAC est arrivée à quatre heures vingt-deux, la deuxième équipe de la BAC arrive à quatre heures vingt-cinq et non quatre heures trente. À quatre heures vingt-cinq, ils sont six fonctionnaires de police. L'appel d'urgence au 17 survient à quatre heures trente-sept et non quatre heures trente-neuf, et l'attaque avait démarré depuis cinq ou sept minutes. La procureure, que nous venons d'auditionner, nous déclare qu'elle était informée de ce qui se passait pendant que Mme Halimi était vivante. Plusieurs témoins proposent à la police d'entrer chez eux. Nous sommes allés sur place. Une partie des policiers se trouvaient autour de la cour, d'où il est impossible de ne pas entendre les supplications d'une femme massacrée à poings nus, qui pousse des hurlements terrifiants au début, qui sera défenestrée encore vivante.
Je rappelle que c'est un policier primo-intervenant, avec son chauffeur, qui ont sauvé des centaines de vies au Bataclan en prenant seuls la décision d'intervenir. La doctrine a été changée : Bernard Cazeneuve m'a invité à Beauvau avec l'ensemble des forces de la BRI, du RAID, du GIGN.
Trois policiers sont derrière la porte. L'assassin est en train de faire ses ablutions, ses prières, les sourates du Coran. Cela dure plusieurs minutes. La famille Diarra envoie, par la fenêtre, le vigik et les clés aux primo-intervenants dès leur arrivée. Les policiers sont donc derrière la porte, mais ils n'entrent pas, ils n'utilisent pas les clés. Dans les rapports, il apparaît que la famille Diarra explique clairement qu'ils connaissent Kobili Traoré et qu'il n'est pas armé. Après ses ablutions, l'assassin se rend sur le balcon. Un autre appartement était plus accessible, mais il choisit l'accès le plus périlleux, celui qui mène chez Mme Halimi et force la porte-fenêtre. Nous nous sommes rendus sur place et avons pris des photos de la porte-fenêtre, qui n'était pas ouverte. Une femme, témoin, invite les forces de police à utiliser son appartement pour accéder facilement chez la victime. La police ne le fait pas. La BRI est demandée par la procureure qui sait qu'une femme est en train d'être agressée, mais la BRI ne vient pas. Pendant ce temps, trois policiers, a minima, sont présents et n'interviennent pas.
Selon certaines doctrines, il est possible d'aller au contact, et en particulier celle qui a été changée par M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l'intérieur et premier ministre. Il est difficile de concevoir qu'une vingtaine de policiers soient présents et attendent une colonne d'assaut et qu'aucune action en faveur de la victime n'ait lieu, face à une personne qui n'est pas armée. Cette information a été connue immédiatement. Je sais ce qu'est une colonne d'assaut, que j'ai vue intervenir Porte de Vincennes, en présence de Manuel Valls, à l'Hpypercacher, pour une prise d'otages par un terroriste armé qui tuait.
Quel que soit le respect que nous portons à notre police – je vis avec des policiers en permanence depuis de longues années, ce sont des hommes extraordinaires qui travaillent dans des conditions parfois difficiles, au péril de leur vie – tout le monde peut faire une erreur : un ministre, un député, un juge… Nous cherchons à améliorer les doctrines d'intervention puisque ce jour-là, à la suite de la mort d'une femme, nous constatons un dysfonctionnement. Quel est votre sentiment ?
Je peux uniquement m'exprimer du point de vue du ministère de l'intérieur. Je ne peux vous répondre qu'à propos de ce qui a été retenu, à l'époque, « dans le feu de l'action », mais pas sur ce qu'a déterminé ensuite la justice dans le cadre de la procédure judiciaire. Vous parliez du Bataclan, c'est une tragédie, il y a la tragédie de Mme Halimi, mais ce sont deux situations différentes. D'une part, une tuerie de masse est en cours et, d'autre part, il y a un appel concernant une séquestration supposée au moment où arrivent les policiers. Par ailleurs, l'appartement de Mme Halimi n'est pas sur le même palier que celui de la famille Diarra. Les protocoles là-dessus sont très clairs au ministère. Les policiers qui sont sur place ont de longues années d'expérience et consacrent leur vie à leur métier. Ils croient à la France, ils croient à notre sécurité, et ils affrontent en permanence des dangers extraordinaires.
D'après le verbatim, si ce sont des appels au secours et tentatives de séquestration, vous tentez, en cas de nécessité, de casser la porte. C'est la salle de commandement qui s'adresse aux primo-intervenants. Il s'agit du mot à mot dans les procès-verbaux. Encore une fois, les policiers ont les clés. Ils demandent des moyens pour intervenir. Les portes, que nous avons pu voir, peuvent se casser facilement.
Nous sommes ici, à l'Assemblée nationale, nous avons les dossiers et il y a eu la mort tragique de Mme Halimi. Cela nous donne une autre approche. Lorsque les policiers arrivent, Mme Halimi n'est pas en cause au début de l'intervention. Ils ne savent pas non plus toute la suite. On ne peut pas a posteriori refaire une intervention.
Concernant ce que vous rappelez, il s'agit d'un rappel du protocole qui est applicable. Le protocole évoque des cris au secours mais, à ma connaissance, il n'en existe pas à ce moment-là. Par ailleurs, le protocole mentionne un état de nécessité, c'est-à-dire qu'il convient d'établir une balance entre ce qui peut se passer si l'intervention a lieu et ce qu'il se passe si elle n'a pas lieu. À ce moment, encore une fois au vu des informations dont je dispose et en essayant de me mettre à la place de ces hommes exceptionnels – peu ont le courage de faire ce qu'ils font –, il ne semble pas exister de problèmes à l'intérieur et la famille Diarra prévient que M. Traoré n'est pas violent. En conséquence, dans ce bilan de proportionnalité de l'intervention, je comprends très bien que les policiers décident de ne pas intervenir, qu'ils aient les clés ou non. Le commissaire nous a rappelé une affaire très importante de Dugny dans laquelle la police avait les clés et a déclenché la défenestration de la victime en pénétrant dans les lieux.
À l'évidence, si une caméra avait été présente dans chaque appartement, le diagnostic aurait été différent, mais ce n'est pas le cas. Les policiers ne voient pas et ne savent rien de ce qu'il se passe. On leur dit : « il n'est pas armé », mais ils ne savent pas si c'est vrai.
D'après le rapport, devant la porte en question, les policiers perçoivent des hurlements incompréhensibles, puis des paroles proférées en arabe par la même voix, masculine.
Il est précisé, ensuite, que les jeunes femmes du dernier appartement au troisième étage, informent les policiers de la présence de six personnes dont un garçon de onze ans dans une chambre fermée à clé.
Si ce sont des appels au secours et qu'il s'agit d'une tentative de séquestration, et c'en est une, en cas de nécessité vous tentez de casser la porte. Ici, les appels au secours sont absents. La personne n'était pas armée, mais vous avez évoqué la peur que la victime se défenestre.
Je ne dis pas se défenestre. Je ne veux pas faire d'hypothèses. En étant ministre de l'intérieur, je suis certain d'une chose, il peut se passer dans mille situations par jour, mille situations affreuses qui peuvent nous échapper. Il est important de toujours le rappeler. Nous ne savons pas ce qu'il se passe derrière la porte, s'il est armé ou pas.
Même s'il donne l'impression de ne pas l'être, il peut l'être. La famille affirme qu'il n'est pas armé, mais ce n'est pas parce qu'elle le dit que c'est vrai. Je ne dis pas qu'il était armé. Mais les policiers ne peuvent pas déduire de ce qui leur est dit qu'il s'agit de la vérité. Il peut se saisir d'un couteau dans l'appartement, il peut prendre un enfant et le massacrer, il peut se passer mille choses derrière une porte fermée avec une personne qui, manifestement, n'est pas là pour faire du bien, et la suite tragique le démontrera.
Dans l'analyse, les policiers, qui interviennent en quelques minutes, ne peuvent pas avoir le diagnostic de ce qu'il se passe à l'intérieur. L'état de nécessité, que vous évoquez, M. le président, n'est donc pas nécessairement constitué et les appels au secours, à ce moment-là, ne sont pas présents.
Il ne leur est pas demandé de casser la porte. Les éléments de l'état de nécessité ne sont pas réunis. Les appels au secours ne sont pas présents.
Par la suite, trois des six policiers sont dans la cour, et il n'est pas possible de ne pas entendre les hurlements pendant autant de temps. Si nous sommes là pour dire que tout s'est bien passé, que la police était présente et a fait ce qu'il fallait, qu'une femme a été défenestrée, alors tout va bien. Ma conviction est que cela ne va absolument pas. La police doit approcher, surtout s'il n'est pas armé et qu'aucun coup de feu n'est tiré.
Le meurtrier a été interpellé à cinq heures vingt-sept, soit plus d'une heure après le début des évènements. Mme Halimi est restée au sol, agonisante, jusqu'à cinq heures cinq. La magistrate que nous avons auditionnée, qui a l'habitude de la flagrance, a rappelé que les gens pensaient que la victime était asiatique, tellement elle était défigurée et tellement cela a duré longtemps.
M. le ministre, c'est tout à votre honneur de vouloir couvrir vos hommes et de prendre la responsabilité. De notre côté, nous sommes obligés de nous dire que la police était là, qu'elle n'est pas intervenue alors qu'elle pouvait le faire. Le fonctionnement est sans doute à améliorer, mais des dysfonctionnements ont certainement eu lieu. Si la police était arrivée une heure après, la situation aurait été différente, mais elle est arrivée trois minutes après. Les policiers ont, par ailleurs, été invités par les voisins à utiliser leur appartement. Ils ne l'ont pas fait. Nous posons la question de la peur qui est humaine. Il nous a été répondu par la négative. Une personne doit donner l'ordre d'intervenir, certes, mais l'exemple du Bataclan montre que la désobéissance à des ordres directs a permis de sauver deux cents personnes. Que pouvons-nous faire de plus que d'appeler la police ? Elle est arrivée rapidement sur les lieux et a compté jusqu'à vingt-cinq policiers sur place, et pas un n'est intervenu. Nous sommes là face à un problème.
Toutes les personnes de la hiérarchie qui viendront témoigner, les préfets ou les commandants, chacun expliquera, en louant le travail des policiers, que tout a fonctionné dans le meilleur des mondes. Je dis non ! Une femme est morte alors que la police était là, parce qu'elle n'est pas intervenue. C'est ma conviction, partagée par certains commissaires.
La famille souhaitait déposer plainte pour non-assistance à personne en danger, mais à la demande de hauts dignitaires de la communauté juive, elle ne l'a pas fait. La raison est que, justement, les policiers, tout au long de l'année, protègent au péril de leur vie la communauté, les institutions juives et les Français dans leur ensemble.
Je ne porte pas de jugement. Je vous donne les faits.
Dans les rapports de police, il est fait mention d'un vigik. Il s'agit en réalité d'un trousseau de clés. Il n'est pas normal qu'à deux ou trois reprises dans un rapport de police soit mentionné le vigik et non le trousseau. Nous avons là un mensonge par omission. Si jamais les policiers avaient les clés et qu'ils ne sont pas intervenus, il est plus commode de déclarer qu'il s'agissait d'un vigik et non des clés. Par ailleurs, la porte de la famille Diarra n'a jamais été fracturée, contrairement à celle de Mme Halimi. Pour quelle raison ?
Nous nous posons ces questions pour que, dans un cas similaire, les forces de police aient l'ordre d'aller directement au contact et d'arrêter immédiatement un massacre.
Il n'existe aucun doute sur la barbarie du calvaire de Mme Halimi et chaque seconde de ce calvaire est une seconde de trop. Je ne suis pas ici pour couvrir des hommes ou des faits dont je considérerais intimement qu'ils sont fautifs. Je vous ai fait part de toute mon admiration pour les policiers, mais des fautes ou des manquements peuvent exister. Ils doivent être poursuivis de manière appropriée, qu'elle soit pénale ou par des sanctions administratives. Si j'avais considéré, à l'époque, que nous étions dans une telle situation, j'aurais pris les décisions qui s'imposent. Au vu de ce qu'ils savaient et de la situation telle qu'elle se présentait devant eux, les policiers ont agi comme ils pouvaient et comme ils devaient agir. Il n'est pas possible de savoir si une action différente aurait eu une conséquence différente.
Dans certaines situations, l'ordre systématique d'aller directement au contact peut conduire à des désastres. Une situation qui peut se régler par une négociation pourrait dégénérer. Il est important de préserver le pouvoir d'appréciation de ces équipes qui sont expérimentées.
Concernant la durée des cris, les éléments dont je dispose sont un appel au 17 à quatre heures trente-neuf, de quatre minutes, qui signale qu'une femme se fait frapper sur le balcon, et, pendant cet appel, un appel au 18 signalant la chute du corps d'une femme. Ces deux minutes épouvantables sont trop longues pour la victime mais, du côté des policiers, le temps d'intervention paraît beaucoup plus court.
Les informations dont je dispose ne me permettent pas de dire combien de temps a duré le calvaire de Mme Halimi.
Nous avons auditionné les policiers présents sur place et ils nous ont donné leurs explications sous serment. Le fait d'être allés sur place nous permet d'appréhender la difficulté de l'intervention et de la compréhension des faits durant ces vingt minutes, qui peuvent paraître à la fois très longues et très courtes.
Les questionnements qui apparaissent, pour moi, à ce stade, sont essentiellement la non-intervention de la BRI à la demande du procureur et le contexte de l'élection présidentielle. Selon certains avocats, il aurait joué un rôle dans la discrétion des pouvoirs publics dans cette affaire. Quelle est votre position à cet égard ?
Je n'ai jamais eu l'information selon laquelle la BRI aurait été demandée de quelque manière que ce soit, dans le respect des compétences de chacun. En l'état de mes informations, je ne peux pas vous répondre.
La procureure nous l'a affirmé à trois reprises. Aurait-on pu vous cacher des informations ?
Je n'ai pas ces informations. Je ne pense pas que le préfet de police Cadot ou le préfet de police Delpuech auraient pu cacher des informations à leur ministre de l'intérieur.
En ce qui concerne l'élection présidentielle, à aucun moment, ce contexte ne s'est immiscé dans mon approche du dossier, ni dans celle du premier ministre, ni dans celle du Président de la République. J'ai rencontré les responsables de la communauté juive au ministère de l'intérieur dans le courant d'avril. Je tiens cette réunion alors que l'affaire relève déjà de la compétence judiciaire. Nous avons tenu, l'ensemble de mes prédécesseurs sous le quinquennat précédent et je ne doute pas que cela soit le cas, au strict respect des compétences de chacun. J'ai rappelé, en particulier, le contexte de lutte antiterroriste, dans lequel la répartition des compétences entre le procureur de la République et le ministère de l'intérieur est très claire. Cette relation de confiance s'inscrit, aussi, dans le cadre de la séparation des pouvoirs. Malgré cela, j'ai considéré que cette affaire tragique méritait que je puisse donner des informations sur les aspects policiers de l'intervention.
L'affaire donne lieu assez rapidement à des articles dans la presse. Une marche à la mémoire de Mme Halimi a lieu quelques jours plus tard. Cette affaire n'est pas, de quelque manière que ce soit, étouffée.
J'étais en contacts très réguliers, y compris en dehors de cette réunion, avec différents responsables de la communauté juive. Le préfet de police l'était également, ainsi que le procureur. Malgré le fait que l'affaire relevait désormais de l'autorité judiciaire, cette réunion que j'ai tenue m'a semblé très importante, car l'antisémitisme dans notre pays progresse dans les esprits, dans l'expression, dans le relâchement de la parole et dans les actes. Beaucoup de citoyens juifs ne se sentent plus en sécurité et c'est insupportable. Dès lors qu'une victime est tuée parce qu'elle est juive, une attention particulière doit être donnée. Un effort permanent doit être fait dans la lutte contre l'antisémitisme qui est un fléau qui revient en France, en Europe et dans le monde. Il ne peut y avoir aucune tolérance face à cela.
La concordance de deux événements interroge et fait regretter qu'une intervention n'ait pas eu lieu.
La commission aura à cœur de déterminer précisément le déroulé des faits. Les éléments qui nous ont été donnés par plusieurs auditionnés, notamment par M. le ministre ce soir, sont essentiels. Nous pourrons, ainsi, mesurer de façon objective s'il s'agissait de dix, quinze ou vingt minutes. Il nous appartiendra de revenir aux éléments du dossier : le premier appel téléphonique de quatre heures vingt-deux, puis l'arrivée quelques minutes plus tard à quatre heures vingt-cinq.
À quatre heures vingt-deux, la première BAC arrive, à quatre heures vingt-cinq, la deuxième.
Nous avons aussi des actes de procédure, notamment le PV 246, qui donnent les horaires du premier appel de Mme Diarra. Une deuxième conversation est importante, celle de quatre heures quarante et une, dont vous avez fait état, M. le ministre, qui mentionne le fait qu'une femme est tombée du balcon. Ensuite, nous avons des conversations de personnes évoquant M. Traoré qui s'est maintenu sur ce balcon après les faits. La commission aura à cœur de préciser ce déroulé. Cette durée est importante, puisque des policiers sont arrivés sur place. Les éléments qui nous ont été précisés ce soir par M. le ministre sont très importants pour en parler de façon objective, qu'il s'agisse de dix, quinze ou vingt minutes.
En ce qui concerne la question des clefs, dans le dossier, une pièce indique que les effectifs de la BAC 75, arrivée sur demande des deux premières équipes, ont mis en place une colonne d'intervention pour pénétrer dans l'appartement de la famille Diarra et ont procédé à l'ouverture de la porte d'entrée de l'appartement de force avec un door raider.
Je ne souhaite pas discuter des pièces du dossier devant vous, mais notre commission aura à cœur d'aborder de façon précise les horaires.
La concordance d'événements – un individu qui commence par séquestrer une famille pour, ensuite, passer par le balcon et torturer, puis défenestrer, une femme – fait que nous nous trouvons dans une situation exceptionnelle. Cette situation a-t-elle pu donner lieu à des dysfonctionnements ou non ? C'est l'objet de notre commission d'enquête.
Pourriez-vous nous informer sur les compétences de la BRI ? Mme la procureure, qui représentait le parquet de permanence, a tout de suite senti l'urgence de la situation, à travers les éléments qu'on lui donnait sur l'attaque de Mme Halimi. D'où sa décision de se rendre immédiatement sur place et sa demande d'intervention de la BRI. Elle nous a fait part de son grand étonnement de ne pas voir la BRI sur place. Pourriez-vous nous indiquer dans quelles conditions celle-ci intervient ? Enfin, une des préconisations qui pourrait être formulée est que, lorsque le parquet demande l'intervention de cette brigade, elle obtempère.
Sur le déroulé, je me base sur la même note que celle du préfet de police de l'époque, M. Cadot. Je n'ai pas eu accès à d'autres éléments pouvant figurer dans la procédure judiciaire.
La BRI est une unité d'intervention équipée de manière particulièrement lourde en armement, en protections et en véhicules. Elle intervient quand il s'agit d'entrer dans des endroits compliqués, de faire face à des criminels sur des théâtres d'opérations très durs. C'est une brigade bien plus armée et préparée aux situations difficiles que la BAC.
Le soir du drame, je ne vois pas ce que la BRI aurait pu faire de plus que la BAC. Je me prononce avec beaucoup de prudence, puisque seuls ceux qui sont sur les lieux peuvent apprécier qui doit intervenir. Les BAC quand elles arrivent sur les lieux font le diagnostic et demandent le niveau d'intervention qui est nécessaire. Si vous mobilisez la BRI quand ce n'est pas nécessaire, le risque est de neutraliser la brigade qui peut être appelée sur un lieu où elle seule peut intervenir. Je n'ai jamais eu l'information sur la demande de la procureure.
Concernant le vigik et les clés, je ne peux pas croire à des mensonges ou de la falsification de la part de la police. J'ai écouté l'audition du brigadier-chef. Même avec la clé, la question de l'intervention ou non pouvait se poser et relevait de l'appréciation. Le commissaire a rappelé qu'avec les clés, une intervention peut tourner au drame.
Je souhaiterais revenir également sur la peur. Nous pouvons tous avoir peur. Le métier de ces équipes est d'affronter l'horreur quotidiennement. La violence, la brutalité… Ils passent leur vie à affronter cette violence et, s'ils ont peur, à la surmonter.
Les policiers ne voyaient pas forcément l'urgence d'entrer. Le brigadier leur demande pourtant de s'équiper en équipements lourds. Le risque que ce soit plus grave que prévu était donc peut-être présent.
À titre personnel, je continue à penser que nos forces de l'ordre auraient peut-être pu agir différemment.
Je vous remercie et je reste à votre disposition.
La réunion se termine à vingt et une heures quinze. Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. – Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, Mme Florence Morlighem